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Les systèmes de sens et leurs intéractions dans la psychose chez des réfugiés ayant vécu la torture

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Academic year: 2021

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LES SYSTÈMES DE SENS ET LEURS INTERACTIONS DANS LA PSYCHOSE CHEZ DES RÉFUGIÉS AYANT VÉCU LA TORTURE

Coline Royant

Département de Psychiatrie Université McGill, Montréal

Août 2009

Thèse soumise à l’Université McGill comme exigence partielle à la maîtrise en psychiatrie

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RÉSUMÉ

Ce mémoire examine la question des liens entre trauma et psychose chez des réfugiés victimes de torture. Il analyse en particulier les systèmes de sens et la phénoménologie des symptômes à travers une triangulation des perspectives: celle des patients, de leur entourage et de leurs intervenants. Il s'agit d'une étude de cas multiples dans laquelle les entretiens de trois triades et deux dyades sont analysés en profondeur. Les résultats témoignent d'un fort recouvrement phénoménologique entre trauma et psychose au niveau des symptômes. Au niveau des systèmes de sens, on trouve un décalage de perspectives entre les patients et leurs intervenants quant à l'importance et au rôle du trauma dans le développement de la psychose.

ABSTRACT

This thesis examines the relationship between trauma and psychosis among refugees who were tortured. In particular, it analyses the systems of meaning and the phenomenology of the symptoms through a triangulation of perspectives, namely that of the patients, their family or friends and clinicians. It uses a multiple case study design to analyse interviews of three triads and two diads in depth. Results show an important phenomenological overlap between trauma and psychosis, regarding symptoms. They also show a divergence between the patients' systems of meanings and the clinicians' regarding the importance and the role of trauma in the onset of psychosis.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ...2

TABLE DES MATIÈRES...3

REMERCIEMENTS...4

INTRODUCTION...5

REVUE DE LITTÉRATURE... 7

I. Torture et recherche en psychologie: le syndrome de stress post-traumatique………...7

II. Phénoménologie et sémiologie de la torture ...9

III. Sémiologie de la psychose et de la torture: comparaison clinique 14 IV. Les facteurs culturels: la reconstruction du sens ...21

ς. Les facteurs culturels: la phénoménologie ... 27

ςΙ. Trauma et psychose: comment faire le lien? ... 29

ςΙΙ.Questions de recherche ... 37

METHODOLOGIE... 39

ANALYSE DES ENTREVUES... 49

I. Analyse de triade: Monsieur W ...49

II. Analyse de triade: Monsieur P ... 56

III. Analyse de triade: Monsieur B ... 63

IV. Analyse de dyade: Monsieur K ... 70

V. Analyse de dyade: Monsieur A ... 74

VI. Analyses transversales ... 79

DISCUSSION ET CONCLUSION... 86 BIBLIOGRAPHIE... 96 ANNEXE 1... 107 ANNEXE 2... 110 ANNEXE 3... 115 ANNEXE 4... 120 ANNEXE 5... 122

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REMERCIEMENTS

J'aimerais tout d'abord remercier Cécile Rousseau, ma directrice de thèse, qui m'a accompagnée avec patience et sagesse tout au long de ce long processus qu'a été la réalisation et l'écriture de cette recherche.

Un grand merci également à Eric Jarvis, mon co-directeur de thèse, qui m'a apporté son soutien, ses commentaires et conseils toujours justes ainsi que son enthousiasme permanent pour tous mes projets.

Merci à Danielle Groleau, troisième membre de mon comité de thèse, qui m'a apporté sa rigueur et son ouverture d'esprit.

Merci à Ellen Corin et à Annie Gauthier pour m'avoir autorisée à utiliser les entrevues issues de leur recherche «Psychose et Culture» et pour leur disponibilité à toutes mes questions et inquiétudes.

Merci aux responsables du programme de la maîtrise en psychiatrie transculturelle pour cette excellente formation et expérience humaine qui m'a été donnée pendant mon séjour à McGill.

Merci à toute l'équipe de Projet Suivi Communautaire, qui m'a supportée et m'a soutenue pendant ces longs mois de labeur.

Merci à ma famille qui, même loin de moi, m'a transmis son énergie et son soutien dans la réalisation de mon projet de recherche et de vie.

Merci aux comités d'éthique du CSSS de la Montagne et de l'Hôpital Général Juif, qui m'ont délivré leur précieux certificat.

Un dernier grand merci à Jonathan, compagnon de route et de coeur, qui a traversé l'Atlantique et le temps avec moi et à qui je dédie ce travail.

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INTRODUCTION

Le Canada en général et le Québec en particulier accueille un grand nombre de réfugiés et de demandeurs d’asile parmi lesquels se trouvent des victimes de torture. Les victimes de torture développent une symptomatologie souvent complexe qui rend difficile l’établissement d’un diagnostic ainsi que la mise en place d’une prise en charge adaptée. Une meilleure compréhension de la problématique de ces personnes représente donc un enjeu important pour les professionnels de la santé. De nombreuses études sur le sujet se sont davantage focalisées sur le syndrome de stress post-traumatique (PTSD) chez les victimes de torture. Notre recherche s’intéresse à un certain groupe, parmi elles, chez qui on a noté la présence de symptômes psychotiques ou proches du registre psychotique. Les liens entre psychose et trauma ont déjà été abordés à travers différents modèles théoriques mais à ce jour, aucun ne prévaut et la question du recouvrement entre les conséquences psychologiques de la torture et la psychose reste à explorer. Le problème a été étudié à l’aide d’outils quantitatifs et qualitatifs mais les études ont surtout porté sur les modèles explicatifs de patients psychotiques. Les systèmes de sens des victimes de torture ont également été explorés mais pas dans une perspective comparative. Or, il serait important, dans la perspective d’une reconstruction du sens, de voir comment les victimes de torture interprètent leur expérience et si on retrouve un lien entre la torture et la psychose au niveau subjectif.

Nous analyserons chez ces patients les interactions éventuelles entre la psychose et le traumatisme provoqué par la torture à travers les systèmes de sens que les patients utilisent pour décrire et expliquer leur vécu subjectif. En donnant la parole à ces personnes, ce projet de recherche vise un double objectif de recherche et thérapeutique autour de la difficile question: comment fait-on sens de la violence extrême générée par la torture, ainsi que de celle inhérente à la condition psychotique?

Nous tenterons de répondre à cette question en analysant les narrations de personnes réfugiées à Montréal ayant subi des tortures et présentant des symptômes psychotiques, ainsi que les narrations d'un membre de leur

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famille et de leur intervenant clinique et de trianguler ces analyses. Nos questions de recherches ont deux volets: un premier volet phénoménologique et un second portant sur les modèles explicatifs des personnes interrogées: 1. Dans la phénoménologie des symptômes, trouve-t-on un lien direct ou indirect entre le contenu et/ou la forme des symptômes et l’expérience de la torture? 2. Au niveau de la reconstruction du sens, quels sont les modèles explicatifs utilisés par les différents acteurs dans le cadre de la psychose ou du trauma ou des deux? Les acteurs font-ils référence à un modèle unique ou à plusieurs? Enfin, dans quelle mesure les récits des différents acteurs se rejoignent ou divergent-ils?

Ce mémoire présente d'abord une revue de la littérature sur les liens entre trauma et psychose aux niveaux clinique et théorique. La méthodologie est ensuite exposée, suivie des analyses d'entrevues qui sont divisées en analyses individuelles puis transversales. Une discussion conclura ce travail.

