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abri ∼ abriter et numéro ∼ numéroter

2.2 De l’identité à la supplétion : les différents cas de figure observés

2.2.10 abri ∼ abriter et numéro ∼ numéroter

Les paires en (9j) sont semblables à brancard∼brancarder et ajoutajou- ter dans la mesure où, dans chacune de ces paires, le verbe présente une consonne finale réalisée qui est absente du nom. Mais alors que sur brancard et ajout cette consonne est latente conformément à la définition 3 (page 102), elle ne l’est pas dans chouchou et numéro car elle ne vérifie pas le critère a. de la définition 3, à savoir la présence graphique de la consonne. Le t de chouchou et numéro qui est présent dans chouchouter et numéroter est donc considéré comme une consonne épenthétique selon la définition 6.

Définition 6 : Consonne épenthétique

La consonne finale d’un lexème est épenthétique si : a. elle n’est pas présente graphiquement,

b. elle n’est pas réalisée dans la forme citationnelle du lexème, c. elle est réalisée lors de certaines dérivations.

En prenant pour critère la présence d’une consonne épenthétique telle que cela a été défini en 6, 80 paires nom∼verbe ont été relevées dans les dictionnaires. Celles-ci sont présentées dans le tableau 2.26 en fonction de la consonne épenthétique.

Cons. Exemples

d abcès∼abcéder, bazar∼bazarder, boyau∼boyauder, brelan∼brelander, cauchemar∼cauchemarder, caviar∼caviarder, congé∼congédier, esco- bar∼escobarder, faisan∼faisander, marivaux∼marivauder

f réchaud∼réchauffer

k palan∼palanquer

kt contrat∼contracter

l chaux∼chauler

n contour∼contourner, détour∼détourner, hiver∼hiverner, pour-

tour∼pourtourner, retour1∼retourner1, retour2∼retourner2, séjour

∼séjourner, tour1∼tourner1, tour2∼tourner2

K tireli∼tirelirer

s coin∼coincer, désintérêt∼désintéresser, effort∼efforcer, élan∼élan- cer, intérêt∼intéresser, mordant∼mordancer, pli∼plisser, rehaut∼ rehausser, renfort∼renforcer, roman∼romancer, tabac∼tabasser t abri∼abriter, agio∼agioter, alinéa∼alinéater, bijou∼bijouter, bi-

seau∼biseauter, blabla∼blablater, blaireau∼blaireauter, boyau∼ boyauter, caillou∼caillouter, caoutchouc∼caoutchouter, chapeau∼ chapeauter, charabia∼charabiater, chevreau∼chevreauter, chouchou ∼chouchouter, clou∼clouter, cran∼cranter, crapaud∼crapoter, filou ∼filouter, folio∼folioter, froufrou∼froufrouter, glouglou∼glou- glouter, jus∼juter, maquereau∼maquereauter, noyau∼noyauter, numéro∼numéroter, panneau∼panneauter, piano∼pianoter, pied∼pié- ter, pieu∼pieuter, pinceau∼pinceauter, poireau∼poireauter, queue∼ queuter, recrue∼recruter, ronéo∼ronéoter, sirop∼siroter, tableau∼ tableauter, talus∼taluter, tango∼tangoter, terreau∼terreauter, tuyau∼tuyauter, verjus∼verjuter, yeux∼zieuter, yo-yo∼yoyoter z entrepôt∼entreposer, impôt∼imposer

Table 2.26 – Conversions avec épenthèse en fonction de la consonne épenthétique

Lorsque la conversion est clairement orientée, pour des raisons morphologiques, étymologiques ou sémantiques, de nom à verbe, l’ajout d’une consonne sémantique- ment vide intervenant lors de la dérivation peut être considérée comme de l’épen- thèse. Les raisons d’apparition d’une épenthèse peuvent être multiples comme l’a indiqué Pagliano (2003) (l’épenthèse peut notamment jouer un rôle d’emphase),

mais la plus fréquemment invoquée, dans le contexte de la liaison, est l’évitement d’un hiatus. Morin (2005) soutient pourtant que l’évitement de l’hiatus ne peut être la raison de la liaison, notamment parce que des liaisons occurrent parfois quand il n’y a aucun hiatus à éviter, comme par exemple dans le cas de court-il (/kuKtil/) ou durs anneaux (/dyKzano/).

Dans le cas de la dérivation affixale Pagliano (2003) a argumenté qu’une consonne épenthétique pouvait être insérée devant un suffixe commençant par une voyelle afin d’éviter l’hiatus. Cependant, l’idée d’une épenthèse lors des conversions rencontre plusieurs difficultés. Tout d’abord, l’hypothèse d’une épenthèse pour éviter l’hiatus est problématique dans le cas de la conversion de nom à verbe puisqu’aucun suffixe n’est ajouté. La consonne épenthétique pourrait être insérée devant la marque de l’infinitif si on considère que celle-ci est /e/. Ainsi /SuSu/ deviendrait /SuSut/ devant /e/. Mais cela n’est pas systématique. /klu/ par exemple reste /klu/ devant /e/ dans le cas de clouer, même s’il existe également clouter qui se comporte comme chouchouter.

Ensuite, comme pour les liaisons sans risque d’hiatus relevées par Morin, certains noms comme bazar ou cauchemar montrent une consonne épenthétique /d/ lors de la conversion alors même qu’il n’y avait pas d’hiatus possible puisque les deux noms se terminent en /K/.

Enfin, il est notable que plusieurs noms qui présentent une consonne épenthétique lors de la conversion montrent la même consonne épenthétique lors de dérivations affixales, comme on peut le voir avec les exemples du tableau 2.27. Ainsi il serait envisageable de considérer que dans ces cas la consonne est latente au niveau du nom, même si elle n’est pas marquée graphiquement.

