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. Transcription et formalisation des données

. . Qu’est-ce qu’une transcription ?

Transcrire un texte, et plus particulièrement un texte manuscrit, c’est faire des choix. Parmi la richesse des faits que porte le manuscrit – d’ordre matériel, liés à la mise en page, à la mise en texte, à l’écriture,…– la transcription apparaît comme une simplification, sélec-tionnant un certain nombre de faits, qu’elle enregistre, et en laissant de nombreux autres de côté. Dans sa réflexion sur les éditions, C. M. Sperberg-McQueen propose ainsi de distinguer trois aspects, les faits, leur sélection et leur présentation :

— There is an infinite set of facts related to the work being edited. Some are directly observable, some are not directly observable but are recoverable by inference or intuition, and some are irrecoverable.

— Any edition records a selection om the observable and the recoverable portions of this infinite set of facts. (…)

— Each edition provides some specific presentation of its selection ¹

Qu’on conçoive la transcription d’un témoin, et, au-delà, l’édition d’un texte ², comme

. C. M. Sperberg-McQueen, « How to teach your edition how to swim », Literary and Linguistic

Com-puting, – ( ), p. – , : 10.1093/llc/fqn034, p. (tirets et italiques de l’auteur) ; comme le

souligne Elena Pierazzo, cela implique également qu’une transcription ou une édition ne peut constituer une restitution totale des faits de la source : « no transcription, however accurate, will ever be able to represent entirely (i.e. faithfully) the source document » ; E. Pierazzo, « A rationale of digital documentary editions »,

Literary and Linguistic Computing, – ( ), p. – , : 10.1093/llc/fqr033, p. .

. Un certain flou sémantique flotte parfois entre les notions de « transcription » et d’« édition », employées par certains auteurs de façon quasi synonymique, flou qui se fait ressentir d’une manière d’autant plus vive lorsqu’il s’agit d’établir, non pas un texte critique, mais la transcription imitative ou “documentaire” d’un témoin donné. E. Pierazzo propose de distinguer transcription et édition comme « one a derivative document that holds a relationship with the transcribed document, and the other a formal (public) presentation of such

une restitution partielle, une traduction ³ ou une description ⁴, celle-ci rend compte d’un processus sélectif, indissociable de sa dimension interprétative et critique ⁵, et qui se justifie par la ou les finalités d’analyse du texte transcrit. Ainsi, qu’il s’agisse de fournir un texte normalisé, destiné à la lecture et à l’analyse littéraire, ou de réunir des matériaux pour une étude linguistique ou une étude paléographique, cette sélection pourra différer de manière conséquente.

a derivative document. The editor will first transcribe a primary source, thereby creating a transcription ; this transcription will be corrected, proo ead, annotated, and then prepared for publication. Once published, this new object will become a diplomatic edition. The two products will possibly contain the same text, but while the first will be a private product, the latter will be a publicly published one. These two objects therefore represent two different stages of the same editorial process, although the first can exist without the second »,

Ibid. Pour notre part, nous appliquons le terme de transcription à la transposition d’un témoin donné, et celui

d’édition à la restitution critique d’un texte (autrement dit, transcription du ms. A, édition de la Chanson

d’Otinel). En termes conceptuels, la transcription, pour sélective qu’elle soit, s’applique à un témoin, une

instance donnée du texte, qu’elle cherche à reproduire fidèlement, quels que soient les faits qu’elle enregistre ou non (fautes, lapsus calami, graphies, ajouts, exponctuations, gloses et corrections, signes abréviatifs et allographes, mise en page, essais de plume, etc.), tandis qu’une édition, qui généralement, dépassant ce cadre, s’applique à un texte (telle œuvre, telle rédaction d’une œuvre, telle reconstitution critique d’un archétype, etc.), se caractérise par la présence de matériaux critiques, sous une forme ou une autre (texte critique, apparat et notes, index, glossaire, tableau de la tradition, etc.).

