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Prendre en compte le sexe et le genre en analyse du discours

1.2 Analyses des discours et gender studies

Comme je l’ai déjà mentionné plus haut, aucun travail de linguistique, à ma connaissance, n’a abordé spécifiquement la question de l’intersexuation : les recherches sur le sujet sont plutôt le fait d’anthropologues (Karkazis 2008), d’historiennes (Löwy 2003 ; Reis 2007), de sociologues (Charlebois 2014 ; Dreger 1998, 2000 ; Holmes 2008), de philosophes (Bergland & Williams 2012 ; Dorlin 2005) ou d’ethnométhodologues (Kessler 1990, 1998). Il faut donc élaborer un cadre théorique à même de prendre en compte la question de la construction discursive des sexes en linguistique, et plus précisément en analyse du discours, et qui puisse intégrer le paramètre du genre.

Plusieurs courants linguistiques peuvent être sollicités afin d’analyser les discours sur les sexes atypiques, chacun ayant leurs richesses mais aussi leurs limites. Côté anglophone, la linguistique a intégré la question du genre depuis de nombreuses années, constituant ainsi le champ des Gender & Language Studies : celles-ci, extrêmement riches, abordent diverses facettes de la construction des idéologies et des identités de genre par les discours, et montrent l’importance du langage dans les interactions mettant en jeu le genre et la sexualité, etc. Côté français en revanche, l’intégration du genre en linguistique n’est encore que marginal ; si des travaux en grammaire, didactique, sémantique et en sociolinguistique commencent à être bien installés, peu de recherches sont menées en analyse du discours. Il est alors intéressant d’effectuer cette articulation entre l’analyse du discours dite française, riche de concepts pour penser les idéologies et les sujets parlants, avec les études de genre, dont un des problèmes principaux est la construction et les représentations des rapports de pouvoirs genrés.

Tout cela demande alors un retravail théorique important puisqu’il s’agit d’intégrer les problématiques du genre en analyse du discours (AD) dite française, tout en les nourrissant des apports des Gender & Language Studies anglophones. Il faut pour cela résoudre la difficulté d’un découpage disciplinaire qui n’est pas le même en France que dans les pays anglophones : l’AD dite française n’a ni les mêmes méthodes, ni les mêmes concepts que la Critical Discourse Analysis ; il en est de même pour la Discourse Analysis centrée sur les productions orales (Schiffrin 1987) quand l’analyse du discours dite française se focalise généralement sur des productions écrites. De plus, les Gender & Language Studies se définissent comme champ de recherche intégrant diverses perspectives disciplinaires (Cameron 1998 ; Freed 2003), tandis que l’analyse du discours s’est constituée en France comme discipline des Sciences du Langage.

Cette section présentera tout d’abord un panorama des concepts et perspectives des Gender & Language Studies pertinents à utiliser pour analyser les discours de l’intersexuation ; je justifierai ensuite ma volonté de m’ancrer dans l’analyse du discours de tradition française. Il s’agira alors de montrer comment on peut articuler ces deux champs de recherches.

1.2.1 Approches anglophones

Les Gender and Language Studies distinguent classiquement quatre paradigmes de prise en compte du genre dans les études sur le langage, correspondant à différentes approches de ces questions (Coates 2004 ; Greco 2014). Le paradigme du déficit tout d’abord (les hommes parlent mieux que les femmes), le paradigme de la différence (les hommes et les femmes parlent différemment), le paradigme de la domination (les ressources langagières permettent d’établir des rapports de pouvoirs entre les hommes et les femmes au bénéfice de ces premiers) et enfin le paradigme de la performance. J’ancre mes travaux dans le paradigme de la performance tel que l’a décrit Greco (2014). Il s’agit dans cette perspective de se concentrer notamment sur la « diversité » voire « la prolifération des genres » et de questionner les rapports entre genre et langage notamment autour de la notion de performance. Dans un travail sur l’intersexuation et sur la binarité du sexe, il semble en effet nécessaire de se placer dans un cadre théorique qui remet en cause les dualismes, aussi bien qu’il prend en compte la dimension performative de la construction de cette binarité. Ce sont donc ici les constructions langagières des identités et des communautés, pensées dans leurs liens avec les idéologies et les dispositifs de pouvoirs (eux-mêmes langagiers) qui m’intéressent, questions largement travaillées par les Gender & Language studies. Le paradigme de la performance ne prend pas simplement en compte la construction des identités d’homme et de femme, mais intègre également à ses objets d’études des identités non binaires, notamment trans’ ou drag, ainsi que les identités sexuelles lesbiennes, gays, S/M, etc.23 De même, les idéologies hétéronormatives sont pensées non seulement au prisme de la domination des hommes sur les femmes, mais aussi dans la manière dont d’autres groupes peuvent être opprimés par celles-ci (et résister). On est ici dans une vision complexe et non essentialisante des identités et des sexualités, où les ressources langagières ne sont pas simplement la cause des idéologies et rapports de genre mais également à la source de ceux-ci.