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REVUE DE LITTÉRATURE

I. Torture et recherche en psychologie: le syndrome de stress post-traumatique

La recherche sur la torture a été initiée dans les pays Scandinaves et notamment au Danemark, où se trouve le premier centre de recherche et de réhabilitation pour les victimes de torture, le RCT. Les premières études dans ce domaine portaient sur des survivants de camps de concentration, au sortir de la seconde guerre mondiale. Les résultats ont mis en lumière les effets désastreux à long terme de la torture qui, à la surprise générale, se sont avérés être plus graves au niveau psychologique qu’au niveau physique. Les chercheurs ont observé des symptômes tels que: anxiété, troubles de la mémoire, dépression, altérations de la personnalité, cauchemars persistants sur la prison et la torture, difficultés de concentration et, d’un point de vue somatique, fatigue, maux de têtes et perturbations sexuelles (Somnier et Genefke, 1986).

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Ces études sont restées relativement isolées jusque dans les années 70, lorsque Amnesty International a lancé une véritable croisade contre la torture à travers le monde pour rechercher des preuves médicales de tels pratiques ainsi que pour recueillir les témoignages de victimes et des proches. Cette initiative a entraîné un mouvement à large échelle au sein de la communauté internationale et les études sur le sujet se sont multipliées. Il est alors devenu nécessaire de s’accorder sur une définition de la torture. A ce jour, il en existe deux qui soient mondialement reconnues. La Déclaration de Tokyo, formulée en 1975 par les Nations Unies et la World Medical Association définit la torture comme: «les souffrances physiques ou mentales infligées à un certain degré, délibérément, systématiquement ou sans motif apparent, par une ou plusieurs personnes agissant de leur propre chef ou sous l'ordre d'une autorité pour obtenir par la force des informations, une confession ou pour toute autre raison.»

La seconde définition, formulée par les Nations Unies uniquement, en 1984, est la suivante: «Le terme Torture désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d'obtenir d'elle ou d'une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d'un acte qu'elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d'avoir commis, de l'intimider ou de faire pression sur elle ou d'intimider ou de faire pression sur une tierce personne ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu'elle soit, lorsqu'une telle douleur ou de telle souffrance sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s'entend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles. "

Cette définition s’applique uniquement à la torture gouvernementale au sens strict, c’est-à-dire qu’elle requiert que le bourreau soit affilié à un gouvernement. Pour cette raison, nous nous réfèrerons davantage à celle de la World Medical Association. Nous inclurons également dans notre définition de la torture, au sens large, les différentes formes de violences qui peuvent

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survenir dans un contexte de guerre, de persécutions ethniques ou religieuses et qui, si on y est exposé de façon répétée, peuvent être apparentées à de la torture, tels que les bombardements, les attaques armées ou le fait d’assister de force à la torture ou à l’exécution d’autres personnes.

Dans le milieu psychiatrique, notamment dans le DSM, la torture est comprise comme un événement traumatique qui ne se singularise pas par sa nature et l’impact unique qu’il a sur le psychisme. Nous verrons pourtant que plusieurs soutiennent le contraire. La torture résulte chez la victime en un trauma ou traumatisme, notion à laquelle nous nous réfèrerons souvent et qu'il est également important de définir. Au sens psychologique du terme, un trauma est «une expérience émotionnelle douloureuse, ou un choc, ayant souvent des effets psychiques à long terme» (Neufelt, 1988 in Gerrity, Keane et Tuma, 2001).

Le diagnostic qui s’applique dans la majorité des cas de patients ayant vécu un traumatisme est le syndrome de stress post-traumatique, défini par l’American Psychiatric Association, dont les critères sont les suivants: confrontation à un événement traumatique, symptômes d’intrusion, d’évitement et d’émoussement des affects ainsi que symptômes neurovégétatifs (DSM-IV). La plupart des chercheurs et cliniciens s’accordent à dire que le PTSD est un outil descriptif utile pour comprendre les souffrances psychiques des victimes de torture. Cependant, il est tout aussi vrai que le PTSD ne rend compte que d’une partie des symptômes dont ces patients souffrent (McIvor et Turner, 1995). Certains symptômes, associés au PTSD mais considérés comme périphériques et pas nécessaires pour établir le diagnostique de PTSD, sont centraux chez les victimes de torture, tels que les altérations de la personnalité, la culpabilité du survivant et les plaintes somatiques sans causes objectives ou même dans certains cas des symptômes psychotiques. Une autre critique faite au PTSD est l’absence de prise en compte des facteurs culturels. Young (1995), quant à lui, va plus loin en considérant le PTSD comme une création sociale et culturelle qui correspond aux changements de nos conceptions de la mémoire et non comme un trouble qui a toujours existé. Tous ces arguments vont en faveur de la création d’un diagnostic spécifique pour les victimes de

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torture. Les arguments opposés à une telle démarche concernent notamment le risque de pathologiser des réactions naturelles face à un traumatisme d’une telle ampleur, ce qui réduirait à la fois la complexité des problèmes de ces patients et la dimension sociopolitique de la torture qui reste un fléau social dont la responsabilité reste à la charge des différentes instances gouvernementales nationales et internationales.

II. Phénoménologie et sémiologie de la torture:

La torture, au sens étymologique du terme, est l’action de tordre. L’individu torturé est assimilé à un objet dépersonnalisé, assujetti et tordable à merci, jusqu’à ce que sa personnalité et son humanité soient anéanties. Comme le fait remarquer très justement Bessoles (2004),

« le but de la torture n’est pas la mort. C’est de créer l’ultime souffrance, l’extrême limite, la précarité absolue […] En détruisant l’image du corps, en morcelant tout contenu psychique, en réduisant la victime à une certaine animalité, la torture déploie sa logique de crime contre l’humanité. Son but est d’effacer, d’un point de vue anthropologique, le long processus d’hominisation et d’humanisation propre à l’espèce humaine.»

Wiesel (1961), survivant des camps de concentration, décrit son expérience comme la réalisation d’un univers psychotique en ces termes: «Auschwitz, c’est la mort totale et absolue, de l’Homme, de tous les peuples, du langage, de l’imagination, du temps et de l’esprit.»

La confrontation à cette violence extrême bouleverse et défie nos idées les plus fondamentales sur nous-mêmes et le monde qui nous entoure. La croyance d’un monde juste (Lerner, 1980) ou l’impression d’être invulnérable ou simplement la conviction d’avoir une valeur en tant qu’être humain sur cette terre, sont ébranlées.

Ramsay et al. (1993) ont tentés de déterminer les critères qui font que la torture se distingue des autres types de traumatisme à travers des thèmes récurrents que l’on retrouve chez les victimes de torture de manière

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relativement unique: un processus émotionnel incomplet, qu’on retrouve chez les personnes souffrant de PTSD, accompagné de réactions dépressives, de réactions somatoformes, probablement dues à l’expérience réelle de la torture et de dilemmes existentiels qui laissent transparaître l’importance de la quête du sens chez ces patients. Ces aspects du tableau clinique des victimes de torture sont également relevés par Bessoles (2004) qui les organise comme un «tryptique symptomatologique»:

En premier lieu, on observe chez ces patients une symptomatologie d’apparence dépressive, caractérisée par de la tristesse, de l’apathie, un émoussement des affects qui donne parfois l’impression d’une froideur de la part du patient. Cet aspect distancié et presque insensible est interprété par Niederland (1968) comme une «automatisation de l’ego» qui fige tous les affects et engage le patient dans une sorte de déni afin de l’empêcher de tomber dans la psychose. Par ailleurs, Bessoles (2004) note que ces patients semblent parfois très proches d’un état de décompensation psychotique.

