L'emploi d'adverbe de manière est le moins étudié, et pourtant c'est le plus varié.
Il ne s'agit pas d'une seule valeur, d'un seul emploi, mais d'un ensemble de
valeurs qu'on regroupe sous la dénominationadverbe de manièreparce qu'elles
ont les propriétés syntaxiques de cette classe. Ces emplois représentent aussi un
petit sous-domaine de la grammaticalisation d'autrement, non la voie royale qui
mène au connecteur, mais de petites évolutions sans grand potentiel – et qui
pourtant sont bien présentes dans la langue. Parler de igements plutôt que de
grammaticalisation serait sans doute plus approprié, mais enin un igement est
un début de grammaticalisation.
8.1.1 Le complément de manière. Dans ce premier emploi,autrementa son sens
éty-mologique et commute avec d'autres adverbes ou syntagmes semblables. C'est
l'archétype du « complément circonstanciel de manière ».
(95) J'ai commencé dans un club de quartier à Narbonne
(Aude), à 16 ans. Je suis très impulsif, ça m'a permis de
dépenser mon énergie. D'un coup, grâce à ce que je
savais faire, ça m'a permis d'avoir un travail, de voir la
vieautrement. (Libération)
a. ... de voir la viedifféremment.
b. ... de voir la vied'une autre manière.
c. ... de voir la vieavec plus de sérénité.
L'adverbe de manière peut aussi être suivi d'une complétive, généralement
elliptique, contenant le comparant :
(96) Je n'ai jamais conçu la course autrement qu'avec la
présence de ma femme et mes enfants. (Le Progrès)
Dès cet emploi d'adverbe de manière les igements apparaissent, et massivement.
Une tournure courante est en + verbe + autrement, où le verbe est généralement
être,décider,aller(plus rarementvouloirdansLe sort en a voulu autrement) :
(97) Le Thomson Celebration, un superbe paquebot de 214
mètres de long, devait faire escale à Guernesey. La houle
de Saint-Peter-Port en a décidéautrement.
a. *La houle de Saint-Peter-Port en a décidé différemment.
b. *La houle de Saint-Peter-Port en a décidé d'une autre
manière.
Certes, autrementgarde ici son sens étymologique, mais les substitutions sont
impossibles ; qui plus est,en, qui peut encore marquer la pronominalisation du
complément dedécider(quoiquedécider autrement de...reste rare, surtout comparé
àen décider autrement), est totalement igé avecêtreet aller. Il est intéressant de
constater queautrement quene s'est pas igé.
8.1.2 Autrement dit. Cet emploi, extrêmement courant, en recouvre en fait deux, le
second étant une évolution, une extension, du premier, qui pour sa part est
relativement archaïque.
(98) Il a pour but de faire découvrir au public (et aux autres
musiciens) différentes formes de bombardes,autrement
dit hautbois. (Ouest France)
(99) Quelle est votre situation inancière, autrement dit,
disposez-vous d'épargne ou êtes-vous très endetté ?
(Ouest France)
Le premier emploi équivaut àqu'on appelle aussi, et le second àen d'autres termes.
Tous deux reformulent, mais le premier lie des groupes syntaxiques relativement
restreints et contigus (typiquement deux noms à l'intérieur d'un groupe
nomi-nal :la botanique, autrement dit biologie végétale), comme une conjonction de
coordination, tandis que le second est un véritable connecteur qui peut
articu-ler deux portions de texte assez importantes. Comme la plupart des adverbiaux
connecteurs, il est relativement mobile.
(100) La pratique magique présente cet avantage insigne
qu'elle ne laisse pas le malade livré à sa solitude mais
que, tout en traitant, dans la mesure de ses moyens,
les aspects physiologiques du mal, que ce soit par les
herbes, les huiles ou les compresses, elle le projette dans
un monde habité, sorte d'espace de transit imaginaire,
où se trouve réparée sa sociabilité affaiblie et opéré le
processus de sa réconciliation avec le monde des
hu-mains, de leurs échanges et de leurs travaux quotidiens.
