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Nous venons de passer en revue un certain nombre d'états qui permettent de réaliser de nombreux protocoles de traitement de l'information quantique (cryptographie, téléporta- tion,...). Leurs fonctions de Wigner sont en tous points semblables à des distributions classiques, et nous en sommes au point où on pourrait se demander : y a-t-il vrai- ment un problème? Pourquoi ne pourrait-on pas assimiler les uctuations quantiques à un bruit statistique, et considérer la fonction de Wigner comme une vrai distribution de probabilités?

Comme nous allons voir, le caractère profondément quantique de la fonction de Wigner apparaît lorsque l'on sort du domaine des états gaussiens. L'exemple le plus simple qui illustre ce cas est l'état de Fock à un photon. Le résultat essentiel pourrait être directement déduit des calculs précédents, mais il me semble que l'approche naïve et imagée développée ci-dessous permet de mieux en saisir le sens physique.

2.5.1 Premier exemple : l'état à un photon

En utilisant l'expression de la fonction d'onde de l'état de Fock |n = 1i donnée par l'équation 2.35, on trouve la distribution de la quadrature ˆx pour cet état :

P1(x) = |φ1(x)|2 = 2 πx 2e−x2 (2.58) L'état étant invariant de phase, cette distribution marginale est la même pour toutes les quadratures. Or, elle est nulle à l'origine.

Figure 2.6: Projections de la fonction de Wigner d'un état de Fock n = 1 (0◦, 30, 60 et 90)

Essayons maintenant d'imaginer une distribution de probabilités Π(x, y) classique dont les projections correspondent à P1. Une contrainte essentielle qui doit être respectée par une vraie distribution de probabilités est la positivité : une probabilité est positive ou nulle, mais jamais négative.

On se rend rapidement compte qu'il est impossible de trouver une telle distribution Π qui se projette en P1 pour toutes les quadratures. En eet, en faisant tourner l'écran de projection autour de Π, une région strictement positive viendra tôt ou tard se projeter sur l'origine et boucher le creux en 0 de la quadrature correspondante. Il faut donc remplacer cette distribution Π classique par une fonction de Wigner W quantique, et admettre qu'il existe des régions où elle présente des valeurs négatives.

Une analogie classique à cette situation est illustrée sur la gure 2.7. L'ombre d'un verre plein de lait sera plus dense au centre, car l'épaisseur de milieu diusif à traverser sera plus importante. Celle d'un verre vide y sera moins dense que sur les bords : l'épaisseur de verre traversé, supposé diusif, y est moins grande. Cependant, elle ne pourra jamais y être totalement nulle, sinon les bords ne feraient pas d'ombre non plus. Il faut donc imaginer un milieu avec une absorption négative, c'est à dire du gain (par exemple un colorant laser comme la rhodamine) pour expliquer l'absence totale d'ombre au centre et sa présence sur les bords : le gain compense alors les pertes sur les parois du verre. L'absorption du milieu contenu dans le verre est l'image de la fonction de Wigner à l'origine : une fonction de Wigner maximale à l'origine correspond au verre rempli d'un milieu diusif, W (0, 0) = 0 correspond au verre vide, et une fonction de Wigner négative est représentée par un milieu à gain.

Dans le cas d'un état de Fock n = 1, la fonction de Wigner vaut

W1(x, p) = 1

π[2(x

2+ p2) − 1]e−x2−p2

(2.59) Elle est négative autour de l'origine, avec un minimum W1(0, 0) = −1/π. Ce minimum est le même pour tous les états de Fock impairs. Les états pairs, eux, présentent un maximum en 0 : W2n(0, 0) = 1/π. Ainsi, la fonction de Wigner correspondant à l'image du verre vide, avec W (0, 0) = 0, est celle d'un mélange statistique équiprobable de 0 et 1 photons, tel que ˆρ = (|0i h0| + |1i h1|)/2. En eet les fonctions de Wigner sont linéaires par rapport aux matrices densités : tout comme ces dernières, elles s'ajoutent dans le cas d'un mélange statistique. La fonction de Wigner de ce mélange est donc simplement

Wmix(x, p) = W1(x, p) + W0(x, p) 2 = (x2+ p2) π e −x2−p2 (2.60)

Lait : Milieu diffuseur = Absorption positive Verre vide Colorant laser : Milieu amplificateur = Absorption négative

Figure 2.7: Analogie entre absorption (positive, nulle, négative) et projection d'une fonction de Wigner positive, nulle et négative à l'origine.