Le deuxième aspect important est l’expression somatoforme des symptômes. En effet, les plaintes des patients sont souvent de type physique, même s’ils font référence à une difficulté psychologique. Le cas d’un patient, rapporté par Nathan (1989) qui se plaignait d’avoir mal à la tête chaque fois qu’il essayait de penser, illustre le désordre corporel auquel les victimes de torture sont sujettes. Juhler et Smidt-Nielsen (1995 in Thomsen, Eriksen et Smidt-Nielsen, 2000) ont examiné 50 survivants ayant subis la torture et ont relevé un écart important entre le nombre de plaintes physiques et les problèmes physiques objectifs qu’ils ont trouvé chez ces patients. Selon Jaranson et Popkin, (1998), le stress mental serait perçu comme un malaise physique général, une douleur diffuse amenant des plaintes psychosomatiques sans substrat organique, à l’exception du système musculo-skelétal qui est presque toujours endommagé à long-terme par les tortures infligées. L’importance du corps et de la sensorialité chez ces personnes s’explique, selon Sironi (1991), par les atteintes infligées au corps en termes de transgression des systèmes de sens. En effet, la perception que chaque être humain a de son corps est organisée selon certains principes, tels que ce qui est dedans ou dehors, en haut ou en bas…Ces principes sont violés par des actes de torture, tels que l’introduction

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d’un objet dans un orifice perçu comme «dehors», tel que l’anus ou le fait que l’individu soit attaché la tête en bas pendant des heures. De plus, le corps de la victime peut être utilisé comme un instrument pour sa propre torture, tel que de boire sa propre urine ou de manger ses propres excréments. Certaines technique de torture consistent également à amener la victime à se faire elle-même du mal. Sironi (1991) décrit en détails l’un de ces procédés: «le détenu est immobilisé par une barre derrière les genoux, de manière à ce qu’il soit un peu fléchi. Il ne peut ni s’accroupir entièrement ni se relever. Bien vite, ses jambes faiblissent et ne résistent plus. Il ne peut alors que tomber sur les côtés. Mais à sa droite et à sa gauche, il y a deux plaques électriques chauffantes. S’il tombe, il se brûle. Résister douloureusement ou accroupi ou tomber contre les plaques, dans les deux cas, se faire du mal est obligatoire. Le non-choix est impossible».

A l’opposé, certaines techniques de torture font appel à la privation sensorielle totale. Aucun stimulus visuel ou auditif n’est donné à la victime afin d’augmenter sa confusion et de tordre d’autant plus sa perception et sa pensée. Ainsi, le corps devient lui-même un ennemi, une entité dont il faut se détacher pour éviter la souffrance. Timmerman (1981) rapporte un exemple de dissociation chez un de ces patients: «mon corps ne m’appartenait plus, c’était devenu un légume». C’est également le corps qui finit par trahir la résistance du psychique et qui pousse le torturé à la confession, à la soumission. Bessoles (2004) cite des paroles de survivants qui traduisent ce point de rupture: «mon corps a lâché prise», «j’ai dû sauver ma peau», «le mental pouvait encore tenir…mais mon corps m’a trahi…j’avais trop mal.»

La symptomatologie somatoforme chez les victimes de torture reflète donc la destruction systématique du rapport au corps à laquelle ces patients ont été soumis.

Un troisième aspect mentionné par Bessoles (2004) concerne la dimension psychotique des symptômes que les survivants développent. Crocq (2001) va jusqu'à dire que «toute victime de torture présente des altérations durables du processus identitaire non imputables à une sémiologie de névrose traumatique». S’il apparaît comme évident que toutes les victimes de torture ne développent pas de symptômes psychotiques, une étude clinique menée par

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Bessoles (2004) montre que, sur un échantillon de patients ayant vécu un traumatisme, ceux qui ont développé des symptômes psychotiques avaient tous subi des tortures. Ces symptômes psychotiques se présentaient sous forme de «plages délirantes» dont la durée et la fréquence étaient corrélées à l’intensité, la forme et la durée de l’exposition à la torture. Ces observations semblent suggérer que le traumatisme provoqué par la violence humaine a un impact unique sur le psychisme humain. Cet impact découle du caractère délibéré des violences infligées, ainsi que du fait qu’elles soient perpétrées par un autre être humain, souvent de la même nationalité ou de la même culture que la victime et enfin, de l’objectif même de ces violences, qui n’est pas la mort du torturé mais son avilissement et son anéantissement total en tant qu’être humain. Bessoles (2004) résume ce dernier point crucial de la façon suivante: «la torture procède d’une entreprise délibérée de destruction des liens somato-psychiques à des fins de dépersonnalisation».

Ces liens peuvent être de nature psychiques, familiaux, affectifs, corporels, sociaux, de pensée et culturels.

Le lien psychique est détruit par la réduction de l’individu à sa forme la plus instinctuelle et animal, qui détruit sa capacité de penser. Les liens familiaux sont également sujets à destruction puisque souvent le torturé doit livrer sa propre famille s’il veut survivre. Parfois, comme dans le génocide Rwandais, sous la menace de sévices, il lui est ordonné de supprimer ses proches ou même parfois de les violer. Le lien social est brisé par la déportation, l’isolement et l’intégration de l’autre comme étant fondamentalement mauvais, à travers la relation sadomasochiste que le bourreau établit avec le torturé. Les liens affectifs sont détruits pour des raisons de survie, comme nous l’avons mentionné avec «l’automatisation de l’esprit» de Niederland (1968). Nous nous sommes également longuement étendus sur la destruction des liens corporels. Les liens de pensées sont détruits car la torture est impensable, inconcevable. Au même titre qu’elle défie le langage, elle défie la pensée. De plus, comme Nathan (1989) le fait remarquer, les processus cognitifs ne sont pas indépendants de l’affect, ils sont un contenant pour les émotions et les organisations fantasmatiques. Penser fait mal parce que cela éveille des affects réprimés. Enfin, les liens culturels sont anéantis car, en premier lieu, pour

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pouvoir torturer, le bourreau doit considérer sa victime comme un non-humain. Il doit le déculturer car la culture est un vecteur de sens commun partagé (Sironi, 1991). De plus, la culture occupe une fonction psychologique majeure: éviter la perplexité et la frayeur (Devereux, 1970). Or, c’est exactement l’inverse que les bourreaux veulent obtenir. N’oublions pas que la torture survient dans un contexte politique (Sommier et Genefke, 1986) dont le but avoué est de balayer une société pour la remplacer par une autre. Cela peut impliquer la confiscation des rites, des coutumes, l’interdiction de pratiquer sa religion ou de parler sa langue, la persécution systématique d’un certain groupe culturel ou ethnique. Le but final de la torture à une échelle collective est d’effacer l’histoire et la civilisation présente.

Tous ces liens sont intrinsèquement liés entre eux, car les liens familiaux, sociaux, la capacité de penser et de communiquer sont des outils visant à préserver la civilisation. En coupant la victime de toutes ses racines et de tous ces liens, le bourreau lui enlève son statut d’être humain dans une société d’êtres humains.

III. Sémiologie de la psychose et de la torture: comparaison clinique

1. L'anéantissement du sens

Maintenant que nous avons exploré la sémiologie traumatique relative à la torture, nous pouvons y voir des similitudes frappantes, sans pour autant assimiler les victimes de torture à des psychotiques. Ces similitudes sont également relevées par Werbart et Lindbom-Jakobson (1993). Ces derniers utilisent le terme «morts-vivants» pour désigner à la fois les patients qui souffrent de psychose et ceux qui ont survécu à la torture. Le terme de mort-vivant fait référence à un sentiment d’irréalité rapporté par les patients eux-mêmes. Ce n’est pas tant en référence au monde qui les entoure que ce sentiment existe mais par rapport à eux-mêmes. Werbart et Lindbom-Jakobson (1993) citent plusieurs de leurs patients. Une victime de torture dit:«je me sens glisser de plus en plus loin de la vie, vers quelque chose de sombre. C’est

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comme si j’étais mort alors que je suis vivant». Un patient psychotique qui, lors d’un épisode psychotique avait fait une violente tentative de suicide, déclare qu’«il est difficile de dire à ma famille que je suis mort il y a cinq ans». Il est donc intéressant de voir que, si dans le cas de la torture, le sentiment de devenir «morts-vivants» est déclenché par un événement précis et situé dans le temps, les psychotiques peuvent également se référer à des points de repères temporels.

