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Seule une longue chronoséquence comme celle des coulées de lave du Piton de la Fournaise peut permettre de comprendre les conséquences de la perte des vertébrés frugivores sur plus de trois siècles (Albert et al., 2020a ; chapitre 4). S'appuyant sur une combinaison de facteurs unique au monde, i.e. un des volcans terrestres les plus actifs dans un des derniers territoires tropicaux à avoir été colonisés par l'Homme, cette expérience naturelle nous offre une sorte de machine à remonter le temps et illustre le potentiel des îles pour tester des questions en écologie qui ne peuvent être explorées ailleurs (Warren et al., 2015). Il n'est cependant pas possible de démontrer formellement que c'est bien la rupture de la dispersion des plantes à fruits charnus à partir du 18ème siècle qui explique l'effondrement de leur diversité sur les coulées historiques, il aurait fallu pour cela mesurer la pluie de graines en continu depuis le 17ème siècle. A ce jour, le plus ancien suivi diachronique de la reconstruction d'une forêt tropicale ne dépasse d'ailleurs pas 130 ans (Thornton, 1997). Mesurer la pluie de graines et tester l'impact d'autres limitations étaient en revanche réalisables lors de cette thèse, et l'expérimentation mise en place au

Tremblet (chapitre 5) est venue corroborer les conclusions du chapitre 4, tout en apportant de nouveaux éclairages.

Les chapitres 4 et 5 combinés permettent de mieux discuter les mécanismes à l’œuvre derrière l'effondrement de la diversité sur les coulées de lave historiques. La pluie de graine très appauvrie en 2019-2020 ne laisse que peu de doutes sur l'impact très négatif de la disparition des frugivores indigènes sur la dynamique de colonisation des plantes. Cela est d'autant plus marquant que les populations de frugivores en 2020 sont à des niveaux supérieurs à ce qu'ils étaient à l'époque des relevés botaniques de Cadet sur lesquels s'appuie le chapitre 4 :

Hypsipetes borbonicus était alors peu commun en raison du braconnage intense et Pycnonotus jocosus venait d'être introduit et ne jouait pas encore le rôle qu'il joue aujourd'hui du fait de

l'explosion de ses populations en quarante ans (Cheke et Hume, 2008). Pourtant, aucune graine de plus de 8 mm de diamètre n'a pu être piégée malgré une disponibilité importante en grosses graines à proximité. Et même si des événements rares de dispersion peuvent probablement intervenir (cf le point « faunes »), on comprend bien pourquoi les plantes à gros fruits sont si rares sur les coulées historiques. Cela est particulièrement problématique pour les plantes pionnières à fruits charnus qui ont de grandes difficultés à se maintenir dans le sous-bois des forêts anciennes (Wandrag et al., 2017).

Dans les kipukas très isolés, la diversité est plus faible que dans les forêts moins fragmentées, mais ce phénomène est surtout observé sur les coulées historiques car les derniers

kipukas de forêt ancienne au Grand Brûlé abritent souvent une remarquable diversité malgré des

surfaces parfois très réduites (chapitre 4). La perte des grands vertébrés frugivores n'a en effet pas seulement entraîné la perte de la dispersion des plantes à grosses graines, mais aussi la fin de la dispersion à longue distance pour la plupart des plantes à fruits charnus indigènes (cf Naniwadekar et al., 2019; Wotton et Kelly, 2012). Même sur la coulée de 1800 qui présente pourtant une largeur modeste d'environ 100 m, le bulbul de la Réunion ne disperse que peu de graines de taille moyenne au centre de la coulée du fait de son comportement essentiellement forestier (chapitre 5). Il ne faut donc pas s'attendre à ce que ce passereau qui est le dernier frugivore indigène depuis plus de 150 ans, ait pu participer de manière efficace à la reconstruction des écosystèmes forestiers dans la caldeira où dominent de vastes zones ouvertes. De nombreuses espèces emblématiques de la forêt tropicale humide ont localement disparu avec la destruction de la dernière forêt littorale de l'île en 2007 ou sont confinées à de rares kipukas au Sud de la caldeira (chapitre 4). Si rien n'est fait avant leur inexorable destruction, la diversité des plantes indigènes se réduira à une vingtaine d'espèces avec une diversité fonctionnelle très faible.

Pour démontrer que l'absence de nombreuses plantes indigènes est d'abord la conséquence d'une limitation de la dispersion suite à la perte des frugivores, nous avons semé diverses espèces à grosses graines (chapitre 5). Au Tremblet, nous montrons sans équivoque que trois espèces d'arbre à grosses graines sont tout à fait capables de s'établir jusqu'au centre de la coulée de 1800 et que la prédation des graines n'est qu'une limitation secondaire comme dans d'autres îles où la dispersion reste le mécanisme le plus limitant (Hansen et al., 2008; Wotton et Kelly, 2011). Nous avons de même semé diverses espèces indigènes à fruits charnus au Grand Brûlé sur la coulée de 1943 (Fig.d.2). Le semis a été réalisé dans une zone incendiée en 2019 où on note de fortes abondances de plantes exotiques et une diversité de plantules indigènes très faible malgré la présence de nombreux semenciers indigènes et de bulbuls de la Réunion dans le kipuka contigu (Thébaud et Strasberg, 1997). Les nombreuses levées de plantules observées après les semis sur la coulée de 1943 malgré des conditions environnementales difficiles montrent encore une fois que l'extrême pauvreté des ligneux

indigènes sur ces coulées récentes est avant tout la conséquence d'une forte limitation de la dispersion.

Fig.d.2 Plantules issues de semis sur la coulée de 1943 incendiée en janvier 2019. La zone de semis

est très ouverte et les conditions environnementales difficiles comme l'attestent les dimensions modestes de la flore exotique envahissante à proximité. Pourtant, l'établissement au moins sous forme de plantules de la plupart des espèces semées montre que leur absence sur les coulées du 20ème siècle est bien la conséquence d'une très forte limitation de la dispersion. (a) Poupartia

borbonica (Anacardiaceae); (b) Pandanus purpurascens (Pandanaceae); (c) Mimusops balata

(Sapotaceae); (d) Syzygium borbonicum (Myrtaceae); (e) Hernandia mascarensis (Hernandiaceae). Photos : A. Gorissen.

Les frugivores indigènes ont probablement joué un rôle qui allait au-delà de la vection des diaspores dépulpées sur les coulées de lave du Piton de la Fournaise. La faune d'origine décrite comme pléthorique par les pionniers (Cheke et Hume, 2008; Lougnon, 2005) l'était peut-être tout autant dans les kipukas où les ressources étaient abondantes, et a probablement contribué à un apport important de nutriments via leurs fèces, mais aussi de micro-organismes facilitateurs (Cázares et al., 2005; Correia et al., 2019; Walker et Moral, 2003). Vu le regain d'intérêt pour le rôle des vertébrés dans le recyclage des nutriments dans les écosystèmes (Andriuzzi et Wall, 2018; Dirzo et al., 2014; Falcón et Hansen, 2018; Young et al., 2016), ces hypothèses qui ont été très peu étudiées dans le cadre de la succession primaire offrent d'intéressantes perspectives expérimentales à La Réunion.

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