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Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, le discours du vieillard

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, le discours du vieillard

Diderot est un philosophe français, né en 1713 et mort en 1784. Il fut le maître d’œuvre de l’encyclopédie et l’un des principaux représentants de l’esprit des Lumières. Fils d’un coutelier de Langres, il fit de brillantes études chez les jésuites. Il s’intéressa en particulier aux mathématiques, aux langues anciennes et à l’anglais. À partir de 1747 commença l'aventure de l'Encyclopédie. Avec Jean Le Rond d'Alembert, Diderot se vit confier la direction de la publication de cet ouvrage, qui allait s'échelonner sur une vingtaine d'années, jusqu'en 1772 environ. Parallèlement à ce travail collectif, Diderot poursuivit ses projets personnels. Les Bijoux indiscrets, roman libertin et satirique, fut publié anonymement en 1748. La Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, attachée notamment à détruire les arguments qui prouvent l'existence de Dieu, parut en juin 1749. Dès le mois de juillet, Diderot fut arrêté et emprisonné quelques semaines à Vincennes, expérience qui le marqua suffisamment pour qu'il refusât dès lors de publier certains de ses manuscrits, jugés trop dangereux pour la sûreté de sa personne. Devenu célèbre dans toute l'Europe, Diderot partit pour Saint-Pétersbourg en 1773, et y séjourna cinq mois à l'invitation de Catherine II de Russie. Malheureusement, il dut se rendre compte que l’impératrice n’allait pas à mettre en pratique le moins du monde ses projets de réforme. Il retourna à Paris, et mourut en 1784.

Le Supplément au voyage de Bougainville.

Ce prétendu récit de voyage est en fait totalement imaginaire. Il fait suite à la publication du Voyage autour du monde de Louis Antoine de Bougainville, qui fut le premier navigateur français à faire le tour du monde (1766-1769). L’ouvrage était beaucoup trop dangereux pour que Diderot le publiât ; le manuscrit fut récupéré par ses héritiers, et publié seulement sous la Révolution.

Dans son ouvrage, Diderot met en scène le voyageur civilisé qui va à la rencontre du Tahitien resté au plus près des origines. Le choc des cultures est traité sur le mode cocasse : si le

«sauvage» ne peut pas comprendre le «civilisé», c'est en raison de l'absurdité des institutions et des préjugés que ce dernier lui expose.

Dans le passage que nous allons voir, un vieux Tahitien s’adresse à Bougainville et lui ordonne de quitter l’île au plus vite et de ne plus jamais y revenir, arguant que les Européens ne peuvent absolument rien apporter de positif à Tahiti, mais seulement la colonisation, l’esclavage, et la destruction complète de la culture locale, dont les valeurs seraient bien supérieurs aux leurs.

Nous allons maintenant procéder à la lecture du passage.

Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive ; nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature, et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous et tu nous as prêché je ne sais quelle

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distinction du tien et du mien. (…) Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir

? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n’ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes- nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t’avons­nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières.

Dans ce passage, Diderot met dans la bouche d’un Tahitien un réquisitoire contre la colonisation, et un plaidoyer en faveur des cultures qui sont restées plus proches de la nature que les Européens.

Nous allons procéder maintenant à l’explication linéaire du passage.

Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive ;

Le vieux Tahitien apostrophe ici Bougainville directement et brutalement : il le traite de « chef des brigands qui t’obéissent » parce qu’il pense que les Français ne sont venus à Tahiti pour rien d’autre que pour coloniser le pays, c’est-à-dire pour le voler à ses habitants. Il exige de lui qu’il s’en aille immédiatement et retourne d’où il vient.

nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature, et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère.

Par cette phrase, Diderot pose le thème essentiel du discours, à savoir la défense du mythe du

« bon sauvage », inventé par Rousseau. L’idée essentielle est que plus l’homme s’écarterait des lois de la nature, plus il serait corrompu, et les Européens qui sont très fiers d’être très civilisés auraient en réalité surtout perdu les valeurs essentielles qui sont dans les lois de la nature : la liberté, l’égalité, la fraternité. Les Tahitiens, qui vivent au contraire au plus près de la nature, seraient incapables de faire autant de mal à leurs semblables que les Européens, ils seraient « innocents », c’est-à-dire incapables de faire le mal, ils seraient donc beaucoup plus heureux. La prétendue civilisation des Européens ne pourrait faire que leur malheur.

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Ici tout est à tous et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. (…) Apparaît donc ici le thème de l’égalité, et surtout l’absence de propriété privée, illustrée par la

« distinction du tien et du mien ». Les Tahitiens mettraient tout en commun, tout serait à tous, ils seraient absolument tous égaux. Pour Rousseau, en effet, c’est l’invention de la propriété privée qui serait à l’origine des inégalités entre les hommes, de l’exploitation de l’homme par l’homme, et donc ensuite de tous les malheurs de l’humanité.

Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis­nous à tous, comme tu me l’as dit à moi- même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ?

Ce personnage d’Orou, qui servirait d’interprète entre les Tahitiens et les Français, a été probablement inspiré à Diderot par un Tahitien que Bougainville a ramené avec lui en France, Aotourou, et que Diderot a rencontré.

Effectivement, selon la coutume de l’époque, Bougainville a laissé une stèle sur laquelle il a gravé le signe de son passage, avec la prise de possession de l’île par la France. Les puissances colonialistes s’étaient plus ou moins mises d’accord sur le fait que les terres à coloniser appartenaient de droit à celui qui les avait découvertes. Elles considéraient que toutes les contrées où ne se seraient trouvé que des « sauvages » étaient naturellement destinées à passer sous leur « protection ». Diderot dénonce ici avec véhémence le principe même de la colonisation, qui n’est rien d’autre pour lui que la forme de vol à grande échelle la pire qu’on puisse imaginer, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de voler le pays tout entier. Les exclamations et interrogations soulignent ici l’indignation du Tahitien devant l’attitude des colonialistes.

Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ?

Le vieux Tahitien fait justement remarquer ici que le fondement de la supériorité supposée des Européens repose uniquement sur celle de leurs armes, des fusils et des canons. Ce n’est évidemment pas le meilleur critère pour juger de la qualité d’une civilisation ; si les Européens ont de meilleures armes, les Tahitiens eux ont de meilleures valeurs.

Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ;

Le vieillard fait ici allusion à la réaction violente des Français lorsque les Tahitiens, pratiquant leur coutume du don et du contre-don, ont voulu s’emparer eux-mêmes d’un certain nombre d’objets appartenant aux Français, en paiement de tout ce qu’ils leur avaient offert auparavant.

Les Français seraient donc extrêmement égoïstes et incapables de remercier les Tahitiens pour

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leur générosité. En fait, Diderot exagère ici volontairement les torts des Français : ce dont les Tahitiens voulaient s’emparer n’était pas seulement des « méprisables bagatelles » mais des objets absolument indispensables à la navigation, comme le gouvernail du navire. En réalité, ils cherchaient à s’emparer des navires des Français par la ruse.

et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée !

L’exclamation sert ici à souligner l’indignation qui s’empare du Tahitien devant l’hypocrisie des Français : ils traitent les Tahitiens comme des voleurs, comme si cela était impardonnable, alors qu’eux-mêmes ne pensent à rien d’autre qu’à voler le pays tout entier. Ils les méprisent parce qu’ils ne connaîtraient pas la propriété privée (ce qui est faux), alors même qu’ils n’ont pas le moindre respect pour la propriété des Tahitiens.

Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ?

Diderot, suivant l’exemple de ce qui s’est passé dans l’Amérique, suppose a priori que la colonisation de la Polynésie entraînera automatiquement la mise en esclavage de la population, ce en quoi, heureusement, dans le cas des Polynésiens, il se trompe. Mais Diderot prend ici la défense de toutes les populations réduites en esclavage sur la terre, et fait indirectement l’éloge de tous les esclaves qui se sont révoltés et ont préféré mourir plutôt que de subir cela.

Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n’ait pas sur toi ?

Diderot affirme ici l’égalité en dignité de tous les hommes sur la terre, quelle que soit leur origine. On remarque ici que Diderot se refuse à faire allusion à la fraternité des hommes affirmée par la religion chrétienne, et fondée sur le fait que tous les hommes seraient fils de Dieu. C’est au droit naturel, défendu par Rousseau, qu’il fait ici appel. Les lois de la nature seraient selon lui suffisantes pour affirmer l’égalité de tous les hommes, sans qu’il soit nécessaire de faire référence à la Bible. La question posée est une question rhétorique, et elle consiste en fait à affirmer que les Européens n’ont pas plus le droit d’asservir les Tahitiens que ceux-ci n’auraient le droit d’asservir les Européens, ce qu’ils n’ont pas cherché à faire.

Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t’avons­nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ?

Cette suite de questions rhétoriques sert à rappeler l’excellent accueil que les Tahitiens ont réservé aux Français, auxquels ils ont offert tout ce qu’ils pouvaient : nourriture, boisson, colliers de fleurs, et même des jeunes femmes ; alors qu’ils auraient peut-être pu tenter de les assassiner, ou de les faire prisonniers pour en faire des esclaves. Là aussi Diderot exagère volontairement la gentillesse des Polynésiens pour la faire coller avec sa thèse du bon sauvage ; en réalité, ceux-ci connaissaient déjà les armes des Européens, James Cook étant passé quelques semaines avant Bougainville ; s’ils se sont montrés particulièrement gentils avec les Français, c’était pour endormir leur méfiance, et les affaiblir, dans le but de s’emparer ensuite de leurs navires, dont la technologie les intéressait au plus haut point.

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Nous avons respecté notre image en toi.

Cette formule contient une nouvelle fois un détournement des préceptes du christianisme. Dans la Bible, Dieu a créé l’homme à son image, et c’est cette image de Dieu que chacun doit respecter chez les autres. Pour Diderot, il n’est nullement besoin de faire appel à l’autorité de la Bible et de Dieu, et il suffit largement de faire appel au bon sens et à la nature pour fonder la loi morale ; il doit être évident pour tout le monde que chacun ne peut exiger pour lui-même plus de respect qu’il n’en témoigne aux autres.

Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières.

On finit par la question des mœurs à laquelle Diderot tient énormément ; celles des Tahitiens, qui sembleraient pratiquer l’amour libre, lui semblent bien plus justes et plus humaines que les restrictions très sévères sur la vie sexuelle imposées aux gens dans les sociétés occidentales. La conclusion pourrait paraître paradoxale : comment un philosophe des Lumières pourrait-il préférer l’ignorance aux lumières ? En réalité, il affirme ici qu’au lieu de vouloir donner des leçons au monde entier, les Européens feraient bien d’en prendre, et que la culture des Polynésiens pourrait bien être une lumière pour les Occidentaux.

Conclusion

Le mythe du Tahitien bon sauvage vivant dans un paradis préservé de la corruption occidentale, que défend ici Diderot, allait nourrir toute la littérature et la pensée occidentale jusqu’à nos jours. Il a permis de cultiver l’espoir - ou l’illusion - que la restauration du paradis sur terre n’était pas une utopie absolument irréaliste. Mais il a surtout contribué à changer le regard des Européens sur les peuples premiers, et à aider à faire respecter ceux-ci comme ils y ont droit.

https://www.youtube.com/watch?v=QkqmRwdk4kM

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