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L'Émile de J J Rousseau : philosophie de l'éducation et transformation sociale

Luc Vincenti

Université Paul-Valéry, Montpellier III

Rousseau se distingue de ses contemporains par une position théorique radicale et originale, position théorique forte qui déter- mine en un même temps son objet et sa méthode, position qui consiste à dépouiller l'homme des acquis de la société, pour pen- ser un homme naturel sans raison ni sociabilité. Cette position théo- rique est liée à la philosophie politique de Rousseau et à sa cri- tique sociale : c'est à partir d'une détermination épurée de la nature humaine que Rousseau peut penser un monde humain radicale- ment autre, étranger aux oppositions d'amour-propre et aux rap- ports d'autorités engendrés par la société ; cette détermination épu- rée de la nature humaine nous autorise à penser un monde habité non par une raison servante de l'égoïsme, mais par une raison ayant pour guide un sentiment naturel et originaire, antérieur à toute opposition interindividuelle. C'est ce sentiment — l'amour de soi — qui apparaît à la toute première étape de l'état de nature, et qui se transforme jusqu'à devenir ce qu'Émile IV appelle la « conscience ». Cette position théorique de Rousseau fait de lui le penseur d'une transformation sociale radicale, plus radicale que le triomphe de la société marchande, qui compose avec la coexistence d'individus égoïstes mus par l'amour-propre. La Révolution française ne s'y est

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pas trompée, qui cite souvent le Contrat social. Pourtant la pensée de la transformation elle-même est absente des textes politiques de Rousseau. La dégénérescence décrite dans le Discours sur l'inégalité nous reconduit en deçà du politique, dans l'a rontement maître / esclave, et le Contrat social ne fait quant à lui que décrire le résultat d'une telle transformation sociale. Cette pensée de la transforma- tion qui manque aux textes politiques se retrouvera certes dans le registre éducatif, mais jusqu'à quel point ? Et quelles conclusions peut-on en tirer quant à la place d'Émile et au statut de la transfor- mation sociale dans l'œuvre de Rousseau ?

1 Législateur ou précepteur ?

L'absence d'une théorie de la transformation sociale dans les textes politiques est indiquée sous forme d'un déplacement, et d'un déplacement venant résoudre une contradiction. Le déplacement est celui du politique vers le religieux, et la contradiction est celle qui se présente au législateur — Contrat social II 7 — lorsqu'il pro- mulgue de nouvelles lois dont la valeur ne peut-être comprise par ceux qui devraient y obéir, et pour cause : pour comprendre les bien- faits de ces lois, il faudrait que les hommes aient déjà vécu sous elles, que ces lois aient déjà transformé les mœurs, que « l'esprit social » qui préside aux nouvelles institutions ait déjà porté ses fruits, res- tauré l'amour de soi contre l'amour-propre1. C'est pour surseoir à

cette impossibilité de la transformation sociale et politique que le législateur fait appel à la religion, espérant ainsi pénétrer des cœurs qui n'aperçoivent encore aucune satisfaction dans le collectif.

Face à l'égoïsme et à la soumission, il faut pourtant bien « trans- former la nature humaine » pour accéder à la démocratie : cette exigence s'exprime avec le législateur rousseauiste sous la forme ambiguë, voire contradictoire, d'un « maître qui libère ». Les grands commentaires de la tradition n'ont souvent aperçu que la dimen-

1. « Il faudrait que l'e et pu devenir la cause, que l'esprit social qui doit être l'ouvrage de l'institution présidât à l'institution même, et que les hommes fussent avant les lois ce qu'ils doivent devenir par elles », Contrat social II 7, O.C. T. III, Paris, Gallimard, 1964, coll. La Pléiade, p. 383.

