Avec l'abolition progressive des barrières nationales aux capitaux étrangers et
l'harmonisation de plus en plus évidente des règles nationales, le marché financier a acquis
une dimension globale. Notre passage en revue des principales références dans l'étude du
désordre financier nous a permis de constater que cette dimension a déjà été intégrée par la
théorie financière. En fait, les théoriciens de l'EMH préconisent de continuer à libéraliser les
mouvements financiers entre pays afin que tous puissent bénéficier d'une allocation optimale
des ressources. Et, à l'inverse, ceux qui reconnaissent un caractère spéculatif à ce marché,
craignent que la dynamique libéralisatrice ne rende plus vastes et plus profondes les crises
observées aujourd'hui.
Toutefois, contrairement à la réduction croissante des barrières aux mouvements financiers,
il existe encore dans la sphère monétaire internationale une structure avec des espaces
monétaires nationaux ou régionaux. Et c'est justement à partir de l'étude des relations
entretenues entre ces espaces que nous aboutissons aux conclusions principales de notre
recherche sur le caractère endogène des instabilités lié au SMI.
Dans cette deuxième section nous allons faire une revue des approches qui ont étudié cette
question, toute en mettant l'accent sur les débats contemporains portant sur les possibles
causes d'instabilité monétaire mondiale. Cette méthodologie présente un avantage : il existe
un parallélisme clair entre les débats des dernières années et les grandes discussions sur la
stabilité monétaire du vingtième siècle. Il est donc impossible de se passer des dernières pour
comprendre les « débats » contemporains.
En ce sens, l'axe de cette deuxième partie est focalisé sur la discussion concernant les
explications de ce que l’on appelle les « Déséquilibres Globaux » (Global Imbalances,
désormais GI) qui est le terme consacré pour nommer les grands déséquilibres nets du compte
courant de quelques pays depuis les années quatre-vingt-dix. L'ampleur prise par ceux-ci a
provoqué un essor des discussions entre économistes et politiciens sur les conséquences
possibles que ces déflagrations peuvent avoir sur l'économie internationale.
Il faut préciser la nature de ces discussions. Les petites nuances que l'on trouve sur le plan
théorique entre les différentes approches ayant abordé le débat sur les GI, sont à l'origine de
lectures très différentes des effets potentiels de ces déséquilibres ainsi que des conséquences
de type géopolitique qui en résultent. À ce stade de la recherche nous ne prétendons pas
analyser plus en profondeur la lecture politique qui peut être faite de ce phénomène. En fait,
celle-ci ne sera exposée que dans le quatrième chapitre. Ce qui nous intéresse dans cette revue
est d'identifier le raisonnement théorique qui amène à considérer les GI comme le principal
enjeu monétaire global contemporain. En ce sens, et toujours sur le plan théorique, nous
présentons ci-dessous les différentes options d'organisation monétaire fréquemment citées
dans la littérature économique et qui peuvent être considérées comme des solutions face aux
problèmes que les GI sont censés provoquer. La présentation des GI et la critique que nous
ferons plus tard à cette approche constitueront le pas préalable à la présentation, dans la
troisième section de ce chapitre, de notre approche théorique.
a. Les Global Imbalances, principale source monétaire d'instabilités ?
mondiale et concernait aussi bien les pays développés que les pays émergents. Ceci dit, et
contrairement aux thèses défendues dans certains travaux (Doodley et al., 2003), on ne
pouvait pas classer les pays émergents comme grands exportateurs nets et l'ensemble des pays
développés comme les principaux importateurs nets. On voyait, par exemple, des pays
développés enregistrant de fortes balances excédentaires comme l'Allemagne, et des pays
émergents comme l'Inde, dont la balance courante était nettement négative.
