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Dans ce survol de la recherche sur la garde, deux éléments pourtant fondamen- taux n’ont pas été mentionnés : la prévalence des arrangements et leur caractère dynamique. Ces éléments, comme leurs implications, sont en effet étonnamment peu discutés dans la littérature, probablement en grande partie parce que les données adéquates manquent. Pourtant, il apparaît important de s’y intéresser sous peine d’introduire des biais dans la perception des différents arrangements de garde que nourrissent les études ou, encore, dans la simple représentation de l’enfance.

1.2.1

La prévalence

La plupart des études sur la garde justifient leur propre existence en men- tionnant que les conditions dans lesquelles se prennent les décisions de garde se transforment et que la garde partagée, en particulier, est de plus en plus pratiquée. Chacun cite quelques chiffres pour montrer l’ampleur de ces transformations, par- fois sans même faire référence aux sources, puis s’empresse de poursuivre avec ce qui constitue le cœur de leur travail : découvrir des associations, décrire des mé- canismes, exposer des injustices. Ces chiffres peuvent être relatifs aux jugements des tribunaux, aux résultats d’une enquête ou à des données tirées d’une banque administrative. Ils sont rarement évalués ou comparés, ils remplissent simplement un rôle de mise en contexte qui ne s’enfarge pas dans les détails de la mesure.

Pourtant, mesurer la répartition des enfants en arrangement de temps pa- rental n’est pas une entreprise simple ; ce n’est pas non plus une entreprise de second ordre. Elle vient entre autres rappeler à quel point la famille contempo- raine s’éloigne de plus en plus de la notion de ménage. Ses membres n’habitent

plus nécessairement les uns avec les autres ; qui plus est, ceux-ci ne définissent pas tous les frontières de leur famille de la même manière. Une mère qui a divorcé du père de son enfant depuis plusieurs années, par exemple, ne le considère probable- ment plus comme un membre de sa famille, mais leur fils, qui partage son temps équitablement entre leurs foyers respectifs, lui, le fait sans aucun doute. Mesurer la garde, et en particulier la garde partagée, c’est donc donner à voir la famille comme une entité non corésidentielle, comme quelque chose qui s’apparente davantage à un réseau qu’à un ménage. C’est aussi, indirectement, effectuer le monitorage de l’évolution des rôles de genre par rapport à la parentalité, entendu que les chiffres ne sont qu’un indicateur et non une mesure directe des comportements. Dans un monde parfaitement égalitaire, soit tous les enfants de parents séparés vivraient en garde partagée, soit la garde paternelle serait aussi fréquente que la garde ma- ternelle. Quantifier la garde, c’est donc forcer la réflexion sur les rôles parentaux genrés après la séparation, mais aussi, avant la séparation.

De façon plus pragmatique, ignorer les doubles résidences peut amener à des doubles comptes et donc à une surestimation de la population d’enfants dans les enquêtes ou les recensements. À l’aide de données d’enquêtes particulièrement pré- cises quant à la composition des ménages, Toulemon et Pennec (2010) estiment par exemple que 12,2% des enfants français dont les parents n’habitent pas ensemble (soit 2,2% de tous les enfants) habitent régulièrement dans deux foyers et sont donc fortement susceptibles d’être dénombrés en double par les enquêtes et les recensements. C’est surtout la proportion de familles monoparentales dirigées par un homme qui serait surestimée par ce double compte des enfants. Avec l’enquête Famille et logement liée au recensement français de 2011, Trabut et al. (2015) constatent également que plusieurs des ménages monoparentaux identifiées par le recensement ne comptent en fait aucun enfant y habitant plus de la moitié du temps. Les enfants de ces familles ont donc fort probablement été comptés comme faisant aussi partie d’un autre ménage, celui où ils habitent le plus souvent.

