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ÉVOLUTION DE LA FRÉQUENTATION DES

ÉCHOUERIES DE PETIT-GASPE ET CAP-BON-AMI

Introduction

L’utilisation de l’habitat par une espèce pour accomplir certaines activités essentielles telles que le repos, la reproduction ou l’alimentation dépend étroitement de sa qualité et de sa disponibilité. Ces deux aspects présentent une variation naturelle dans un écosystème donné, mais peuvent aussi être affectés par différents facteurs tels que la prédation (Nordstrom 2002), l’aménagement du territoire (Seuront and Prinzivalli 2005), les changements climatiques (Freitas et al. 2008) et le dérangement humain (Suryan and Harvey 1999, Thompson et al. 2001). Une diminution de la disponibilité ou la qualité d’un habitat peut se répercuter chez les individus affectés par une modification de son utilisation allant jusqu’à entraîner une désertion des aires profitables au profit de zones de qualité inférieure. Chez les pinnipèdes, cela peut se traduire par un éloignement d’une zone d’alimentation ou encore par une diminution de l’espace d’échouerie disponible ou de sa qualité. Chez le phoque moine d'Hawaï (Monachus schauinslandi), des dérangements répétés ont entraîné un déplacement des individus dérangés vers des habitats sous-optimaux résultant en une diminution de la survie des petits (Gerrodette and Gilmartin 1990). De façon similaire, une diminution de l’abondance relative des dauphins a été constatée après l’arrivée de deux concessionnaires offrant des croisières d’observation à Shark Bay en Australie (Bejder et al. 2006).

Au parc national Forillon, l’offre écotouristique a augmenté au cours des dernières années et les activités d’observation du phoque commun se sont diversifiées. Cette augmentation s’est traduite par une hausse de l’achalandage touristique, particulièrement à l’échouerie de Petit-Gaspé qui comporte une portion accessible autant par voie terrestre que par voie maritime. Deux autres échoueries sont utilisées par le phoque commun dans ce secteur (Penouille et Cap-Bon-Ami), mais leur localisation les rend difficilement accessibles. Cette hausse de l’achalandage pourrait avoir un impact sur la qualité de l’habitat du phoque commun et donc, modifier leur utilisation de l’espace d’échouerie. Ce volet de l’étude avait donc pour objectifs de 1) définir si l’achalandage touristique modifie l’utilisation de l’espace de la colonie de Petit- Gaspé en comparant ses variations d’abondance avec la colonie de Cap-Bon-Ami, et 2) définir si l’achalandage touristique modifie l’utilisation par les phoques communs de la portion la plus achalandée de Petit-Gaspé en comparant les variations d’abondances de cette portion de l’échouerie de Petit-Gaspé avec celles de l’échouerie de Cap-Bon-Ami.

Méthode

Aire d’étude

L’évolution de la fréquentation a été suivie sur deux sites en 2011 et 2012 : la colonie de Petit Gaspé (site d’étude; ci-après PG) située sur la côte de la péninsule gaspésienne, du côté sud du Parc National Forillon (48°48’ N; 64°16’ W; Figure 6) et la colonie de Cap-Bon-Ami (site témoin; ci-après CBA) située du côté nord du Parc (48°47’ N; 64°11’ W; Figure 6). L’échouerie de PG est constituée d’une mince bande rocheuse longue d’environ 3 km séparée de la route par une bande forestière d’environ 75m. L’échouerie de CBA est constituée de plusieurs agglomérations discontinues de promontoires rocheux réparties sur environ 10km et surplombée par une falaise haute de 60 à 180m.

Les deux sites sont utilisés par le phoque commun (Phoca vitulina) comme aire de reproduction, de mue et de repos, mais aussi par le phoque gris (Halichoerus grypus) comme aire de repos dès le début du mois de juillet. L’espace d’échouerie disponible est restreint par la marée (amplitude: 1.2-1.7m), ne laissant presque aucun espace disponible à marée haute. La colonie occupant le site de PG est environ dix fois plus importante que la colonie de CBA (obs. pers.).