. « Transcription for the computer is a fundamentally interpretative activity, composed of a series of acts of translation om one system of signs (that of the manuscript) to another (that of the computer) (…) transcription of a primary textual source cannot be regarded as an act of substitution, but as a series of acts of translation om one semiotic system (that of the primary source) to another semiotic system (that of the computer). Like all acts of translation, it must be seen as fundamentally incomplete and fundamentally interpretative », Peter Robinson et Elizabeth Solopova, « Guidelines for Transcription of the Manuscripts of the Wife of Bath’s Prologue », The Canterbury Tales Project Occasional Papers, ( ), p. – , : http://server30087.uk2net.com/canterburytalesproject.com/pubs/op1- transguide. pdf(visité le / / ), p. - , cités par Dominique Stutzmann, « Paléographie statistique pour décrire, identifier, dater. . . Normaliser pour coopérer et aller plus loin ? », dans Kodikologie und Paläographie im

digitalen Zeitalter / Codicology and Palaeography in the Digital Age , dir. Fischer Franz, Christiane Fritz et

Georg Vogeler, Norderstedt, (Schri en des Instituts r Dokumentologie und Editorik, ), p. – , : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00596970/, p. . F. Duval, pour sa part, trace une analogie entre le travail de l’éditeur et celui du traducteur, qui peuvent tous deux être appréhendés sous l’angle de la fidélité, ou plutôt de fidélités multiples (au texte-source, à l’auteur, à sa langue, au copiste, à l’archétype, au destinataire, etc.) ; F. Duval, « Introduction », dans Pratiques philologiques en Europe…, p. – , à la p. .

. D’après D. Stutzmann, « Il ne faut pas (…) réfléchir à la transcription, même selon un encodage fin avec les éléments de la TEI, comme à la restitution ou à la “traduction” d’un texte, mais plutôt comme à sa description » ; en ce sens, la transcription résulte en un nouveau document et des éléments de description (indexation, métadonnées, balisage XML,…). Voir D. Stutzmann, « Paléographie statistique… », part. . . « Transcrire, c’est décrire », p. .

. E. Pierazzo, « A rationale of digital documentary editions »…, p. , « if every editor necessarily se-lects om an infinite set of facts, it is evident that any transcription represents an interpretation and not a mechanically complete record of what is on the page. The process of selection is inevitably an interpretative act : what we choose to represent and what we do not depends either on the particular vision that we have of a particular manuscript or on practical constraints ».

Pourtant, dans la pratique, la transcription est souvent effectuée sans que les principes appliqués ne fassent l’objet d’une réflexion approfondie. Dans le domaine du moins des textes littéraires romans, la réflexion en la matière se limite souvent à l’application de prin-cipes anciens, construits selon les besoins et contraintes de l’édition imprimée, et corres-pondant à l’état des connaissances philologiques du début du XXᵉ siècle. Comme le rappelle F. Duval,

Les règles de transcription reçues par tous sont les « Instructions pour la publication des anciens textes » données en par Paul Meyer et complétées par Mario Roques en . Aujourd’hui encore, les éditeurs se réfèrent à ces recommandations qui ne tarderont pas à être centenaires. (…) Ces règles ont été à nouveau complétées et revues dans deux des trois fascicules de Conseils

pour l’édition des textes médiévaux publiés par l’École des chartes, qui ont toutes

chances de servir de nouvelle référence ⁶.

Uniformisation des allographes, distinction modernisée entre i/j et u/v, résolution silen-cieuse des abréviations d’après la forme pleine majoritaire, normalisation de la segmenta-tion des mots, de l’emploi des majuscules et ponctuasegmenta-tion éditoriale, utilisasegmenta-tion de la cédille, de l’accent aigu et du tréma pour marquer /e/ tonique final dans certaines conditions et la diérèse, forment, sauf exceptions, le cœur des pratiques traditionnelles ⁷, sans être né-cessairement présentés ou sentis comme des choix éditoriaux ou une transformation de l’information présentée par la source, ni comme une perte d’information.

Issues d’un contexte particulier et étant « le reflet d’un état précis des études linguis-tiques, mais aussi des difficultés commerciales d’édition en quête d’un public au début du XXᵉ siècle », ces règles, « déterminées par un contexte définitivement révolu », ont néan-moins le mérite d’assurer « l’homogénéité d’éditions publiées depuis plus d’un siècle, ainsi que la possibilité d’interrogations électroniques et de lemmatisations automatisées » ⁸. Elles

. F. Duval, « La Philologie ançaise, pragmatique avant tout ? L’édition des textes médiévaux ançais en France », dans Pratiques philologiques en Europe…, p. – , à la p. ; les références citées sont P. Meyer, « Instructions pour la publication des anciens textes ançais », Bibliothèque de l’École des chartes, – ( ), p. – , : 10.3406/bec.1910.460996 ; Mario Roques, « Réunion des romanistes à Paris, -décembre », Romania, ( ), p. ; Conseils pour l’édition des textes médiévaux, I, Conseils

gé-néraux, dir. O. Guyotjeannin, Paris, ; Pascale Bourgain et F. Vielliard, Conseils pour l’édition des textes

médiévaux, III, Textes littéraires, Paris, (Orientations et méthodes). Voir aussi l’article paru plus récem-ment, F. Duval, « Transcrire le ançais médieval… », qui relève notamrécem-ment, p. - , que les « principes de transcription ne sont pas sans conséquences pour le linguiste : en décidant des éléments du document qui seront conservés ou au contraire éliminés, (…) ils formatent un corpus en le soumettant à un encodage qui doit répondre aux interrogations des lecteurs. C’est ainsi que les normes fixées par Paul Meyer et Ma-rio Roques ont puissamment contribué aux études quantitatives sur le ançais médiéval » ; de la sorte, « les éditeurs sont aujourd’hui tributaires de choix opérés il y a plus d’un siècle, alors que la linguistique a connu plusieurs révolutions ».

