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1 I NTRODUCTION

2.1 Des risques psychosociaux mal connus et dont la prise en compte reste à développer

2.1.2 Une ampleur et une évolution du phénomène difficiles à évaluer faute de données

[93] Selon le Dr Christophe DEJOURS, le harcèlement moral a toujours existé dans le milieu du travail, ce qui a changé c’est "la passivité et l’absence de solidarité de la part des collègues de la victime du harcèlement, et la profonde transformation du sens de la justice, dans le monde du travail10".

[94] Il est bien évident qu'il ne s'agit pas d'attendre des études et des indicateurs robustes pour agir et apporter des réponses individuelles et collectives. La mission a toutefois fait le constat qu'il existe peu d'études globales et peu de recherche éprouvées en France concernant la population médicale hospitalière ciblée par la lettre de mission. Quand elles existent, elles sont souvent réalisées à partir de questionnaires d’évaluation des RPS, notamment celui de KARASEK11 et celui de SIEGRIST12.

8 Le burn-out a fait l'objet d'un rapport de l'Académie nationale de médecine en février 2016 et une mission d'information sur l'épuisement professionnel est actuellement menée au sein de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale.

9 HAS : Revue de la littérature Qualité de vie au travail et qualité des soins. Janvier 2016. 54 pages.

10Sa préface à son ouvrage "Travail, usure mentale"

11 Ce questionnaire (du nom du chercheur qui a donné son nom à une théorie sur le stress) comporte 26 questions et croise deux types de facteurs de stress : la demande (forte ou faible) faite au travailleur et le contrôle (fort ou faible) que ce dernier exerce sur son activité.

12 Ce questionnaire se base sur un modèle développé par le chercheur SIEGRIST. Il s’agit du modèle Déséquilibre Efforts- Récompenses qui repose sur l’hypothèse qu’une situation de travail caractérisée par une combinaison d’efforts élevés et de faibles récompenses s’accompagne de réactions pathologiques sur le plan émotionnel et physiologique.

[95] Il existe plusieurs difficultés concernant cette thématique :

 La prise en compte effective des RPS en France ;

 La grande variété des impacts des RPS sur la santé ;

 La grande hétérogénéité de l'exercice médical ;

 La grande négligence des médecins quant à leur état de santé.

[96] La direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) renouvelle en 2016 l'enquête de 2013 sur les bases des recommandations du Collège d’expertise sur le suivi statistique sur les risques psychosociaux au travail pour permettre de mesurer l’évolution des conditions de travail et d’approfondir l’analyse des risques psychosociaux au travail. Pour la première fois, les données de l’enquête "Conditions de travail et vécu du travail" seront appariées aux données de consommations de soins. L'échantillon comprend environ 27 000 individus âgés de 15 ans ou plus et 20 000 établissements seront contactés.

[97] L’enquête RPS a pour ambition de réinterroger en 2016 les mêmes individus (dont environ 3 200 salariés du secteur hospitalier)13 que l’enquête conditions de travail de 201314 en reprenant un certain nombre de questions, tout en approfondissant le volet sur les risques psychosociaux. Même si les établissements hospitaliers sont inclus, la population médicale hospitalière publique n'est pas identifiée spécifiquement.

[98] Concernant le corps médical, le Dr Madeleine ESTRYN-BEHAR a rédigé un court ouvrage de synthèse15 pour le Groupe Pasteur Mutualité "Agir sur les risques psychosociaux des professions de santé". Elle recense de nombreuses études et écrit "La France, bien que disposant d'une médecine réputée, est un des pays où les difficultés des médecins eux-mêmes ont été le moins étudiées". Trois époques sont identifiées "l'accumulation des connaissances entre 1970 et 2000, la prise en compte des constats et les expérimentations de changements dans les années 1990-2010 dans les pays nordiques et anglo-saxons puis les études européennes et françaises des années 2000-2012".

