• Aucun résultat trouvé

1. Histoire de Monsieur P:

Monsieur P est un homme de 32 ans venu d'Algérie au Canada en novembre 2002. Il a fait une demande d'asile qui a été refusée en 2005. Au moment de l'entrevue, il était sans papiers. Il serait venu au Canada suite à des persécutions liées au fait qu'il est d'origine Berbère, pendant qu'il faisait son service militaire. Il a un frère au Canada mais n'a aucun contact avec lui. C'est donc un intervenant communautaire qui a été interrogé en tant que proche du patient. Celui-ci le voit régulièrement depuis 4 mois, le plus souvent dans un café, pour discuter et il semble qu'ils aient établi un bon lien.

2. Analyse de la phénoménologie:

Monsieur P:

Registre psychotique:

Monsieur P dit qu'il lui arrive souvent de parler tout seul. De plus, certains aspects de sa paranoïa franchissent les limites du registre psychotique, telles que ses croyances sur la façon dont les gens lui prennent son énergie: ils font de la bagarre, c'est une façon de tirer de l'énergie par exemple, pour eux, dans la tête: je vous provoque et si vous répondez à ma provocation, j'absorbe l'énergie de vous-mêmes.

Registre traumatique:

Au niveau des fonctions mnésiques, Monsieur P rapporte avoir des pertes de mémoire qu'il attribue à son lavage de cerveau. Il a la conviction qu'après 10

ans, quelqu'un qui a subi des tortures psychologiques peut retrouver la mémoire donc, pour lui, ces troubles ne sont pas irréversibles.

Registre commun:

Le contenu des pensées de Monsieur est totalement envahi par un sentiment constant de harcèlement. Il raconte avoir subi un lavage de cerveau, ce que nous reprendrons dans l'analyse des modèles explicatifs, et pense que les gens de son entourage, notamment les agents de l'Immigration lui veulent du mal et lui faire subir un nouveau lavage de cerveau.

Étant donné le contenu des pensées de Monsieur P et son sentiment constant de harcèlement et de rejet, ses relations sont pour ainsi dire le principal théâtre dans lequel ces pensées sont exprimées: c'est comme si j'étais rejeté aussi par la société canadienne.

Il voulait me désorganiser, mettre la pression sur moi. Il est entré en conflit avec son frère car il se sentait rejeté: Il m'a maltraité au début, on ne dirait pas que c'est mon frère, on dirait un ennemi.

Pourtant, Monsieur P exprime aussi le pendant de cette tendance à être rejeté par tout le monde à travers sa difficulté à communiquer avec les autres: après l'armée, j'ai eu du mal à me faire des amis, j'ai du mal à communiquer avec les gens [...] J'ai du mal à communiquer avec les gens, je préfère mieux ne pas parler à personne, comme ça il n'y a personne qui va m'insulter, il n'y a personne qui va me harceler.

Monsieur P rapporte beaucoup d'angoisse, de stress, de dépression et de colère aussi par rapport au harcèlement qu'il subit. Il exprime son angoisse et sa dépression dans un vocabulaire appartenant au registre de la torture et de la mort: c'est l'angoisse suprême, c'est très dur d'être sans papiers, c'est l'enfer. C'est comme une torture, vous êtes torturé de l'intérieur, voilà ce que je ressens, c'est l'enfer. C'est comme si vous êtes à l'intérieur d'une tombe,vous êtes coincé à l'intérieur, puis vous n'arrivez pas à sortir de cette tombe. C'est comme vous êtes mort là, je n'ai rien du tout, c'est comme si je n'étais pas vivant, j'ai l'impression de ne pas exister.