Je présenterai les apports des Gender & Language Studies pour un travail sur les sexes atypiques autour de deux axes : la construction et la production de l’identité par les pratiques langagières et les rapports de pouvoir et les idéologies de genre créées et diffusées par les discours. Ce sont en effet les principaux axes d’études développés dans la suite de ce travail. La question de l’analyse des pratiques langagières en termes d’identité est débattue au sein du champ (Cameron & Kulick 2003, 2005), je reviendrai aux chapitre 6 sur ces débats. Il me semble néanmoins qu’une approche par l’identité se révèle cruciale pour penser la manière dont les sexes sont incarnés et les identités sexuées performées et mises en discours.

23 Les recherches qui se placent dans ce paradigme essaient également d’avoir une approche intersectionnelle des identités, question que je laisse pour ma part de côté dans cette recherche.

1.2.1.1 Identités

Les Gender and Language Studies m’intéressent particulièrement pour leurs approches extrêmement riches et fines de la question des identités. Si la question des identités est généralement au cœur de la linguistique de l’interaction tout comme de l’ethnographie de la communication et de l’anthropologie linguistique, sans forcément que la dimension du genre soit mise en avant, il me semble que les Gender & Language Studies ont spécifiquement fourni des outils théoriques pour saisir la complexité des processus de construction, de stabilisation et de subversion des identités aussi bien que des appartenances à des communautés.

Je présenterai donc les principaux points et qui me semblent intéressants à mobiliser pour une réflexion sur la construction langagière des identités intersexes, mais aussi plus largement des identités de porteur·es de variations du développement du sexe. Je partirai d’une définition minimale de l’identité telle que la donnent Bucholtz et Hall : « Identity is the social positioning of self and other. » (2005 : 585‑586) pour la complexifier au fil des notions abordées.

L’axe de l’identité semble particulièrement intéressant pour comprendre comment ce qui peut paraître aussi intime et personnel que le vécu de son sexe est en fait le lieu d’une construction collective et ne préexiste pas aux échanges entre les membres d’une société. Analyser le sexe en termes d’identités sexuées permet alors de se placer au niveau des vécus et des expériences des individus pour les analyser dans leurs dimensions sociales et politiques. (Greco & Mondada 2014).

1.2.1.1.1 Des identités construites (vs. naturelles) et non binaires

Le premier point qui me semble important à souligner est que les Gender & Language Studies envisagent les identités de manière non essentialiste. Dans ce cadre, les identités ne préexistent pas à leur émergence dans les pratiques langagières et au sein des rapports sociaux : les identités sont construites et non pas données. Ainsi, par exemple, ce n’est pas le fait de naître du sexe femelle qui fait l’identité de femme, mais bien plutôt la manière dont les femmes sont catégorisées et se catégorisent elles-mêmes en tant que femmes, les activités auxquelles elles se livrent, les manières dont elles parlent, bougent, se déplacent, etc. Toutes ces composantes de l’identité demandent bien sûr un apprentissage (plus ou moins conscient). J’adopte pour ma part cette conception antinaturaliste des identités : il n’y a pas d’essence des identités de genre, celles-ci sont construites, notamment par les pratiques langagières. Les identités ne découlent donc pas du sexe biologique (qui en serait la cause), mais des pratiques sociales et langagières (dont elles sont l’effet). Cela ne veut pas dire que le sexe n’a pas d’importance dans les constructions identitaires, mais celui-ci doit être envisagé au

d’investissement identitaire : mais encore une fois celui-ci doit être envisagé au prisme des catégories et plus largement des manières dont il est incarné, reconnu et rendu signifiant (Greco 2012).

Cette perspective constructiviste vaut pour les identités les plus visibles et lisibles telles que femme et homme, comme pour les plus marginalisées, telle que, par exemple, trans’, intersexe, efféminé, garçonne, etc. Cependant, il est à noter que le traitement de ces identités n’est pas le même, et ce, même au sein des Gender & Language Studies :si certaines catégories de personnes paraissent évidentes et naturelles, comme celles d’homme et de femme, d’autres paraissent déviantes. Ainsi les Gender & Language Studies ont pu mener par le passé des études sur le langage des hommes et des femmes sans questionner cette distinction et en considérant les catégories d’homme et de femme comme évidentes. C’est ce que notent Kessler & McKenna (1978) ou encore Bing, Bergvall & Freed : « Despite a growing body of evidence challenging assumptions about differences between the speech of women and men, many language researchers still assume that female and male are unproblematic categories. » (Bergvall et al. 1996 : 19)

