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Évolution des systèmes de production oasiens dans le contexte du désengagement de l’État Cas des oasis du grand Gabès

Abdallah BEN SAAD

Institut des Régions Arides de Medenine

Introduction

Depuis l'indépendance de la Tunisie (1956), le gouvernement tunisien a largement encouragé l'agriculture, au travers de nombreux Plans de développement économique et social dont les objectifs premiers ont toujours été d'améliorer la productivité agricole et la sécurité alimentaire du pays. Ces mesures ont essentiellement profité aux grandes régions agricoles et aux nouveaux périmètres irrigués, où les surfaces cultivables et la qualité des sols ne sont pas des facteurs limitants.

Cependant, dans le cas des oasis du Grand Gabès qui sont des oasis anciennes, le parcellaire est particulièrement morcelé et les sols ont perdu de leur fertilité. Dans les années 1970, elles ont également été confrontées à l'installation d'un important pôle chimique, qui n'a pas été sans conséquences sur l'agriculture : diminution de la ressource en eau, pollutions, fuite de la main d’œuvre agricole, urbanisation rapide.

Dans ces oasis, l'agriculture n'a donc pas pu s'intensifier d'avantage, ni profiter de la mécanisation et pendant que certaines régions voyaient leur productivité agricole augmenter, les agriculteurs de Gabès ont dû faire face à des handicaps nouveaux.

En plus de la concurrence grandissante des autres régions agricoles et des contrecoups de l'installation du pôle chimique, les agriculteurs vont subir les conséquences du Plan d'Ajustement Structurel (1986) et du Plan d'Ajustement Structurel Agricole (1987), qui vont se traduire essentiellement par une libéralisation, suivie d'une augmentation du prix des intrants, qui étaient jusqu'alors soutenus par l'Etat, ainsi que d'un recul de l'accompagnement agricole par le démantèlement de l'Office des Périmètres Irrigués.

Parallèlement, le gouvernement mise sur le développement de l'élevage bovin laitier qui va entraîner de profondes mutations dans un certain nombre d'oasis, activité dont la rentabilité est aujourd'hui remise en question avec l'explosion du prix des céréales.

Aujourd'hui, l'agglomération de Gabès est d'avantage considérée comme une région industrielle que comme une région agricole. L'oasis est pourtant considérée comme le poumon de la ville et l'image de « petit Paradis » qu'elle suscitait auparavant est encore présente dans toutes les mémoires.

La commande passée par l'Institut des Régions Arides était l'étude des "Dynamiques du système agraire oasien dans un contexte de désengagement de l'État, pour le cas des oasis du Grand Gabès". Vingt ans après la mise en place du PAS et du PASA, il s'agit de comprendre comment a évolué le système agraire oasien des oasis du Grand Gabès et d'évaluer son état actuel.

Situation géographique

Située à l'entrée du Sud tunisien, l'oasis de Gabès fait partie d'un chapelet d'oasis maritimes longeant le Golfe de Gabès, à l'Est du pays. C'est une oasis de périphérie urbaine, qui fait partie de l'agglomération de Gabès. Elle s'enfonce de 7 km à l'intérieur des terres, suivant une orientation Nord-Est / Sud-Ouest et couvre environ 700 hectares. Elle est limitée au Sud par la ville de Gabès, à l'Ouest par la commune de Chénini-Nahal, au Nord-Est par la zone industrielle et à l'Est par la Mer Méditerranée.

Gabès, avec 116 000 habitants et Chénini-Nahal, avec 14 000 habitants sont les deux principaux pôles d'urbanisation de l'oasis (Recensement 2004). On trouve également quelques villages situés à l'intérieur de l'oasis, qui sont rattachés à une des deux communes.

L'oasis de Gabès comporte 3 oasis différentes, dont les limites sont définies par les réseaux d'irrigation qui les desservent : Jara est l'oasis la plus à l'Est, Menzel se situe au centre et Chénini se situe au Sud-Ouest de la zone. Entre le Nord de Chénini et l'Ouest de Menzel, se trouve le périmètre irrigué de Chott El Ferrick.

1. De la fin de la colonisation aux premières politiques agricoles : une organisation traditionnelle diversifiée aux ressources abondantes.

