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Les Leçons de clavecin de Diderot: un texte musical

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Academic year: 2022

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Les Leçons de clavecin de Diderot: un texte musical

POITRY, Guy

Abstract

Ce mémoire de licence, dirigé par Jean Starobinski et soutenu en octobre 1981 à l'Université de Genève, s'intéresse à un ouvrage peu connu de Diderot, "Les Leçons de clavecin et principes d'harmonie", signé par un certain Anton Bemetzrieder, mais en réalité rédigé, composé par lui. Dans cette oeuvre, Diderot s'efforce de construire les dialogues à l'image d'une théorie de l'harmonie inspirée de celle de Rameau, avec trois personnages (Diderot, sa fille et le maître de clavecin) qui sont à l'image des trois notes d'un accord parfait. Les Leçons elles-mêmes prennent la forme d'une succession d'harmonies, pour introduire notamment des réflexions sur les "beaux-arts", la logique de l'enchaînement des idées et les lois qui gouvernent l'univers.

POITRY, Guy. Les Leçons de clavecin de Diderot: un texte musical. 1981, 57 p.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:88195

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Guy POITRY

LES LEÇONS DE CLAVECIN DE DIDEROT : UN TEXTE MUSICAL

Avertissement: le texte qui suit est la reprise, à peine modifiée, d’un mémoire de licence rédigé sous la direction du prof. Jean Starobinski et soutenu à l’Université de Genève en octobre 1981. L’ouvrage sur lequel il porte n’ayant pas fait l’objet d’autres travaux dans la perspective qui est la nôtre (du moins à notre connaissance), il nous a semblé bon de le mettre à la portée de tous ceux qui pourraient s’intéresser au travail de Diderot sur la forme littéraire, même (et en l’occurrence surtout) dans ses écrits apparemment les plus théoriques et les plus arides.

Après hésitation, nous avons fait le choix de conserver le caractère un peu

«juvénile», parfois primesautier, de l’écriture du jeune candidat à la licence…

A Jean Starobinski

Auteurs

«Les interlocuteurs de ces dialogues sont des personnages réels, à qui l’on a tâché de conserver leurs caractères»1. Qui parle? L’éditeur de l’ouvrage qui suit; une petite note en bas de page nous informe de son identité: «M. Diderot». Diderot, éditeur d’un ouvrage au titre double, tout comme son objectif: «Leçons de clavecin» et «principes d’harmonie». Diderot qui, par la préface dont nous venons de citer les premières lignes, se propose de présenter l’ouvrage – mais quel ouvrage? disons, les 362 pages réunies et reliées en un même volume et qui bénéficient du même privilège royal: «J’ai lu, par ordre de Monseigneur le Chancelier, et approuvé un manuscrit intitulé: Leçons de clavecin et principes d’harmonie. À Paris, ce 10 décembre 1770»2. Diderot qui pourrait, dans cette présentation, éclairer bien des points obscurs de l’ouvrage signé Bemetzrieder, mais qui d’emblée place un indéfini comme sujet: «[…] à qui l’on a tâché […]». Qui, on? Bemetzrieder bien sûr. En voulez-vous la preuve? «J’ai conservé les caractères des

1 Diderot, Œuvres complètes, éd. R. Lewinter, Club français du livre, 1971 [O.C.], t. IX, p. 125. Pour ce qui est du choix de cette édition comme référence, voir la bibliographie in fine.

2 Anton Bemetzrieder, Leçons de clavecin et principes d’harmonie, Paris, Bluet, 1771, p. 363. On remarquera l’absence de nom d’auteur pour l’ouvrage, dans ce privilège.

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interlocuteurs, et vous y reconnaîtrez partout vos propres discours, et les miens», déclare le Maître, M. Bemetzrieder lui-même3, et d’insister sur la réalité de ces leçons et sur le respect de cette réalité dans les dialogues, par l’imitation: «[…] en imitant votre ton […]» (p. 447). Mais dans sa Présentation de l’ouvrage4, Diderot affirme: «[...] je voulus que dans ces dialogues les interlocuteurs gardassent leur caractère» (nous soulignons).