Le travail,autrementdit, est un travail de passeur, qui
permet à l'homme de franchir la limite qui sépare le
monde de la souffrance de celui de la bonne santé et de
l'activité. Or il s'agit d'une dimension très importante
de la maladie, face à laquelle la médecine moderne et
ses moyens techniques n'est pas aussi bien armée que
l'ancienne, indépendamment bien sûr de la différence
des contextes culturels. (All Africa)
Pour le premier emploi, on trouve encore des utilisations où direest remplacé par
un verbe similaire. Dans ce cas, le participe passé est accordé, indiquant qu'il ne
s'agit pas là d'une structure igée. Ces emplois restent cependant rares, et avec
direl'accord n'est jamais fait
29:
(101) De sorte que la responsabilité des actes de torture –
autrementappelés actes de « coercition physique » –
était décentralisée, sans pour autant échapper au contrôle
du commandement supérieur. (Le Monde)
(102) *Il a pour but de faire découvrir au public (et aux autres
musiciens) différentes formes de bombardes,autrement
dites hautbois.
8.1.3 Le modiieur d'adjectif. Cet emploi se construit sur le schémaautrement + adjou
29 Lamiroy et Charolles (2005) ont bien relevé unautrement dite, mais chez Proudhon :La concurrence, autrement dite la liberté du commerce...(Qu'est-ce que la propriété, 1840)
autrement plus + adj. N'en déplaise à Gide
30, le second cas est nettement plus
courant que le premier, dans la langue contemporaine à tout le moins. Tous deux
restent cependant coninés à la langue écrite – presque des tics journalistiques, à
vrai dire, mais assez courants.
(103) Tandis que son voisin chinois cultive la tradition de ses
arts martiaux dans de grandes fresques épiques portées
par les effets spéciaux, voici du cinéma japonais ancré
dans une réalitéautrementsobre, pudique, réaliste et
touchante. (Ouest France)
(104) À talent égal en moto, on prendra toujours un Italien ou
un Espagnol. Les retombées et la popularité de la moto
dans ces pays sontautrementplus fortes. (L'Équipe)
Pourquoi parler de modiieur d'adjectif dans le cas de autrement plus?
Autrementne modiie-t-il pasplus? Si, mais la séquence semble igée ; la preuve
en est qu'autrement moins est, sinon inexistant, du moins très rare – et sans
doute une remotivation deautrement plus. L'étiquette n'a de toute façon pas
beaucoup d'importance ; l'emploi en a, en revanche, et on constate que dans cette
constructionautrementne permet pas les substitutions possibles avec l'emploi
d'adverbe de manière :différemmentoud'une autre manièresont impossibles. Il
s'agit donc bien d'un emploi à part entière.
Cette structure comparative peut prendre un complément :
(105) En France, nos gouvernants se montrentautrementplus
legmatiques que ces excités d'Anglais. (Sud Ouest)
Cet emploi se retrouve dansne pas être autrement surpris/étonné:
30 « Par contre (oui, je sais bien que l'on dénonce également l'emploi abusif du « par contre »), je ne me souviens pas d'avoir jamais vu relever l'usage, qui tend à s'introduire, de « autrement », suivi de « plus », qui me paraît « autrement plus » déplorable. » (Gide,Journal, 1941, cité par leTLFà l'articleautrement.)
(106) L'anthropologue Jean-Didier Urbain n'est pasautrement
surpris par cette contemporaine quête d'insolite.
(Le Figaro)
Elle ne s'emploie que négativement (les occurences sans la négation sont
extrême-ment rares et douteuses, au sens où il est possible qu'il s'agisse du compléextrême-ment
de manière). Il est en fait dificile de classer cet emploi, soit comme modiieur
du verbe, soit comme modiieur de l'adjectif (avec un participe passé adjectivé) ;
contre la première hypothèse, il y a la quasi-inexistence desurprendre autrement,
et l'interprétation de autrement, qui est un intensif comme avec l'adjectif, et ne
dénote pas la manière ; en sa faveur, cependant, on trouve quelques occurrences
de la tournure à la voix active (cela ne m'a pas autrement surpris). Enin, puisqu'il
s'agit d'une expression igée, la distinction n'a peut-être guère d'importance. Ce
qu'on peut remarquer, en revanche, c'est qu'autrementn'est plus anaphorique
dans cette tournure : il a le sens debeaucoupet ne marque pas une comparaison.
8.2 Le connecteur
8.2.1 L'hypothèse négative. On peut s'étonner qu'autrementconnecteur ait attiré bien
plus l'attention que l'adverbe de manière : il est en effet beaucoup plus rare à l'écrit.
Les exemples trouvés dans les corpus de journaux sont d'ailleurs généralement
extraits de discours directs.
(107) « Une fois les pâtes al dente, les mettre dans l'eau froide
car autrement elles continuent à cuire », explique
Philippe Gadon. (Sud Ouest)
Comment identiier un connecteur ? La position à l'initiale de la proposition
est un indice, mais pas une preuve déinitive. L'adverbe de manière peut aussi
être topicalisé ou à l'inverse le connecteur peut se placer ailleurs, généralement
en in de proposition. L'exemple suivant est ambigu (et aussi extrait de discours
direct), même si l'interprétation avec le connecteur est la plus probable.