Avant l’indépendance, la quasi-totalité de la population de Gabès et de Chénini était agricole. Les agriculteurs habitaient dans les parcelles et la famille élargie cohabitait sur une même propriété. Depuis l’indépendance, une politique d’éducation a ouvert de nouvelles perspectives pour les enfants d’agriculteurs. Parallèlement, les politiques de libération de la femme appliquées dès l’indépendance ont entraîné des changements profonds dans l’organisation de la famille. Les enfants souhaitent installer leur foyer dans un logement séparé de celui des parents et chacun revendique sa part de terre. Le problème de morcellement n’a pas cessé d’augmenter jusqu’à aujourd’hui.

Jusque dans les années 60, l’eau circulait de manière abondante dans l’oasis. Des sources artésiennes situées en amont de Chénini alimentaient les 2 principaux oueds : l’oued Gabès et

l’oued Bou Allouda. Une succession de barrages permettait de partager l’eau entre les 2 oueds puis entre les oueds secondaires et des partiteurs permettaient de séparer l’eau au sein d’un réseau de canaux d’irrigation (séguias). Ces séguias assuraient l’acheminement de l’eau jusqu’à l’intérieur de la parcelle. L’Oued Gabès desservait Jara, Chott Essalem et une partie de l’oasis de Menzel, avec un débit de 330 l/s pour 500 ha. L’Oued Bou Allouda desservait Chénini, Nahal et le Nord de Menzel, avec un débit de 280 l/s pour 400 ha (Abdeaiem, 1997). La gestion de l’eau était assurée par une Association d’Intérêt Collectif (AIC). Les barrages, le réseau d’irrigation et de drainage étaient curés deux fois par an, lors de chantiers collectifs, organisés par l’AIC, où chacun devait participer, soit physiquement, soit financièrement. Les agriculteurs accédaient à l’eau assez facilement. « On ne payait pas l'eau, celui qui voulait prenait l'eau » (agriculteur de Chénini). Cependant cet accès à l’eau n’était pas égal partout dans l’oasis : à Chénini, le tour d’eau était espacé d’une semaine à 15 jours alors qu’à Jara, le tour d'eau était espacé de 20 à 25 jours en été. Les agriculteurs de Menzel recevaient moins d’eau que dans les autres parties de l’oasis. En effet, les agriculteurs de Chénini, étant plus proche des sources, en contrôlaient l’accès, alors que ceux de Jara, en fin de course, recevaient les excédents.

Jusqu’à cette période, le palmier dattier avait une place fondamentale dans le fonctionnement de la société oasienne. A titre d’exemple, il fallait posséder au moins un palmier pour pouvoir demander une femme en mariage. Cette importance donnée au palmier dattier repose sur plusieurs raisons. Il est avant tout la base de l’agroécosystème oasien puisqu’il crée un micro- climat favorable à la vie dans l’oasis et au développement de nombreuses cultures. Il a également été pendant longtemps une ressource alimentaire importante, car les dattes étaient séchées pour être consommées pendant l’hiver. (source : dires d’agriculteurs). Les dattes étaient consommées par les oasiens et par les dernières populations nomades qui venaient s’approvisionner dans les oasis. (ALBRIEUX et al, 1997). Cette pratique a disparu progressivement avec la sédentarisation des nomades et les changements d’habitudes alimentaires. De nombreuses variétés de palmiers étaient cultivées, dont des variétés primeur : Lemsi, Rouchti, Métata, Bouhattem et Amouri ou d’autres, plus adaptées pour la conservation, comme la variété Kenta qui était séchée pour l’hiver. Avant le séchage, les noyaux étaient enlevés, puis mis à tremper pour être ensuite distribués aux animaux. Chaque élément du palmier était utilisé : le tronc pour la structure des cabanes, les palmes pour les toits, les clôtures et les produits de l’artisanat (chapeaux, nasses, …).

Les autres étages de l’oasis n’étaient pas pour autant négligées : chaque agriculteur produisait un peu de tout.

A Chénini, les agriculteurs cultivaient de nombreux arbres fruitiers comme les pêchers, pruniers, grenadiers, vignes, abricotiers, oliviers, figuiers, mûriers, pommiers, poiriers et même les bananiers, proche des sources, en bord d’oued et autour des maisons. Les cultures maraîchères étaient également très présentes avec la culture de tomate, de salade, d’ail, d’oignon, de courgette, de courge et de piment, ainsi que les cultures fourragères (luzerne, blé, orge, seigle) et la culture de henné et de tabac. Les fruitiers étaient surtout présents dans la partie haute dite « entre deux oueds », alors que dans d’autres parties de Chénini, le tabac ou les cultures maraîchères étaient plus développés.

