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Un éclat nuancé

Dans le document Séléné : éclipses, éclat et reflets (Page 32-38)

Si l’usage lexical fait visiblement abstraction de la parenté entre la lune et le mot dont elle tire son nom, qu’en est-il de l’aspect sémantique ? Il est bien sûr difficile de déterminer dans quelle mesure σέλας était présent à l’esprit des locuteurs grecs quand ils parlaient de σελήνη : tout d’abord, de toute évidence, nous n’avons aucun accès à leur « conscience étymologique », et nous en sommes réduits à interroger un corpus textuel où, comme on l’a vu, les combinaisons des deux termes sont rares ; ensuite, même en nous appuyant sur des témoignages aussi clairsemés, il faudrait introduire d’importantes nuances individuelles en fonction de l’époque et de l’ap- partenance socio-culturelle de chaque locuteur. Le nom σελήνη ne convoque pas automatiquement la notion de lumière, puisqu’il désigne la lune dans tous ses états possibles, qu’elle soit pleine ou nouvelle, croissante ou décroissante, brillante, voilée, éclipsée, etc. Néanmoins, il importe de rappeler que l’éclat est un trait définitoire de la lune, dans sa fonction d’astre nocturne comme dans sa caractérisation esthétique – notamment en tant que déesse.

Bien que les hymnes dits homériques et orphiques qui nous sont parvenus soient de natures et de datations différentes46, on constate une certaine cohérence dans

p.475; et sur l’ombre (σκιά), couplée ou non avec l’εἴδωλον, voir partie IV, passim. Enfin, sur les crocus et surtout les violettes dans un contexte de séduction, voir p.514(rapt de Perséphone dans l’Hymne homérique à Déméter) et p.516, note 973(scène amoureuse chez Achille Tatius).

46. Les quatre-vingt-six prières rassemblées sous le titre d’Hymnes orphiques sont sans doute originaires de l’Asie Mineure des IIe-IIIes. de notre ère ; le recueil a été qualifié d’orphique parce que

les anciens l’attribuaient au poète légendaire Orphée, et que ces hymnes brefs reflètent une certaine théogonie correspondant à celle enseignée dans les cultes orphiques. Quant à la datation des hymnes dits homériques au Soleil et à la Lune, que la plupart des chercheurs situent à l’époque hellénistique (T. W. Allen, W. R. Halliday, E. E. Sikes, The Homeric Hymns, Oxford, Clarendon Press, 1936), elle pose encore problème (cf. F. Càssola, Inni Omerici, Milan, Mondadori, 1975 ; plus récemment, A. E. W. Hall, « Dating the Homeric Hymn to Selene : Evidence and Implications », Greek,

la manière dont ceux consacrés à la Lune (Hymne homérique à Séléné et Hymnes orphiques IX) traitent de l’éclat de celle-ci. Le rayonnement lunaire est défini à l’aide de polyptotes ou dérivés de « l’éclat », αἴγλη47 ou αὐγή48, de « la lumière », φάος49

ou φέγγος50, mais aussi de ἀκτίς51 (« rayon ») et du verbe λάμπω52 (« briller »).

En guise d’introduction aux Hymnes orphiques, le personnage éponyme propose à son disciple Musée une invocation aux dieux qui commence en ces termes :

Ζεῦ βασιλεῦ καὶ Γαῖα καὶ οὐράνιαι φλόγες ἁγναὶ Ἠελίου, Μήνης θ’ ἱερὸν σέλας Ἄστρα τε πάντα… Zeus Roi, Terre et puissantes flammes célestes

Du Soleil, lumière sacrée de la Lune et vous tous, Astres ! (Hymnes orphiques, Prologue, 3-4)

Ici, c’est bien σέλας qui désigne la lumière de la lune, en chiasme avec les flammes célestes et pures d’Hélios ; toutefois, comme pour éviter la redondance, la lune est appelée Μήνη (nom aussi fréquent que Σελήνη dans les Hymnes orphiques, et qui semble commuter avec celui-ci). La « lumière de Méné » remplace par synecdoque la lune elle-même tandis que le choix lexical de σέλας ne peut qu’évoquer Séléné, l’autre nom de l’astre : ainsi, la métonymie se double d’un fonctionnement allusif

Roman, and Byzantine Studies 53 (2013), p. 15-30, s’appuie sur des correspondances intertextuelles

pour montrer que l’hymne à Séléné a pu exister avant le Ve siècle av. J.-C., voire dès la période

archaïque).

