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La mise au point historiographique sur la question du rôle de la circulation pour l’évolution du tissu urbain réalisée au cours des pages précédentes nous a permis de constater que, si l’importance des mouvements circulatoires dans la fabrique urbaine est communément admise, le phénomène et ses conséquences pour l’évolution de la ville sont en fait peu compris car peu analysés avec précision. Nous pensons que cet achoppement doit être imputé aux cadres méthodologiques et disciplinaires d’analyse habituellement utilisés, qui ne conviennent peut-être pas à l’étude de ce processus multiscalaire.

En effet, si l’étude des interactions entre ce que nous nommons le « flux » et la « forme » sont rares, c’est peut-être parce que ces interactions s’établissent entre des objets qui sont traditionnellement abordés par des disciplines et à des échelles d’analyse différentes. Le schéma que nous avons présenté plus haut proposait de dépasser la sectorisation de l’approche des interactions qui sont étudiées séparément, en les associant sur un seul et même support. Ce schéma rendait compte des interactions mises en évidence en archéologie, en histoire et en géographie, mais présentait toutefois le grand inconvénient de mélanger les natures d’objet, c’est-à-dire ce qui est matériel (étudié par les archéologues) et ce qui est immatériel (flux et activités, étudiés par les historiens et les géographes). Le schéma suivant intègre cette précision nécessaire à la compréhension des diverses inflexions historiographiques.

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Figure 3. Schéma des interactions forme/flux et prise en compte de la nature des objets étudiés (© Léa Hermenault)

Par ailleurs, le schéma présentait aussi l’inconvénient d’aplanir les différentes échelles d’analyse, alors que les évolutions dans le temps de chacun des objets (le flux dans la rue, le parcellaire, le bâti et les activités) doivent être analysées à des échelles différentes, car elles peuvent être non sensibles à certains niveaux d’observation. La série de schémas suivante présente la pluralité d’échelles d’analyse qu’il est nécessaire, selon nous, de fréquenter pour comprendre ces évolutions :

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Ainsi par exemple, il sera impossible pour le chercheur de percevoir les évolutions du flux s’il se cantonne à l’échelle du bâtiment. Or, l’archéologie, l’histoire et la géographie ne sont pas toutes coutumières de l’ensemble des niveaux d’analyse (du micro au macro), et se concentrent parfois sur une seule échelle : les archéologues du bâti limitent par exemple leurs analyses à l’échelle du bâtiment et les historiens ont rarement l’occasion d’aller au-delà du groupe d’individus. Les interactions qui s’établissent entres des objets traditionnellement étudiés à des échelles différentes ne peuvent donc qu’être difficilement percevables dans ce contexte méthodologique.

Or, les outils qui sont désormais utilisés par les chercheurs, comme les Systèmes d'Information Géographiques (SIG), ou les renouvellements des problématiques permis par de récentes inflexions historiographiques46, encouragent à ne pas se focaliser sur un objet, mais à chercher à comprendre le

système d’interactions dans lequel ce dernier s’intègre. Ces outils et nouvelles problématiques encouragent donc à dépasser la traditionnelle approche sectorisée du rôle de la circulation pour l'évolution de la ville, en déplaçant le regard vers l'étude des interactions qui se tissent entre forme et flux. A la suite des travaux de Marcel Roncayolo sur les liens entre forme urbaine et fonction, et ceux des archéogéographes, nous pensons que la prise en compte de ces interactions pourrait permettre de mieux appréhender la complexité de l'évolution des flux dans l'espace et le temps, mais aussi celle du tissu urbain.

Puisque l’archéologie « révèle » en quoi le fabriqué est non seulement « reflet » de la société mais aussi « moteur », car fabriqué par l’humain, il le conditionne en retour (Bruneau et Balut, 1982 ; Balut, 2004), nous pensons qu’elle est un cadre disciplinaire légitime pour développer une analyse originale de ces interactions. Ceci permet par ailleurs à la discipline de se positionner au sein de la société comme une des disciplines spécialistes de l'étude de la place du passé dans le présent et, de manière générale, du poids (bienvenu ou non) des héritages dans les trajectoires des structures.