Au Canada, le double compte des enfants est surtout connu grâce aux en- quêtes de Statistique Canada sur la couverture du recensement. Celles-ci visent à limiter les biais que le sous- et le surdénombrement pourraient causer dans l’esti- mation de la population. Au recensement de 2011, les enfants de parents séparés représentaient 29% des cas de surdénombrement impliquant deux ménages dif- férents (Dasylva, Titus et Thibault, 2014), ce qui correspond à environ 88 000

enfants comptés par leurs mère et père comme faisant partie de leur ménage res- pectif. Notons toutefois que, bien que le surdénombrement soit en croissance, le sous-dénombrement des 0-17 ans (3%) demeure toujours un peu plus élevé que leur surdénombrement (2,5%) (Statistique Canada, 2015a). Le double compte des enfants de parents séparés n’entraîne donc pas directement une surestimation du nombre total d’enfants, seulement une distorsion de la composition de cette sous-population. Cette distorsion, présente dans les données brutes, est au moins partiellement corrigée avant la publication des estimations démographiques issues du recensement. Les enquêtes sociales, cependant, ne bénéficient pas d’un travail d’évaluation comparable.

Enfin, chercher à connaître la proportion d’enfants qui, après la séparation de leurs parents ou après une naissance hors union, vivent avec leur mère, leur père ou avec les deux en alternance est important en soi. Un portrait de la vie familiale des enfants, une description de l’enfance contemporaine, ne saurait en faire l’économie sans risquer d’être imprécis, voire carrément erroné.

1.2.2

La dynamique

Dans tous les axes de recherche présentés à la section précédente, on fait très peu de cas de possibles changements dans l’arrangement de garde des enfants. Même si elles ne s’entendent pas toutes, la poignée d’études qui se sont effecti- vement penchées sur le sujet montre généralement que les arrangements de garde sont plutôt fluides (Smyth et Moloney, 2008). Ces études sont parfois conduites à partir de dossiers judiciaires, si les auteurs s’intéressent à la stabilité des arran- gements de garde légale ou physique (Berger et al., 2008), mais le plus souvent à partir d’enquêtes prospectives qui permettent de s’intéresser à l’évolution du partage effectif du temps parental (Cashmore et al., 2010 ; Cloutier et Jacques, 1998 ; Maccoby et Mnookin, 1992 ; Qu et al., 2014 ; Smyth, 2009). Des travaux similaires portent sur l’évolution des contacts père-enfant pour les seuls cas de garde maternelle (Cheadle, Amato et King, 2010). Le très faible nombre d’études portant sur la dynamique des arrangements tient probablement pour beaucoup à la difficulté d’avoir accès à de bonnes données longitudinales sur le sujet.

Dans la majorité des études portant sur la garde, la stabilité des arrangements est implicite : non seulement très peu s’y attardent explicitement, mais la plupart

ne mentionnent même pas que le changement est une possibilité. Or ces change- ments pourraient avoir un impact important sur l’interprétation de leurs résultats. Par exemple, si les arrangements de garde sont complètement statiques, étudier les caractéristiques des parents au moment de la séparation ou quelques années plus tard (en référence aux deux sous-catégories de travaux de la section1.1.1) ne change absolument rien aux résultats. Si, par contre, les arrangements se modi- fient avec le temps, et surtout s’ils le font de manière sélective, alors le moment où l’on effectue la mesure est important. De même, les conclusions des études trans- versales qui tentent d’établir un lien de causalité entre arrangements de garde et développement de l’enfant tiennent peut-être si les arrangements sont statiques, si par contre des changements s’opèrent avec le temps, il devient beaucoup plus difficile de croire au lien causal qu’elles proposent.

De la même façon que s’intéresser à la prévalence des arrangements au niveau collectif contribue à améliorer la représentation de l’enfance, s’intéresser à leur caractère dynamique sert à donner un portrait plus juste des trajectoires indivi- duelles qui la composent. Discuter de la dynamique des arrangements a également comme conséquence de déplacer le centre d’intérêt, autant social qu’académique, de la période, certes charnière, de la séparation et du divorce pour le porter sur les parcours d’enfance de façon plus générale. L’enfance ne se résume alors pas à un point dans le temps, mais s’inscrit dans une certaine durée.