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La centralité économique frontalière de Gaya – Malanville Kamba

Carte 8. Les ethnies commerçantes et le dynamisme frontalier

5. Une économie rentière et informelle

L’économie informelle se présente généralement sous l’aspect d’activités non reconnues ou réglementées par les pouvoirs publics, ou du moins organisées de manière officieuse par l’intermédiaire de pots-de-vin ou de taxations arbitraires. Il s’ensuit que ces activités ne sont pas structurées sur le mode des coopératives ou des sociétés juridiques, que leur comptabilité n’est pas faite selon des normes officielles ou étatiques et qu’il n’y a pas d’inscription au registre du commerce. Il s’agit là pourtant d’éléments de définition « en creux » qui masquent sa réelle organisation. En effet, les entreprises informelles connaissent, à un degré plus ou moins avancé, une organisation spécifique dans laquelle le travail et l’initiative individuelle sont dominants. Généralement, ces activités sont ordonnées par l’appui des structures familiales ou lignagères qui connaissent des variations extrêmes.

5.1 L’économie informelle en Afrique de l’Ouest

Cette organisation pourrait laisser entendre que le secteur informel fait un usage exclusif de ressources locales concentrées dans de micro-entreprises. Pourtant, les activités informelles n’opèrent pas uniquement à une échelle géographique restreinte et ne privilégient pas nécessairement l’approvisionnement à court terme, la petitesse des stocks ainsi que le manque de diversification. Cela est certes vrai de la plupart des travailleurs employés en milieu urbain, qui exercent souvent des activités nomades en ville, comme les vendeurs de canne à sucre, ou en milieu rural, comme les colporteurs ; cependant, deux facteurs viennent nuancer cette analyse. Tout d’abord, avec l’agrandissement des villes, l’échelle sur laquelle travaillent les

employés du secteur informel se démultiplie ; ensuite, les grands réseaux de commerce permettent à certains opérateurs de se projeter, avec des méthodes informelles, sur les marchés internationaux, constituant des stocks et diversifiant leur offre à mesure qu’ils s’enrichissent (Grégoire, 1994 ; Tidjani Alou, 2004). S’il y a une échelle à laquelle le secteur informel s’épanouit, c’est bien celle de la ville, qui fonctionne alors comme un accélérateur des dynamiques économiques (Tableau 6).

Ces données mettent en évidence le fait que l’économie informelle occupe un nombre proportionnellement plus élevé de personnes en milieu urbain que dans les campagnes et cela d’autant plus que ces activités sont exercées dans la capitale. En effet, rapporté à la population respective des deux espaces, le pourcentage d’emplois informels est près de deux fois plus élevé en milieu urbain, quatre fois à Niamey et près d’une fois et demi dans les autres centres du pays. Si le développement de l’informel est fonction de la taille des villes, c’est sans doute que les grands centres concentrent une partie importante des activités de services et de commerce et que, par conséquent, ils permettent aux « petits métiers » comme aux grands acteurs économiques de trouver un terrain approprié à l’exercice d’une activité professionnelle. La contribution de l’informel est cependant variable selon les Etats, même si elle est généralement sous-estimée dans le calcul du PIB réel, celui-ci dépassant de 30 à 50 % les chiffres officiels (Dubresson et Raison, 1998).

Milieu géographique Population en % Emplois informels en %

Rural 84,6 62,0

15,4 38,0

5,5 20,4

Urbain dont Niamey

dont autres centres urbains 9,9 17,6

Tableau 6. Importance respective des emplois informels en milieu rural et urbain au Niger, 1988

Source : BIT, 2003.

Les structures familiales ou lignagères sont favorables à des technologies à forte densité de main-d’œuvre, qui réduisent considérablement l’usage de machines et la transformation industrielle des produits. Les qualifications professionnelles des employés du secteur informel sont acquises dans de petites structures de production en dehors du système officiel de formation, ce qui constitue un frein à l’acquisition et à la transmission du savoir, du fait des faibles taux d’alphabétisation et des très basses compétences en matière de gestion. La formation se réduit la plupart du temps à l’imitation d’une pratique professionnelle tandis que la main-d’œuvre est composée d’apprentis ou d’aides familiaux souvent d’origine rurale. « Ces

derniers - reconnaissent J.-M. Cour et S. Snerch (1998 ; 49) - subissent une forte pression de la part des candidats au départ dans les villages. De ce fait, toute croissance économique en ville, au lieu de se traduire par une croissance des revenus per capita, entraîne plutôt la venue de nouveaux ruraux, qui ramène la base de revenus du secteur informel urbain au voisinage du minimum vital. » Des mécanismes de redistribution

en nature contribuent généralement à compenser les faibles salaires ou l’utilisation gratuite du travail. Dans la plupart des cas, les employeurs servent de patrons sociaux aux employés « gratuits », ce qui signifie qu’une partie de la survaleur est consacrée aux dons.