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sion autoritaire du législateur1. On aurait tout aussi bien pu sou-

ligner que le législateur n'incarne pas lui-même la transcendance à laquelle il fait appel, tout comme on aurait pu souligner que le législateur n'a pas vocation d'occuper le pouvoir, mais seulement de mettre en place les institutions qui permettront à chacun d'ac- céder à la vie citoyenne. À rabattre ainsi la fonction du législateur sur l'autorité du religieux, on a souvent confondu l'agent et l'instru- ment, pour ne voir dans la transformation de la nature humaine, dont parle Rousseau au début de son chapitre sur le législateur, qu'une violence totalitaire. La dimension éducative du politique a été ainsi occultée par l'inquiétude face à la toute puissance appa- rente du législateur, sans plus voir que cette toute puissance ne lui appartenait ni dans la source auquel il fait appel — le religieux —, ni dans ses e ets, puisque ce sont les e ets des lois et qu'ils ne peuvent être comme tels imputés à la domination d'un seul homme. Le légis- lateur recourt donc à l'autorité de la religion pour faire respecter les lois. Il déplace ainsi la contradiction initiale, entre l'obéissance et l'es- prit social qu'elle présuppose, vers l'autorité transcendante du reli- gieux, mais ce déplacement s'est en quelque sorte retourné contre l'agent même, jusqu'à ce qu'on n'aperçoive plus dans le législateur rousseauiste qu'une nouvelle gure de cette soumission qu'il s'agis- sait précisément de renverser.

Quelles que soient les raisons de ces interprétations, il reste vrai que la contradiction initiale demeure entre l'obéissance à de bonnes lois d'une part, et d'autre part l'esprit social que cette obéissance pré- suppose, esprit social qui est donc absent, et en lieu et place duquel nous ne trouvons que la domination, l'égoïsme et l'amour-propre historiques. Surseoir à cette contradiction est l'œuvre d'un nouveau déplacement, non plus au sein de la philosophie politique, mais de la philosophie politique vers la philosophie de l'éducation. Dans le registre éducatif en e et, il est imaginable de former l'homme tout entier, de développer toutes ses capacités, sans avoir à supplanter dans les cœurs les e ets pervers de la socialité historique. La di é- rence est importante : il ne s'agit plus, comme dans le politique, de prendre les hommes tels qu'ils sont pour leur permettre de devenir

1. Cf. encore récemment un des derniers articles d'Allan Bloom, Rousseau's cri-

tique of liberal constitutionalism, in Orwin Cli ord & Tarcov N. (éd.), The legacy of Rousseau, University of Chicago Press, 1997, p. 162.

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ce qu'ils doivent être, mais il est possible, dans le registre éducatif, de former les hommes, non pas tels qu'ils sont, puisqu'ils ne sont pas encore hommes, mais tels qu'ils peuvent être. Lorsque le précep- teur fait e ort pour transformer son élève, il fait d'abord e ort pour préserver les potentialités de son développement et ne lui impose directement aucune orientation. Si le précepteur a plein pouvoir sur son élève, ce n'est pas au sens d'un maître sur son esclave : le précepteur agit indirectement sur son élève, par le « choix des cir- constances1» où il le place. Certes, lorsque le précepteur dispose de

tout ce qui environne l'enfant, ce dernier est bien à sa merci2, mais

l'intervention active du maître n'a jamais lieu immédiatement sur son élève, dans un rapport d'autorité interindividuel, sous forme de contrainte. Il est abusif de voir, dans Jean-Jacques précepteur, un despote ou un dictateur3. A lire posément Émile, il paraît di cile

d'occulter la dimension éducative par une violence autoritaire, au même titre que l'on a pu, dans l'entreprise du législateur, occulter la dimension formatrice des lois sur les mœurs.