1.2.2 « Flux », « circulations », « interactions », « matérialité » : expliciter l’objet de l’étude pour mieux cerner les enjeux de la question

Avant de clarifier la problématique de notre travail, il nous faut définir un certain nombre de termes que nous allons fréquemment employer. Nous avons déjà longuement parlé de « rue ». La rue est une voie bordée, au moins en partie, de maisons, dans une agglomération (petit robert 2011 : 2280), et se différencie en cela de la « route » qui désigne une voie de communication située en dehors d'une agglomération. Elle désigne, par métonymie, ce qu’elle est susceptible de contenir : les habitants, les activités qui s’y déroulent, etc. L’usage métonymique du mot domine largement chez

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les historiens ou les géographes, alors que c’est son sens strict qui concentre l’intérêt des morphologues.

Nous utiliserons régulièrement la notion de « matérialité urbaine », qui recouvre tout ce qui fait matière dans la ville, c’est-à-dire ce qui constitue les corps perçus par les sens et dont les caractéristiques fondamentales sont l’étendue et la masse (Le Trésor de la Langue Française Informatisé, entrée "matière"): il s'agit de la composante concrète de la ville. Nous pensons que cette matérialité peut être visible et analysable à toutes les échelles : depuis par exemple la vaisselle posée sur la table dans une pièce, jusqu'aux îlots formés par un groupe de bâtiments. Le « bâti » est ce qui, à l'échelle d'un bâtiment, désigne un assemblage de montants et de traverses (Dictionnaire de l’Académie française, neuvième édition, entrée "bâti"), et par extension la structure du bâtiment : il s’agit donc d’un type de matérialité. Il est à noter que nous considérons que la parcelle est un fait matériel seulement à partir du moment où elle a été matérialisée : si les limites de celle-ci ne sont pas matérialisées sur le terrain, et ne figurent que dans la documentation écrite ou planimétrique, alors la parcelle ne sera pas comprise dans l'expression « matérialité urbaine ». La forme est un terme, selon nous, plus générique puisqu’il englobe à la fois le matériel et l’idéel47. Une forme peut

tout aussi bien désigner un fait matériel dans ses trois dimensions, que l’idée que l’on se fait de quelque chose qui est situé spatialement et qui est susceptible de faire « contrainte » aux activités et/ou aux autres formes : ainsi, une parcelle, si elle n’est pas matérialisée au sol, pourra être désignée comme étant une forme48.

De cette « matérialité » découle la définition du mot « espace » telle que nous le concevons et telle que nous l'utiliserons. En effet, sur le terrain, l'archéologue ne peut appréhender l’espace autrement qu’à travers sa dimension physique : objets, bâti, etc. L'espace est donc pour nous, archéologue, fondamentalement lié à la matérialité avant tout autre chose, c’est-à-dire qu’il ne prend sens qu’à partir du moment où il est structuré matériellement. Les premières applications usuelles (c’est-à-dire non-philosophiques) que l'on trouve à l'entrée « espace » dans le dictionnaire de l’Académie Française ou celui du Trésor de la Langue Française sont d’ailleurs celles-ci : respectivement «étendue limitée et ordinairement superficielle » et « distance déterminée, surface ». Lorsqu’ils conçoivent un espace, et donc qu’ils le définissent, les architectes expliquent d’ailleurs souvent qu’il s’agit avant tout pour eux de le délimiter. En premier lieu, le mot « espace » désigne donc de nos jours quelque chose de limité ou de borné. Or, il n’y a point de délimitation, directe ou indirecte, sans un signe matériel, si équivoque, mobile ou insignifiant soit-il. Enfin,

47 Le Trésor de la langue française indique «ensemble de traits caractéristiques qui permettent à une réalité

concrète ou abstraite d’être reconnue» (Le Trésor de la Langue Française Informatisé, entrée "forme")

48 Françoise Boudon et Françoise Hamon distinguent ainsi la parcelle comme unité d’habitat et la parcelle

comme unité fiscale : les deux sont des formes mais seule la première est matérialisée sur le terrain (Boudon, Chastel, Couzy et Hamon, 1977, 38)

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envisager l’espace d’un point de vue matériel implique nécessairement de l’appréhender en trois dimensions, comme le font les archéologues (notamment depuis l’utilisation des méthodes de M. Wheeler) et les architectes - pour lesquels un espace est en fait un volume - et contrairement à ce que font certains géographes.

