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Analyser le processus continu de révision de ces outils constitue un bon moyen d’appréhender les controverses relatives au degré de concernement de ces marchés, et par extension, aux limites

de l’intervention publique. Cela nous permet de retracer le processus par lequel le commerce est

progressivement devenu un objet d’intervention publique, mais surtout de souligner que celui-ci

est loin d’être un processus figé et linaire. À tout moment, la légitimité de l’action publique peut

être remise en cause par de nouvelles controverses. C’est ce que démontrent les chapitres 3 et 4

portant sur l’instrumentation publique de la régulation du commerce urbain. En retracant l’essor

et l’évolution des outils de l’intervention publique, nous souhaitons mettre en évidence le travail

de conception de ces instruments dont le design doit permettre de concilier des objectifs difficiles

à faire coexister.

E

NCADRE

1. Le commerce : un continent vierge ?

Que ce soit en sociologie, en anthropologie ou en histoire, des chercheurs s’accordent à dire que le commerce

est le « parent pauvre de la recherche » (Leblanc, 2017a : 5). Force est de constater que dans ce domaine, la recherche

s’est surtout effectuée « de l’intérieur » par des administrateurs, des économistes, des gestionnaires, des urbanistes,

des aménageurs, des géographes, voire par le monde du commerce lui-même. Cette caractéristique donne une

coloration particulière à ces travaux dans la mesure où la plupart sont motivés par l’action immédiate (Gresle, 1973).

Du côté des historiens, le commerce et la distribution peinent à trouver leurs spécialistes — contrairement au

secteur industriel sur lequel les travaux abondent — si bien qu’en 1979, Alain Faure évoquait un « continent vierge »

(Faure, 1979). Trente ans plus tard, le vide historiographique ne semble pas comblé puisque Alain Chatriot et

Marie-Emmanuelle Chessel (2006) parlent encore « de chantier inachevé » pour qualifier l’histoire de la distribution. Si de

nombreux auteurs se sont attachés à décrire l’essor des grands magasins (Miller, 1987), de la société de consommation

(Strasser, 1989 ; Tedlow, 1990), plus rares sont les travaux portant sur les autres formats de vente, sur les innovations

des petits commerçants (Cochoy, 2014) et sur « la révolution de l’hypermarché » (Chatriot et Chessel, 2006 ; Daumas,

2006). Ce désintérêt est encore plus étonnant au regard de la richesse des sources qui sont produites par le monde

du commerce, en témoigne la création d’une association pour l’histoire du commerce

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, la multiplicité de magazines

dédiés à la distribution

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ou encore les archives personnelles conservées par des experts du commerce comme Étienne

Thil.

Quant à la sociologie et de l’anthropologie, la distribution et le commerce connaissent depuis quelques années

un regain d’intérêt avec la parution de plusieurs numéros thématiques consacrés à cette question

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. À première vue,

l’appel du sociologue F. Gresle à développer une sociologie du commerce (1973) semble être resté sans écho, mais

c’est surtout parce que les travaux existants sont disséminés dans plusieurs champs de la sociologie. Effectivement,

la thématique du commerce a souvent été étudiée au prisme d’autres questionnements portant sur les bifurcations

professionnelles, le travail, la qualification, le phénomène migratoire, les marchés ou encore les politiques urbaines

(Leblanc, 2017a). Dans la littérature sociologique francophone, on peut tout de même citer les travaux menés sur la

grande distribution, ses paysages (Cochoy, 2006 ; Péron, 2004) et ses professionnels (Cochoy et Dubuisson-Quellier,

2000 ; Cochoy, 2002 ; Barrey, 2004), sur les relations entre distributeurs et fournisseurs (Billows, 2017), sur la vente

en libre-service (Cochoy, 2014 ; Grandclément, 2008), sur le travail des caissières (Alonzo, 1998 ; Benquet, 2011,

2013 ; Soares, 1998 ; Waelli, 2009) et celui des clients (Dujarier, 2008 ; Tiffon, 2009), dont l’automatisation vient

redistribuer les rôles (Bernard, 2012). D’autres chercheurs ont pris le parti d’analyser les comportements politiques

des consommateurs au travers d’enquêtes portant sur le commerce équitable (Le Velly, 2004) et sur la consommation

engagée (Dubuisson-Quellier, 2009).