47. Hymne homérique à Séléné 3 : αἴγλη […] οὐρανόδεικτος ; 5 : αἴγλης λαμπούσης ; 9 : chevaux αἰγλήεντας.

48. Hymne homérique à Séléné 8 : vêtements τηλαυγέα ; 12 : αὐγαί. Hymnes orphiques IX, 5 : αὐγάστειρα ; 6 : καταυγάστειρα.

49. Hymnes orphiques IX, 1 : φαεσφόρε. 50. Hymnes orphiques IX, 11 : φέγγεϊ. 51. Hymne homérique à Séléné 6 : ἀκτῖνες.

52. Hymne homérique à Séléné 5 : αἴγλης λαμπούσης ; 12 : λαμπρόταται αὐγαί. Hymnes or-

phiques IX, 9 : λαμπετίη ; 12 : λαμπομένη. Noter aussi que les premières mentions de la déesse

Séléné, chez Hésiode, lui donnent pour épithète λαμπράν, dans une triade où Hélios est qualifié de μέγαν et où Éos reste sans épithète (Théogonie 19 : Ἠῶ τ’ Ἠέλιόν τε μέγαν λαμπράν τε Σελήνην ; 371-372 : Ἠέλιόν τε μέγαν λαμπράν τε Σελήνην / Ἠῶ θ’).

reposant sur un jeu étymologique. Pour le rapprochement direct entre σελήνη et σέλας, c’est vers les lexicographes et les philosophes qu’il faut se tourner ; or, les étymologies antiques s’avèrent parfois révélatrices de facettes méconnues de la re- présentation de la lune.

Tous les érudits grecs qui se sont penchés sur l’origine du nom de la lune y ont retrouvé le mot σέλας ; mais la dernière syllabe, ce *-nā difficile à comprendre en synchronie comme un suffixe adjectival, leur a posé plus de problèmes d’interpré- tation. Aussi a-t-il donné lieu à des développements qui se sont surajoutés au sens premier de σελήνη. La plus ancienne et la plus célèbre théorie sur la signification originelle et véritable du mot est celle que l’on trouve dans le Cratyle de Platon53,

au moment où Socrate entreprend d’expliquer à Hermogène les noms des astres. Il aborde la lune en commençant par une plaisanterie sur Anaxagore, philosophe contemporain de Socrate54, dont on a vu qu’il avait traité les astres non comme des

divinités, mais comme des objets physiques. Si l’accusation d’impiété qu’aurait en- courue Anaxagore reste d’une historicité douteuse, la réputation qu’elle a néanmoins acquise reflète sans doute les réticences et les critiques soulevées par ses théories sur le soleil (qualifié de μύδρος ou masse incandescente) et la lune (constituée de ma- tière terreuse sans luminosité propre, mais reflétant les rayons du soleil). Ces idées n’étaient peut-être pas aussi novatrices et inédites que pourrait le laisser penser le parfum de scandale qui a longtemps flotté sur elles ; c’est en tout cas ce que suggère Socrate dans le Cratyle, en montrant que la thèse de la lumière lunaire comme reflet du soleil est contenue dans le nom même de la lune :

ΣΩ. Τὸ μέν που « σέλας » καὶ τὸ « φῶς » ταὐτόν. ΕΡΜ. Ναί.

ΣΩ. Νέον δέ που καὶ ἕνον ἀεί ἐστι περὶ τὴν σελήνην τοῦτο τὸ φῶς, εἴπερ ἀληθῆ οἱ Ἀναξαγόρειοι λέγουσιν · κύκλῳ γάρ που ἀεὶ αὐτὴν περιιὼν

53. Sur la stratégie du Cratyle et l’opposition entre étymologie et éponymie, voir G. Genette,

Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Seuil, 1976, chap. 1.

54. On ne peut dire avec certitude si Socrate a rencontré Anaxagore, mais l’Apologie de Socrate (26d-e = Anaxagore fr. A 35 Diels-Kranz) montre ce dernier accusé par Mélétos des idées de son prédécesseur : voir infra, p.200, note 364.

νέον ἀεὶ ἐπιβάλλει, ἕνον δὲ ὑπάρχει τὸ τοῦ προτέρου μηνός. ΕΡΜ. Πάνυ γε. ΣΩ. « Σελαναίαν » δέ γε καλοῦσιν αὐτὴν πολλοί. ΕΡΜ. Πάνυ γε. ΣΩ. Ὅτι δὲ σέλας νέον καὶ ἕνον ἔχει ἀεί, « σελαενονεοάεια » μὲν δικαι- ότατ’ ἂν τῶν ὀνομάτων καλοῖτο, συγκεκροτημένον δὲ « σελαναία » κέκληται. ΕΡΜ. Διθυραμβῶδές γε τοῦτο τοὔνομα, ὦ Σώκρατες.