C'est donc à partir de cette entrée « matérielle » que nous questionnerons l’espace, bien que celui-ci, lorsqu’il devient concept, est en fait éminemment plus complexe puisqu’il ne peut pas être réduit à sa dimension physique et qu’il ne faut pas nier sa dimension idéelle (LEVY et LUSSAULT 2003 : 331). Le fait de se concentrer dans un premier temps sur la dimension matérielle permettra peut-être d'interroger autrement les acceptions plus complexes et plus subtiles de la notion d'espace qu'utilisent notamment les géographes : le rapport à la matérialité de l'espace étant parfois, il nous semble, trop rapidement mis de côté dans la compréhension des phénomènes sociaux. C’est le cas notamment dans ceux qui impliquent une réflexion sur le changement ou les trajectoires des objets dans le temps. Ainsi par exemple, lorsqu’Antoine Fleury étudie la rue Oberkampf et l’émergence du quartier branché lié à cette rue au début des années 2000, il écrit :

Les fonctions (commerces, artisanat, bureau) font partie de cet héritage, même si elles évoluent avec le temps. L’analyse de leur répartition s’impose, car elles façonnent en grande partie les usages contemporains de la rue, ses temporalités et son paysage. (Fleury, 2004a, 36)

Cependant, puisque les fonctions sont aussi liées aux formes, il pourrait être intéressant d’essayer de comprendre le poids de la matérialité de l’espace dont héritent les acteurs économiques qui ouvrent des bars « branchés » dans la rue Oberkampf, contribuant ainsi à changer l’ambiance du quartier : dans quelle mesure les acteurs économiques sont-ils contraints dans leurs choix d’investissement par les formes dont ils héritent ? Comment gèrent-ils le poids de la matérialité ? Joue-t-elle un rôle pour la répartition des fonctions dans la rue ? Ce manque ponctuel d’attention aux formes dans les travaux de certains géographes trouve un écho en ce qu’aucun des dictionnaires de géographie que nous avons consultés49 ne propose aux lecteurs une entrée « matérialité ». Le

Dictionnaire de la géographie dirigé par Jacques Lévy et Michel Lussault propose par contre une entrée « matériel/idéel », rédigée par Michel Lussault, dans laquelle on peut lire :

La géographie s’avère une discipline ni matérialiste ni idéaliste, mais participant de ce qu’on pourrait nommer un réalisme dialogique, dans la mesure où elle reconnaît la liaison permanente de l’idée et du matériel, et, par suite, le caractère toujours composite de ses objets. (Lévy et Lussault, 2003, 645‑646)

49 Nous avons consulté : le Dictionnaire de la Géographie, dirigé par Pierre George et Fernand Verger (George

et Verger, 2006), De la géopolitique aux paysages : dictionnaire de la géographie d’Yves Lacoste (Lacoste, 2003), Les mots de la géographie : dictionnaire critique dirigé par Roger Brunet, Robert Ferras et Hervé Théry (Brunet, Théry et Ferras, 1993) et le Dictionnaire de la géographie dirigé par Jacques Lévy et Michel Lussault (Lévy et Lussault, 2003)

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Cependant l’entrée du dictionnaire, centrée sur le rapport entre « matériel » et « idéel », ne propose qu’une définition évasive du « matériel » et ne permet pas de bien se rendre compte à quel point il est intégré au raisonnement géographique. Pourtant, il nous semble que l’intégration du rapport entretenu par les acteurs avec la matérialité de l’espace dans les réflexions portant sur le changement, permettrait de mieux comprendre certaines trajectoires d’objets spatiaux.