Les patients psychotiques et les victimes de torture rapportent également un sentiment constant de fin du monde, de catastrophe imminente (Werbart et Lindbom-Jakobson, 1993). Tout se passe comme si la torture ou le premier épisode psychotique signifiait la fin du monde, tel qu’il était avant. Les systèmes de sens s’écroulent, tout ce qui était connu a cessé d’exister et les patients sont ramenés de force à un fonctionnement psychotique de la personnalité, dans lequel ils sont à nouveau entourés de leurs peurs, besoins et fantasmes primaires (Frosch, 1983). Toutefois, le bouleversement des systèmes de sens peut se manifester de manières très différentes et pas seulement à travers une impression de vide mais parfois même, à l'opposé, par une multitude de significations cachées dans chaque chose et chaque action de la vie quotidienne qui finissent par envahir les patients. Cet excès de sens présent dans les idées délirantes et la paranoïa pourrait être interpréter comme une réaction à l'effondrement psychique ressenti.

2. Le trauma: noyau commun

Le lien théorique entre la psychose et la torture serait donc la notion de trauma, définie par Freud (1917, 1940) comme «un trou dans la sphère protectrice […] un saignement interne dans la sphère psychique […] une blessure infligée à l’ego». Anzieu (1985) utilise plutôt la métaphore de la peau psychique qui a été déchirée. Cette métaphore fait d’ailleurs écho avec certains témoignages de survivants, comme celui d’Elie Wiesel (1961) qui, après avoir survécu aux camps de concentration se décrit comme « la peau que le serpent laisse derrière lui et qui ne lui a jamais appartenu». Semprun (1963) écrit également «le plus incroyable, c’est que je me trouve dans la peau d’une

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créature vivante». Ces citations traduisent parfaitement ce sentiment d’être mort-vivant et l’impression d’étrangeté de posséder une enveloppe corporelle vivante alors qu’on se sent mort à l’intérieur. Basoglu et Paker (1995) insistent quant à eux sur le fait que ce n’est pas la gravité de l’événement qui constitue le véritable trauma mais le degré de détresse ressentie. Dans cette optique, ce qui brise les personnes, au niveau psychique, c’est le manque de prédictibilité et de consistance induit par la situation de torture ou par l’épisode psychotique. En effet, selon Lerner (1980) et sa théorie de la croyance en un monde juste, le fait de pouvoir prévoir les choses et de leur attribuer un sens fait partie des besoins fondamentaux de l’être humain. La prédictibilité et la consistance forment la base de la croyance en une justice universelle. Face à une situation qui ébranle cette croyance, les individus vont tenter de se défendre en utilisant différentes stratégies cognitives, telles que le déni. Dans le cas de la torture et de la psychose, la croyance en un monde juste et cohérent est trop fortement ébranlée pour que ces stratégies fonctionnent. C’est pourquoi l’individu s’écroule. La seule façon de retrouver l’équilibre est de reconstruire le sens perdu. C’est un processus long et difficile, comme en témoignent Werbart et Lindbom-Jakobson (1993) et d’autres cliniciens.

La différence, selon Werbart et Lindbom-Jakobson (1993), entre le trauma induit par la torture et celui induit par la psychose est son origine. Dans la torture, le trauma serait externe et dans la psychose, interne.

Green (1983) décrit le trauma de la torture et la régression psychotique qui en découle en ces termes: «le monde interne du prisonnier est envahi de dehors et il est forcé d’agir ses conflits archaïques internes». Green pointe ici le fait que la régression au fonctionnement psychotique de la personnalité est, dans le cas des victimes de torture, orchestrée par les bourreaux qui instaurent avec la victime une relation très proche de celle que le nouveau-né a avec sa mère à la naissance et qui se caractérise par la dépendance totale. Cependant, dans la relation mère-enfant, si elle est fonctionnelle, la mère devient le bon objet. En prenant soin de l’enfant et en l’aidant à atteindre son autonomie, elle lui inculque une conception positive des relations et développe la confiance de base de l’enfant, qui lui permettra d’établir des relations avec d’autres personnes plus tard mais aussi de développer une conception positive de

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lui-même et du monde qui l’entoure en général. Lorsque l’on comprend toute l’importance de cette première relation et du premier objet qu’est la mère, on peut concevoir en quoi la réactivation forcée de ce stade de développement peut être menaçante pour les fondements de la personnalité de la victime. Car le bourreau, en privant la victime de toute forme de contrôle et en exerçant sa toute-puissance sur elle, remplace le bon objet qu’était la mère par un mauvais objet persécutoire. La confiance de base de la victime est détruite et avec elle, le monde des droits humains et de la sécurité physique. Grubich-Simitis (1981) paraphrase Freud (1933) pour résumer le but de la torture: «là où il y avait de l’ego, il y aura désormais du ça».

Pour les patients psychotiques, le trauma ne vient pas que de l’extérieur mais aussi de l’intérieur. Mais leur vécu subjectif est très proche des victimes de torture. Certains patients décrivent d’ailleurs leurs expériences psychotiques comme de véritables tortures. Cependant, Werbart et Lindbom-Jakobson (1993) parlent de libidinisations primaire et secondaire pour distinguer les patients psychotiques des victimes de torture. Pour ces dernières, la relation avec la mère a établi une confiance de base qui serait saccagée après coup sous l’expérience de la torture. Pour les patients psychotiques, la confiance de base n’aurait pas pu être établie dès le départ. Cette interprétation, issue de la tradition psychanalytique, est loin de faire l’unanimité aujourd’hui car elle est trop culpabilisante pour les mères d’enfants psychotiques, qui ne montrent pas systématiquement de stratégies communicatives pathogènes. Nous nuancerons donc le poids accordé à ce facteur par Werbart et Lindbom-Jakobson, sans pour autant nier une perturbation au niveau relationnel chez ces patients. De plus, les conflits primaires sont communs à tous les individus. C’est leur impact dysfonctionnel sur la vie psychique de l’adulte qui varie. Chez les victimes de torture, ces conflits peuvent être utiles aux bourreaux. Un exemple rapporté par Werbart et Lindbom-Jakobson (1993) est celui d’un jeune homme dont la mère était la figure dominante de la famille. Durant son adolescence, il était partagé entre son désir de s’affirmer parmi ses frères aînés et sa loyauté envers sa mère. Sa confusion était d’autant plus grande qu’il avait eu des expériences homosexuelles et qu’il s’interrogeait sur sa sexualité. Pendant sa détention, il rapporte avoir assez bien résisté à ses bourreaux. On lui

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demandait entre autres de dénoncer sa mère et il a soudain ressenti le désir de la livrer, sachant qu’elle serait exécutée. Dans le cas de ce patient, c’est cet épisode qui a constitué le vrai trauma car il s’est senti coupable de son impulsion meurtrière envers sa mère et s’est dès lors interdit toute possibilité de sortir de cette culpabilité pour expier sa faute. La situation de torture a donc réactivé son ambivalence par rapport à sa mère et l’a amplifiée jusqu’à un point pathologique.

3. En thérapie: les Abysses

Werbart et Lindbom-Jakobson (1993), en évoquant leurs difficultés à établir une relation en thérapie, du fait que leurs patients se refusent à entrer en relation avec eux et s’isolent, s’en remettent à cette différence dans l’origine du trauma pour expliquer cette tendance à l’isolement. Selon eux, les victimes de torture veulent éviter de rentrer dans des relations sado-masochistes comme celle qu’ils ont vécue tandis que les patients psychotiques évitent et détruisent toute forme de relations. Nous nuancerons ce dernier point car, plutôt que de les éviter ou de chercher à les détruire, il semble que les patients psychotiques éprouvent de la difficulté à initier et à maintenir les relations avec les autres. En thérapie, le trauma peut être réactivé et faire remonter à la surface des émotions trop fortes. Grotstein (1991 in Feragut et Bocher, 2002) remarque que les patients se défendent alors contre ces émotions en créant un «trou noir», qui se traduit chez les psychotiques par une nouvelle crise et chez les victimes de torture davantage par des états autistiques. Les émotions liées au trauma sont difficilement accessibles car elles sont encapsulées dans ce que Abraham, Törok et Pankejeff (1976) nomment le «noyau mort». Ils le décrivent comme un cocon «qui contient les cadavres des objets et des parties du soi perdus». Ce noyau mort est paradoxalement la partie la plus vivante du soi. Chez les victimes de torture elle s’exprime souvent par des symptômes hystériques et des douleurs chroniques. Selon Freud (1912), les tentatives

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répétées d’agir le trauma ont pour but de récupérer les aspects perdus du self et de reconstruire le monde du sens. Il interprète les délires psychotiques comme faisant partie de ces tentatives. Le trou noir survient lorsque la restauration du sens échoue.