Socrate. – Clarté (sélas) et lumière sont, n’est-ce pas ? une même chose. Hermogène. – Oui.

Socrate. – Cette lumière de la lune est toujours « nouvelle et ancienne », si l’école d’Anaxagore dit vrai. Car le soleil, tournant sans cesse autour d’elle, projette sans cesse sur elle une lumière « nouvelle », et celle du mois précédent est « ancienne ».

Hermogène. – Parfaitement.

Socrate. – Or sélanaïa est le nom que beaucoup donnent à la lune. Hermogène. – Parfaitement.

Socrate. – Puisque son éclat (sélas) est toujours (aéï) nouveau et ancien (néon te kai hénon) à la fois, sélaénonéoaéïa est le nom qu’il serait le plus légitime de lui donner ; mais, par contraction, on l’a appelée sélanaïa. Hermogène. – Il a une allure dithyrambique, ce nom-là, Socrate ! (Platon, Cratyle 409b-c, trad. L. Méridier)

Comme Hermogène le fait remarquer, Socrate atteint une certaine surenchère dans les jeux de mots, élargissant d’abord σελήνη en σελαναία (forme dorienne du nom archaïque, qui ne se trouve guère que chez les bucoliques55), puis en une

monstrueuse reconstitution σελαενονεοάεια56. Tout ce raisonnement vise à montrer

que la lune se définit étymologiquement comme un astre à la lumière sans cesse renouvelée, car empruntée au soleil. Les adjectifs décrivant cet éclat « ancien » (ἕνος) et « nouveau » (νέος) à la fois sont ceux employés couramment pour désigner le

55. Théocrite, Idylles 2, 165 ; Bion fr. 11, 5.

dernier jour du mois, c’est-à-dire la charnière entre la lune précédente et la nouvelle lune (ἕνη καὶ νέα57). En insérant ces notions calendaires dans l’étymologie de σελήνη

et en les associant à σέλας, Socrate leur donne une inflexion particulière : la cyclicité est intrinsèquement liée à l’éclat de la lune et prouve qu’il lui vient de l’extérieur. Le même argument est repris par de nombreux érudits après Platon, à commencer par le philosophe stoïcien Cléomède (Ier s. av. ou ap. J.-C.) qui reprend explicitement

l’argument du Cratyle : Ἤιδεσαν δὲ καὶ οἱ παλαιότατοι τῶν φυσικῶν τε καὶ ἀστρολόγων, ὅτι ἀπὸ τοῦ ἡλίου ἡ σελήνη τὸ φῶς ἔχει· ὡς δῆλόν ἐστι πρῶτον μὲν ἐκ τῆς ἐτυμολογίας τοῦ ὀνόματος αὐτῆς, οὕτως ὠνομασμένης ἐκ τοῦ σέλας αὐτὴν ἀεὶ νέον ἔχειν καὶ ἐκ τοῦ ἐπιδίδοσθαι δᾷδας τοῖς εἰς τὰ Ἀρτεμί- σια εἰσιοῦσι· τοῦτο γὰρ σύμβολόν ἐστι τοῦ ἔξωθεν ἔχειν τὴν σελήνην τὸ φῶς.

Même les plus anciens des naturalistes et des astrologues savaient que la lune tient sa lumière du soleil, ce qui est prouvé d’abord par l’étymologie de son nom (elle est appelée ainsi parce qu’elle a toujours un éclat nou- veau, sélas aei néon), et par le fait qu’on remet des torches à ceux qui vont aux Artémisia : car c’est là le symbole que la lune tient sa lumière d’une source extérieure. (Cléomède, Théorie circulaire des corps célestes 200-202.)

L’expression qui interprète le suffixe de σελήνη comme une forme de l’adjectif νέ- ος se retrouve encore chez les astronomes comme chez les lexicographes58. La notion

de clarté est donc constamment modalisée par le rappel de son éternel renouveau à travers les phases : la lune brille, certes, mais d’un éclat en quelque sorte contingent. Un auteur inconnu, cité au Xe siècle dans l’Etymologicum Gudianum, pousse cette

57. Cf. Aristophane, Nuées 1134.

58. Jean le Lydien, De mensibus 3, 2 : σελήνη δὲ ἀπὸ τοῦ σέλας ἀεὶ νέον ἔχειν ; Etymologicum

Gudianum (Leipzig, Weigel, F. W. Sturz, 1818), s. v. Σελήνη ἡ Ἄρτεμις : σέλας νέον, εἴρηται παρὰ