Par ailleurs, si la question du rôle des interactions entre le flux et la forme n’est pas souvent abordée dans l’historiographie, c’est aussi peut-être parce que la notion de « flux » souffre souvent de n’être définie qu’implicitement. Puisqu’elle sert à désigner à la base le mouvement d’un liquide, elle n’engage pas à penser les déplacements dans l’espace (qu’elle qualifie par extension) comme étant en potentielle interaction avec ce qui leur sert de cadre, par exemple la matérialité de la ville dans le contexte urbain. Il est donc nécessaire de faire un pas de côté méthodologique et de comprendre ce qui fait qu’un flux puisse entrer en interaction avec la forme de la ville, c’est à dire comprendre ce qui peut, dans le flux, être morphogène pour le tissu urbain. Un flux est un déplacement de toute nature dans l’espace qui se caractérise par une origine, une destination et un trajet (Lévy et Lussault, 2013, 398). Il représente l’intensité de l’interaction spatiale entre un couple de lieux (Pumain et Saint-Julien, 2010, 10). Si on l’applique aux Hommes et aux marchandises transportées, alors un flux d’Hommes devient le déplacement dans l’espace d’individus qui circulent d’un point à un autre. Dans le cadre particulier de notre travail, ce sont les conséquences de la présence d’individus dans un espace qui concentreront notre attention, c’est-à-dire les effets de l’intensité de l’interaction spatiale entre deux lieux sur les espaces que les individus traversent.

Le terme de « flux » est lié à celui de « circulation », dont le sens premier aujourd’hui est de qualifier, tout comme c’est le cas pour le terme précédent, le mouvement d’un liquide : celui du sang dans le corps à l’origine. Par extension, il désigne également l’action d’aller et venir en utilisant les voies de communication et/ou selon un trajet bien défini (Le Trésor de la Langue Française Informatisé, entrée "circulation"). Le concept de « circulation » est un des facteurs essentiels pris en compte dans l’élaboration de tous les modèles d’organisation de l’espace, puisqu’il désigne ce qui permet les échanges et les transferts sans lesquels aucune interaction ni aucune dynamique ne seraient possibles (Lévy et Lussault, 2013, 181). Le terme de « circulation » est plus généraliste que celui de « flux » : ce dernier s’entend nécessairement comme s’établissant entre des points donnés – même si ceux-ci ne sont pas précisés – alors que l’utilisation du terme « circulation » peut se passer de la définition d’un point de départ et d’arrivée mais implique par contre la définition de l’espace dans lequel elle a lieu. La circulation peut également être comprise comme étant la somme des flux.

On peut légitimement craindre que le concept de « circulation » ne soit pas adapté à l’étude des déplacements des individus dans l’espace des sociétés du passé. Ainsi, Joseph Morsel indique qu’« aborder la rue sous l’angle de la circulation, c’est s’interdire de saisir les usages multiples de la

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rue comme lieu de communication »50. En effet, si on analyse ce qu’il se passe dans les rues au

Moyen Âge en plaquant les concepts de « circulation » et de « flux », on court le risque de perdre de vue le caractère plurifonctionnel de l’espace viaire médiéval et moderne, et par là même de ne pas pouvoir comprendre les interactions qui s’établissent entre le flux et la forme. Si nous désirons continuer à employer les termes de « circulations » et de « flux », il faut alors préciser le sens que nous voulons leur donner.

D’ailleurs, dire que l’on souhaite chercher à comprendre le rôle que peuvent avoir les circulations sur le tissu urbain c’est déjà faire un pas de côté par rapport à la définition du mot qui a majoritairement cours aujourd’hui, puisque c’est dire que l’on cherche à appréhender les conséquences de ce qu’implique le déplacement des personnes selon une trajectoire dans un espace, et ce tout au long de l’espace parcouru et non pas seulement aux points de départ et d’arrivée des flux. Nous étudions donc ce qu’implique, notamment en terme d’activité économique, la présence d’individus se déplaçant dans l’espace, et non pas simplement la circulation. Il s’agit alors de reconnaître dans le terme « circulation » ce qui permet de construire celui « d’échange », ainsi que le faisait déjà par exemple Marcel Poète au début du siècle, lorsqu’il s’interrogeait sur la puissance des interactions qui s’établissent entre le flux et la forme urbaine que celui-ci traverse51.

1.2.3 Préciser l’objet de l’étude et déplacer le regard vers l’articulation des rythmes et

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