Autres symptômes:

Monsieur P rapporte se sentir réduit physiquement, faible, ce qui nous renvoie au sentiment de dévalorisation déjà évoqué. Il note aussi qu'avant il était en bonne santé et qu'à présent il a développé des allergies et tombe souvent malade. Il lui arrive également d'avoir des palpitations et de devenir pâle et il sent épuisé (j'avais des battements de cœur tac-tac! Je devenais tout pâle à certains moments)

L'intervenant communautaire (proche): Registre commun:

L'intervenant communautaire évoque la paranoïa de Monsieur P et l'isolement que les idées persécutrices induisent dans sa vie: Ça l'a rendu paranoïde parce que tout ce qu'il fait c'est qu'il réagissait en tant que victime ; Il était beaucoup renfermé chez lui, dans l'évitement des contacts avec les gens. Il cherchait la solitude parce qu'il avait l'impression qu'il ne pouvait compter sur personne, donc il se méfiait là.

Au niveau des affects, il remarque beaucoup de dépression ainsi qu'un fort sentiment de dévalorisation chez Monsieur P.

Le psychiatre:

Le psychiatre évoque des troubles de concentration chez Monsieur P ( il n'a pas suffisamment de capacités de concentration) ainsi que des troubles du sommeil.

Registre commun:

Le psychiatre met beaucoup l'accent sur la paranoïa de Monsieur P car, d'après lui, son délire est tellement présent dans sa vie quotidienne et je ne pense pas qu'il puisse le cacher à quelqu'un […] ce n'est pas quelqu'un qui pourrait apparaître normal.

Il souligne également que sa paranoïa empêche Monsieur P de développer des liens relationnels: il a de la difficulté à établir des liens de confiance, la capacité de s'impliquer dans une relation intime, je pense qu'il n'est pas capable de ça.

Au niveau des affects, il remarque beaucoup d'anxiété ainsi qu'une certaine angoisse quand à sa puissance sexuelle, ce qui a aussi trait à la dévalorisation. Autres symptômes:

Le psychiatre parle de malaise et de sensation de faiblesse et d'épuisement, comme Monsieur P.

3. Analyse des modèles explicatifs:

Monsieur P:

Monsieur P attribue ses problèmes au harcèlement et au lavage de cerveau qu'il aurait subi lorsqu'il faisait son service militaire en Algérie: Après l'armée, ça allait vraiment très mal pour moi. Ils ont eu ce qu'ils voulaient, m'assommer puis on va faire un lavage de cerveau. Leur but, c'était ça. Ce qu'il nomme des tortures lui auraient été infligées dans un contexte politique de discrimination ethnique, car Monsieur P est Berbère et il aurait été torturé par des Arabes (c'est un arabe qui avait mon dossier en main, pour te torturer, te faire un lavage de cerveau). Un autre événement déclencheur a été le refus

de sa demande d'asile par l'Immigration, qui constitue une répétition du traumatisme. Monsieur P réunit les deux événements dans la même démarche de discrimination et de harcèlement: je ne sais pas si c'est l'immigration qui voulait mettre le maximum de pression sur moi pour me rendre fou, pour me faire un autre lavage de cerveau. C'est incroyable ce qui m'est arrivé! Faire des lavages de cerveau au Canada en l'an 2000!

Monsieur P nie souffrir d'une maladie mentale mais reconnaît cependant avoir des problèmes psychologiques. Il pose donc ses problèmes mentaux comme des symptômes et non pas comme une cause, de manière à minimiser leur impact: je ne suis pas un malade mental, bon j'ai des problèmes psychologiques, ça c'est sûr.

On trouve donc une combinaison d'un modèle traumatique ancré dans un contexte politique double, la discrimination ethnique en Algérie et le refus de l'Immigration au Canada, avec la présence d'éléments psychopathologiques secondaires.