τὸ σέλας ἀένναον ἔχειν ; Etymologicum Magnum (Oxford, Oxford University Press, T. Gaisford, 1848), s. v. σελήνη : παρὰ τὸ σέλας νέον ἔχειν· ἢ παρὰ τὸ σέλας ἀεὶ ἓν ἔχειν (ici semble se dessiner une hésitation entre éclat nouveau et, au contraire, éclat toujours « unique »).

logique jusqu’à un degré surprenant dans une notice consacrée au privatif suffixal -νη :

σελήνη δὲ παρὰ τὸ σέλας, ὃ σημαίνει τὸ φῶς, καὶ τοῦ νη στερητικοῦ, ἡ ἐστερημένη τοῦ σέλαος…

Sélènè vient de sélas, qui signifie la lumière, et du privatif nè, celle qui n’a pas d’éclat. (Etymologicum Gudianum s. v. γαληνόμορφον.)

Un glissement non négligeable s’est donc opéré de « la brillante » à « celle dont l’éclat est toujours nouveau », du fait d’un éclairage adventice, et enfin à « celle qui est privée d’éclat », par opposition au soleil qui lui prête le sien. De manière assez paradoxale, le sélas de la lune est présenté tout à la fois comme un caractère essentiel, indissociable d’elle, et comme une qualité versatile, qu’elle ne possède pas en propre.

Pour comprendre mieux l’aspect fugace de la lumière lunaire, il convient de reve- nir encore sur le mot σέλας. Cherchant l’étymologie des épiclèses d’Artémis, déesse assimilée à la lune dès la période classique, le stoïcien Lucius Annaeus Cornutus (Ier

s. ap. J.-C.) expose : Ἡ δ’ Ἄρτεμις φωσφόρος μὲν ἐπωνομάσθη διὰ τὸ καὶ αὐτὴ σέλας βάλ- λειν καὶ φωτίζειν ποσῶς τὸ περιέχον, ὁπόταν μάλιστα πανσέληνος ᾖ, δίκτυννα δ’ ἀπὸ τοῦ βάλλειν τὰς ἀκτῖνας – δίκειν γὰρ τὸ βάλλειν – ἢ ἀπὸ τοῦ διικνεῖσθαι τὴν δύναμιν αὐτῆς εἰς πάντα τὰ ἐπὶ γῆς ὡς διικτύν- νης αὐτῆς οὔσης.

Artémis a été appelée « porteuse de lumière » parce qu’elle-même lance un éclat et illumine d’une certaine manière les alentours, surtout au mo- ment de la pleine lune, et « Dictynna » parce qu’elle lance des rayons (car « lancer » se dit dikein), ou alors parce que ses effets pénètrent (diik- neisthai) toute chose sur terre, comme si elle était « diictynna ». (Lucius Annaeus Cornutus, Abrégé des traditions de la théologie grecque.59)

59. Sur ce passage et sur Dictynna, la « dame au filet », voir Ch. Delattre, À corps perdu.

Stratégies narratives et construction d’un discours mythographique dans l’Antiquité : l’exemple du catapontisme, à paraître.

On est frappé par l’insistance sur βάλλειν (avec son synonyme δίκειν), qui sert de fil conducteur entre les deux épiclèses étudiées : le sélas est une lumière lancée, jetée, projetée. Cette image, si elle était isolée, n’aurait que peu de valeur ; mais elle semble étayée par le discours de certains lexicographes. En effet, si l’on se penche maintenant sur le mot σέλας lui-même et sur ses étymologies recensées à l’époque byzantine, on le trouve rapproché des verbes σαλεύω (« agiter, secouer ») et σεύω (« pousser, chasser, lancer »). L’Etymologicum Magnum définit ainsi le terme :

Ἡ λαμπρότης τοῦ πυρὸς, ἤγουν ἡ λαμπηδών. Παρὰ τὸ σάλος, σέλας (ὡς βάλλω, βέλος) τὸ ἀεικίνητον πῦρ· ἢ παρὰ τὸ σαλεύεσθαι πνοῇ, τὸ καιόμενον καὶ κεραύνιον πῦρ· οἱ δὲ, τὴν ἀστραπήν· οἱ δὲ, τὸ φῶς. Ἢ παρὰ τὸ σεύω, τὸ ὁρμῶ.

La lueur du feu, c’est-à-dire l’éclat. De salos, « agitation », vient sélas, le feu toujours en mouvement (comme de ballô, « jeter », bélos, « pro- jectile) ; ou du fait d’être agité (saleuesthai) par le vent, au sens du feu brûlant de la foudre ; pour d’autres, il signifie l’éclair ; pour d’autres encore, la lumière. Ou bien encore le mot vient de seuô, « pousser ». (Ety- mologicum Magnum s. v. σέλας.)60

Dans le document Séléné : éclipses, éclat et reflets (Page 32-38)