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2. Discours

2.2. Discours direct

2.2.2. Sémantique socio-politique

2.2.2.1. Amplification / Abréviation

L’exemple précédent nous présente le discours direct comme un lieu particulièrement privilégié pour introduire de nouvelles valeurs. A travers les procédés d’amplification et d’abréviation, se manifeste en effet l’expression, parfois masquée, d’une leçon, mais qui trouve tout son sens dans son rapport avec les autres éléments mis en valeur dans le récit.

Dans l’épisode de la bataille contre Fáriz et Galve, le discours qui précède la victoire décisive du Cid comporte un ajouté où sont détaillées les conseils stratégiques que donne le héros à ses hommes. En effte, si l’on observe le discours direct du Poème, on constate qu’il est uniquement fait référence à l’aide apportée par Minaya (« bando »):

vv. 753-755:

« Caualgad, Mynaya, uos sodes el myo diestro braço! Oy en este dia de uos abre grand bando;

Firme son los moros, avn nos van del campo. »

La Chronique, quant à elle, exploite la notion de renfort en la développant:

CVR: fol. 117c-117d p. 126 l. 18-22:

« Cavalgad, Alvar Fanez; ca vos sodes el mi diestro braço, e, ssi Dios quisier, assi se mostrara en esta batalla. Ca firmes veo estar aun los

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moros, e non nos quieren dexar el canpo, onde ha menester que los cometamos de cabo. E ssy de la primera los cometimos de rezio, non ssea menos desta vez. »

PCG: chap. 855 p. 529a l. 30-37339:

« caualgat, Minnaya, ca uos sodes el mio diestro braço, et si Dios quisiere assi se mostrara en esta batalla. Firmes ueo estar los moros et non nos dexan aun el campo, onde a mester que los cometamos de cabo. Et si de la primera uez los firiemos de rezio, desta otra si fuere aun mas340, non sea menos341. »

Le discours, quoique très proche de la version initiale, comporte des éléments nouveaux. Le dernier segment de phrase semble conçu pour valoriser l’effort nécessaire au combattant et les enjeux de la bataille. L’opposition « mas » / « menos » traduit la recherche de l’exploit. La référence à l’aide divine se substitue à l’aide humaine et individuelle pour donner une dimension supérieure au combat.

Le héros remplit ici pleinement sa fonction de chef en incitant les chevaliers à déployer toute leur énergie au combat. Cette attitude concorde avec la législation alphonsine où sont définies dans les moindre détails les qualités requises pour commander une armée. En effet, dans la Seconde Partie, huit lois sont consacrées au commandement des armées (lois IV-XI, titre XXIII). La loi V présente la notion d’effort comme une qualité indispensable: « Como deuen ser los cabdillos esforçados contra los enemigos ».

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Ms. F: fol. 38r°b l. 21-29.

340

Ms. F: [desta otra si fuere aun mas].

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Cette notion est d’ailleurs reprise et amplifiée dans l’épisode de l’ambassade de Minaya en Castille, où le discours direct est sujet à une amplification massive:

vv. 874-880:

« ‘¿Quin los dio estos, si uos vala Dios, Minaya!’ ‘Myo Çid Ruy Diaz, que en buen ora cinxo espada Vençio dos reyes de moros en aquesta batalla; Sobeiana es, señor, la su ganaçia.

A uos, Rey ondrado, en bia esta presentaia; Besa uos los pies e las manos amas,

Quel aydes merçed, siel Criador uos vala’. »

CVR: fol. 119b-119c p. 128 l. 23-39:

« ‘Minaya, estos cavallos ¿quien me los enbia?’ Alvar Fanez le dixo, ‘Señor, sepades que mio Çid el Campeador que, despues que le vos echastes de la tierra, que gano de moros el castillo de Alcoçer. E teniendole el, sopolo el rey de Valençia. E enbio y sus poderes con dos reyes moros contra el, e çercaronle alli e tollieronle el agua, assi que lo non podiemos ya sofrir. E el Çid tovo por bien de sallir a ellos, ho morir o bevir antes por buenos lidiando con ellos que por malos yaziendo ençerrados. E sallimos e lidiamos con ellos en canpo, e vençiolos el Çid; e fueron y mal feridos amos los reyes moros, e morieron e fueron y presos muchos de los otros. E fue muy grande la ganançia que y fezimos, de los despojos que dellos levamos. E de los cavallos que cayeron de alli al Çid en el su quinto, enbia ende, Señor, estos treynta cavallos con sus espadas, como a su señor natural, cuya graçia querria el mas que otra cosa. E

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Sseñor, fagolo e pidovos por mesura que lo perdonedes e que aya el la vuestra graçia. »

PCG: chap. 858 p. 531a l. 11-35342:

« ‘Minnaya, estos cauallos ¿quien me los enuia?’ Dixol Minnaya: ‘Sennor, mio Çid Roy Diaz el Campeador. Et pues quel uos ayrastes yl echastes de tierra gano el de moros343 el castiello de Alcocer; et teniendol ya el, fizieronlo los moros saber al rey de Valencia344. Et el rey de Valencia enuio y sus poderes con dos reys moros contra el, et cercaronle alli et tollieronle ell agua, assi que lo non pudiemos ya soffrir. Estonces el Çid touo por bien de salir a ellos et morir ante por buenos lidiando que por malos yaziendo encerrados. Et salimos et lidiamos con ellos en campo, et uenciolos el Çid, et fueron y mal feridos amos los reys moros; et de los otros murieron y muchos et furon presos muchos, et fue muy grand la ganancia que y fiziemos de cauallos345 e de lo que cogiemos en el campo. Et de los cauallos que cayeron alli al Çid en el su quinto enuia ende a uos, sennor, estos XXX con sus espadas, como a sennor natural et mui mesurado346, cuya graçia querrie ell auer mas que otra cosa. Et sennor, mandome que uos besasse las manos et los pies por ell; et sennor, yo fagolo assi347’ »

Alors que le Poème ne mentionne que la dernière victoire du Cid (v. 876: « Vençio dos reyes de moros en aquesta batalla »), la chronique rappelle tous les exploits militaires du Cid, et valorise ainsi la notion d’effort. La sentence, « et morir por buenos lidiando que por malos

342 Ms. F: fol. 40r°a l. 10-30 / 40r°b l. 1-13. 343 Ms. F: [el de moros]. 344

Ms. F: « Et teniendo le el supo lo el rey de valençia ».

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Ms. F: « Et fue muy grande la ganançia que y feziemos de los despojos que dellos leuamos. »

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yaziendo encerrados », se fait l’écho des codes de comportement chevaleresques que l’on trouve également dans la législation alphonsine, laquelle prône la lutte jusqu’à la mort, si besoin est348. L’opposition « buenos » / « malos », typiquement alphonsine, souligne l’exemplarité du comportement du héros349.

L’amplification sert également, à un second niveau, la conception d’une seigneurie naturelle du roi à laquelle le sujet se soumet volontairement et verbalement. En effet, l’effort est essentiellement ramené au seigneur naturel comme le montre les ajoutés: « como a sennor natural » et « cuya graçia querria mas que otra cosa ».

A travers l’intégration d’éléments ponctuels, on voit donc se manifester les ambitions monarchiques du discours. Ainsi s’explique, dans le récit historiographique, l’amplification caractéristique des récits guerriers dont la finalité est exprimée dans le discours direct de Minaya. En valorisant, tout au long du récit, l’effort du chevalier, l’historiographe poursuit un objectif précis qui se concrétise dans la scène de l’ambassade. Montrer l’attitude exemplaire du sujet banni qui se bat dans un unique but: reconquérir la grâce du roi. La codification des actes du héros permet ainsi de ramener le personnage sous la coupe d’une autorité supérieure: le roi. L’amplification du discours direct sert le projet monarchique à travers des ajoutés qui renvoient à la législation alphonsine.

347

Ms. F: Ç yo fago lo ansi Et pido vos por merçed quele perdonedes e aya la vuestra graçia ».

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Seconde Partie, titre XXI, loi XXI: Que cosas son tenudos los caualleros de guardar... « E son aquellas que dichas auemos, que juran quando reciben orden de caualleria, assi como no se escusar de tomar muerte por su ley, si menester fuere, ni fer consejo por ninguna manera para menguar la, mas para acrescentalla lo mas que podieren. »

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Dans les Juges de Castille, G. Martin rappelle cette fonction particulière de l’histoire alphonsine: p. 326: « L’histoire, enfin, locale, puis universelle, est chargée d’illustrer dans la trame des événements le parcours de l’héritage politique du roi et de montrer à ses sujets le bon et le mauvais exemple dans la représentation où la vérité des faits se confond avec l’assomption de la totalité des actions humaines par le programme politique d’Alphonse. ».

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Prenons un autre exemple. Le dernier chapitre du Premier chant, rapporte l’épreuve du repas imposée au comte de Barcelone. Dans le Poème, l’acceptation de ce repas est présentée comme un second duel, symbolique celui-là, qui consacre la victoire de la chevalerie sur la noblesse, à travers une ultime humiliation350:

vv. 1025-1027:

« Comed, conde, deste pan e beued deste vino. Si lo que digo fizieredes, saldredes de catiuo;

Si non, en todos uuestros dias non veredeschristianismo. »

Le discours direct comporte en effet deux éléments importants: d’une part, l’évocation de l’Eucharistie (« Comed, conde deste pan e beued deste vino »), qui donne à la scène son caractère parodique; d’autre part, l’ultimatum adressé au comte au moyen de la subordonnée conditionnelle.