Nom Convert Suffixé

bazar bazarder bazardesque

bijou bijouter bijoutier

caillou caillouter caillouteux

cauchemar cauchemarder cauchemardesque

contrat contracter contractuel

filou filouter filouterie

froufrou froufrouter froufrouteux

jus juter juteux

roman romancer romancier

Table 2.27 – Noms présentant une consonne épenthétique lors de différentes dérivations

Par ailleurs, l’examen, mené à partir du Petit Robert Électronique, de l’ensemble des noms se terminant par /aK/ et réalisant une consonne /d/ supplémentaire lors

d’une dérivation a montré différentes choses. Tout d’abord dans la grande majorité des cas (95 noms sur 121) ce /d/ est justifié par le fait que le nom est suffixé en -ard, comme clochard. La consonne est dans ce cas-là marquée dans l’orthographe. Dans 8 cas la consonne /d/ s’explique étymologiquement par exemple pour lard issu du latin lardum. Mais, de façon plus cruciale, 18 noms n’ont aucune justification, ni étymologique, ni morphologique à la présence de ce /d/. Ces noms sont présentés dans le tableau 2.28 avec leur étymologie telle qu’elle est fournie par le Dictionnaire Historique de la langue française. Ces noms montrent donc que le marquage dans l’orthographe d’une consonne latente n’est pas toujours justifié historiquement ou morphologiquement. De ce point de vue, la consonne latente de cafard qui est réalisée dans le verbe convert cafarder n’est pas plus justifiée que la consonne a priori épenthétique de bazar qui est réalisée dans le verbe convert bazarder. La seule différence entre ces deux noms est que le premier marque graphiquement la consonne latente /d/, tandis que le second ne la marque pas. Or, ce résultat est intéressant pour ce travail sur les conversions, car il montre que la distinction entre consonne latente et consonne épenthétique n’est pas nécessairement pertinente.

bard beart 1239 ; baiart fin XIIe ; o. controversée, p.-ê. de l’a. fr. baer, beer, bayer ou a. fr. bail "poutre"

bazar bathzar ; persan bâzâr "souk"

bocard altér. de bocambre, de l’all. Pochhammer "marteau à écraser" boulevard bolevers "ouvrage de madriers" puis "rempart", av. 1365 ; du moy.

néerl. bolwerc

cafard caphar ar. kâfir "infidèle"

canard quanard ; p.-ê. d’un ca- onomat. (caner "caqueter" XIIIe) ; -ard, d’apr. malard

cauchemar quauquemaire mot picard, de cauche, impér. de cauchier "fouler, presser" et néerl. mare "fantôme"

caviar cavyaire 1432 ; it. caviale, turc havyar escobar nom d’un père jésuite casuiste

gaillard du gallo-roman galia, de la rac. celt. gal - "force" hasard hasart ; ar. az-zahr "le dé", par l’esp. azar

homard houmar ; a. nord. humarr

hussard all. Husar, du hongr. huszár "le vingtième"

loubard probablt verlan (modifié) de balourd avec infl. de loulou poignard pougnart ; a. fr. poignal, lat. pugnalis, de pugnus "poing" rancard o. i. ; p.-ê. de rancart

ringard1 wallon ringuèle "levier", de l’all. dial. Rengel "rondin"

ringard2 o. i. ; p.-ê. n. pr.

Table 2.28 – Noms en /aK/ possédant une consonne /d/ non justifiée morphologiquement ou étymologiquement

Lorsque, au contraire, la dérivation semble orientée de verbe à nom, comme pour les paires en (58), considérer la consonne supplémentaire sur le verbe comme une consonne épenthétique pose problème. En effet dans ce cas, si le nom est plus court que le verbe c’est donc qu’il y a eu suppression d’une consonne et non insertion.

(58) contourner >contour ‘action de contourner’ désintéresser >désintérêt ‘fait de se désintéresser’

détourner >détour ‘ce qui détourne’

efforcer >effort ‘action de s’efforcer’ entreposer >entrepôt ‘lieu où l’on entrepose’ réchauffer >réchaud ‘ustensile pour réchauffer’

rehausser >rehaut ‘ce qui rehausse’

renforcer >renfort ‘ce qui renforce’ retourner1 >retour1 ‘action de retourner’

retourner2 >retour2 ‘action de retourner’

séjourner >séjour ‘action de séjourner’

tabasser >tabac ‘action de tabasser’

tourner2 >tour2 ‘action de tourner’

Toutefois, il est notable que dans ces paires les noms sont tous masculins. Or, si cette consonne était considérée comme latente au niveau du nom, alors ces noms seraient conformes à la prédiction faite à la section 2.2.7 selon laquelle lorsque le thème du verbe se termine par une consonne celle-ci devient latente sur les noms masculins et reste réalisée sur les noms féminins. Les noms en (58) pourraient donc être considérés comme des noms déverbaux à consonne finale latente, de la même façon que les noms en (52).

Ainsi, analyser la consonne présente sur le verbe et absente du nom dans les paires du tableau 2.26 comme une consonne épenthétique rencontre plusieurs dif- ficultés. Dans le cas d’une conversion de verbe à nom une consonne épenthétique est difficilement postulable. Dans le cas d’une conversion de nom à verbe elle est postulable, mais d’une part elle ne semble pas toujours nécessaire, d’autre part elle semble appartenir au nom dans la mesure où la même consonne est réalisée lors d’autres dérivations. C’est pourquoi, dans cette thèse, les noms considérés au premier abord comme montrant une consonne épenthétique seront traités comme des noms à consonne latente, de la même façon que les noms présentés dans la section 2.2.7. C’est-à-dire qu’ils seront analysés comme possédant un thème 2 se terminant par une consonne, et un thème 1 identique au thème 2 moins la dernière consonne.