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BIANCIOTTI, LE POEME DE LA PROSE

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Academic year: 2022

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ETUDES ET REFLEXIONS

BIANCIOTTI, LE POEME DE LA PROSE

. ERYCK DE RUBERCY .

O

n se dit : voici un petit livre (1), plus souple qu'épais, qui nous conviendra. Sa lecture sera comme l'un de ces brefs voyages, les plus exquis, tout en découvertes et sans la possi- bilité de se lasser. Mais nous sommes dès les premières pages hap- pés par le souvenir de la visite d'un fils à son père, avec lequel il a peu vécu dans la maison de sa mère, de sa mère morte à sa nais- sance - une blessure originelle qui peut meurtrir à jamais un être et constituer le fond tragique de sa personnalité, ou ne l'influencer que secondairement : ce qui fut le cas pour Marguerite Yourcenar...

Heureusement, on ne s'attarde pas avec Hector Bianciotti dans la psychologie. Sa provenance et ses préoccupations ne sont pas de cet ordre. Et le sujet du livre est tout autre. Le sujet ? Y a-t-il seule- ment un sujet ? Plutôt un thème - des propos, alertes comme peu- vent l'être ceux d'une conversation intuitive... avec une musique dans les mots qui nous mène insensiblement vers d'autres inquié- tudes, et nous oblige à entrevoir de vastes perspectives.

Alors, demandera-t-on, ce livre serait-il de ceux qui apportent du nouveau, aujourd'hui que tout est réputé nouveau, bien que sans lendemain. Il semble que ce soit bien le cas ; pourquoi ? La Nostalgie de la maison de Dieu est ce qu'on appelle un beau titre,

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ETREELEXIONS.

B i a n c i o t t i . ïe poème de la prose

l'un de ceux dont on se souvient. Mais ce Dieu est-il vraiment le Dieu transcendant, le créateur ? Et n'est-ce pas plutôt, dans cette histoire composée de trois parties, l'auteur lui-même qui serait devenu le créateur ? Mais comment expliquer qu'à l'acte divin de la création se serait substitué l'acte du créateur écrivant ? Enfin quel est donc dans ce jeu la part de la réalité réelle et celle de la réalité imaginaire ? Toutes questions qui obligent à reprendre : un seul destin se trouve ici absolument appréhendé, celui, si l'on veut, du héros - le fils -, en trois épisodes, qui sont : d'abord, la rencontre du père, après des années d'absence, et son assassinat (mort dont le fils sait et ne sait pas s'il l'a souhaitée) ; puis un quasi- monologue de Mme Detrez, qui en se confessant à lui n'attend rien sinon qu'il soit à l'écoute du récit de son existence qu'elle dicte à sa mémoire dans la splendeur de Paris, avant de s'en retourner sur ses terres « aussi vastes que le ciel » vivre le reste de son âge - un épisode qui se termine par des retrouvailles avec la nourrice jamais aimée, à laquelle le héros a donné une part de ses biens et qui pourtant risque, dans un geste de folie, de le tuer - ; enfin le dialogue avec Don Savine, son mentor, qui fut également celui de son père, et qui meurt dans le déraillement du train où ils se parlent, dialogue philosophique pouvant faire songer à ceux d'Hylas et de Philonoùs, quoique plus teinté de religion. Là est de fait tout ce qui peut être formellement résumé !

En se souvenant de Borges

C'est en se souvenant que Borges lui expliquait qu'il ne rete- nait d'un roman que trois scènes, qu'Hector Bianciotti a eu cette idée de créer un roman qui ne comporterait que ces trois seuls cha- pitres - ces trois mouvements d'écriture... Toutefois, ne vous atten- dez pas à ce que ces cent quarante pages soient d'une lecture aisée et qu'elles ne vous donnent beaucoup à penser car, si elles ne com- portent aucune de ces psychologies dont seuls sont friands ceux qui ne les vomissent pas, vous n'en serez pas moins saisi et emporté par ces variations rythmées savamment organisées, qui forment en elles-mêmes un éloge de la musique - un éloge extrême. Ainsi remarquerez-vous très vite l'attention que le fils, célèbre pianiste,