La généralisation du résultat précédent est lourde de conséquences lorsque l'on essaie de reconstruire expérimentalement une fonction de Wigner négative. En eet, on peut montrer que lorsque l'ensemble des pertes expérimentales dépasse 50%, la négativité de la fonction de Wigner est perdue. Cette limite de 50% semble assez large, mais lorsque l'on fait le bilan de toutes les imperfections intervenant dans une expérience, on s'aperçoit que chacune d'entre elles doit être très limitée.

2.5.2 Théorème de Hudson-Piquet

Nous venons d'illustrer par un premier exemple simple l'existence de fonctions de Wigner négatives. Il est évident qu'une fonction de Wigner normalisée à 1 qui présente des régions négatives ne peut pas être gaussienne. Mais de manière un peu surprenante, pour les états purs la réciproque est également vraie : si la fonction de Wigner est partout positive, alors l'état est nécessairement gaussien, c'est à dire, dans le cas le plus général, un état cohérent comprimé. En orientant les axes x et p suivant les axes propres de l'ellipse de compression, on retrouve la forme donnée par l'équation 2.50 et on sature alors les inégalités de Heisenberg. La démonstration présentée en Annexe B est basée sur

Pour les états purs :

État gaussien Fonction de Wigner positive ⇔ ∆x∆p = 1/2 État non gaussien ⇔ Fonction de Wigner négative ⇔ ∆x∆p > 1/2

celle de Hudson [48], avec quelques développements supplémentaires. Ces précisions ont été ajoutées pour la rendre accessible à ceux qui, comme l'auteur de ce manuscrit, ont un bagage mathématique limité aux cours de mathématiques pour physiciens de licence. 2.5.3 Quelques applications d'états non-gaussiens

Les états gaussiens permettent de réaliser de nombreux protocoles de traitement de l'information quantique à variables continues. Cependant, les états à fonctions de Wigner négatives se révèlent indispensables pour un certain nombre d'applications cruciales. Nous les présentons brièvement ici, laissant les discussions aux chapitres traitant des expériences qui s'y rapportent.

Calcul quantique : Si les états et les opérations utilisées lors d'un calcul quantique restent dans le domaine gaussien, ce calcul pourra être simulé classiquement de manière ecace, car les fonctions de Wigner pourront dans ce cas être assimilées à de vraies distributions de probabilités. Le calcul quantique ne pourra donc pas orir de gain de temps signicatif. Un autre argument, très qualitatif et moins général, consiste à remarquer que si l'on code l'information sur des variables continues, alors pour bénécier de la robustesse des variables discrètes vis-à-vis des erreurs la fonction de Wigner doit prendre des valeurs signicatives dans au moins deux régions séparées de l'espace des phases, correspondant aux bits 0 et 1. Elle ne peut donc pas être gaussienne.

Communications quantiques à longue distance : Comme dans le cas classique, les états quantiques transmis dans les protocoles de communication subissent des pertes

en ligne. Classiquement, pour les réseaux de bres intercontinentaux par exemple, des répéteurs mesurent, corrigent et réamplient le signal transmis. Mais dans le cas quantique, cela détruirait bien sûr toute la sécurité de la transmission. Il est possible de contourner le problème en échangeant entre deux sites un grand nombre d'états intriqués. Ceux-ci s'abîment en route, mais une opération de distillation d'intrication permet d'extraire de cet ensemble un plus petit nombre d'états fortement intriqués, et utiliser ceux-ci pour téléporter l'information d'un cite à l'autre. Si la téléportation peut se faire avec des états gaussiens, la distillation nécessite en revanche des états et/ou des opérations non gaussiennes.

Tests inconditionnels d'inégalités de Bell : Les inégalités proposées par Bell [8] per- mettent en principe de démontrer expérimentalement l'existence d'états intriqués, contestée par Einstein [7] car apparemment contradictoire avec la relativité re- streinte. Les tests expérimentaux de ces égalités ont jusqu'à maintenant souert de deux failles. Soit les ecacités des détecteurs étaient trop faibles, le fait de n'observer qu'un échantillon restreint permettant alors d'introduire des modèles classiques justi- ant le résultat [10, 11, 12, 49]. Soit les cônes de lumière dans lesquels se produisaient les détections n'étaient pas sépares, ce qui permettait d'expliquer les corrélations en terme de communications classiques [50]. Des tests sans échappatoires ont été pro- posés en variables continues [51, 52]. Ces tests nécessitent des états à fonction de Wigner négatives : dans le cas contraire, la fonction de Wigner orirait elle-même un modèle classique à variables cachées pour décrire les distributions mesurées.

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