Du côté des pays déficitaires, les États-Unis ont monopolisé la position du pays le plus
déficitaire dès les années quatre-vingt-dix. Avant la crise, leur balance courante négative (en
volume total) était plus de sept fois supérieure à celle de l'Espagne, qui figurait en deuxième
place. Du côté des pays excédentaires nets, la Chine a remplacé le Japon lors de la dernière
décennie en tant que première puissance et jusqu'à la crise figurait très loin devant d'autres
pays excédentaires, tels que le Japon lui-même, l'Allemagne ou l'Arabie Saoudite (Altuzarra,
Ferreiro et Serrano, 2010, p. 31). Par ailleurs, bien que théoriquement de tels déséquilibres
puissent avoir lieu sans que les pays en tête de chaque groupe – excédentaires et déficitaires –
aient de profondes relations commerciales, le phénomène des Global Imbalances des années
2000 montre que, parmi les relations commerciales les plus déséquilibrées pour les
États-Unis, figurent les quatre grands exportateurs que nous venons de citer (US Census Bureau,
2012).
Tableau 1.1 : Taille des déséquilibres globaux des comptes courants (en milliards de
dollars et en pourcentage du PIB)
Source : Ferreiro et Serrano (2009, p. 183)
Cependant, la crise actuelle semble avoir freiné ou même inversé certains des déficits les
plus inquiétants observés dans les comptes courants des économies nationales. Par exemple,
1980 1990 1995 2000 2008 Déficit 173,2 1,48 296,2 1,3 342,4 1,16 681,7 2,12 1641 2,69 Excédent 115 0,98 188,1 0,82 285,5 0,96 504,9 1,57 1832,5 3 PIB mondial PIB mondial PIB mondial PIB mondial PIB mondial
la plupart des économies de la périphérie de l'Eurozone – l'Irlande, l'Espagne, la Grèce, l'Italie
et le Portugal – sont revenues, à partir des positions extérieures négatives record observées en
2007 et en 2008, sur des positions équilibrées. Le cas le plus évident est celui de l'évolution
de la balance espagnole : tandis qu'en 2007 ce pays avait le second déficit le plus grand du
monde – en dollars –, il cumule à partir de 2013 des résultats nets positifs.
12Sur le plan global, le renversement des déséquilibres n'a pas été aussi évident que dans le
cas de l'Eurozone. Cependant, la forte réduction des déséquilibres observés à partir de 2006 et
2007 semble satisfaire des économistes comme Barry Eichengreen (2014a), qui admet
cependant qu'il reste encore de forts déséquilibres – comme le déficit turc représentant 7,4%
de son PIB ou le l’excédent allemand de 6%. Or, il les considère comme des problèmes de
type régional plus que global. La principale raison de cet « optimisme » est, selon
Eichengreen, la réduction de l’excédent du compte courant chinois – de 10% du PIB en 2008
à 2% en 2014 – et, en particulier, la baisse du déficit américain – de 6% du PIB en 2007 à un
peu plus de 2% en 2014.
Cependant, il reste encore certains facteurs importants qui nous invitent à être prudents par
rapport à l'avis si optimiste de Eichengreen. Malgré leur réduction, les deux soldes extérieurs
annuels – le chinois et l'étasunien – sont toujours significatifs. De surcroît, il demeure difficile
de distinguer si la réduction des déséquilibres extérieurs est un effet indirect et temporaire de
la crise économique globale ou si c'est une dynamique qui se maintiendra sur le long terme et
qui permettra, lors des prochaines décennies, un commerce plus équilibré pour ces deux pays.
De fait, un fait similaire s'était produit avec la balance extérieure américaine il y a environ
vingt-cinq ans : après plusieurs années de déficits extérieurs à l'issue de l'administration
Reagan, la crise de la période 1990-1992 donna lieu à un rééquilibrage exceptionnel du
compte courant. Cependant, dès que le taux de croissance de l'économie nationale retrouva
ses niveaux antérieurs, le compte courant commença à enregistrer une détérioration à laquelle
seule la crise démarrée en 2007-2008 a mis fin.
En tous cas, pourquoi les grands déséquilibres du compte courant de certains pays, et
notamment celui des États-Unis, inquiète les économistes et les dirigeants politiques ?