A l’image des salaires, la productivité des activités informelles est généralement faible. Les opérateurs économiques privilégient en outre la minimisation du risque, notamment dans le domaine agricole, dans lequel la plupart d’entre eux continuent de spéculer sur les produits « traditionnels » comme les céréales et le bétail malgré une certaine réorientation vers les cultures de rente. Du fait de la rareté de l’argent, les logiques de l’économie informelle tendent à une maximalisation des rendements par rapport aux dépenses monétaires (Collectif, 2003). Entre vendeurs et clients, les paiements se font majoritairement au comptant à moins que les associés n’aient bâti des relations de confiance préalables, ce qui signifie que l’informel ne fait que rarement recours aux banques, privilégie les tontines, le travail à la pièce et le préfinancement par les clients.

Même si la démocratisation du début des années 1990 et la crise économique persistante ont contribué à accélérer le caractère informel de leurs économies nationales, les trois Etats considérés par l’étude présentent des caractéristiques différentes. Au Nigeria, qui assure 40 % du commerce extérieur et 20 % du PNB de l’Afrique subsaharienne sans l’Afrique du Sud, l’informel se déploie avec une vigueur renouvelée par les problèmes inhérents à l’Etat fédéral, dont les tentatives d’imposer les activités se heurtent aux stratégies multiples de détournement, aggravant encore l’écart entre les emplois officiels et les métiers précaires et mal payés. Le Bénin et le Niger partagent quant à eux la particularité d’avoir fait la promotion d’un « modèle de

développement endogène et autocentré, basé sur la valorisation des ressources naturelles, matérielles et humaines » depuis les indépendances, fondé sur un appui formel à l’artisanat, au secteur privé et

aux filières productives (BIT, 2003 ; 432-433). Le Bénin est marqué par une prédominance des activités de commerce, qui concernent 54 % de la population active totale et 77 % des actifs hors du secteur agricole (PNUD, 2003a) et dans lesquelles le secteur informel apporte une contribution au PIB national évaluée à 68 % environ (INSAE, 2004). Quant au Niger, il est moins marqué par les activités commerciales, qui représentent 43,1 % des emplois dans la capitale et 36 % dans les autres villes du pays (BIT, 2003).

L’évolution des contributions des différents secteurs économiques au Niger montre que l’informel a connu une croissance lente mais durable de 1978 à 1997, passant d’environ 20 % à 35 % du PIB (Figure 14). Cette progression s’est faite essentiellement au détriment du secteur moderne essentiellement basé sur l’exploitation minière de l’uranium, dont les cours connurent une baisse dramatique dès le début des années 1980, entraînant une diminution de la production minière de plus de 20% entre 1981 et 1983 (s.a, 1988) et, de manière moins prononcée, en défaveur du secteur agricole. Ce dernier a tout de même perdu 10 % de sa contribution au PIB national au cours de cette période, ce qui paraît considérable compte tenu de la forte croissance démographique en milieu rural. Au milieu des années 1990, les richesses produites par le secteur informel équivalent à celles de l’agriculture mais leur évolution de

1997 à 2005 est plus contrastée : les données contenues dans le PRSP (République du Niger, 2002d) montrent une hausse très importante de la contribution de l’informel, qui atteint plus de 50 % du PIB en 1998 et qui se maintient à des taux élevés jusqu’à 2005. L’évolution du secteur agricole est en revanche très marquée à la baisse jusqu’à sa stabilisation à environ 20 % du PIB au cours des années 2000. Quant au secteur moderne, après une brève amélioration de sa contribution de 1999 à 2001, les projections lui attribuent une valeur décroissante, approximativement équivalente à celle du secteur rural.

Contribution au Produit Intérieur Brut (PIB) des secteurs économiques

en pourcentage du total 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986198719881989 1990 1991199219931994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 0 10 20 30 40 50 60 0 10 20 30 40 50 60

Taxes sur importations

Secteur moderne Secteur informel

Secteur rural

Figure 14. Le secteur informel contribue de manière croissante aux ressources du Niger

Sources : BIT, 2003 ; PNUD, 2003 ; République du Niger, 2002.

Ces différentes évolutions renseignent sur les transformations principales qui affectent le Niger, comme d’autre pays sahéliens : l’urbanisation et la crise économique tendent à augmenter la part des habitants actifs dans l’informel de même que la valeur relative de ce secteur, tandis que l’agriculture est consécutivement concernée par une baisse de sa contribution à la richesse nationale, accentuée encore par l’effet des crises climatiques, l’épuisement des ressources et l’absence de gains de productivité. Le secteur moderne, lui, se maintient dans une position précaire, consécutive à la faiblesse du tissu industriel et des services.

5.2 Les liens de l’informel avec le secteur formel et l’Etat

Organisé en marge des Etats et de leurs législations, l’informel recouvre une grande diversité d’activités. Ainsi, en ce qui concerne les réseaux commerciaux : « Les échanges que l’on

qualifie d’informels, tantôt de parallèles, de clandestins voire de contrebande recouvrent une réalité hybride. Il est fréquent que les flux soient décriminalisés et traités avec bienveillance d’un côté de la frontière tout en étant considérés comme clandestins de l’autre ; loin d’être informels, les réseaux d’échanges sont fortement structurés ; enfin et surtout les flux et leurs rapports aux circuits « reconnus » témoignent d’une intégration étroite aux modes de fonctionnement des Etats » (Bach, 1994 ; 99). Cette diversité de situations permet

d’interroger la distinction courante entre secteurs formels et informel : le second se développe- t-il à la faveur de la crise du premier ? Son épanouissement représente-t-il une alternative pour les élites ou alors la preuve de leur échec à construire des économies « modernes » ?

