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6. Le rôle des axes de circulation : une réflexion méthodologique

6.6. Analyse des flux de haches en jades alpins : un cas d'étude à l'échelle européenne

6.6.4. Analyse de la structure du réseau : objectifs et principes

L’image qui se dégage des cartes de répartition et des contextes de dépôt est celle de sociétés fortement inégalitaires où la sphère des échanges était contrôlée par les puissants. La structure du réseau de circulation des jades reflète non seulement l’organisation des transferts mais également l’attractivité des différents centres de redistribution et, à travers eux, les phénomènes de compétition qui régissent les relations sociales entre les différents groupes humains dans l’Europe néolithique.

Le développement de ces sites répond probablement à des stratégies d’ordre économique, social, culturel ou politique, les avantages liés à leur position entraînant une plus grande activité. Dans une dernière étape de cette analyse, nous souhaitons savoir si les centres les plus importants dans la circulation des jades, ceux que nous considérons aussi comme des centres de pouvoir, ont tiré parti de leur position avantageuse dans le réseau ou inversement s’ils possédaient d’autres qualités (position stratégique dans l’espace géographique, présence de ressources, influence sociale ou culturelle, etc.) qui ont pu susciter le développement du réseau vers ou à partir d’eux. Nous nous intéressons surtout à la façon dont la distribution de ces éléments apparaît à différents endroits d’Europe, en cherchant à distinguer les « effets réseau », qui correspondent à un positionnement

182 avantageux au sein du graphe, et les « effets spatiaux » liés à la situation géographique et environnementale du lieu (Gleyze 2007).

Ces sites constituent ici les nœuds du réseau. Or leur position dans le graphe joue beaucoup sur leur capacité à remplir les différentes fonctions que les nœuds peuvent avoir au sein d’un réseau (connexion, relai, rupture de charge, changement de mode ou de portée spatio-fonctionnelle,

Bavoux 2005). Il s’agit donc d’observer si l'importance d'un nœud est corrélée à sa position au sein du système, en évaluant différents indicateurs propres à une analyse de réseau (Sevtsuk et Mekonnen 2012). Cette analyse ne s’intéresse qu’au graphe en tant que tel ; elle se veut donc, dans un premier temps, totalement indépendante de la distribution des haches en jades alpins, du statut estimé des centres mais aussi de leur environnement géographique ou culturel.

Deux facteurs principaux peuvent affecter le développement individuel des nœuds : leur accessibilité et leur centralité. L’accessibilité (Sevtsuk 2010) est la facilité ou la rapidité avec laquelle les sites peuvent être atteints à partir des autres nœuds du réseau. En effet, un nœud peu accessible devrait théoriquement être désavantagé : s’il ne possède pas un atout autre qui le rende indispensable ou particulièrement attractif98, les connexions devraient privilégier les nœuds plus accessibles, dans l’hypothèse de stratégies de transferts à moindre coût (Emerson 1962, Cook 1977). Plusieurs paramètres entrent en jeu pour définir l’accessibilité (Sevtsuk 2010) : le nombre de destinations possibles, la taille de chacune de ces destinations et le coût du déplacement nécessaire pour les atteindre. Celui-ci peut correspondre par exemple à la durée de cheminement ou bien à la distance linéaire parcourue.

La notion de centralité est un autre élément clé dans l’analyse des réseaux, particulièrement quand il s’agit de comprendre leur structure hiérarchique. Les recherches de l’équipe travaillant autour de Richard M. Emerson et Karen S. Cook ont en effet montré qu’il existe un lien entre la dépendance au pouvoir et l’organisation des réseaux d’échanges (Emerson 1962, Cook et al. 1983). Leur approche se base sur l’hypothèse que le pouvoir est fonction de la centralité. Le concept de « position » est ici important car celle-ci a prouvé être un paramètre déterminant des comportements des sociétés au sein des réseaux d’échanges (voir Cook et Emerson 1978, Harkess 1976). En effet, la position qu'occupe un acteur dans un réseau détermine la dépendance relative qu’il exerce (Stolte et Emerson 1977), sa propre indépendance et son influence (Bavelas 1948, Friedkin 1991) et donc son « pouvoir »99. Si ces principes concernent surtout des réseaux sociaux, ils peuvent être aussi appliqués, au moins en partie, aux réseaux spatiaux (Sevtuk 2010, Sevtsuk et Mekonnen 2012, Dale et Fortin 2010).