12 Comme nous l'expliquerons dans le quatrième chapitre, la brusque réduction des déficits dans ce groupe de pays européens ne devrait pas être prise comme un symptôme de l’amélioration de leur situation économique mais comme le résultat de la détérioration de leurs conditions financières, ainsi que des effets sur la consommation et la dépense publique des politiques d'ajustement qui leur sont imposées par les organismes
Traditionnellement, deux raisons principales sont données. D'abord, d'un point de vue éthique,
des auteurs comme Morrisey et Baker (2003) ou Joseph E. Stiglitz (2007) allèguent le fait que
les entrées nettes de capitaux des économies émergentes (comme la plupart des pays de l'est
asiatique) dans l'économie étasunienne, au moyen de grands excédents commerciaux cumulés,
permet de financer les hauts niveaux de consommation de l'économie étasunienne mais laisse
moins de ressources aux pays émergents pour financer leur développement. Cette structure
injuste était, déjà dans les années soixante et soixante-dix, critiquée par certains économistes
(Rueff, 1971 ; Schmitt, 1975) et responsables politiques d'autres pays, qui dénonçaient le
« privilège exorbitant » des États-Unis de se financer avec leur propre dette. Il faudrait donc
inverser ces déséquilibres de façon à permettre l'arrivée nette de ressources des pays
développés vers les pays en développement.
Mais si le débat sur les GI a eu un tel impact, ce n'est pas pour des considérations de type
éthique, mais pour les conséquences possibles de ces GI sur la stabilité monétaire globale. Sur
cet aspect, il y a autant d'avis que de travaux écrits. Néanmoins, nous pouvons distinguer deux
grands groupes d’interprétations. Selon le premier, les énormes déficits étasuniens sont des
menaces potentielles pour la stabilité monétaire globale. Un second groupe d’interprétations
ne voit aucun danger dans les déficits américains. Au contraire, pour la plupart des travaux de
ce dernier groupe, ces déficits sont plutôt une conséquence de la forte capacité de l'économie
étasunienne à attirer des capitaux étrangers.
13Il est pratiquement inévitable – comme le font déjà Gourinchas et Rey (2005) – de
considérer cette approche comme une version évoluée de l'Hypothèse de l’Intermédiation
Financière Internationale (IFIH) (Kindleberger, 1965; Desprès, Kindleberger and Salant,
1966) ou même de l'ultérieure Théorie de la Stabilité Hégémonique (HST) (Kindleberger,
1973). Selon l'IFIH, l'endettement croissant des États-Unis dans les années soixante et
soixante-dix ne devait pas être une raison de s’inquiéter : ce pays, en tant que « banquier du
monde », devait comme toute autre banque, emprunter de l'argent à court terme pour le prêter
à long et à moyen terme. Par conséquent, de ce point de vue, il n'y avait aucune nécessité de
procéder à un ajustement du déficit étasunien, au contraire : empêcher l’intermédiation
étasunienne aurait eu de graves conséquences sur l'économie internationale.
Actuellement, en plus du rôle d’intermédiation de type bancaire endossé par les États-Unis,
13 Ce point sera également développé dans le quatrième chapitre. Or, nous pouvons proposer la lecture de l'analyse de Bernanke (2005), comme un travail représentatif et référentiel de l'approche.
quelques travaux (voir, par exemple, Mendoza et al., 2007) ajoutent un autre facteur : le haut
degré de développement du marché financier américain en raison de la capacité des
États-Unis à attirer les capitaux étrangers. Cela permet de présenter les déficits du pays non pas
comme un excès consumériste de sa part mais comme le résultat du degré différent de
libéralisation des marchés financiers entre les pays.
Comme cela a été indiqué plus haut, face à cette interprétation optimiste, d'autres travaux
préviennent sur le danger intrinsèque de l'accumulation des déficits extérieurs étasuniens sur
la stabilité globale. Par exemple, au cours des premières années de la crise contemporaine,
certains auteurs indiquaient que l'arrivée massive de capitaux aux États-Unis jusqu'en 2007
avait empêché une absorption correcte et, au final, avait alimenté des dynamiques
d'instabilités sur le marché récepteur (Guha, 2010 ; Ferreiro et Serrano, 2009). Cet argument
fut utilisé par des personnalités liées aux autorités économiques américaines (voir, par
exemple, United States Government, 2009; Greenspan, 2010) pour défendre le bilan de leur
gestion durant l'époque d’expansion et justifier ainsi leur incapacité à freiner l'effet pervers de
l’entrée importante de capitaux étrangers.