Le site de PG est exposé à un achalandage touristique soutenu et quotidien de plusieurs activités tant terrestres (randonneurs) que maritimes (kayakistes, plongeurs, plaisanciers, excursions en zodiac). Le site de Cap-Bon-Ami est beaucoup moins exposé, étant inaccessible par voie terrestre et situé loin de la marina. Il est toutefois visité occasionnellement par un zodiac d’excursion aux baleines lorsque les cétacés se regroupent près des côtes pour s’alimenter.

Dénombrements

Deux types de dénombrements ont été effectués entre le début juin et la fin août en 2011 et 2012. Un dénombrement par voie maritime a été réalisé sur les échoueries de PG et de CBA sur une base bimensuelle à bord d’un bateau pneumatique à coque rigide (2 moteurs hors-bord 90 hp) suivant la configuration de la côte à une distance de 100 à 150m (Figure 7). Le dénombrement nécessitait la présence de deux observateurs, l’un repérant les animaux à l’aide de jumelles (Bushnell Sportsman® 10x42) et l’autre réalisant au moins deux séries de captures photographiques séquentielles des espaces occupés à l’aide d’un appareil photo digital (Nikon D-80, lentille 300mm-f 2.8). Les images séquentielles ont été reconstituées avec un logiciel de traitement d’images (Calico panorama 2.0 ©, Kekus Digital) et le dénombrement des individus a été réalisé a posteriori sur les images reconstituées. En parallèle, un dénombrement hebdomadaire par voie terrestre a été effectué sur la portion NO de l’échouerie de PG, soit la portion étant la plus visitée par l’industrie touristique. Deux observateurs avançaient sur l’échouerie

Figure 6 : Localisation des échoueries de mise-bas de phoques communs de Petit-Gaspé et de Cap Bon-Ami dans le Parc national du Canada Forillon. La zone hachurée représente la portion de la péninsule exclue des limites du parc et les rectangles arrondis représentent l’étendue des échoueries de Petit-Gaspé et de Cap-Bon-Ami.

Figure 7 : Trajet et orientation des transects suivi lors de la réalisation des dénombrements sur les échoueries de Petit- Gaspé et de Cap-Bon-Ami situées dans le Parc national du Canada Forillon. Les lignes pleines représentent le trajet effectué en embarcation le long des échoueries, la ligne pointillée représente le trajet de transit entre les deux sites et la ligne discontinue représente le transect suivi lors du dénombrement terrestre.

suivant un transect SE-NO en dénombrant les individus à l’aide de compteurs manuels. Chaque dénombrement était effectué dans une fenêtre de 2h autour de la marée basse afin de maximiser le nombre d’individus échoués.

Analyses statistiques

Étant donné la différence d’abondance entre les deux colonies, chaque observation a été centrée (𝑋𝑖− 𝑋�) puis transformée en pourcentage de variation par rapport à la moyenne pour chaque année. Les

variations de fréquentation ont par la suite été mises en relation avec différents paramètres en les intégrant dans un modèle linéaire généralisé suivant une distribution normale (GLM). Deux analyses séparées ont été conduites, la première afin de comparer les variations de la fréquentation par les phoques communs de l’ensemble de l’échouerie de Petit-Gaspé (PG) et de Cap-Bon-Ami (CBA) et la seconde afin de comparer uniquement la fréquentation de la portion de l’échouerie de Petit-Gaspé (PG_Ouest) la plus dérangée par l’industrie touristique avec la fréquentation de celle de Cap-Bon-Ami. Le potentiel explicatif des variables suivantes a été examiné dans le cadre de ces modèles : l’année, le nombre de semaines écoulées depuis le 1er juin, l’échouerie et le nombre de phoque gris présents. Des interactions entre ces variables ont été testées lorsqu’elles représentaient une alternative valide. Les modèles s’ajustant le mieux aux données ont été sélectionnés en utilisant le critère d’information d’Akaike ajusté aux petits échantillons (AICc). Les modèles possédant un ∆AICc < 4 étaient jugés compétitifs (Burnham et al. 2011) et les coefficients générés étaient estimés par inférence multi-modèles.