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ETUDES EJ REpXIONS

Bianciotti, le poème de la prose

prête à la voix de son père lui-même (violoncelliste dans un qua- tuor réputé) - et vous trouverez-vous confronté à une véritable réflexion esthétique où la musique est toujours première et essen- tielle. C'est pourtant moins la musique naturellement attachée à la voix humaine par le sens des mots que la musique en tant que telle, détachée de ces mots, depuis celle des oiseaux, dont on ne dit que métaphoriquement qu'elle est un chant, jusqu'à celle qu'on qualifie de tellurique ou qu'on désigne comme musique des sphères, qui est ici tout à la fois évoquée et, peut-on ajouter, invoquée dans son énergie - en un temps (le nôtre) où le poète, comme l'a autrefois écrit l'auteur, n'étant plus « le porte-voix de l'époque », elle exerce un effet régénérateur sur les âmes dociles qui s'apaisent, ne serait-ce que fugitivement, en elle. Si une classification des beaux-arts était en effet encore de mise (mais elle ne saurait plus qu'être jugée incon- cevable et scandaleuse), Hector Bianciotti ne donnerait plus, comme Kant, le premier rang à la poésie, fût-elle « loyale et sincère », et pro- curât-elle à l'âme des forces « en lui faisant ressentir sa faculté libre, spontanée, indépendante de la détermination naturelle, de contem- pler et de juger la nature à des points de vue qu'elle ne présente point d'elle-même dans l'expérience, ni pour les sens, ni pour l'en- tendement » - mais il l'accorderait à la musique. Du moins est-ce là ce que nous permet de croire cette belle page où son héros déclare à Don Savine qu'il a compris à quel point Chopin était unique et insurpassable, le jour où son père lui lut cette page d'Oscar Wilde dans laquelle, après avoir soutenu que la musique « crée un passé que nous ignorons et qui nous remplit d'une tristesse qui nous soustrait à nos larmes », le poète imagine un homme « ayant une vie parfaitement banale » mais qui, écoutant « par hasard quelque mor- ceau de musique », s'aperçoit que sa vie a passé à son insu « par de terribles expériences et connu d'effroyables joies, de sauvages amours ou de grands renoncements »... Nous y sommes : « Telles étaient les paroles de Wilde et, dans mon souvenir, la voix inoubliable de mon père. » La voix du père est donc le lieu de révélation de la musique, et « chaque nuance de sa voix quand il me parlait à l'oreille » ajoute à cet élément inoubliable que lui restituera toujours le violoncelle, dont la sonorité « imite la voix humaine, le souffle humain ». Élé- ment sonore transcendant, plus essentiel que le verbe lui-même, parce que détaché de lui.

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Bianciotti, le poème de la prose

Ainsi est-ce en méditant sur l'essence de la musique, qu'Hector Bianciotti est arrivé dans ce livre à dématérialiser le roman de manière à se créer dans le langage un médium lui per- mettant de s'exprimer bien plus librement que tout autre roman- cier actuel et de pouvoir y prononcer des phrases inspirées, qui le surprennent et dont sans doute il n'est naturellement après coup pas tout à fait sûr, mais qui nous arrêtent dans la lecture par ce qu'elles affirment, en tombant sur nous pareilles à des maximes, parmi lesquelles la moindre n'est pas : « II me semble que la parole ne dit pas ce que nous sommes, mais ce que nous rêvons d'être : et, plus la parole cherche la justesse, plus elle s'en éloigne et monte et, d'un coup, perd la tête dans les nuances extrêmes d'un chant, entre les mots qui disent et les sons qui passent - puis la parole descend là où l'homme se persuade de ses vérités. » Ne voilà-t-il pas de quoi être pris de vertige ? Et ne sommes-nous pas là en présence de ce nouveau qu'on prétend rechercher ? Si l'on garde en mémoire tout ce qui vient d'être dit sur la musique, il semble qu'Hector Bianciotti nous résume dans ce livre toute son esthé- tique, qu'on pourrait peut-être formuler comme suit : c'est pour s'être trop élevée que la poésie a perdu ses pouvoirs, que la mu- sique s'est empressée de lui confisquer - raison suffisante pour laquelle le créateur (qui n'est créateur que par la fiction, volatile substance que lui a laissée pour tout héritage la vie elle-même) n'a guère d'autre solution que d'écrire sa représentation du monde en prose - à la fin des fins, en recréant le poème en prose, lequel, pour être moins musical (mais est-ce si certain ?), gagne en intelli- gible humanité. Et sans doute est-ce tout ce qui était à l'arrière de ce texte paru dans le journal le Monde, où notre auteur déclarait en 1986 : « On a beau dire qu'un poème est au roman ce que le son est au bruit, le poète n'est plus le porte-voix de l'époque. La poésie est silencieuse, elle est l'ultime prière de l'homme. » Avec la perte de Dieu, la parole, la possibilité même de la parole poétique ne s'est-elle pas en effet retirée, nous laissant « dans les méandres de la narration » à la recherche de ce « face-à-face avec nous- mêmes » qui se situe en réalité, pour le créateur écrivant, à ce niveau « où l'homme se persuade de ses vérités ». S'il est un scepti- cisme au-delà de ce que peut être le vulgaire scepticisme - à tout le moins celui-ci ne manque-t-il pas de grandeur. Mais, peut-on