. Id., « La Philologie ançaise… », p. - . . Id., « Transcrire le ançais médieval… », p. .

ne sont toutefois « pas sans conséquences pour le linguiste » ⁹ : répondant à un contexte académique dans lequel les besoins et objectifs des philologues comme des linguistes se recouvraient assez largement ¹⁰ et où la lisibilité et la simplicité paraissaient nécessaires à la constitution de la discipline ¹¹, elles sont restées, dans l’ensemble, figées par l’usage, la tradi-tion et un caractère identitaire chez les éditeurs savants de textes ançais ¹², alors même que l’état des connaissances, les méthodologies et les champs d’enquête de la linguistique conti-nuaient à évoluer. En supprimant les données qui y seraient nécessaires ¹³, elles éliminent ainsi la possibilité de mener des enquêtes dans certains nouveaux champs d’étude ou de faire émerger par une analyse quantitative, au sein d’une pratique médiévale, souvent hâtivement jugée incohérente et dénuée de règles, des régularités et des fonctionnements difficilement perceptibles par l’étude autarcique et non quantifiée d’un seul manuscrit. Ainsi, « l’absence de systématicité de l’écrit médiéval, son arbitraire plus ou moins apparent ont provoqué le rejet de certaines données dont des recherches récentes cherchent à démontrer la co-hérence à partir de données quantitatives » ¹⁴. Souvent « considérées comme totalement négligeables » ¹⁵ par les éditeurs, et supprimées sans regret, les informations concernant l’allographie, la pratique abréviative, la segmentation, la ponctuation médiévale ou les in-teractions entre le texte et sa mise en page, peuvent être aujourd’hui objets d’étude, pour les linguistes notamment, qui ne retrouvent guère ce dont ils ont besoin dans les éditions courantes, et à l’exception de celles qui se sont données cette étude comme objectif princi-pal ¹⁶.

. Ibid., p. .

. Ibid., p. - , note ainsi qu’« au moment où les règles de transcription se mettent en place, la linguistique historique, comme la dialectologie avec laquelle elle a partie liée, se structure en deux axes, l’exploitation phonétique et l’exploitation lexicale, le son et le mot », ce qui explique pourquoi Paul Meyer s’est surtout soucié, d’une part, du respect des graphies, comme « porte d’entrée de l’étude des sons » et, de l’autre, de l’importance de l’établissement d’un glossaire ; la transformation de la segmentation du manuscrit pour la normaliser selon l’usage moderne et des dictionnaires se place aussi dans cette perspective.

. Celle-ci répondait au double objectif, économique et scientifique, de la conquête d’un public d’amateurs lettrés d’une part, dans un contexte où il était encore difficile de publier des textes longs en ancien ançais, et, de l’autre, d’établissement d’une norme, permettant l’harmonisation des pratiques éditoriales et la constitution de « “corpus” sûrs et homogènes en soumettant au plus grand nombre un protocole d’encodage dont on espérait l’adoption la plus large possible » ; Ibid., p. et .

. Selon Ibid., p. , « si les règles de transcription ont si peu évolué après leur phase de codification par P. Meyer et M. Roques, c’est dans doute en grande partie parce qu’elles ont depuis servi de signes d’appar-tenance à la communauté des éditeurs scientifiques. L’aspect extérieur du texte édité permet de reconnaître d’emblée si l’éditeur est membre ou non de la communauté à laquelle il prétend appartenir. Ce paramètre sociologique, à rattacher à la prégnance de l’usage, a largement contribué à la fixité des règles ».

. Elles « gomment des faits (quantitatifs ou qualitatifs) indispensables au questionnaire des linguistes » ;

Ibid., p. .

. Ibid., p. . . Ibid., p. .