Si la grande distribution a fait l’objet d’une attention particulière, d’autres travaux se focalisent sur d’autres

secteurs du commerce tels que le livre (Chabault, 2014 ; Leblanc, 1998, 2008), les télécommunications (Kessous et

Mallard, 2014) et le prêt-à-porter de luxe (Peretz, 1992) ; ainsi qu’à d’autres formats de vente tels que les marchés de

fruits et légumes (Bernard de Raymond, 2013) ou encore la brocante (Sciardet, 1999). À ce titre, on doit évoquer les

travaux pionniers de Michèle de la Pradelle sur les marchés de plein vent (de la Pradelle, 1996) car ceux-ci ont ouvert

la voie à une anthropologie des situations d’échange marchand (Lallement, 2013). Que ces échanges possèdent une

dimension spectaculaire (de la Pradelle, 1996 ; Lallement, 1999) ou qu’ils relèvent au contraire, de l’ordinaire et du

quotidien (Miller, 2005), l’anthropologie s’est appliquée à montrer leur inscription au sein de réseaux de sociabilités

et de voisinage (Chevalier, 2007) et leur capacité à produire une urbanité particulière (Lallement, 2010). Enfin, le

« faire ses courses » (Perrot, 2009) reste également une pratique dont les multiples composantes restent à explorer.

Malgré les travaux de Franck Cochoy sur la modernisation du « petit commerce » aux États-Unis (Cochoy, 2014), on

ne connaît pas grand-chose du monde ordinaire de la boutique. Rares sont les travaux qui portent sur les trajectoires

sociales des commerçants indépendants (Leblanc, 2017a, 2017b), sur leurs pratiques politiques (Mayer, 1986) ou

leurs tentatives d’action collective (Varanda, 2005). C’est souvent au prisme de phénomènes migratoires que ces

thématiques sont abordées (Battegay, 2011 ; Berbagui, 2005 ; Ma Mung, 1992 ; Raulin, 1986 ; Zalc, 2010). De la

même façon, l’inscription du commerce dans la ville reste peu étudiée par les sociologues, même si quelques uns ont

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Site internet de l’association pour l’histoire du commerce (en ligne) : http://www.histoireducommerce.com/

(consulté le 14 juin 2017).

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À titre d’exemple, nous pouvons citer les plus populaires dans le milieu : Libre-Service Actualités (qui existe depuis

1958) et Points de Vente (1988).

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Voir sur ce point les différents numéros d’Ethnologie Française consacrés aux « Négoces dans la ville » (2005), aux

« Restaurants en ville » (2014) ou aux « Gens de commerce » (2017) ; les numéros de la revue Réseaux sur « Internet

et le commerce électronique » (2001) ou sur « Distribution et marché : une affaire de taille et de détail » (2006) ;

enfin, le numéro de la Revue Française de Socio-Economie consacré aux « crises de la grande distribution » (2016).

produit des analyses sur les politiques publiques d’urbanisme commercial (Péron, 1993 ; Mallard, 2016) ou sur

l’évolution des quartiers commerciaux (Authier, 1989). Des sociologues ont parfois incorporé le commerce en creux

dans leurs analyses sur les processus de gentrification (Clerval, 2013 ; Corbillé, 2010 ; Giraux, 2009 ; Leblanc, 2017b ;

Tissot, 2011) ou sur les quartiers populaires (Peraldi, 2001 ; Sciardet, 2003) et leurs dynamiques de paupérisation

(Larchet, 2017).