Simple nuance, peut-être, mais qui tempère l’assertion du Maître. À la notion de réalité des leçons, s’ajoute celle de vérité, qui en est proche: «J’ai gardé la forme du dialogue, parce que le maître et l’élève dialoguant sans cesse, c’est la plus vraie», nous dit Bemetzrieder (p. 446). L’Éditeur renchérit dans sa préface: «On s’est conformé à la vérité jusque dans ses moindres détails […]» (mais nous aurons à revenir sur ce nouvel indéfini); et peut-on douter de sa sincérité, quand Bemetzrieder, s’adressant à Angélique Diderot, clame: «Monsieur votre père […] est vrai» (p. 447)? Pourtant, autre nuance, le Maître écrira dans sa dédicace à la même (p. 543): «C’est par le conseil de votre père que je leur ai donné la forme de dialogues»…

Mais pourquoi chicaner sur ces «on», pourquoi vouloir à tout prix mettre en doute l’authenticité de la signature, «d’où vient cette fureur d’anéantir la gloire d’un inventeur, ou de l’affaiblir en la distribuant à ceux qui n’y ont pas le moindre droit?» (p. 541).

C’est que… dans une lettre à Charles Burney5, Diderot n’hésite pas à affirmer: «C’est moi qui l’ai écrit; c’est à ma fille qu’il est dédié». Au départ comme à l’arrivée, on ne sort pas de la famille. Mais foin de références externes, qu’en est-il dans l’ouvrage même? Car si l’on (voilà que la contagion de l’indéfini nous atteint; disons: Lang, Niklaus, Lewinter…) s’est souvent préoccupé de connaître l’auteur réel de l’ouvrage en question par des impressions générales quant au style, au ‹naturel› de dialogues très vivants, par quelques comparaisons (justifiées d’ailleurs) avec d’autres grands textes diderotiens ou a contrario avec les œuvres postérieures de Bemetzrieder, ou encore par le goût du Philosophe pour la mystification, on n’a jamais tenté, à notre connaissance, d’examiner à l’intérieur même de l’ouvrage lequel, du Philosophe ou du Maître, assume le rôle d’auteur (et/ou de narrateur). Profitons-en.

Poursuivons la lecture de la préface: «M. Bemetzrieder, l’auteur de l’ouvrage, y paraît sous le nom du Maître, ma fille sous celui de l’Élève, et moi, sous un titre honorable [note: le Philosophe]» (p. 126). Aucun doute: Bemetzrieder est bel et bien l’auteur. Mais quand on veut chicaner, tout prétexte est bon: sautons deux alinéas, voulez-vous, et retrouvons la phrase que nous avions commencé à citer: «On s’est

3 O.C., éd. Lewinter, t. IX p. 446. Nous citerons désormais d’après cette édition, sauf indication contraire.

4 Correspondance littéraire, 1er et 15 septembre 1771, O.C. t. IX p. 626.

5 18 août 1771, O.C. t. IX pp. 1068-1069.

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conformé à la vérité jusque dans ses moindres détails; et ce fut, comme on l’a dit (note6: troisième suite du dernier dialogue), un après-dîner, à l’Étoile: que M. Bemetzrieder […]» (p. 126). Nous tenons à nos «on»: qui l’a dit? qui parle, dans cette troisième suite?

«Nous dînâmes gaiement, parce que nous étions tous satisfaits les uns des autres; le maître de son élève; moi, de tous les deux. […] Monsieur Bemetz... s’assit, le dos appuyé contre un arbre. Nous nous plaçâmes négligemment à terre, ma fille et moi […]»

(pp. 491-492). Il faut bien le reconnaître: celui qui assume le rôle du narrateur, dans ce début de la troisième suite, c’est le Philosophe. Voilà un «on» bien ambigu. Simple erreur de parcours, sans doute. D’ailleurs, voulez-vous savoir la vérité pure? Allez plus avant dans la préface: «Un autre fait que j’attesterai aussi fermement, parce qu’il est également vrai; c’est qu’il n’y a rien dans cet ouvrage, mais rien du tout qui m’appartienne, ni pour le fond, ni pour la forme, ni pour la méthode, ni pour les idées.