L'intervenant communautaire:

L'intervenant communautaire suit la même ligne d'événements que Monsieur P mais attribue les problèmes de Monsieur P à un stress post-traumatique qui découlerait des tortures qu'il a subi en Algérie, à l'armée et qui aurait été amplifié par le refus de la demande d'asile par l'Immigration: c'est un monsieur qui a vécu de la torture, il a été battu, il a été interrogé au sein de l'armée ou il était soldat, puis il a été congédié. On dirait que c'est un genre de stress post-traumatique qui s'est mis en évidence suite au refus du gouvernement canadien. On dirait que ça a multiplié les effets de stress post- traumatique. Le refus de l'immigration aurait été une étape importante dans l'apparition des problèmes de Monsieur P: le refus a été le déclencheur de la grosse réaction, il avait peut-être un état de santé mentale moins fragile mais qui était quand même un début de réaction post-traumatique qui aurait peut- être été allégé s'il avait été accepté. Interrogé sur la compréhension de Monsieur P de ses problèmes, il répond que Monsieur P parlait des traumatismes qu'il a vécu mais c'est comme s'il ne faisait pas le lien entre ce

qu'il vit aujourd'hui et les traumatismes qu'il a vécu dans l'armée. Dans sa logique, il ne voyait pas qu'il était nécessairement malade. Il raconte avoir montré de la documentation à Monsieur P sur le stress post-traumatique et en avoir discuté avec lui (Il comprend un peu mieux comment ça se produit), ce que Monsieur P confirme dans son entrevue: d'autres qui subissent des tortures psychologiques pour faire un lavage de cerveau de quelqu'un, je trouve que ça me concerne.

Le psychiatre:

Le modèle explicatif du psychiatre est sensiblement différent et cela est mis en évidence dans sa reconstruction chronologique des événements qui ont menés à la migration de Monsieur P: il faisait son service militaire en Algérie et probablement qu'il a eu des problèmes parce qu'il devait déjà avoir des troubles au niveau de la pensée et c'est suite à ça qu'il a été obligé de quitter. Je pense que ses problèmes ne sont pas nouveaux, il devait déjà avoir ces problèmes là quand il était en Algérie. Pour lui, les troubles mentaux précèderaient le départ de l'armée de Monsieur P. Il ne nie pourtant pas l'existence d'événements traumatiques ( Il a eu des problèmes avec les autorités algériennes qui l'ont emprisonné puis qui lui ont lavé le cerveau, il avait été persécuté par la police), ni leur impact possible sur la santé mentale de Monsieur P: Il est difficile à discerner dans quelle mesure les problèmes de contacts avec la réalité, c'est vraiment des problèmes de maladie mentale ou des effets secondaires des traumatismes qu'il a vécus. On constate donc que le psychiatre se trouve dans une position délicate et oscille entre deux positions diagnostiques.

4. Remarques conclusives:

Dans cette triade, on constate que l'essentiel de la phénoménologie est centré autour des idées paranoïaques et donc dans le registre commun. Ce qui est difficile dans le cas de Monsieur P, c'est un mélange d'idées persécutoires et d'idées délirantes qui sont issues de cette paranoïa mais qui la dépassent.

Si les manifestations qui appartiennent strictement au registre traumatique ne sont pas nombreuses, le contenu des idées paranoïaques est bel et bien traumatique avec le thème du lavage de cerveau et le champ lexical de la torture utilisé pour décrire des sentiments d'angoisse.

En ce qui concerne l'analyse des modèles explicatifs, elle met en avant un décalage de perspectives important entre Monsieur P et le psychiatre. Tous deux évoquent à la fois le traumatisme et la maladie mentale mais leur ordre de priorité est opposé: Monsieur P place le trauma au premier plan et intègre des éléments politiques dans son interprétation des événements tandis que le psychiatre, en faisant précéder la maladie mentale, raconte l'histoire d'une manière très différente. Parmi les deux intervenants, car il s'agit bien de deux intervenants et non d'un intervenant et d'un proche, ce qui biaise un peu l'analyse, on sent qu'il est difficile de ne pas prendre en compte cet univers de terreur si présent dans toutes les interactions qu'ils ont avec Monsieur P. Si l'intervenant communautaire semble aller sensiblement dans la même direction que Monsieur P, en la «psychologisant», le psychiatre est plus prudent dans son analyse.

Documents relatifs