En matière d'éducation, il ne s'agit donc plus de « changer la nature humaine », mais il su t à Rousseau de préserver son élève des in uences extérieures. La première éducation est toute négative, et la transformation de la nature humaine est donc plutôt dévelop- pement de cette même nature que transformation. Émile demeure ainsi l'agent d'un processus le conduisant à son autonomie. Le pré- cepteur ne commande pas plus son élève que le législateur ne gou- vernait e ectivement les citoyens en rédigeant la constitution. En ce sens le domaine éducatif déplace bien la contradiction de la trans- formation politique, voulant placer les hommes dans des institu- tions qui préservent leur liberté. Le domaine éducatif résout cette contradiction politique sans faire appel à la transcendance du reli- gieux, et l'absence de soumission interindividuelle à l'autorité d'un maître peut alors être condition de l'institution d'une démocratie. Le déplacement vers l'éducatif permet-il vraiment de penser cette transformation sociale qui manquait dans les textes politiques ?

1. Émile IV, O.C. IV, Paris, Gallimard, 1969, coll. La Pléiade p. 501. 2. Émile II, Pléiade p. 362/363.

3. Cf. le « despotisme du précepteur » in Kevorkian, L'Émile de Jean-Jacques Rous-

seau et l'Émile des Écoles Normales, 1948 ; ou encore le « dictateur spirituel » Ravier, L'éducation de l'homme nouveau, Issoudun, 1941, T.II ch.1.

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2 Émile : cœur du système rousseauiste ?

Un « traité d'éducation » qui réunit la thèse principielle détermi- nant l'essence humaine, avec le développement de cette humanité jusqu'à la philosophie morale, religieuse, et politique, telle qu'on la trouve dans le livre V d'Émile lorsqu'il résume le Contrat social, un tel traité constituerait bien l'ouvrage majeur de la philosophie rousseauiste, si l'on y trouvait également une théorie de la transfor- mation sociale réunissant l'anthropologie principielle à la politique. Il est clair que la thèse principielle de l'œuvre est a rmée dans

Émile, à tel point que l'a rmation de cette thèse en vient parfois

à supplanter l'évident objet d'Émile, « traité d'éducation », et à sub- stituer au sous-titre de l'ouvrage celui d'un « traité de la bonté ori- ginelle de l'homme1». P.D. Jimack2, dans son étude La Genèse et

la rédaction de l'Émile, cite à ce propos une lettre à Philibert Cra-

mer : « Vous dîtes très bien qu'il est impossible de faire un Émile. Mais je ne puis croire que vous preniez le Livre qui porte ce nom pour un véritable traité d'éducation. C'est un ouvrage assez philo- sophique sur ce principe avancé par l'auteur dans d'autres écrits que l'homme est naturellement bon. Pour accorder ce principe avec cette autre vérité non moins certaine que les hommes sont méchants, il fallait dans l'histoire du cœur humain montrer l'origine de tous les vices3». La thèse principielle de l'ensemble de l'œuvre a donc

pu être considérée comme l'objet propre d'Émile. Je ne reviens pas sur la place de la philosophie politique et le devenir social d'Émile, « sauvage fait pour habiter les villes4», je m'interroge maintenant

sur l'existence ou non, dans Émile, de cette troisième dimension, la théorie d'une transformation sociale unissant anthropologie et poli- tique.

Si l'on doit trouver une pensée de la transformation sociale dans

Émile, c'est au sens où la transformation sociale est liée comme son

1. Rousseau juge de Jean-Jacques, 3eDialogue, O.C. I, Paris, Gallimard, 1959, coll. La

Pléiade, p. 934, à propos d'Émile : « traité de la bonté originelle de l'homme, destiné à montrer comment le vice et l'erreur, étrangers à sa constitution, s'y introduisent du dehors et l'altèrent insensiblement ».

2. P.D. Jimack, La Genèse et la rédaction de l'Émile de JJR, Essai de l'histoire de l'ou- vrage jusqu'à sa parution, in Studies on Voltaire and the eighteenth century, Institut et Musée Voltaire, Les délices, Genève, 1960, Vol. XIII.

3. P.D. Jimack, ibid, p. 84, Correspondance générale no2230. 4. Émile III p. 483/484.