Wilson (2006) utilise la métaphore des Abysses pour décrire l’expérience traumatique extrême et en expliciter les conséquences sur les systèmes de sens.

L’expérience des Abysses ne caractérise pas tous les types de traumatismes. Selon Wilson (2002 in Wilson 2006), elle implique la confrontation avec le mal absolu, le spectre de la mort ou de l’annihilation physique ainsi que le sentiment d’être seul dans l’univers, abandonné par Dieu et les hommes. Elle représente le pôle négatif de toutes les expériences humaines, l’équivalent de l’enfer dans les représentations religieuses Judéo-chrétiennes. Wilson (2006) l’assimile à un «trou noir psychologique», en référence aux trous noirs dont parlent les astronomes, une force magnétique qui aspire et concentre toutes les expériences négatives possibles. Notons que la métaphore de Wilson est très proche de celle de Grotstein (1991), le trou noir de Grotstein pouvant être perçu comme une répétition de trou noir vécu au moment de l’expérience des Abysses. L’un des aspects centraux de ce phénomène est qu’il défie toutes les lois et significations à un niveau qui englobe tous les systèmes de sens auquel l’être humain a accès et que Wilson (2004) qualifie de cosmique. L’expérience des Abysses est subjectivement vécue comme la fin de la vie: «la force des Abysses submerge les émotions et son pouvoir menace d’anéantir l’âme […] il peut y avoir une perte de l’identité, de la continuité, de l’autonomie, du lien signifiant aux autres, de la cohérence du soi et des états de labilité émotionnelle extrême, pendant et après l’expérience des Abysses. Pendant cette expérience, l’être humain prend conscience de la fragilité de sa structure psychique, il prend conscience que l’essence de son être, telle qui la connaît, peut à tout moment se désintégrer et se dissoudre dans le néant.» (Wilson, 2006)

On peut sans difficulté affirmer que la torture comme la psychose font partie des traumatismes pouvant générer l’expérience des Abysses puisque, selon Lindy et Lifton (2001) la torture provoque la perte totale du soi, la dissolution

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des composants structuraux internes. Wilson (2006) à travers sa métaphore des Abysses, crée une réalité alternative, une sorte de miroir du monde avant la torture ou la crise psychotique, dans lequel tout est inversé. Cette forme d’inversion, nous l’avons mentionné, est systématique dans la torture (Sironi, 1991).

La perte du sens dans les traumas extrêmes dans lesquels nous avons inclus la torture et la psychose est l’élément qui démontre le plus clairement qu’un trauma n’est jamais indépendant de la culture. Paul Jacques (2001) fait remarquer, à juste titre, que la dimension symbolique du monde ne se construit pas individuellement. La culture est le support de la vie psychique, comme le montrent les conditions qui forment la constitution de tout sujet (Kaës, 1997): 1. tout individu doit pouvoir s’inscrire dans un espace et s’y enraciner, 2. tout individu doit pouvoir nouer des liens avec d’autre individus, en particulier dans les premiers temps de la vie (lien primordial à la mère), 3. ces liens sont régis par des règles qui assurent la continuité du lieu et celle du sujet, 4. la vie psychique commence avant la naissance, dans le discours et la pensée des parents envers l’enfant, l’enfant doit être inscrit dans le langage avant de savoir parler («le trésor des signifiants») et 5. les interdits fondamentaux, les lois et mythes fondateurs sont la condition ultime qui sépare l’Homme de l’animal et rend la vie psychique possible.

La torture, par sa visée de destruction du lien social, détruit en même temps toutes les conditions qui permettent à l’individu de reconstituer sa condition de sujet. Cette reconstruction doit donc passer par la restauration du lien social. La quête du sens suite à un trauma extrême n’est pas donc pas de nature individuelle mais collective et la réponse du corps médical aux patients qui ont subi de tels traumatismes devrait prendre en compte cette dimension collective. Le PTSD, selon Jacques (2001), est une entité nosologique qui néglige la nature collective du trauma. Elle provient d’une psychiatrie qui elle-même a pour objectif de s’affranchir de la culture et d’atteindre une objectivité et une universalité qui est tout simplement incompatible avec l’essence même de l’humain. Bibeau (2000) réfute cette conception en proclamant que «toute psychiatrie est psychiatrie culturelle […] toute psychiatrie est d’abord psychiatrie sociale et communautaire parce que l’individu pris isolément, sans

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son enracinement social et familial n’existe pas. Enfin, toute psychiatrie est politique […] car nos référents idéologiques qui sous-tendent nos pratiques sont inséparables du contexte dans lequel nous intervenons» Il ajoute que «la guerre n’est pas une expérience privée, c’est d’abord une expérience collective. Dans les situations de violence sociale, la souffrance n’est pas vécue comme interne, mais avant tout comme rupture de l’ordre social et moral.» Ses positions rejoignent celles de Jacques (2001) quant à la nature essentiellement collective du trauma résultant de la torture, de ses dimensions sociale et politique. Cette dernière dimension n’est pas aussi évidente dans la psychose, puisqu’il ne s’agit pas d’un trauma subséquent à un acte de violence extérieur. Cela dit, la psychose n’est pas non plus indépendante de la culture, comme nous nous apprêtons à le voir.

IV. Les facteurs culturels : la reconstruction du sens

1. La perte de l'évidence naturelle et la quête de sens

Etre psychotique, selon Lucas (2004), c’est être «en dehors de la culture», dans le sens d’être en marge du contexte social et culturel dans lequel on a grandi. Cependant, le fait que la personne psychotique se distance de la réalité telle qu’elle est perçue et interprétée par ses semblables ne signifie pas qu’elle s’en détache complètement, au contraire. Les travaux de Kirmayer, Corin et Jarvis (2004), dans le domaine de l’introspection chez les psychotiques appuient ceux de Ross et Nisbett (1991) selon lesquels les individus construisent leur savoir et interprètent le monde qui les entoure en se basant sur leur expérience sociale. La culture est le filtre au travers duquel nous organisons nos perceptions et nos interprétations sous forme de narrations. Or, chez un patient psychotique, cette capacité est altérée et le système de sens de l’individu s’en trouve fortement perturbé (Hoffman, 1986). Tellenbach et Amsler (1983) décrivent la psychose comme un phénomène qui affecte la qualité atmosphérique du monde. Elle affecte la perception et infiltre les relations avec soi-même et les autres (Corin, Thara et Padmavati, 2004). Cela entraîne une altération de la capacité à manifester ses émotions, à s’exprimer

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par le langage et à réaliser les tâches du quotidien. Cette altération de l’expérience se caractérise dans les premiers stades de la schizophrénie par un sentiment de peur ou même de terreur globale et inexplicable, la peur du vide, de tomber dans un monde sans repères stables ainsi qu’une impression de mort imminente. Le monde alentour se teinte également d’un aspect hostile et menaçant. Les autres sont appréhendés avec méfiance et incertitude contrairement au patient qui a l’impression d’être transparent pour eux et qu’ils peuvent percer ses pensées. En revanche, il a beaucoup de difficultés à savoir ce qu’ils pensent ou au contraire interprète leurs actions comme étant dirigées contre lui et cherche un sens caché à leurs paroles. Les frontières personnelles sont également perçues comme poreuses et le patient ressent une impression corporelle de dissolution ainsi qu’une importante confusion. Ce qui est attaqué, c’est la substance même du soi. Le patient ne peut plus déterminer son existence et former une image de lui-même. La perte du sens engloutit jusqu’à l’essence de son identité. En réaction à ce bouleversement, il devient alors vital pour le patient psychotique de s’engager dans une démarche de reconstruction du sens. Il est important de noter que la description que nous venons de donner des altérations de l’expérience dans la psychose pourraient induire le lecteur en erreur en laissant entendre qu’il existe une expérience psychotique typique. Or, il n’en est rien, chaque individu expérimente et ressent ces altérations de manière différente et les patients ne relatent pas leur expérience en ces termes de façon systématique. De la même façon, certains patients ont trop peur ou sont trop fragiles pour s’engager activement dans une quête de reconstruction du sens en thérapie.