La plupart des auteurs s’accordent à reconnaître que les deux secteurs cohabitent plus qu’ils ne s’excluent, leurs sphères s’imbriquant dans des combinaisons spécifiques. Certains soutiennent que le développement des activités informelles représente une sorte de « génie populaire » : « L’économie informelle, loin de surgir « faute de mieux », comme une réponse au besoin

d’emploi d’une population urbaine croissante, face à un secteur moderne insuffisamment dynamique, est au contraire proprement constitutive du processus d’urbanisation en cours » (Arnaud, 1998 ; 6). Pour d’autres,

l’informel correspond plutôt à une nécessité adoptée par les citadins ouest-africains pour faire face à l’adversité, mais sans postuler que ceux-ci sont fondamentalement orientés vers la débrouillardise. Ils notent que ce secteur ne peut, à lui seul, absorber l’excédent démographique et l’ensemble des travailleurs expulsés du formel du fait d’un faible degré d’autonomie par rapport à l’économie nationale. Il est trop dépendant de la bonne santé de l’économie formelle pour vivre de ses propres ressources, déclinantes d’ailleurs au vu de la dégradation de la situation des ménages. Au contraire de l’économie de rente associée au développement, qui exploite un capital importé, l’économie informelle échoue souvent à générer un capital susceptible d’enrayer l’aggravation de la pauvreté. Par conséquent, ce secteur ne saurait être considéré comme indépendant du secteur formel et comme le remède miracle. Il concentre en effet souvent les individus les moins qualifiés, les paysans sans terres et les migrants, sert de filet de secours lorsque le secteur formel décline et de révélateur de l’appauvrissement plutôt que de la renaissance de ces économies (Jamal et Weeks, 1993). Pourtant, l’informel a eu le mérite, face à l’accroissement de la population urbaine, « d’accueillir

et d’occuper le maximum possible de nouveaux venus et non d’accroître la productivité, au sens de la production croissante de biens et de services par unité de travail » (Cour et Snrech, 1998 ; 22). Il a répondu à la

forte demande d’emplois et au faible potentiel de développement du secteur industriel, il est devenu l’entrée presque obligée des ruraux dans la ville (Cour, 2004).

De même que le secteur informel est lié à l’économie formelle, il est manifeste que ne pouvant s’émanciper totalement des activités étatiques, il ne constitue donc pas un type d’économie qui serait à même de résoudre les problèmes actuels liés à l’affaiblissement des

Etats postcoloniaux. Les analyses optimistes de certains auteurs laissent penser qu’il est préférable de laisser s’épanouir les activités informelles, parce qu’il est impossible d’avoir prise sur elles et parce qu’elles correspondent au marché africain. Dans cette vision essentiellement positiviste, l’économie informelle, par son ingéniosité, est capable de contrebalancer la faiblesse de l’Etat et part du principe que la situation de crise trouvera une issue si toutes les dispositions sont prises pour redéfinir le rôle de l’Etat, assainir ses finances, ouvrir les marchés, mettre sur les rails la société civile, bref, sortir du modèle rentier de l’Etat postcolonial. « Ce sont finalement les Africains qui mettront fin, eux-mêmes, à la marginalisation de

l’économie du continent - affirme à ce propos le BIT (2003 ; 11) -. Il leur faudra non seulement mener à bien les réformes nécessaires, mais aussi stabiliser le cadre institutionnel et supprimer les obstacles qui s’opposent à l’investissement. » En attendant le jour où un nouveau modèle de société jaillira du continent

africain, ces auteurs comptent beaucoup sur la capacité de débrouille de l’informel pour prendre le relais d’un Etat en panne dans les domaines sociaux et économiques. Cette manière d’opposer de manière dualiste un Etat impuissant à une société civile incarnée à travers son économie « ingénieuse » fait peu de cas des liens qui unissent les deux secteurs et ne pose pas, comme préalable, le fait que les sphères politiques et économiques sont interdépendantes, voire souvent indissociables et que les acteurs jouent perpétuellement des deux registres, notamment à travers l’implication des agents d’Etat dans l’économie informelle ou celle des

patrons dans les sphères du pouvoir politique (Pourtier, 1993).

Dans le domaine frontalier, ces stratégies visant à bénéficier d’une rente de situation trouvent un terrain particulièrement privilégié. En effet, les réseaux informels peuvent y jouer des différentiels multiples qui caractérisent les législations et les monnaies, en se basant sur une forte mobilité des activités. Encore faut-il que ces activités ne soient pas entravées par un enclavement trop prononcé, par un degré d’ouverture des frontières insuffisant, par des marchés anémiques ou par des acteurs ne maîtrisant pas les règles du clientélisme.