Il n’est pas possible de « prédire » à partir de la seule centralité structurelle quels sont les centres de pouvoir pour tous les types de réseaux ; il a été démontré que cela ne s’applique de façon satisfaisante qu’aux relations impliquant des connexions positives (Cook et al. 1983).100 Dans notre cas, les connexions sont majoritairement positives, en particulier à la fin de la chaîne des transferts, étant donné que les produits circulant doivent d’abord être passés par les premières étapes pour arriver aux dernières, l’augmentation des transferts en fin de parcours ne peut se faire que si elles ont augmenté en début de parcours.

98 Selon les conditions, les êtres humains choisiront leurs connections en fonction des avantages de différentes natures (ou « récompenses ») qu’ils sont susceptibles d’en retirer (Homans 1974, Emerson 1976).

99 Pour une discussion sur la mesure du statut et du pouvoir et une bibliographie afférente, voir Friedkin 1991. 100 La connexion est positive si l'échange dans une relation est subordonné à l'échange dans l'autre ; elle est négative si l'échange dans une relation est subordonné à l'absence d’échange dans l'autre (Emerson 1972).

183 Nous partons donc de l’idée qu’un nœud du réseau plus accessible ou plus central joue un rôle plus déterminant dans les transferts. L’accessibilité et la centralité sont deux qualités dont l’importance relative peut être évaluée sous la forme de scores reposant sur le calcul d’indicateurs. Ces deux concepts sont en réalité intimement liés. En lui-même le terme de centralité ne correspond pas seulement à la situation « centrale » d’un nœud, mais également à tout ce que cela implique pour les connexions et les transferts (Freeman 1979). Le terme peut donc être pris dans un sens plus général regroupant en fait une multitude de notions complémentaires qui régissent les relations au sein du réseau comme l’accessibilité, la proximité, l’intégration, la connectivité, le coût, l’effort (Porta et al. 2006). Bien que de nombreux indicateurs aient été proposés dans la littérature101, la plupart se concentrent autour de cinq indices principaux (Freeman 1977, 1979, Sevtsuk et Mekonnen 2012) mesurant de différentes manières la situation relative d'un nœud à l’intérieur du réseau et l’importance de sa position structurelle dans ses relations aux autres nœuds du réseau, toujours en suivant les chemins les plus courts102 :

- La portée (« Reach », Sevtsuk 2010) mesure le nombre de destinations accessibles dans un rayon de recherche donné. Cet indice très simple s’apparente à ce que l’on nomme le « degré » du nœud qui représente le nombre de ses connexions (Albert et Barabási 2002,

Porta et al. 2006, Bavoux 2005). Il peut être complété par la taille des destinations accessibles et par l’indice « Remoteness » qui mesure l’impédance des routes conduisant au nœud en question (Sevtsuk 2010).

- L’intermédiarité (« Betweenness », Freeman 1977, Sevtsuk 2010) mesure le potentiel du nœud à être traversé, c'est-à-dire la proportion des connections qui impliquent le nœud en question parmi l’ensemble des connections deux-à-deux du réseau. Cet indice mesure la sollicitation d’un noeud par comptage des plus courts chemins qui y transitent.

- La proximité (« Closeness », Sabidussi 1966) mesure l'inverse de la distance cumulée requise pour atteindre le nœud depuis tous les autres qui se trouvent dans le rayon de recherche donné.