[99] Dans un ouvrage16 précédent publié en 2002, elle synthétisait le rôle des différents facteurs vis-à-vis du stress et de la souffrance au travail des médecins. "Les stresseurs les plus significatifs chez les médecins sont les suivants : durée du travail, travail de nuit et de week-end, manque de sommeil ; conflit de rôle entre la carrière et la vie personnelle ; insatisfaction concernant la carrière ; isolement, mise à l'écart et harcèlement moral ; insuffisance du travail d'équipe ; exposition à la violence ; contrôle insuffisant sur son travail ; célibat sans enfant prolonge ; charge de travail trop lourde ; crainte des erreurs ; insatisfaction quant au temps disponible pour voir les patients ; souffrance des patients ; harcèlement sexuel. Dès 2003, les recommandations portaient sur : un meilleur équilibre entre vie personnelle et professionnelle ; des opportunités égales pour les femmes ; des consignes claires pour éviter le harcèlement sexuel ; un enseignement des stratégies d'aide psychologique ; la facilitation du soutien par les pairs et le soutien social, le travail d'équipe, des groupes de discussion ; la mise en place de structures, auprès desquelles les médecins pourraient obtenir une aide confidentielle hors de leur lieu de travail."

13 Portrait des professionnels de santé. DREES Edition 2016.

14 Qui a fait l'objet d'un chapitre "les conditions de travail dans les établissements de santé dans le panorama des établissements de santé. DREES. Edition 2014.

15 ESTRYN-BEHAR Madeleine. Agir sur les risques psychosociaux des professionnels de santé. Groupe Pasteur Mutualité. Septembre 2013. 58 pages.

16 ESTRYN-BEHAR Madeleine. Risques professionnels et santé des médecins. Paris : Masson, 2002, 177 pages.

[100] Une enquête "Santé et satisfaction des médecins au travail"17 (SESMAT) a été réalisée en 2007-2008 par un questionnaire en ligne. Elle concernait les médecins et pharmaciens salariés en France, pour la plupart hospitaliers. Ce questionnaire SESMAT a été adapté pour les médecins français à partir du questionnaire NEXT (Nurses' Early Exit Study) de 2003, utilisé en France et dans dix pays européens auprès des soignants paramédicaux salariés. Il comprenait 121 questions fermées et 5 questions ouvertes, passant en revue les différents aspects de leurs conditions de travail, leur satisfaction et leur état de santé. Les questions ouvertes ont fait l'objet d'une méthodologie d'analyse lexicométrique.

[101] Cette enquête a fait l'objet de multiples publications, l'une18 d'elles conclut :

 Concernant les questions fermées que "les répondants ayant une fréquente intention d’abandon ont bien plus souvent un score de burn- out élevé. Des relations interpersonnelles tendues, une mauvaise qualité du travail d’équipe, un sentiment de harcèlement par les supérieurs au moins mensuel, la crainte fréquente de commettre des erreurs et un ratio effort/récompense inadéquat ou déséquilibré sont liés au burn-out dans cet échantillon" ;

 Concernant les questions ouvertes "que, s’agissant de "ce qu’ils aiment le plus", les médecins et les pharmaciens répondants ont mis spontanément au premier plan les aspects relationnels et de contenu médical de leur profession. Sur "ce qui leur semble le plus pénible", les réponses portent sur les conditions de travail, sur le manque de temps, de personnel, de locaux et, surtout, de reconnaissance, tant de l’administration ou des collègues que des patients, et sur l’agressivité de ces derniers. Les contraintes administratives, enfin, et les difficultés relationnelles avec l’administration sont au cœur de la pénibilité décrite par ces médecins".

[102] Il n'existe pas d'enquête de même type concernant les étudiants hospitaliers ou les internes.

[103] Leslie GRICHY, dans le cadre de son mémoire scientifique pour le diplôme d'études spécialisées (DES) de psychiatrie19, a réalisé une revue de la littérature qui démontre le peu d'études françaises concernant les internes en médecine, qui lorsqu'elles existent concernent alors les internes en médecine générale (IMG). Elle rapporte une méta-analyse20 de 2015, sans étude française incluse, qui indique que "le taux d'internes présentant une symptomatologie dépressive significative est compris entre 20,9 % et 43,2 %". Dans le cadre du mémoire, une enquête, réalisée auprès des internes en psychiatrie, "conclut que 62,8 % d'entre eux ont déjà eu un contact direct avec un interne en souffrance psychique nécessitant des soins".