Le sens est tout aussi crucial pour les victimes de torture que pour les patients psychotiques. Frankl (1970 in Elsass, 1997) raconte son expérience dans les camps de concentration et en observant les autres prisonniers, il découvre que ce n’est pas l’état de santé physique qui détermine la survie dans ces camps mais la capacité à donner un sens à ses souffrances et à sa vie. Plus tard, dans sa pratique clinique, il apportera une attention particulière à la restitution du sens.

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Blankenburg (2001), partisan d’une approche phénoménologique des troubles mentaux et de la psychose en particulier, a beaucoup écrit sur l’altération du sens commun en psychopathologie. Ce qu’il appelle sens commun est un concept encore peu défini, qui fait référence au sens du jugement, à la capacité d’interpréter les choses de façon adéquate et de distinguer ce qui est évident et ce qui ne l’est pas. La définition qu'en donne le dictionnaire est une «faculté mentale ordinaire» qui se rattache à la façon dont nous appréhendons la réalité, selon un cadre d’interprétation culturellement formaté. C’est une faculté que tout individu devrait posséder. En effet, on peut trouver son équivalent dans toutes les cultures, même si sa forme, son contenu et son intensité varient (Natanson, 1963). Dans le cas de la schizophrénie, Blankenburg (2001) parle précisément d’une altération du sens commun qu’il appelle aussi la «perte de l’évidence naturelle», qu'on peut aussi appliquer aux victimes de torture. Ce phénomène affecte les activités pratiques et sociales de la vie quotidienne tandis que la capacité de jugement et la logique peut être préservée lorsque l’individu s’engage dans une discussion théorique. Il en résulte une perplexité devant les choses et événements qui semblent naturels pour la plupart des gens. Fish, Shapiro et Campbell (1966) parlent d’un fonctionnement cognitif caractérisé par le principe de sur-inclusion, c’est à dire l’incapacité de distinguer ce qui est pertinent de ce qui ne l’est pas. Cette concentration excessive sur les aspects évidents et périphériques entrave le fonctionnement cognitif, notamment dans les relations interpersonnelles. Une autre altération dans ce domaine est notée par Kuhn (1943 in Grenouilloux, 2005) dans la capacité d’empathie. Chez des patients maniaques, on peut également constater une perte de tact puis de honte ainsi qu’une incapacité à se plier aux règles des relations interpersonnelles qui, selon Conrad, constitue un signe précurseur de la schizophrénie.

Sass et Parnas (2002) se sont également penchés sur la perte du sens commun, qu’ils considèrent comme un aspect central de l’expérience des patients schizophrènes. Dans une perspective phénoménologique, ils conçoivent la schizophrénie comme un trouble du self qui comporte deux facettes. La première concerne justement cette augmentation de la conscience des choses qui semblent évidentes ou plutôt devraient sembler évidentes. Le second

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aspect concerne la diminution de la capacité à se percevoir comme un sujet conscient. Parnas, Jansson, Sass et al. (1998) ont recueilli les témoignages de nombreux patients schizophrènes qui rapportent une altération claire bien que difficile à décrire de la façon dont ils se perçoivent eux-mêmes: «Ma vie personnelle à la première personne est perdue et remplacée par une perspective à la troisième personne». Moller et Husby (2000) ont également recueilli le même genre de commentaires: «Je ne me sens plus moi-même», «Je perds contact avec moi-même» ou même «je suis en train de devenir inhumain». Leur sens du self est affecté de façon importante et leur perception des objets qui les entourent perd également de sa stabilité (Sass et Parnas, 2002). Le terme de Blankenburg, «perte de l’évidence naturelle», prend tout son sens, puisque le schizophrène perd tout repère stable, tant vis-à-vis de lui-même que du monde qui l’entoure.

Erikson (1980) situe l’origine du sens commun dans la petite enfance. Sa construction serait parallèle à celle des relations interpersonnelles et dépendrait de cette dernière, dont dépend également l’établissement de la confiance fondamentale. Le sens commun serait donc altéré dès l’enfance, à travers l’échec de la construction du bon objet, la mère. La question qui se pose est que, si le sens commun est altéré dès l’enfance, pourquoi cette altération se manifeste-t-elle si tard dans le développement? Certes, Sass et Parnas (2003) rapportent les résultats d’une étude de Hartmann, Milofsky, Vaillant et al. (1984) qui montrent qu’un manque de cohérence narrative dans la description historique de soi ainsi que des frontières du soi poreuses sont des perturbations qu’on trouve chez les enfants qui développeront une schizophrénie dès l’âge scolaire. Cela dit, l’âge moyen du premier épisode schizophrène se situe à la fin de l’adolescence, le passage à l’âge adulte constituant le premier test du sens commun car l’individu se retrouve pour la première fois livré à lui-même et indépendant.

2. Des modèles explicatifs à la quête de sens:

En 1980, Kleinman a introduit la notion de modèles explicatifs afin de décrire les croyances des patients quant à la cause de leur maladie et la nature de leurs

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symptômes, basées sur leur savoir culturel et leur expérience personnelle. Cependant, ce concept de modèles explicatifs est mal adapté à la réalité des patients psychotiques qui, souvent, n’ont pas d’explication claire à fournir concernant la cause de leurs problèmes. Plusieurs explications peuvent cohabiter dans l’esprit de ces patients. De plus, Kleinman ne rend pas compte de la nature dynamique du savoir culturel. Celui-ci ne consiste pas en une liste de propositions mais en un réseau dynamique et interactif (Kirmayer, 1992), qui n’agit pas seulement du niveau collectif au niveau individuel mais également du niveau individuel au niveau collectif. Obeysekere (1990) parle du travail de la culture comme de la façon dont les symboles collectifs sont retravaillés par l’individu en fonction de ses conflits intrapsychiques et de son expérience personnelle. Ce travail de la culture prend une dimension encore plus pertinente lorsque l’on aborde la psychose du fait du bouleversement du système de sens qui en résulte. Ortigues , Zemplini et Andras (1968) décrivent également la culture d’une façon hétérogène, comme composée de chaînes de sens associatives qui sont mobilisées de différentes façons en fonction des individus. Les patients psychotiques vont par exemple pouvoir utiliser certains éléments de ces chaînes associatives qui ont une résonance particulière avec leur propre expérience. Cependant, la façon dont la culture constitue un outil dans la quête de sens des patients psychotiques diffère selon le type de culture. En effet, dans les sociétés pluralistes, en majorité occidentales, les valeurs prônées ont trait à l’individualisme et ne présentent pas d’explications toute faites de type religieux ou ésotériques à fournir au patient. Cette absence de modèle disponible lui permet en revanche de construire ses propres modèles en faisant des emprunts à différentes religions ou philosophies, en adaptant ou en manipulant des concepts pour expliquer son expérience. Les patients s’attachent fréquemment à des symboles religieux empruntés davantage à des courants religieux marginaux qu’à des religions mondialement établies car ces symboles alternatifs répondent au besoin de flexibilité des patients. Le symbole culturel ne doit pas imposer d’ordre ou de signification préétablie. En revanche, dans beaucoup de cas, ce modèle reste propre au patient, il n’est pas validé par la collectivité et reste donc très fragile. Souvent, le patient va s’isoler socialement afin de préserver une certaine stabilité de son système de

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sens. Ce processus de «bricolage» (Corin, 1990) est plus ou moins accepté dans des sociétés pluralistes mais dans les sociétés traditionnelles, qui prône des valeurs collectivistes, les systèmes religieux ou surnaturel sont davantage tolérés car validés par la collectivité. Selon Sartorius (1992), le fait que le patient aie accès dans les sociétés traditionnelles à des systèmes de sens alternatifs faciliterait l’intégration sociale et expliquerait le meilleur pronostic des patients psychotiques dans les pays en voie de développement.