Cette perspective a été remise en question à partir de la fin des années 1980 pour deux raisons. Tout d’abord l’idée d’une binarité des sexes, d’un sexe mâle et d’un sexe femelle dichotomiques et complémentaires a été remise en cause (voir 1.1) au sein des études de genre, et, en conséquence, considérer les identités de genre uniquement en termes d’homme ou femme est alors devenu également impossible pour les analyses des pratiques langagières (Bucholtz & Hall 2004 ; Hall 2003). D’autre part les Gender & Language Studies ont commencé à s’intéresser aux identités non binaires, celles de personnes qui ne se reconnaissent ni dans la catégorie d’homme ni dans celle de femme ou qui subvertissent cette binarité. Les Gender & Language Studies, adoptent alors une conception des identités de genre comme non duelles et non dichotomiques.

1.2.1.1.2 Des identités performées

Cette conception non essentialiste des identités permet de considérer que les identités de genre ne sont pas quelque chose que l’on est (being) mais quelque chose que l’on fait (doing). Cette distinction a été proposée par West & Zimmerman (1987) s’inspirant des travaux de Sacks sur le doing “being ordinary” (Sacks 1984). Selon eux, non seulement le genre est accompli à travers les interactions : « We argue that gender is not a set of traits, nor a variable, nor a role, but the product of social doings of some sort (1987 : 129) ; mais, en plus, cet accomplissement se fait passer pour naturel. C’est ce qu’ils appellent le doing-being gender, c’est-à-dire le fait de construire (de faire) l’identité en la faisant passer pour quelque chose d’évident, d’allant de soi, quelque chose que l’on est. Ainsi, les femmes produisent au fil des interactions une identité de femme et cette identité passe pour essentielle et naturelle, elle est construite comme étant donnée (notamment par un ensemble de conduites non verbales) : « The man “does” being

masculine by, for example, taking the woman's arm to guid her across a street, and she “does” being feminine by consenting to be guided and not initiating such behavior with a man. » (West & Zimmerman 1987 : 135)

Cette conception du genre est très proche de Butler, qui pour sa part parle de genre performatif : il s’agit pour Bulter de considérer que les identités de genre sont des performances, c’est-à-dire que les individus répètent et jouent (parodient) des normes de genre ce qui contribue à créer la fiction de la « permanence d’un moi genré » :

« Il n’y a pas d’ « essence » qui exprime ou extériorise le genre, ni d’idéal objectif auquel le genre aspire. Le genre n’étant pas un fait, il ne pourrait exister sans les actes qui le constituent. Il est donc une construction dont la genèse reste normalement cachée ; l’accord collectif tacite pour réaliser sur un mode performatif, produire et soutenir des genres finis et opposés comme des fictions culturelles est masqué par la crédibilité de ces productions — et les punitions qui s’en suivent si l’on n’y croit pas ; la construction nous force à croire en sa nécessité et en sa naturalité. (Butler 2005 : 264)

Or si les attributs de genre ne sont pas « expressifs » mais performatifs, ils constituent en effet l’identité qu’ils sont censés exprimer ou révéler. (Butler, 2005, p. 266)

Cependant chez West & Zimmerman le fait de faire le genre révèle un vécu, un ressenti du genre ; il s’agit de se conformer à des normes de masculinités et de féminités pour exprimer et performer son identité de genre. Chez Butler, il ne s’agit pas simplement de s’ajuster et de se conformer dans ses manières de faire à ces normes : celles-ci interpellent et constituent les sujets (le genre n’existe pas à l’intérieur des sujets). De plus, la répétition des performances permet de créer des troubles dans le genre, ce qui n’est pas évoqué par West & Zimmerman.

Je considère pour ma part, m’inscrivant dans la continuité de Butler, que les identités de genre sont performées, de manière répétée et continue. Cela ne veut pas dire qu’on peut en « changer comme de chemise » : ces performances sont réalisées et reconnues collectivement, elles sont profondément régies par les normes en cours dans une société ; de plus, elles sont réalisées de façon automatique et souvent non consciente. Mais, comme on le verra plus loin, ce caractère performatif de l’identité peut laisser de la place à des ratés et des subversions des normes deviennent alors possibles. Un des lieux principaux de la performance de genre est bien évidemment le langage (même si ce n’est pas le seul) : « Linguistic signs have the power to construct identities because they have gone through a process of repeated performance in which they have obtained this performative potential. » (Motschenbacher 2010 : 24) Se catégoriser en tant qu’homme ou femme sont autant de manières de performer son identité de genre. Mais ce ne sont pas les seules : adopter des façons de parler considérées comme féminines ou masculines (Eckert & McConnell-Ginet 2003 ; Hall & Bucholtz 2012), utiliser les ressources et les codes langagiers d’une communauté gay, lesbienne, drag, etc. participent également des performances de genre (Barrett 1998).