Tout est de l’auteur, M. Bemetzrieder.» Tout. Sauf ce qui ne l’est pas: «Je n’ai été que le correcteur de son français tudesque, mince reconnaissance des soins qu’il a donnés à mon enfant.» (p. 127). Presque rien, en somme: quelques fautes d’orthographe, ou des tournures boiteuses; d’ailleurs, «ceux qui prennent et ceux qui prendront de ses leçons y auraient aisément reconnu ces dialogues» (ibid.), si M. Bemetzrieder était né dans la capitale; le malheur est que tel n’est pas le cas et que d’aucuns y reniflent au contraire une odeur familière qui sent furieusement son Diderot. Mais: «S’il arrivait donc à quelques personnes mal instruites ou mal intentionnées de flétrir mon cœur et de blesser la justice, en m’attribuant la moindre partie du travail d’autrui, je les relègue dans la classe de ces ingrats qui cherchent à contrister ceux qui les éclairent; et je leur réserve le plus souverain mépris.» Comment résister à pareille charge? En lisant la suite, par exemple: «Je n’ai rendu à M. Bemetzrieder que le service que tout auteur peut recevoir d’un censeur bienveillant. Et je ne revendique que les fautes de langue et d’impression.»

Fin de la préface: fin de la première personne, et ce mouvement de retour au philosophe, cette affirmation du moi – Diderot – centre de l’ouvrage, nous les retrouverons plus loin, considérablement amplifiés.

Pour l’instant, renonçons aux lumières (passablement tamisées d’ailleurs) que prétend nous prodiguer le Philosophe-Éditeur, et prouvons notre manque d’instruction en soulignant au passage le rôle, tout restreint qu’il soit, que Diderot se reconnaît: celui de «censeur bienveillant». Bienveillance et bienfaisance: deux nobles qualités,

6 Les trois seules notes de bas de page de tout l’ouvrage se trouvent dans la préface et toutes renvoient à Diderot, soit pour le nommer, soit pour lui attribuer le titre honorable qui lui sera octroyé dans les dialogues, soit pour indiquer la seule partie où Diderot apparaîtra explicitement comme narrateur. Cette mise à l’écart, en marge, relève-t-elle d’une pudeur, d’une «pusillanimité» exagérée, ou au contraire sert- elle à attirer l'attention du lecteur sur le grand Diderot?

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dignement représentées par le bon Diderot. Nous reviendrons plus tard sur ce point, comme sur bien d’autres, et encore sur celui de la révision du texte. En attendant, interrogeons-nous: de quels dialogues parlait Diderot? Question naïve, comme celles de l’élève, mais qui peut embarrasser.

Trois interlocuteurs donc: le Maître (que nous abrégerons «M.» pour les citations), le Philosophe (abrégé «Ph.») et sa fille, l’Élève («É.»). La préface terminée, les dialogues commencent. Sur le frontispice de l’édition originale, un angelot (pas joufflu, pour une fois) joue de la flûte traversière, assis; à sa droite comme à sa gauche, deux conques en forme d’oreilles déversent de l’eau dans un bassin. Entre les conques et l’ange, des fleurs, des roses sans doute, et quelques branches. Puis le titre: «LEÇONS / DE CLAVECIN, / ET / PRINCIPES D’HARMONIE, / EN DIALOGUES.» Ensuite:

«Premier dialogue et première leçon». Enfin, le nom des trois interlocuteurs; devinez lesquels… – Pardi, le Maître, le Philosophe et l’Élève! – Voilà une réponse aussi naïve que notre question de tout à l’heure! Le Maître, oui, mais escorté d’un «Disciple» et d’un «Ami» qui ne nous ont pas encore été présentés. Quant au lieu, nous l’ignorons, mais nous pouvons supposer que nous sommes dans le salon dudit Disciple (que nous abrégerons «D.»), où trône, bien entendu, un clavecin. Le rideau se lève, le Disciple va prendre sa première leçon de clavecin, quasiment à partir de zéro. Le Philosophe ne va pas tarder à arriver, pensez-vous? que de naïveté! La première leçon se passe sans Élève ni Philosophe, la seconde de même, la troisième comme les précédentes. Fin des leçons de clavecin. Commence un quatrième dialogue, intitulé également leçon, mais qui n’en sera pas une: le Maître n’enseigne rien. C’est le moment pour le Disciple de quitter ses chères études pour marier sa sœur en province, et, par hasard, un nouveau personnage fait son apparition: notre Philosophe, qui s’est fait attendre 125 pages durant (des pages de l’édition des Œuvres complètes, soit environ un quart de l’ouvrage complet). Nous ne reverrons plus le Disciple; mais le voici avantageusement remplacé par la fille du Philosophe, l’Élève, qui ne va pas tarder à absorber totalement son prédécesseur. Et pour ce faire, le Philosophe commande un ouvrage au Maître: celui précisément que nous venons de lire. Ph.: «Mon avis serait, Monsieur, que vous lui écrivissiez les leçons que vous avez données à notre voyageur; elle les lirait. Je ne serais pas fâché moi-même de les lire: vous compteriez pour rien ou pour peu de chose ce qu’elle sait, et elle aurait l’avantage de commencer par le commencement; ce qui lui faciliterait extrêmement l’intelligence du reste» (p. 264). Commencer par le commencement: avouez qu’un peu de fiction aurait pu simplifier les choses; montrer l’Élève débutante, en lieu et place de ce Disciple inattendu et sans identité connue. Mais puisque ça s’est réellement passé comme ça... Et nous voilà avec un premier ouvrage sur les bras; un ouvrage écrit a