Comment expliquer ce relatif désintérêt des sciences humaines et sociales pour le commerce, en comparaison à

d’autres lieux de l’économie ? Pour commencer, nous reprendrons une phrase de l’historienne Claire Zalc (2012) :

l’historien, et plus généralement le chercheur en sciences sociales, est le fils de la société dans laquelle il évolue. Il y

a fort à parier que le désintérêt dans le champ scientifique ne soit que le reflet de mépris, de méconnaissance présents

dans nos sociétés. La figure du commerçant est assez ambivalente : elle suscite à la fois envie et méfiance. Envie car

ils profitent de possibilités inédites de mobilité sociale. Que ce soient l’épicier Edouard Leclerc, ayant démarré en

vendant des biscuits dans son salon, Jean-Pierre Le Roch (Intermarché), fils de paysan, ou encore Marcel Fournier

(Carrefour) qui a repris la mercerie de son père, tous les trois ont bâti des empires de la distribution dont le succès

laisse encore songeur aujourd’hui. Méfiance, car le commerçant fut souvent mal perçu au cours des époques (cf. les

développements de Dugot, 2019). Dans une « société salariale conquérante », le monde de la boutique indépendante

pouvait apparaître comme la survivance d’un modèle économique dépassé (quoi que revenu à la mode depuis) (Zalc,

2012). Aussi, le commerçant fut souvent désigné comme un marginal, attaché à sa liberté, peu enclin à se soumettre

à l’État (Mersselin, 1982). L’attrait des petits indépendants pour les mouvements réactionnaires et fascistes au cours

de l’histoire a pu renforcer le mépris et la suspicion qui planaient autour d’eux (Zalc, 2012).

Au-delà des représentations qui leur sont associées, la fonction des commerçants dans l’économie nationale est

souvent mal comprise : le commerçant ne produit rien et s’enrichit en parasitant l’économie (Marx). Quant au poids

du commerce de détail dans l’économie nationale, il est largement sous-estimé dans les représentations collectives

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(Mersselin, 1982). Cette lacune incombe en partie à la disponibilité parcellaire des données (Chatelain, 1958). Les

informations sur le paysage commercial sont produites par de plusieurs organismes (chambres consulaires, INSEE,

organismes privés, etc.) au moyen de différentes classifications, qui rendent difficile le recoupement des données. Il

faut attendre 1967 pour que la France se décide à recenser pour la première fois son appareil commercial (Martin,

1970). À côté de cela, l’économie n’a pas fait du commerce un objet à part entière. Selon Frédérique Leblanc (2017a),

il représente une circulation de capitaux trop faible pour être analysée en tant que telle. Dans les études menées, les

commerces de détail sont régulièrement inclus au sein de catégories plus larges telle que les services aux particuliers.

Une dernière explication au désintérêt observé réside peut-être dans la représentation que se font les chercheurs en

sciences sociales, des formats actuels de distribution. Considérés comme des non-lieux vides d’identité et de contenu

culturel (Augé, 1992), les commerces modernes apparaissaient comme un objet peu digne d’intérêt pour les sciences

sociales.

.

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Patrick Messerlin illustre bien cette méconnaissance dans son ouvrage sur la révolution commerciale : « Obsédés

par leur rêve industrialiste, les Français ignorent l’importance du commerce dans la vie économique nationale. Ils

ne savent pas que l’ensemble du commerce, de gros et de détail, produit une richesse égale à la moitié de celle fournie

par l’ensemble de l’industrie et au double de celle prodiguée par l’agriculture. Ils ignorent que le seul commerce de

détail est une activité économique comparable en importance à celle du bâtiment, ou à trois fois celle de l’industrie

automobile. Peu de Français, enfin, savent que les seules grandes surfaces, supermarchés et hypermarchés, produisent

autant de richesses que l’ensemble du textile et de l’habillement, et emploient deux fois plus de travailleurs que la

sidérurgie » (Messerlin, 1982). Malgré la relative ancienneté du texte de Patrick Messerlin, il a fort à parier que cette

méconnaissance soit encore forte aujourd’hui.