Résultats

Au total, 14 dénombrements par voie maritime et 28 dénombrements par voie terrestre ont été réalisés en 2011 et 2012 durant lesquels l’abondance de phoques communs variait entre 7 et 451 individus (𝑥̅ ± SE = 249.6 ± 33.3) à Petit-Gaspé, entre 0 et 108 (𝑥̅ ± SE = 69.6 ± 6.1) sur la portion la plus visitée de Petit-Gaspé et entre 0 et 193 individus (𝑥̅ ± SE = 44.9 ± 13.4) à Cap-Bon-Ami. Quatre paramètres étaient retenus dans les meilleurs modèles expliquant les variations d’abondance des échoueries de Petit-Gaspé (échouerie entière) et de Cap-Bon-Ami (Table 7), mais seulement deux d’entre eux avaient une influence décelable sur la variation de fréquentation : le nombre de semaines écoulées depuis le 1er juin et le nombre de phoque gris présents sur l’échouerie. La fréquentation diminuait au fil des semaines (β [IC 95%] : -0.07 [-0.11, -0.03]) et augmentait avec le nombre de phoques gris échoués (β [IC 95%] : 2.7×10-3 [9.6×10-4, 4.5×10-3]), mais l’échouerie et l’année ne présentaient pas d’effet mesurable sur la variation d’abondance des deux sites (échouerie = PG : 0.15 [-0.21, 0.52]; année = 2012 : -0.17 [-0.45, 0.12]) bien que l’évolution de l’abondance semble graphiquement dissemblable entre les deux années (Figure 8). Bien qu’une

Figure 8 : Évolution de la fréquentation des échoueries de Petit-Gaspé (PG), Cap-Bon-Ami (CBA), et Petit-Gaspé Ouest (PG_ouest) au cours des saisons estivales 2011 et 2012. Chaque dénombrement est présenté sous forme de pourcentage de variation par rapport à la moyenne.

Table 7 : Sélection de modèles des paramètres influençant l’évolution de la fréquentation des échoueries de Petit-Gaspé et de Cap-Bon-Ami par le phoque commun du Saint-Laurent.

Modèles K AICc ∆AICc Likelihood Model AICc Wt Semaine + phoque gris 4 26,88 0,00 1,00 0,62 Semaine + phoque gris+ échouerie 5 29,02 2,15 0,34 0,21 Semaine + phoque gris+ échouerie+ année 6 30,66 3,78 0,15 0,09 Semaine 3 32,83 5,96 0,05 0,03 Semaine*échouerie + phoque gris + année 7 33,09 6,21 0,04 0,03

NULL 2 36,02 9,15 0,01 0,01

Phoque gris 3 36,85 9,98 0,01 0,00 Année 3 38,55 11,68 0,00 0,00 Échouerie 3 38,56 11,68 0,00 0,00

Table 8: Sélection de modèles des paramètres influençant l’évolution de la fréquentation de la portion ouest de l’échouerie de Petit-Gaspé et de l’échouerie de Cap-Bon-Ami par le phoque commun du Saint-Laurent.

Modèles K AICc ∆AICc Likelihood Model AICcWt

NULL 4 26,88 0,00 1,00 0,62

Semaine 5 29,02 2,15 0,34 0,21 Année 6 30,66 3,78 0,15 0,09 Échouerie 3 32,83 5,96 0,05 0,03 Semaine + échouerie 7 33,09 6,21 0,04 0,03 Semaine + échouerie + année 2 36,02 9,15 0,01 0,01 Semaine*échouerie + année 3 36,85 9,98 0,01 0,00

dissimilitude dans la variation de fréquentation au fil des semaines entre les échoueries de PG et de CBA était attendue, l’interaction entre le nombre de semaines écoulées depuis le 1er juin et l’échouerie ne figurait pas dans les modèles les plus performants et était sans effet dans les modèles où elle figurait (β [IC 95%] : -0.007 [-0.079, 0.066];Table 7). L’évolution de la fréquentation de la portion ouest de PG n’était expliquée par aucun paramètre testé dans le modèle, étant donné que le modèle nul performait mieux que les modèles contenant les paramètres individuels ou en combinaison (Table 8).