Mais la crainte la plus significative – et celle qui nous intéresse le plus pour notre recherche
– est celle qui met en relation la hausse du déficit des États-Unis et la possibilité croissante
d'un risque de crise systémique sur le SMI. Selon ce groupe de travaux, les déficits du compte
courant étasunien, qui permettent d'exporter les dollars demandés dans l'économie
internationale, provoquent une érosion de la confiance à long terme des agents internationaux
sur la valeur de cette monnaie. Or cette confiance est indispensable à la stabilité du SMI. En
effet, le dollar étant la principale monnaie nationale d'utilisation internationale, une crise de
confiance sur cette monnaie affecterait gravement l'ensemble de l'économie internationale.
Cependant, toujours selon cette approche, si les États-Unis refusaient d’exporter des dollars,
la rareté de liquidité qui en résulterait freinerait le développement des relations économiques
internationales. C'est pour cela que plusieurs auteurs avertissent du fait qu’aujourd’hui, nous
assistons à une version contemporaine du dilemme de Triffin (1961), avec toujours le dollar
comme monnaie protagoniste (voir, par exemple, Kregel, 2009; Ly, 2013; Mateos y Lago,
Duttagupta, & Goyal, 2009; Rossi, 2013).
b. Des alternatives proposées dans la littérature face aux instabilités monétaires.
Dans la dernière section du chapitre, nous allons exposer les principales limites du débat sur
les GI et présenter notre cadre théorique. Et à la fin du cinquième et dernier chapitre nous
allons aborder la question sur les réformes monétaires à mettre en place et justifier, en
fonction de notre cadre théorique, la pertinence d'une série de réformes que nous proposerons.
Cependant, étant donné que nous venons de faire une revue des principales approches
actuelles et passées traitant des causes probables de l’instabilité du SMI, nous ne voulons pas
commencer l'explication de notre approche sans présenter les grandes orientations des plans
qui sont censés faire face à ce type d'instabilité.
Parmi tous les plans d'action, le plus courant est sans doute l'appel constant à la
coordination entre pays. La plupart de ces efforts de coordination sont orientés vers la mise en
place de politiques économiques nationales qui se complètent et qui empêchent une
circulation massive de capitaux entre pays. Parmi ces accords on trouve
14:
L'accord de maintenir les réserves stockées en dollars : dès la signature des accords de
Bretton Woods, les États-Unis comptent sur une périphérie (Dooley et al., 2003) qui a gardé
de grandes quantités de dollars dans les réserves des Banques Centrales et des
Gouvernements. Le fait que les États-Unis ne soient pas les seuls à être vulnérables face à
une potentielle chute de la valeur du dollar leur permet de partager la responsabilité de la
stabilité. Si l'un des grands créanciers publics décide de vendre ses avoirs en dollars, il
pourra déclencher une vague de ventes massives qui provoquera une dépréciation de ses
réserves avant de les avoir toutes vendues
15. Par conséquent, les grands créanciers (la Chine
et le Japon, notamment), les premiers intéressés à conserver la valeur du dollar, sont motivés
à chercher des accords avec les États-Unis pour la stabilité de toute la liquidité en dollars.
Parallèlement à la gestion des stocks passés, il est souvent rappelé que l'une des tâches les
plus importantes des États-Unis et de leurs créanciers concerne le rééquilibrage de leurs
balances courantes afin de mettre fin aux énormes transferts nets des premiers vers les
seconds. En cas d'équilibre sur ce plan, l'ensemble des fonds en dollars, obtenus par
exemple par la Chine dans son commerce bilatéral avec les États-Unis, est utilisé pour
14 Les limites de ces propositions deviendront évidentes à partir du développement de notre approche théorique. 15 Ce type de dépendance est très bien résumé par la citation « If you owe the bank $100 that's your problem. If
you owe the bank $100 million, that's the bank's problem ». L'origine de celle-ci n'est pas claire. John Maynard Keynes (1979[1945], vol XXIV, p. 258) indique qu'il s'agit d'un vieil adage « The old saying holds. Owe your banker £1000 and you are at his mercy; owe him £1 million and the position is reversed ».