[104] Des enquêtes françaises sont réalisées sur des populations différentes et dont les auteurs reconnaissent assez souvent des biais méthodologiques :

 La commission santé du médecin anesthésiste réanimateur au travail (SMART21), lance en 2010 une enquête en ligne qui met en exergue que "3 médecins sur 4 ont eu connaissance de collègues ayant eu des problèmes de santé dans les dernières années ; 78 % pensent qu’évoquer les risques psychosociaux ne nuit pas à la spécialité ; 74 % pensent qu’on ne parle pas assez de ces sujets ; 65 % estiment qu’ils n’ont pas les moyens d’aider un collègue

17 Comité de pilotage : Madeleine ESTRYN-BEHAR, Clémentine FRY, Max-André DOPPIA, Isabelle AUNE, Jean Michel LASSAUNIERE, Dominique MUSTER, Patrick PELLOUX, Gérard MACHET, Christophe PRUDHOMME, Jean-Christophe PAON.

18 ESTRYN-BEHAR Madeleine, LEIMDORFER François, PICOT Geneviève : Comment des médecins hospitaliers apprécient leurs conditions de travail. Réponses aux questions ouvertes d'une enquête nationale. Revue française des affaires sociales 4/2010 (n° 4), p. 27-52.

19 GRICHY Leslie : Prévention de la souffrance psychique chez les internes en médecine : Etude sur le rôle des pairs.

Mémoire scientifique pour le DES de psychiatrie. Avril 2016. 6 pages.

20 DOUGLAS AM, MARCO AR, SRIJAN S et al. Prevalence of depression and depressive symptoms among resident physicians. A systematic review and meta-analysis. JAMA 2015 ; 314 ; 2373-2382

21 Commission installée en 2009 à l'initiative du collège français des anesthésistes réanimateurs (CFAR) après les suicides consécutifs de trois médecins anesthésiste-réanimateurs en 15 jours.

en difficulté ; 70 % accepteraient une aide extérieure pour approcher un praticien en difficulté ou pour soi-même" ;

 L'association nationale des étudiants en médecine de France (ANEMF) face à la réception quotidienne de témoignages d’étudiants en situation de mal-être a opéré une enquête22 en décembre 2012 qui a mis en avant "un certain mal-être des étudiants en médecine actuellement. Même si pour la majorité d’entre eux, les études de médecine et le métier de médecin restent satisfaisants, ils ne changeraient pas de voie pour autant. Cependant, les conditions d’études actuellement, et notamment dans le cadre des stages hospitaliers, sont une grande source de stress" ;

 L'union nationale des étudiants en chirurgie dentaire (UNECD) a réalisé en novembre 2015 une évaluation de la formation et du bien-être des étudiants en chirurgie dentaire dans les unités de formation et de recherche (UFR) d'odontologie française : sur une échelle de 0 à 10, les étudiants estiment en moyenne leur bien-être au sein de l’UFR à 6,83 (contre 6,08 pour le service hospitalier) ;

 La commission jeunes médecins du conseil national de l'ordre des médecins (CNOM) a mené un enquête auprès des étudiants et des jeunes médecins par mailing en avril 2016 : un-quart se déclarent en état de santé moyen ou mauvais, des jeunes très touchés par les symptômes du burn-out (49 % perte d'accomplissement personnel, 63 % épuisement émotionnel, 25 % dépersonnalisation des relations avec le patient, 14 % idées suicidaires), 63,8 % n'ont pas rencontré la médecine du travail ou universitaire au cours des deux dernières années, 73 % des répondants du troisième cycle n'ont pas consulté de médecin généraliste au cours des douze derniers mois, 78 % chez les étudiants en fin de cursus.