Or, dans le chronique, la scène est réduite à un échange de bonnes manières351:

CVR: fol. 121c p. 132 l. 4-8:

« Comed, conde, e beued, ca esto en que vos agora veedes por varones pasa. E non vos dexedes morir por esto, que aun podredes cobrar e enderesçar vuestra fazienda. E ssi fizieredes como yo digo, saldredes

350

Sur cet épisode et ses enjeux, on pourra consulter Thomas MONGOMERY, « The Cid and the Count of Barcelona », H.R., 30, janvier 1962, pp. 1-11.

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Brian POWELL affirme à ce sujet: « The chronicle imposes an atmosphere of politeness and urbane behaviour which is, at times, ridiculous, given the situation of captive and captor that is portrated. The Cid and the Count become two gentlemen indulding in pleasantries. », in Epic and Chronicle..., p. 96.

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ayna de la prision. E ssi lo non fizierdes, en todos vuestros dias non saldredes dende nin tornaredes a vuestra tierra. »

PCG: chap. 861 p. 533b l. 38-46352:

« Conde, comet et beuet, ca esto en que uos sodes353 por uarones passa, et non uos dexedes morir por ello, ca aun podredes cobrar uuestra fazienda et enderençar esto. Et si fizieredes como yo digo, fare yo como salgades de la prision; et si non fiziredes como yo digo, en toda uuestra uida354 non saldredes de la prision nin tornaredes a uuestra tierra »

Le chroniqueur a supprimé la référence au pain et au vin, peut-être parce qu’il a perçu la parodie d’Eucharistie, qui l’a gêné, ou parce que le repas ne lui pas paru assez bon. L’ajout de la subordonnée causale (signalée en caractères gras) atténue la notion d’ultimatum et minimise la défaite du comte. Elle donne ainsi une image plus « humaine » du Cid. On ne peut alors s’empêcher d’associer ces remaniements aux règles alphonsines concernant l’emprisonnement. Dans la Seconde Partie, il est recommandé aux vainqueurs de bien traiter les prisonniers. La loi II du titre XXIX, par exemple, présente les mauvais traitements infligés au prisonnier comme un délit:

« Ca de otra guisa, non touieron por derecho los antiguos que despues que el ome touiessen preso, que lo matassen, nin le diessen grand tormento: por que ouiese de morir, nin lo pudiessen vender ni seruirse del como

352 Ms. F: fol. 42r°a l. 24-31 / 42r°b l. 1. 353 Ms. F: « vedes ». 354

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sieruo ni dessonrarle la muger delante nin apartassen a ella del, nin a los fijos, para vender los, partiendo los vnos de otros... »

On trouve d’ailleurs dans cet épisode, un autre ajouté où se manifeste le respect des lois. Au moment où le comte s’apprête à manger, le Cid confirme qu’il va le libérer mais précise que ce qu’il a perdu ne lui sera pas restitué:

PMC: vv. 1039-1043:

« ‘Pues comed, conde, e quando fueredes iantado, Auos e a otros dos dar uos he de mano.

Mas quanto auedes perdido non uos lo dare, Ca huebos melo he e pora estos myos vassallos Que comigo andan lazrados, e non uos lo dare’. »

Dans la chronique, la déclaration du Cid est amplifiée au moyen d’une subordonnée causale, qui non seulement, permet de justifier la position catégorique du Cid mais souligne également qu’elle est parfaitement conforme aux lois:

CVR: fol. 121d p. 132 l. 21-24:

« ‘Pues, comed agora que lo vea yo, e luego vos soltare e vos enbiare. Pero digovos que, de quanto vos tome, que vos non dare ende nada; ca non es fuero nin costunbre, ssy non lo quisiere fazer por mesura aquel que lo gana’. »

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« ‘Pues comet agora que lo uea yo, et luego uos enuiare. Pero tanto uos digo que de quanto uos auedes aqui perdudo, que uos non dare ende nada, ca non es fuero nin costumbre sinon si lo quiere fazer por su mesura aquel que lo gana’. »

Ainsi donc, au moyen de l’amplification et de l’abréviation du discours direct l’historiographe rapporte le comportement des personnages à la législation alphonsine, procédé qui s’inscrit dans un système global de valorisation des thèses monarchiques.

Cependant, il apparaît que tous les discours directs ne sont pas conservés. La suppression concerne, nous l’avons vu des passages jugés inutiles ou gênants, mais qu’en est-il du passage au discours indirect?