Discussion

La fréquentation de l’échouerie de PG n’a pas évolué différemment de celle de la colonie de CBA au courant des étés 2011 et 2012. La colonie de PG n’est donc pas déplacée par la forte affluence touristique estivale à cette échelle temporelle et spatiale. Un évitement des sites où l’activité humaine est forte a déjà été constaté dans d’autres études (Seuront and Prinzivalli 2005, Montgomery et al. 2007, Becker et al. 2009, Becker et al. 2011) et pourrait tout de même être présent à PG sur une échelle temporelle plus étendue ou encore sur une échelle spatiale plus réduite, soit une utilisation de l’espace d’échouerie différentielle dans les zones ou l’affluence touristique est plus importante.

Par ailleurs, les échoueries étaient davantage fréquentées par les phoques communs lorsque le nombre de phoque gris était plus important, suggérant que les deux espèces ne sont pas en compétition pour l’espace et sont plutôt soumises aux même contraintes à PG et CBA. De plus, les phoques gris utilisaient les sites les plus bas et donc les derniers à émerger à marée basse tandis que les phoques communs utilisaient davantage les sites situés plus en hauteur qui émergeaient plus rapidement avec le déclin de la marée (obs. pers.), limitant ainsi une potentielle compétition pour l’espace.

Un déclin de la fréquentation au fil des semaines a également été révélé par l’analyse aux deux sites d’échouerie. Cette baisse observée suggère que la fréquentation de ces deux échoueries diminue après la période de reproduction et de mue (Boulva and McLaren 1979). Ce phénomène pourrait être dû au départ des mâles reproducteurs durant cette phase, potentiellement dû à une ségrégation sexuelle survenant après la fin des accouplements (Kovacs et al. 1990). D’ailleurs, un petit nombre de phoques communs (~ 40 individus) dont très peu de chiots (max. 5) ont été observés sur une petite échouerie du secteur de Penouille, située à environ 8 km de PG au mois de juin, mais ont quitté ce site au début du mois de juillet les deux années (obs. pers.), supportant l’hypothèse de la ségrégation sexuelle.

La fréquentation de la portion la plus dérangée de PG n’a été influencée par aucun des paramètres envisagés. Par contre, l’utilisation d’un type différent de dénombrement sur cette portion de l’échouerie pourrait avoir eu un effet sur les résultats obtenus masquant ainsi un potentiel impact de l’achalandage touristique sur la fréquentation.

Au final, aucun impact de l’achalandage touristique de l’échouerie de PG n’a été constaté sur la fréquentation globale du site par les phoques communs. Toutefois, les échelles spatiales et temporelles de cette étude pourraient être inappropriées pour détecter un impact plus fin. De plus, les animaux de CBA pourraient être plus sensible au dérangement que les animaux de PG étant donné qu’ils y sont beaucoup moins exposés et conséquemment, quelques visites supplémentaires au site pourraient avoir eu un effet sur la fréquentation, masquant ainsi l’effet de l’affluence touristique à PG. Une telle différence de sensibilité a d’ailleurs été observée chez deux colonies d’otaries à fourrure d'Afrique du Sud (Arctocephalus pusillus) soumises à des degrés différents de dérangement par des croisières d’observation (Black 2010). Le faible nombre d’observations peut aussi constituer un facteur limitant de l’analyse statistique et peut potentiellement avoir empêché la détection d’un effet. Un échantillonnage échelonné sur plusieurs années et l’ajout de sites d’échouerie non-exposés à la fréquentation touristique dans le protocole d’échantillonnage pourraient permettre une meilleure compréhension de la dynamique de fréquentation de l’échouerie de PG, ainsi que de l’impact potentiel de l’achalandage touristique sur l’utilisation de ce site.

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