[105] Le burn-out fait l'objet d'un certain nombre de publications récentes. Une thèse de 2013 est consacrée aux médecins hospitaliers23. Il y est rapporté que les études menées aux Etats-Unis rapportent un taux élevé de burn-out24 pour 27 à 60 % des médecins hospitaliers, dans le monde 5 à 63 % des médecins présentent un taux élevé de burn-out. Les études françaises exposées relèvent des taux de 38 à 52 %. Cette même thèse rapporte qu'en France, "le pourcentage d'internes sujets au burn-out varie selon les études de 2008/2009 autour de 45 %".

[106] En 2011, ce même aspect a été étudié chez les internes en médecine générale25. 46,5 % des internes en médecine générale se sentent menacés par le syndrome de burn-out, 12,3 % fument au moins 5 cigarettes par jour, 27,3 % déclarent boire au moins 3 verres d’alcool en une prise au moins une fois par semaine, 3,9 % des IMG déclarent prendre des hypnotiques au moins une fois par semaine et 6,5 % prendre ou avoir pris des antidépresseurs pendant leur internat, 12,1 % ont eu recours à un psychiatre ou psychothérapeute au cours de leur internat, 16,2 % pensent qu’ils auraient dû consulter un psychiatre ou psychologue sans pour autant l’avoir fait et 6,1 % ont eu des idées suicidaires au cours des 12 derniers mois et 1,4 % avoir fait une tentative d’autolyse.

22 ANEMF : Conditions de travail et de formation des étudiants en médecine. Chiffres & Ressentis. Association Nationale des Etudiants en Médecine de France. 2012. 36 pages.

23 LEKADIR Perrine, Le burn-out des médecins hospitaliers : aspects historiques, cliniques et perspectives. Thèse de doctorat en médecine. Faculté de médecine de Lille. 2013. 215 pages.

24 Il existe différentes échelles d'évaluation quantitatives. Les plus connues sont : le Maslach Burn out Inventory (MBI) de MASLACH et JACKSON, le Burn out Measure (BM) de PINES, ARONSON et KAFRY, et le Copenhagen Burn out Inventory (CBI).

25 LE TOURNEUR Antoine, KOMLY Valériane. Burn out des internes en médecine générale : Etat des lieux et perspectives en France métropolitaine. Médecine humaine et pathologie. 2011. 136 pages.

[107] Le suicide des médecins est étudié à l'étranger depuis de très nombreuses années. Le Dr Yves LEOPOLD26 rapporte une étude d'Anne-Sophie CHOCARD27 qui met en évidence une

"telle surreprésentation du suicide (double) chez les médecins dans tous les pays où ont été menées ces études : Allemagne, Australie et Finlande". Yves LEOPOLD est à l'origine d'une étude de 2003 réalisée avec l'aide du CNOM où le suicide représentait 14 % des décès chez les médecins versus 5,9 % en population générale du même âge.

[108] Enfin, deux régions dans le cadre de travaux menés par la commission régionale paritaire (CRP) ont réalisé des enquêtes en 2015 :

 Bourgogne : 464 questionnaires analysés, 83 % des répondants ressentent du stress dans leur travail et 33 % pensent avoir des problèmes de santé en lien avec leur exercice professionnel ;

 Bretagne : 821 questionnaires analysés, 89 % des répondants ressentent du stress dans leur travail et 33 % pensent avoir des problèmes de santé en lien avec leur exercice professionnel.

[109] Une revue de la littérature28 réalisée dans le cadre du programme d'aide aux médecins du Québec (PAMQ) note que la prévalence exacte de l'abus de substances chez les médecins n'est pas connue. Les taux seraient assez similaires à la population générale (10 à 15 %), mais avec des variations selon la substance. Il existe cependant des différences dues outre à la facilité d'accès à des produits hautement addictifs, à l'impact en termes d'aptitude au travail, de qualité des soins et de sécurité du patient.

[110] Ces quelques études citées confirment bien que le corps médical en établissement public de santé n'échappe pas à la problématique des risques psychosociaux avec des retentissements sur sa santé.