A Menzel, les cultures principales étaient le tabac, le henné, les cultures maraîchères (courgette, tomate, piment, concombre, persil, ail et oignon) et la luzerne. Les arbres fruitiers comme le pêcher, le bananier (le long de l’oued et autour des maisons), et le grenadier étaient également présents sur les parcelles mais dans des proportions moindres qu’à Chénini.

A Jara, les agriculteurs produisaient essentiellement des cultures maraîchères comme la courgette, la tomate, le piment, le persil, l'ail, l'oignon et le concombre, ainsi que de la luzerne. Des arbres fruitiers, comme le grenadier, étaient également présents sur les parcelles, mais

toujours de manière moins importante qu’à Chénini, et même qu’à Menzel. La partie Est de Jara (Chott Essalem) produisait également du tabac. La culture de henné avait quant à elle une place assez faible.

L’oasis de Chénini était particulièrement réputée pour sa production de pêches, de tomates, de grenades, de dattes et de raisin qui étaient exportées vers Tunis et l'Algérie. Les grenades dites d'« entre deux oueds » sont réputées pour être les meilleures de Tunisie. Selon certains, chaque agriculteur produisait entre 500kg et 4T de grenades par récolte. C’est la coopérative de Chénini, créée en 1958 par les agriculteurs avec la collaboration de l'état, qui achetait toute la production et la revendait à Sfax et à Tunis.

Les agriculteurs possédaient également quelques moutons et chèvres à l’intérieur de la parcelle. Les troupeaux étaient regroupés le matin et emmenés pour pâturer dans la steppe située en périphérie de l’oasis. Les chèvres étaient et sont encore élevées pour la viande et pour le lait. Les moutons étaient engraissés avec de la luzerne, de fèves et de la paille auto-produites, puis la ration était complétée avec de l'orge peu de temps avant de les tuer. En 1960, certains agriculteurs possédaient déjà quelques bovins. Chacun possédait également un âne ou un mulet qui servait pour le transport et les travaux au champ. En été, les agriculteurs effectuaient un labour à l’aide d’une charrue ou d’une araire. Les agriculteurs s'entraidaient pour les travaux des champs et partageaient leurs connaissances sur les pratiques agricoles.

Depuis l’arrivée des tracteurs, l’araire et la charrue se sont raréfiées car la traction animale a été en grande partie abandonnée, sans que le tracteur soit adopté par les agriculteurs : les surfaces sont trop petites et les résultats obtenus ne sont pas satisfaisants. La majorité des agriculteurs ne travaillent qu'avec la sape, car la charrue laboure à 30 cm alors que la sape permet de descendre à 50 cm voire à 70 cm (Estivin, 2000), permettant d’enfouir les adventices et d’obtenir une meilleure aération du sol. Un pré-labour peut être réalisé à l’aide d’un motoculteur ou d’une charrue à trois socs. En plus des fumiers du bétail, les déjections humaines étaient récupérées afin d’assurer le renouvellement de la fertilité.

2. Les années 60 : l’échec du modèle socialiste et premières mutations agricoles

De 1963 à 1969, l'état a mis en place un régime socialiste et a imposé la création de coopératives dans tout le pays : la coopérative de Jara a été fondée en 1963 et les agriculteurs sont alors devenus des coopérants salariés, travaillant pour la coopérative. Les agriculteurs vendaient leur production à la coopérative, puis rachetaient ce dont ils avaient besoin : la production n'était plus une production d'autosuffisance. Des asperges et une grande quantité de tomates étaient exportées.

La coopérative de Chénini, qui était très dynamique et fonctionnait de manière totalement autonome, disparaît entre 1967 et 1971 remplacé par le nouveau système de coopératives. Elle se remettra difficilement en place dans les années 70 et ne retrouvera pas la place qu’elle occupait auparavant. (Canonne, 2006,)

La coopérative de Menzel sera quant à elle créée en 1968, à la fin de la période collectiviste. Le régime socialiste est abandonné en 1969. C'est dans les années 60 qu’ont été introduits les premiers produits chimiques, qui provenaient alors de Tunis. On utilisera par la suite des produits issus des usines de Gabès. Le soufre était employé comme fongicide, et les phosphates commençaient déjà à être utilisés. L'ammonitre ne servait alors que pour la culture du tabac. La grande majorité des Gabésiens vivait des fruits de l'agriculture. Il était alors possible de vivre convenablement avec 40 ou 50 ares (« nourriture, habits, fournitures scolaires,... »). Avec l'augmentation du coût de la vie, le double-emploi s’est multiplié, chacun travaillant pour soi,