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2.   Méthodologie

2.3.   Comment  étudier  les  usages  ?

Contrairement à de nombreuses recherches en anthropologie, sociologie ou géographie urbaine qui se penchent a travers le discours sur les perceptions et représentations de l’espace auprès des usagers, j’ai fait le choix – théorique – de sciemment laisser de côté cet aspect de l’étude des villes. Ces dimensions ne me semblent pas dénuées d’intérêt, mais ce qui m’intéresse avant tout dans ce travail, ce sont les usages banals, ordinaires et quotidiens des espaces urbains réaménagés. Il est donc, dans ce travail, avant tout question d’usages et non d’usagers.

Le choix d’étudier les usages et non les usagers, et en particulier les usages ordinaires, m’a poussé à privilégier l’observation pure, aux dépens d’une enquête par entretiens. Ce choix relève notamment d’un doute sur le fait que les usagers mènent une réflexion sur leurs usages les plus ordinaires et leur capacité ou volonté à mettre des mots sur ce qu’ils font, lorsque précisément ils ne font rien d’extraordinaire ou de

particulier. Toussaint, dont la posture épistémologique inspire largement mon orientation méthodologique, formule la difficulté dans les termes suivants :

« Le problème consistait surtout à observer ce qui se fait ici et maintenant, ce qui

se déroule et qui n'est pas forcément objet de discours. En effet, ce qui devait être observé relève en grande partie de la routine, des habitudes, du non-pensé (au sens où ce qui se déroule n'est pas inconscient mais infra-conscient, laissant libre cours simultanément à autre chose : à l'observation de l'environnement, à la rêverie voire à la méditation, «penser à autre chose», etc.) » (Toussaint 2003 :

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Beaud et Weber abondent dans le même sens, estimant que « les pratiques les plus

ordinaires se prêtent difficilement à l’entretien ; les enquêtés ne voient littéralement pas ce qu’ils font. Le travail reposera alors principalement sur l’observation » (Beaud

et Weber 2010: 155). C’est donc intentionnellement que je privilégie la méthode d’observation in situ, qui s’intéresse aux comportements manifestes (Grosjean et Thibaud 2001 : 8). Une telle démarche prend alors des allures de description éco-éthologique, qui « procède à une approche naturaliste des situations urbaines » (Grosjean et Thibaud 2001 : 8), mettant à profit une des principales ressources offerte par l’espace public urbain : « l’observabilité des conduites sociales » (Grosjean et Thibaud 2001 : 8). Jeannin décrit le processus d’observation en ces termes :

« Afin d’appréhender les pratiques urbaines qui créent la vie au quotidien de la ville, il est nécessaire d’accumuler, de distinguer des instants particuliers et de stratifier des temporalités grâce à une observation et une transcription méticuleuses, très concrètes, attachées aux petites choses. Investir un lieu, regarder au fil des heures l’évolution de l’espace au travers des corps qui l’habitent et le traversent. Observer les postures et déambulations qu’il suscite au quotidien » (Jeannin 2008 : 2).

C’est d’abord le choix d’un espace circonscrit qui rend l’observation directe possible, « parce qu’elle met le chercheur face à un ensemble fini et convergent

d’interactions » (Arborio et Fournier 1999 : 14). Le choix de mon terrain, la place du

Marché de Granges, a été fait en amont, mais la délimitation spatiale de mes observations s’est construite au fur et à mesure des premières observations.

Il s’agit ensuite de ne pas tomber dans une énumération et description exhaustive de l’espace urbain à la manière de ce qu’expérimente Perec dans sa « tentative

d’épuisement d’un lieu parisien » (2008). A mon sens, la notion de tentative

employée par l’auteur exprime bien la difficulté, voire l’impossibilité, de venir à bout d’une telle démarche. L’observation des usages requiert donc un regard orienté, « un

dessein et une intention » (Voisin, 2000b : 152), tout en laissant une place à

l’inattendu : « L’observation sans arme est vide, l’observation trop armée n’apprend

rien » (Beaud et Weber 2010 : 128).

Abordant le terrain avec mes « armes » - les questions de fonction, forme et usages et les potentiels décalages entre ces dimensions - je me suis efforcé de respecter deux phases d’observation, afin de tenter de limiter le risque d’aveuglement d’un regard « trop armé ».

La première est une phase dite d’observation « flottante » (Pétonnet 1982) ou « diffuse » (Chapoulie 2000 : 6) qui a consisté avant tout à marcher, regarder, ressentir et retenir un maximum d’éléments de l’espace observé. Elle m’a avant permis de prendre connaissance de l’espace étudié, de me familiariser avec le terrain, d’en redéfinir les limites, de préparer les entretiens, de procéder à l’étude des formes et de la place du Marché dans sa structure d’ensemble, ainsi que de préparer la seconde phase d’observation. C’est un regard plus « naïf » que celui qui guide la deuxième phase d’observation que je me suis efforcé de respecter.

Dans un second temps, c’est une phase d’observation « ciblée » (Toussaint, Zimmermann, 2001) ou « analytique » (Chapoulie 2000 : 7) qui a été mise en œuvre. Il s’agit d’un « travail de repérage focalisé sur un ou des aspects particuliers des

phénomènes étudiés en temps et dans un lieu déterminés » (Chapoulie, 2000 : 7). Il

s’agissait pour moi de m’intéresser aux interactions des citadins avec les formes, objets et dispositifs spatiaux, et aux manières dont les citadins évoluent dans et avec l’espace public urbain, en focalisant cette fois mon attention sur les décalages entre les usages et les fonctions.

Cette seconde phase n’a pu être menée qu’après la réalisation des premiers entretiens et la prise de connaissance des documents relatifs aux projets, afin de limiter la projection de mes propres préconceptions sur ce que tel ou tel espace devait être et la manière dont tel ou tel dispositif devait être utilisé. Il s’agissait en effet bien de pouvoir déceler les décalages ou écarts potentiels par rapport au discours des concepteurs. C’est donc dans cette phase que mes observations se sont systématisées autour des éléments qui seront présentés dans la seconde partie de ce travail de mémoire.