3. La quête de sens: phénomène collectif

La quête de sens ne se limite pas aux symptômes et à la maladie mais englobe la recherche du sens général de la vie (Corin et al., 2004). Les patients ont tendance à chercher plus profondément dans leur vie et à décortiquer tous les événements qui pourraient expliquer ce qu’ils vivent. Ceci n’est pas étonnant si l’on considère que c’est tout le système de sens du patient qui est bouleversé et pas seulement une partie reliée aux symptômes.

Pendant son travail en Inde et à Montréal, Ellen Corin (2007) a également constaté que cette quête de sens ne concerne pas que le patient mais également sa famille, son entourage. Cependant, en fonction de la position de l’individu par rapport à la psychose, différents aspects de la culture semblent être valorisés, et ce quelque soit la culture en question. Cet aspect collectif de la recherche de sens a été étudié de façon plus spécifique par Gauthier, Corin et Rousseau (2008). Dans leur étude intitulée «Psychose et Culture: le rôle d'espaces de négociation (patients-familles-intervenants) dans le rapport aux services», les auteurs explorent la rencontre clinique dans un contexte interculturel avec des patients en début de psychose. Leur objectif est «d'examiner systématiquement les manières différenciées dont les [trois catégories d'acteurs] identifient et perçoivent les symptômes, leur donnent sens et y réagissent». Elles mettent ainsi en relief les ressemblances et divergences entre les perspectives des patients, de leur famille et également de

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leur intervenant, psychiatre ou travailleur social. La confrontation de ces trois regards permet d'explorer la place de la culture-celle du patient comme celle de l'intervenant-dans la perception et l'interprétation de la psychose. Ces différents travaux menés par Corin reflètent les multiples facettes de la recherche de sens. Tandis que le but du patient est plutôt de retrouver des repères stables et de réorganiser son expérience, les proches ont pour objectif de réintégrer le patient dans un cadre socioculturel partagé (Corin, 2007). Retrouver du sens permet donc de reconstruire des espaces personnel et interpersonnel au sein desquels une vie normale serait possible. Cette reconstruction se fait pour chacun des acteurs impliqués, qu'ils soient issus du milieu médical ou de la famille et met en scène des décalages de perspectives. En effet, Gauthier et al. (2008) ont observé un «décalage important entre les visions des patients et de l'entourage et celle des intervenants […] quant à la place et à l'implication de l'histoire traumatique». Il semblerait que les patients accordent une place dominante au traumatisme, au détriment d'un modèle plus traditionnel, tandis que les intervenants se montrent plus hésitants quant à leur interprétation. Notons cependant que l'analyse effectuée dans l'étude originale porte sur la psychose et non sur les interactions entre psychose et torture.

Ces décalages peuvent cependant et doivent se négocier dans l'espace clinique car ils procèdent tous du même besoin de donner une signification à ce qui se produit. Nous nous permettons d'insister sur ce point car notre recherche est un prolongement des travaux de Gauthier, Corin et Rousseau (2008), tant au niveau théorique que méthodologique. Nous préciserons les aspects méthodologiques plus tard mais, au niveau théorique, il est certain que la triangulation des perspectives dans la recherche de sens est un enjeu important dans notre recherche.

En résumé, la quête de sens implique de faire des liens avec des significations et des traditions culturelles diverses qui vont permettre d’apporter une légitimité à l’expérience psychotique, de donner au patient et à son entourage des points d’ancrage collectifs et de lui fournir des nouveaux modèles pour organiser son expérience (Kirmayer, Corin et Jarvis, 2004).

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V. Les facteurs culturels: la phénoménologie

1. Culture de la honte et culture de la culpabilité

La culture est également impliquée dans la phénoménologie de la psychose, du trauma, et des maladies mentales en général. Elsass (1997), définit deux types de cultures différentes: la culture de la culpabilité, qu’on peut appliquer aux sociétés occidentales et la culture de la honte, qui regroupe les sociétés Arabes et Orientales. Cette distinction est équivalente à celle faite par Kirmayer, Corin et Jarvis (2004) entre les sociétés pluralistes et traditionnelles. Elle se fonde sur le rapport entre les individus dans les sociétés. Dans une culture de la honte, l’individu dépend davantage du regard des autres. Le code qui régit ces sociétés est celui de l’honneur et de la famille. Le fait de défendre sa réputation, celle de sa famille et par extension, celle de son pays est un devoir. Benedict (1979) a observé qu’au Japon, l’individu qui a subi un affront ne ressent pas de tension interne si sa faute n’est pas connue des autres. En revanche, si c’est le cas, la seule façon de soulager sa honte sera la restauration de son honneur. A l’opposé, dans une culture de la culpabilité, le code qui régit la société est celui de la justice et de la morale individuelle. La tension interne se fera donc sentir que l’affront subi soit connu ou pas et un des moyens de soulager l’individu sera la confession. Cette différence a des implications cliniques importantes car une victime de torture pourrait s’offusquer qu’un thérapeute lui demande de raconter son expérience. Cela ne ferait qu’amplifier sa honte.

Shehadeh (1991) observe une différence entre les deux cultures dans les symptômes de la dépression. En effet, dans une culture de la culpabilité, on trouve davantage de dépression introvertie, de tentatives de suicides, de mauvaise conscience et de manque de confiance en soi. En revanche, dans une culture de la honte, il y a davantage de somatisation, moins de suicides mais plus d’actions extraverties dont le but est de donner une bonne image de soi à sa famille et à la société. Bien sûr, il est important de nuancer ses propos car les deux code famille/honneur et justice/morale individuelle sont présents dans les deux types de sociétés, mais sous différentes formes. Dans la culture de la

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honte, par exemple, une femme qui a subi un viol est atteinte à la fois dans sa vertu et dans son honneur. La vertu est relative au domaine du privé tandis que l’honneur tient du domaine public. Si l’annonce du viol ne passe pas les frontières de la famille proche, elle aura perdu sa vertu mais pas son honneur et, par conséquent, elle ne sera pas mise au ban par sa famille ou la société et ne sera pas exposée à la honte. Shedaheh (1991) cite un proverbe islamique qui exprime cet écart entre privé et public: «un pêché caché est aux deux tiers pardonné».

Enfin, Kleinman et Good (1985) relèvent quelques exceptions, comme la philosophie bouddhiste. Dans le Bouddhisme, la souffrance et le désespoir sont perçus comme le lot quotidien de l’être humain et la seule façon d’atteindre le salut et la transcendance est de reconnaître et d’accepter cette souffrance (Elsass, 1997). L’expérience de la torture pourra donc être dépasser plus facilement dans ce contexte de normalisation de la souffrance.