- La rectitude (« Straightness », Vragovic et al. 2005) mesure les écarts positifs dans les distances de déplacement qui résultent des contraintes géométriques du réseau routier par rapport aux distances linéaires dans un plan sans relief.

- La gravité (« Gravity », Hansen 1959, Sevtuk 2010) suppose que l'accessibilité au noeud est proportionnelle à l'attrait (au poids) des destinations environnantes, et inversement proportionnelle aux distances les séparant.

Ces différents indicateurs peuvent être mesurés conjointement pour chaque nœud du réseau afin d’évaluer l’importance relative de ceux-ci. Il est possible de les considérer tous ensemble comme des indices complémentaires, chaque mesure répondant à une question différente sur le fonctionnement du réseau (Friedkin 1991). Mais il faut prendre garde au fait qu’ils sont souvent corrélés entre eux (Porta et al. 2006)103. Il est également possible de généraliser le calcul sur l’ensemble du système pour définir la centralité du réseau lui-même par un indice unique (Bavelas 1950, Parlebas 1972,

101 La littérature sur ce sujet est très abondante. Pour les concepts fondamentaux et leur traduction mathématique, voir notamment : Bavelas 1948, 1950, Leavitt 1951, Freeman 1979. Pour les fondements théoriques liés aux processus sociaux, voir Friedkin 1991. Pour des applications à des réseaux spatiaux : Porta et al. 2006, Dale et Fortin 2010 ; en Archéologie : Brughmans 2013.

102 Sur la question des plus courts chemins et la notion de chemins optimaux en analyse de réseau, voir Gleyze

2007.

103 Avec une liste bibliographique concernant les études portant sur l’analyse des différences et des corrélations entre les indices de centralité appliqués aux réseaux sociaux, voir Porta et al. 2006, p. 718.

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Nieminen 1973).104 Des indices d’ « efficacité » globale du réseau (Latora et Marchiori 2001, Porta et

al. 2006) ont également été proposés.

Néanmoins, le concept de dépendance au pouvoir sur lequel repose notre hypothèse de départ a été conçu pour être utilisé en microsociologie, pour analyser des relations dyadiques, et se révèle donc plus difficile à appliquer dans l'analyse globale de réseaux complexes (Cook et al. 1983). En effet, les qualités d’accès ou de centralité attribuables à la configuration spatiale d’un site affectent également la totalité des axes de circulation qui lui sont connectés et la distribution des centres suivants sur le parcours, par un effet de chaîne. L’impact des propriétés d’accessibilité et de centralité ne joue donc pas que sur les sites individuellement ou deux à deux, mais également sur l’ensemble du réseau. Il faut donc rester prudent quant à une interprétation plus globale de l’ensemble des mesures de centralité des nœuds à l’échelle d’un réseau complexe.

Comme autre limite à prendre en compte dans l’interprétation des différents niveaux de centralité, nous citerons l’« effet de bord » qui tend au regroupement des scores les plus élevés autour du centre géométrique du réseau puisque ce sont plus souvent des intersections de plusieurs voies, alors que les nœuds situés aux extrémités du réseau servent de destination finale et sont donc plus fréquemment dotés de valeurs faibles (Porta et al. 2006). C’est notamment vrai dans le cas des transferts des haches en jades alpins puisque les marges de l’Europe (péninsule ibérique, Ecosse, Irlande, Europe sud-orientale) ont été atteintes en tout dernier, avec un décalage chronologique important, et ont attiré globalement beaucoup moins de haches en jade. Néanmoins, la situation est bien plus complexe ; il n’est pas possible de généraliser l’idée selon laquelle les nœuds situés dans la zone centrale du réseau sont toujours avantagés aux dépends des nœuds extérieurs. Il existe une évidente hiérarchie des centres de redistribution partout dans le réseau qui ne suit pas une règle spécifique liée à l’éloignement aux gîtes alpins. Il s’agira donc plutôt, lors de l’interprétation des résultats, de compenser les effets de bord normalement présents.

6.6.5. Analyse de la structure du réseau : application au cas des haches en