. On songera par exemple, dans le domaine de la philologie romane, à Anja Overbeck, Literarische

Skripta in Ost ankreich : Edition und sprachliche Analyse einer anzösischen Handschri des Reiseberichts von

Plus récemment, toutefois, l’édition électronique a paru favoriser des expérimentations diverses, ou donner un souffle et une pertinence renouvelés à des pratiques anciennes, telles que les éditions, de tradition anglo-saxonne, du Record type ¹⁷. Libérée de certaines des contraintes du papier et permettant la démultiplication du texte édité ¹⁸ ou la présenta-tion de différentes représentaprésenta-tions du texte, côte à côte ¹⁹, voire, laissant à l’utilisateur la possibilité de configurer lui-même un certain nombre des aspects de l’affichage ²⁰, l’édition électronique est riche, dans le domaine de la paléographie numérique comme dans d’autres, de possibilités élargies, ce qui ne conduit néanmoins pas à éteindre, bien au contraire, la réflexion sur la sélection et la formalisation des données ²¹.

et Harald Völker, Luxemburgische Skriptastudien : Edition und Untersuchung der alt anzösischen Urkunden

Gräfin Ermesindes ( - ) und Graf Heinrichs V. ( - ) von Luxemburg, Tübingen, (Beihe e

zur Zeitschri r romanische Philologie, ), ou au corpus de la Base de ançais médiéval : manuscrits, éd. Alexei Lavrentiev, Lyon, , : http://txm.ish- lyon.cnrs.fr/bfm/ (visité le / / ), constitué tout d’abord pour l’étude de la ponctuation.

. Pour un exemple, datant de , de ce type d’édition, voir les Conseils … I…, p.   - .

. Dans ce domaine, l’influence de la “New Philology” et des écrits de Bernard Cerquiglini est importante. Ce dernier prophétisait en effet déjà en que l’électronique serait à même d’engendrer de nouveaux types d’éditions, qu’on pourrait imaginer « sous la forme d’un disque souple où sont engrangés des ensembles textuels et numériques variés, que le lecteur consulte par libre choix, en les faisant apparaître en divers endroits de l’écran. Une manipulation simple donne à lire, isolément ou en concurrence : une édition ancienne, une tentative néo-lachmannienne, une édition bédiériste, la copie diplomatique des principaux manuscrits (ou, par vidéo connectée, leur reproduction) ; ou bien, pour tel passage, le texte juxtaposé et complet de la tradition manuscrite ; ou bien des calculs de tous ordres opérés sur ces ensembles textuels et mis en parallèle ; etc. (…) La page serait alors, proprement, tournée (…) car le réseau électronique, par sa mobilité, reproduit le texte dans sa mouvance même », B. Cerquiglini, « Éloge de la variante »…, p. .

. Pour ce type de réalisations, l’édition du ms. de Lyon de la Queste del saint Graal par Christiane Marchello-Nizia et Alexei Lavrentiev, a une valeur exemplaire : elle présente, au choix du lecteur, un affichage imititatif (“facsimilaire”), “diplomatique” ou courant, et se place comme héritière des réflexions de B. Cerqui-glini et de la New Philology, en proposant un texte « facetté, miroitant » (Queste del saint Graal : Édition

numé-rique interactive du manuscrit de Lyon (Bibliothèque municipale, P.A. ), éd. Christiane Marchello-Nizia, avec

la coll. d’Alexei Lavrentiev, version . . , Lyon, , : http://portal.textometrie.org/txm/, part. « . Une édition numérique ‘multi-facettes’ et interactive »). Le projet Charrette, quant à lui, fait figure de précurseur en la matière, visant à proposer des transcriptions de l’ensemble des manuscrits d’un texte et en incluant des informations sur la variation allographétique, les abréviations, les interventions du scribe ou la décoration (The Charrette Project , Princeton et Poitiers, , : http://lancelot.baylor.edu/ charrette/[visité le / / ]).

. Parmi les exemples récents et particulièrement aboutis de ce type d’édition, on pourra citer l’édition en cours, sous la direction de Jakub Šimek, du Welscher Gast. Visant à inclure toute la tradition de ce texte, cette édition propose au lecteur de paramétrer, lors de la visualisation d’une transcription, l’affichage des abrévia-tions, allographes, interventions du copiste, de la ponctuation, des interventions éditoriales, normalisaabrévia-tions, illustrations, etc. D’autres fonctionnalités, permettant notamment de replacer chaque témoin ou lieu variant au sein de la tradition du texte ; Thomasin von Zerklaere, Welscher Gast digital….

. En d’autres termes, la question des choix et des limites aux données que l’on enregistre se pose de manière plus aiguë dès lors qu’il est possible d’en faire plus. La question devient alors « where to stop », E. Pierazzo, « A rationale of digital documentary editions »…, p. .

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