Drozdek, Turkovic et Wilson (2006) évoquent également les aspects de honte et de culpabilité dans ce qu’ils nomment la structure du self post-traumatique. Pour ces auteurs, le sentiment de honte exprime un conflit entre le soi idéal et le soi réel. Le but de la torture est de déshumaniser la victime, de la réifier. L’individu est privé de son statut de sujet et réduit au rang d’objet, ce qui atteint gravement son estime de soi. Le sentiment de culpabilité implique au contraire que la victime se perçoive comme un sujet responsable de ses actes. Les victimes de torture ressentent souvent la culpabilité du survivant et s’interroge sur les raisons pour lesquelles ils ont été épargné. La honte les conduit plutôt à s’interroger sur leur propre droit d’exister (Janoff-Bulman, 1985). Ces deux sentiments coexistent mais la prédominance de la honte est fonction de la culture à laquelle la victime appartient (Wilson et Drozdek, 2004).

VI. Trauma et Psychose: comment faire le lien?

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Le développement des neurosciences a beaucoup dirigé les recherches sur l’origine de la schizophrénie vers les facteurs génétiques et les aspects neurobiologiques en négligeant les types d’influence environnementale tels que les relations familiales ou encore le trauma. Pourtant, de nombreuses recherches ont établi un lien très clair entre la psychose et le trauma. Read et al. (2005) ont résumé cette idée par la phrase suivante: «Il n’y a pas besoin d’avoir une prédisposition génétique pour développer une psychose. Des choses horribles peuvent nous arriver et nous rendre fous». La formule de Read est sans doute excessive mais ses travaux, entre autres, ont ouvert la porte à un nouveau courant de recherche sur les liens entre trauma et psychose. Bebbington et al. (2004) décrivent un risque accru de développer une psychose chez des victimes d’abus sexuels durant l’enfance, de discrimination ou autres victimisations. Une autre étude de Mueser et al. (1998) montre que les patients psychotiques ont très souvent une histoire de traumatisme dans leur passé qui peut d’ailleurs perdurer au cours de l’évolution de la maladie. Les mêmes auteurs, en 2002, rapportent que 30 à 40% des patients qui souffrent de psychose chronique ont également les critères pour le diagnostic du PTSD. Cependant, il est intéressant de noter que ces taux sont nettement plus bas chez des patients avec une psychose non-affective, telle que la schizophrénie que chez des patients souffrant de psychose dite affective, c’est-à-dire avec une dépression comorbide ou un trouble bipolaire. Notons cependant que ces résultats ne concernent qu'un substrat de patients rapportant une histoire traumatique. Mueser et al. (2002) ne trouvent pas de corrélation entre trauma et psychose chez plus de 60% des patients. Toutefois, lorsqu'un traumatisme est rapporté, les études les plus consistantes montrent qu'il est fortement corrélé avec la sévérité de la psychose mais pas avec la psychose elle-même, ce que Read (1997) appelle le dose effect.

D’autres études concernent des aspects plus spécifiques de la psychose et montrent que chez des victimes d’abus sexuels durant l’enfance, le contenu de certains types de symptômes positifs, tels que les hallucinations (Read et al., 2003) et les délires paranoïaques (Famularo et al., 1992) est fortement lié au traumatisme. Read et al. (1999) montrent que chez ces patients 54% des symptômes possèdent un contenu relié à la nature de l’abus. Read (2005)

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constate également que lorsque le contenu des symptômes semble lié de façon évidente à un traumatisme, les hallucinations ne sont plus considérées comme des symptômes psychotiques mais comme des «hallucinations dissociatives» ou «réminiscences du trauma» et le diagnostic devient PTSD ou trouble dissociatif. Or, peu de patients laissent transparaître dans leurs manifestations psychotiques un lien aussi net. Cela ne signifie pas pour autant que le traumatisme ne joue aucun rôle dans leur psychose. D’ailleurs, Briere (2002) décrit les hallucinations comme des processus mentaux utilisés par les patients pour tenter d’intégrer un événement traumatique et le fait que beaucoup d’entre elles ne soient pas des réminiscences du trauma est lié à une façon de se protéger. De la même façon, Freeman et al. (2002) établissent un parallèle entre la paranoïa et l’hypervigilance (symptôme du PTSD), qui seraient deux types de réaction à une menace induite par un événement traumatique. Les travaux de Read sur la possibilité d'un lien causal entre trauma et psychose ont été confirmés par Shevlin et al. (2007) qui ont montré que les abus physiques dans l'enfance prédisent significativement le développement d'une psychose. Leurs résultats appuient l'hypothèse selon laquelle le traumatisme dans l'enfance altérerait le développement neurobiologique, ce qui favoriserait la probabilité de développer un trouble psychotique plus tard. La notion d'interaction entre les facteurs biologiques et psychosociaux est également formulée dans le «neural diathesis-stress model» qui prend le contrepied chronologique de l'hypothèse de Shevlin, en définissant le trauma comme un facteur de stress qui agirait sur une vulnérabilité préexistante et jouerait le rôle de déclencheur ou d'amplificateur des symptômes, mais uniquement chez les personnes vulnérables à la base (Jones et Fernyhough, 2007). Dans ce modèle, le trauma change de statut et de cause possible, il devient facteur d'influence. Les relations entre trauma et psychose sont complexes et diverses théories ont été avancées quant à la nature de ces liens. Nous venons de voir l'une d'entre elles concernant la possibilité d'un lien causal direct ou indirect entre des abus subis dans l'enfance et le développement d'un trouble psychotique. Une autre approche consiste à concevoir la psychose comme un traumatisme en elle-même.

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2. La psychose comme trauma

L’expérience psychotique en elle-même comprend des aspects traumatisants, tels que l’impression d’être contrôlé ou puni, les hallucinations visuelles, l’impression d’être suivi, les croyances selon lesquelles les autres peuvent entendre nos pensées. Selon Shaw et al. (2002), ces symptômes psychotiques sont fortement associés au PTSD. Larkin et Morrison (2006) évoquent le cas d’une patiente qui croyait que sa mère était en train d’être torturée et qu’elle pouvait entendre ses cris, ce qui était un véritable traumatisme pour elle, du point du vue psychique. Le traumatisme dans la psychose est souvent lié à la nature bienveillante ou malveillante des symptômes, comme des voix que le patient entend mais également aux croyances que le patient forme par rapport à ses symptômes. Dans le cas de cette patiente, c’est sa croyance selon laquelle les cris qu’elle entend sont ceux de sa mère qui est traumatique. Il ne s’agit donc pas d’un traumatisme objectif, délimité dans le temps mais d’un traumatisme subjectif répété. Les patients psychotiques, sans avoir nécessairement vécu une atteinte réelle de leur intégrité physique vivent quotidiennement une atteinte de leur intégrité psychique. Ce facteur traumatique n’est d’ailleurs pas compris dans la définition du traumatisme qui précède le diagnostic du PTSD (Shaw et al., 1997).

L’hospitalisation peut également constituer une expérience traumatisante pour un patient psychotique. En effet, un rapport de l’EPPIC (Early Psychosis Prevention and Intervention Centre) en 2000, contient de nombreux témoignages de patients qui rapportent avoir beaucoup souffert de l’isolement, de la sur-médication, des limites strictes qui leur étaient imposées, certains ont été attachés ou enfermés dans des chambres spéciales, sans aucun contact avec l’extérieur. Dans ces conditions, une patiente dit qu’elle a cru ne jamais être autorisée à revoir sa famille. Cusack et al. (2007) rapportent également que les patients psychiatriques sont plus fréquemment victimes de violence et d'abus, à travers la retraumatisation que les conditions d'internement impliquent mais également à cause des stigmas sociaux dont ils sont l'objet.

Références

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D’autres  personnes  sont  psychotiques  pendant  plus

ensemble de symptômes paranoïdes + délire + hallucinations avec personnalité et cognition préservées. majorité de femmes

On y retrouve la « schizophrénie » et les « troubles schizophréniformes », le « trouble bipolaire », les « troubles délirants » (anciennement, délires chroniques

Pour envisager le temps vécu dans la psy- chose comme un outil clinique de l’entre- tien, il faut ainsi l’appréhender à travers les autres temps vécus (celui du soignant et celui

L'esprit de Caïn, Brian de Palma USA 1992. Thématique : Psychanalyse