(108) C'est un vrai spectacle populaire où des gens qui n'iraient
pas au théâtreautrementviennent pour se marrer.
(Le Progrès)
Qu'il puisse y avoir ambiguïté entre adverbe de manière et connecteur n'est
pas étonnant. Si le second est une grammaticalisation du premier, et si cette
grammaticalisation n'est pas radicale
31, alors on peut s'attendre à trouver des cas
ambigus, qui sont d'ailleurs sans doute les lieux de passage d'un emploi à l'autre.
Un test beaucoup plus iable est le remplacement parsinon(bien sûr, cela
n'empêche pas que l'occurrence étudiée soit ambiguë, auquel cas le
remplace-ment par sinon ne fait que iltrer une interprétation, comme dans l'exemple
ci-dessus). D'autres gloses possibles sontsi
¬pousans quoi(Rossari et Lefeuvre,
2004).
Par ailleurs, dans cet emploi, la complémentation avecqueest impossible,
ainsi que toute modiication de l'adverbe (avec par exempletout à fait). L'adverbe
répond aussi négativement aux tests habituels pour repérer les intraprédicatifs
(par exemple le clivage), mais dans bien des exemples l'adverbe de manière ne s'y
prête pas bien non plus.
8.3 Complémentarité et rupteur de topique
Dernier emploi, enin, celui de complémentarité et/ou rupteur de topique. Les
deux se distinguent bien sur des cas assez clairs, comme les exemples suivants,
mais dans bien d'autres cas la distinction est dificile.
(109) Je n'ai pas de farine.Autrement, j'ai tout ce qu'il faut
pour faire une tarte.
(110) ...Autrement, ça va ?
31 « Radicale » plutôt qu'« achevée » car la seconde caractérisation introduirait une manière de téléologie (vers de purs morphèmes grammaticaux) qui n'est peut-être qu'une illusion produite par les cas les plus frappants, comme l'évolution depasen négation, qui présente une divergence (Hopper et Traugott, 1993) extrême avec le substantif de départ.
Dans les deux cas, on change de sujet, la différence se situant au niveau discursif
de ce sujet : (109) articule deux « sous-sujets » dans le thème plus largefaire une
tarte, tandis que (110) passe à un thème qui n'a plus rien à voir (d'où les points de
suspension : n'importe quoi pourrait précéder).
Les deux emplois sont métalinguistiques (c'est pour cela que nous les
re-groupons), et se distinguent (encore une fois dans les cas les plus clairs) du
précédent par la possibilité de remplacer autrementparà part ça
32.
Cependant, sitôt qu'on quitte le terrain des « cas les plus clairs », on
con-state de nombreux emplois polysémiques entre connecteur, complémentarité, et
rupteur de topique. C'est que ces trois emplois restent très fortement liés, et les
distinguer devient une tâche ardue. C'est aussi la preuve qu'il existe un noyau de
sens commun, noyau qui les rattache même à l'adverbe de manière, que parfois
seul l'ordre des mots semble distinguer.
32 Rossari et Lefeuvre (2004) notent quesans quoiest impossible dans cet emploi et se coninerait à l'hypothèse négative ; on aurait donc adopté l'impossibilité de la paraphrase parsans quoi, d'autant qu'elle satisfaisait notre intuition, si n'étaient apparues, au détour de deux corpus, des occurrences d'unsans quoiclairement rupteur de topique :
(i) –(...)parmi les parmi les les les jeunes de de de de milieux bien et qui se mettent à à parler assez grossièrement mais je crois que c' est une question de mode aussi hein on on a tendance à être un petit peu vulgaire mais enin il y a je crois que c'est un petit peu la mode hein ça c'est... je l' ai constaté
– ah oui ?
– bien des fois oui oui
– alors sans quoi d'une façon générale mis à part ces jeunes vous trouvez que il y a des différences mais enin qu'elles sont...
– dans les façons de parler ?
– peu importantes oui de parler le français oui(...)
Cet emploi est clairement rupteur de topique, et d'ailleurs l'interlocuteur vériie le nouveau topique (est-ce un sous-topique des manières de parler ou plus généralement sur les jeunes ?). Ce type d'emploi n'existe que dans un corpus (Elicop – Orléans), mais il y est bien attesté. Il semble donc quesans quoise soit grammaticalisé en rupteur de topique... au moins à Orléans !