1.2.1.1.3 Des identités en co-construction

Cependant, cette conception des identités de genre comme performances ne doit pas conduire à penser que l’accomplissement des identités est le seul fait des individus ; il faut plutôt considérer que celles-ci se construisent au fil des interactions sociales, dans des dynamiques intersubjectives. Considérer que les identités de genre sont des performances ne doit donc pas faire oublier la dimension co-construite de ce processus :

A […] problem with 'performativity' is its focus on the individual as the agent of performance. Researchers whose main concern is with the construction of gender and power in linguistic interaction may well prefer an approach in which social identities and power relations are viewed as 'co-constructed' or as collaborative 'accomplishments', to use the terminology of CA [Conversation Analysis] (Cameron 1997a : 30‑31)

Pour qu’une performance de genre fonctionne, il faut qu’elle soit comprise par les autres membres de la communauté, qui doivent l’indexer en tant que telle. Plus que ça, il faut que ceux-ci fournissent les ressources nécessaires pour que les identités se réalisent et prennent sens. Bucholtz (1999) a par exemple montré que l’identité de nerd girl ne pouvait s’accomplir que dans une communauté où tou·tes les participant·es valorisaient l’intelligence, et adoptaient et parodiaient un style de parole académique reconnu et valorisé par tou·tes. Motschenbacher fait également le constat de la nécessité de coproduction des performances de genre dans les groupes de lesbiennes :

Just because all participants self-identify as lesbian women, this does not mean that they invariably construct a lesbian identity in the course of the con-versation. On the other hand, lesbian identity construction certainly can take place and is maybe particularly likely to occur in such a group. Various identities may be temporarily shifted to the foreground in a process of continual negotiation between interactants. This makes identities not just a matter of performing. They also have to be decoded and co-produced by the recipient side in order to be meaningful. In this process of negotiation, a central mechanism is comparison of actual identity performances with normative identity discourses. (2010 : 25)

La production des identités de genre est donc indissociable de leur reconnaissance et de leur co-construction au sein des communautés. Les Gender and Languages Studies (et plus particulièrement celles qui s’intéressent aux identités non binaires) insistent bien sur l’importance des communautés dans la construction des identités ; pour cela elles mettent en place le concept de « communauté de pratiques » (practice community) (Eckert & McConnell-Ginet 1992). Ce concept se veut une alternative à celui de speech community, jugé trop logocentré et par ailleurs ne permettant pas de questionner les catégories mobilisées par les agent·es (Bucholtz 1999 : 207). Le terme de communautés de pratiques désigne alors des groupes sociaux partageant les mêmes intérêts, les mêmes valeurs, les mêmes ressources langagières, etc. : « A community of practice is an aggregate of people who come together around mutual

engagement in an endeavor. Ways of doing things, ways of talking, beliefs, values, power relations - in short, practices - emerge in the course of this mutual endeavor. » (Eckert & McConnell-Ginet 1992 : 464) Cela ne veut pas dire que le consensus règne au sein de ces communautés : elles sont également faites de différentes positions, de dissensus qui doivent être négociés ; de plus certains individus peuvent se trouver à la marge de ces communautés (Bucholtz 1999).

Le concept de communautés de pratiques se révèle particulièrement intéressant pour penser les identités de genre. En effet, il permet d’envisager les identités comme 1) dynamiques et en construction 2) non essentielles (il y a de multiples manières de produire des identités de femmes, selon les communautés) 3) non binaires : le concept permet d’intégrer des identités de genre qui ne se limitent pas à celles d’homme et femme (lesbienne, butch, tomboy, drag, intersexe, etc.) puisqu’évacuer l’essentialisme permet notamment de penser la possibilité et l’émergence d’autres identités de genre.

1.2.1.1.4 Des identités multiples

Considérer que les identités émergent dans des communautés de pratiques permet alors de penser la multiplicité de celles-ci. En effet, les identités ne sont pas figées, définitives ; elles varient non seulement au cours de la vie mais en fonction des différents contextes sociaux dans lesquels les agent·es évoluent :

The concept of identity is central to gender-oriented research, but the version offered by the speech community framework contradicts basic insights of recent feminist theory. Contemporary feminists view identities as fluid, not frozen; they note that, although identities link individuals to particular social groups, such links are not predetermined. Instead, identities emerge in practice, through the combined effects of structure and agency. Individuals engage in multiple identity practices simultaneously, and they are able to move from one identity to another. This process is not entirely unconstrained; speakers may end up reproducing hegemonic identities more often than resisting them. (Bucholtz 1999 : 209)

One of the greatest weaknesses of previous research on identity, in fact, is the