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Bianciotti, le poème de la prose

objecter, poème il n'y a pas moins, encore que ce soit poème sus- cité dans la prose, avec pour toute transcendance l'immatérielle musique... dont il semble aller de soi que jamais elle ne lasserait ! Tangible théologie, dans laquelle le dieu est transcendance... maté- rielle, perceptible, ouvrant à des abîmes qu'on aperçoit nécessaire- ment dans le passé - une fois la vie vécue. Et c'est pour dire, par exemple, de l'amour : « Je compris très tard qu'on ne s'unit qu'en se mutilant » ; ou bien de ce qu'on dit et ne dit pas : « [...] on n'ex- prime pas toujours ce que l'on sent, mais ce que l'on sent finit par dominer ce que l'on dit » ; ou bien de l'amour encore : « L'amour n'a pas beaucoup à voir avec l'être aimé, ne croyez-vous pas ? » ; ou bien enfin (quand on a fini par concevoir que « l'amour et l'être aimé n'auraient pas d'affinité naturelle ») de soi-même : « personne n'est l'individu qu'il s'imagine... »

"Pour créer une chose supérieure,

il me faudrait oublier que je le fais"

Ce sont là de ces pensées à juste hauteur humaine que nous réserve le romancier, et qu'il prête à ses personnages, dont on sait bien au fond qu'il les a moins imaginés qu'observés. Et l'on com- prend alors que le Don Savine du héros s'appela en réalité pour Bianciotti lui-même Alberto Savinio, frère du métaphysique De Chirico et peut-être plus que ce dernier métaphysique, catholique par athéisme, et qui sut être l'un de ces rares esprits libres que le siècle dernier ait connus, dissimulé qu'il fut sous les espèces du dilettante. Mais c'est au Don Savine de son héros que l'auteur prête ces phrases : « Si mon corps est à moi et si je marche, j'ignore où je vais ; et quand je reste en place, j'ignore où je suis. Ma nature et ma destinée ne sont pas en mon pouvoir : le ciel et la terre me les ont confiées provisoirement. Comment substituer à leur présence réelle une présence imaginaire - Dieu ? Ah, ces poèmes de l'âme ! Pour créer une chose supérieure, il me faudrait oublier que je la fais. » Scepticisme disions-nous, et qui admet pourtant comme une évidence qu'il y a « quelque chose derrière ce qu'on appelle la réalité » ! Toujours est-il que nous qui pensions voyager agréable- ment dans un aimable et bref récit, nous aurons assisté à l'un des

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B i a n c i o t t i , le poème de la prose

plus beaux éloges de la musique qui ait jamais été écrit, avant d'être stupéfiés par certaines pensées, quand ce n'était pas saisis par les modulations inattendues d'une prose qui nous auront parfois ré- servé de la joie, comme celle où l'auteur nous parle de l'oisillon dans l'apprentissage du vol : « Mais, d'un coup, alors qu'il semblait épuisé, il s'éleva dans les remous de l'air, proclamant son triomphe sur la pesanteur - et je compris la beauté et l'excellence de ce que nul ne saurait atteindre : l'art natif du vol -, minuscule, d'une vigueur foudroyante, avec la densité d'une matière agglomérée, celle des étoiles qui se rétrécissent, et tout le ciel pour lui. »

Comme il est heureux qu'on puisse lire de telles phrases aujourd'hui encore ! Cette forme n'est-elle pas celle-là même du poème, fût-il en prose ? Et ce passage de la poésie à la prose n'est- il pas qu'un changement de rythme dû à l'observation de la musique, qui n'ayant « ni centre ni limite » enseigne avant tout à l'auditeur attentif les infinies possibilités de ce rythme ? Des Mystères antéreligieux « qui étaient dépourvus de doctrine », Hector Bianciotti paraît aussi avoir appris à ne pas être qu'aimable, et c'est pourquoi il est l'un de ces rares artistes (car la littérature reste, par-delà toute théorie, un art) à poursuivre la tradition qui inquiète. Ainsi est-ce, consciemment ou non, en écho aux vers de Baudelaire : « La musique souvent me prend comme une mer ! / Vers ma pâle étoile... » qu'il concède à son héros ce geste lyrique final : « Ô mère inconnue qui s'est éteinte, quand j'ai abandonné son corps ! Que nos cendres s'unissent, lorsque la terre nous aura oubliés comme on oublie un rêve. » La langue comporte une musique aux abords du néant.

1. Bianciotti, Hector, la Nostalgie de la maison de Dieu, Gallimard, 141 pages, 12,90 euros.

* Eryck de Rubercy est, avec Dominique Le Buhan, l'auteur des Douze questions à Jean Beaufret à propos de Martin Heidegger (Aubier, 1983). Essayiste, critique, il est aussi traducteur d'écrivains et poètes allemands, notamment des essais sur Hôlderlin de Max Kommerell (Aubier, 1989), de poèmes de Stefan George (Fata Morgana, 1981) et de cinq volumes de l'œuvre d'August von Platen (La Différence, 1993-2002). On lui doit par ailleurs l'édition des Aperçus sur l'art du jardin paysa- ger de H. von Pùckler-Muskau (Klincksieck, 1998).

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