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posteriori, par le souvenir qu’en a gardé le Maître, et destiné à la fois à l’Élève et à son père, sans souci de leurs connaissances respectives en la matière. M.: «Si Mademoiselle y trouve des choses qui lui soient familières, elle les omettra.» Ph.: «Non, non, elle n’omettra rien; on saisit mal un tout, quand on néglige quelques parties» (p. 265) – à nous de tenter de respecter cette sentence dans notre analyse également... Et c’est dans le prolongement de la proposition du Philosophe que le Maître (insistons: lui, de son propre mouvement) s’engage à rédiger un second ouvrage à la suite du premier, et dont l’écriture soit simultanée aux leçons proprement dites: le «Traité d’harmonie». Parler de

‹premier› et de ‹second› ouvrages est abusif; il serait plus juste de les considérer comme deux parties d’un même tout. Mais on aura reconnu deux différences fondamentales entre ces deux parties: d’abord quant aux personnages (seul le Maître est commun aux deux), et au lieu (nous passons du salon du Disciple à celui du Philosophe; mais le décor reste inchangé: un clavecin), ensuite quant à l’objet des leçons: d’une part, l’étude d’un instrument, le clavecin, et d’autre part celle d’une discipline musicale plus générale, l’harmonie. L’une et l’autre sont toutefois intimement liées: l’Élève étudie l’harmonie pratique au clavecin, le Disciple travaille son instrument dans le but de composer au moyen de l’harmonie. L’Élève prend donc la relève du Disciple au moment où une étape nécessaire, indispensable pour la suite, vient d’être franchie.

Les deux parties mises bout à bout ne formeront donc qu’un seul ouvrage. Il est à noter cependant que toutes deux sont reliées par un chaînon capital: le «Quatrième dialogue et quatrième leçon», sans auteur reconnu. En effet, le Maître parle de rédiger

«d’abord les trois premières leçons» données au disciple (p. 265), puis directement les

«principes de l’harmonie» (ibid.), renfermés «dans les sept leçons qui forment ce petit traité» (p. 446), lesquelles commencent par le «Cinquième dialogue et première leçon d’harmonie». Le quatrième dialogue n’est donc pas compris dans ce compte. Notons encore l’absence d’un «je»-narrateur capable d’éclairer notre lanterne; ainsi, dans l’indication scénique en italiques de la page 259: «Le philosophe et son ami dînèrent ensemble. M. B... alla à son rendez-vous, d’où il vint chez le philosophe qui n’était pas encore rentré; mais il trouva sa fille qui le reçut.» Aucun des quatre personnages mentionnés ici ne prend en charge la fonction de narrateur, au contraire du début de la troisième Suite où, comme nous l’avons vu, le Philosophe assume ouvertement ce rôle.

Et pourtant, on pourrait supposer que le quatrième dialogue est bien l’œuvre du Philosophe-Éditeur; guère de musique, en effet, dans ce passage qui semble plutôt n’avoir qu’une fonction dramatique pour opérer le changement de lieu, de personnage et d’objet. Voilà qui ressortirait davantage au rôle confié par le Maître au Philosophe; M.:

«[...] lorsque nous aurons fini, j’espère de mon côté, que vous ne me refuserez pas

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quelques-uns de ces moments dont vous êtes si prodigue envers les autres, pour revoir l’ouvrage entier» (p. 265). Échange de bons procédés: l’un fournira la matière, l’autre la façon. Le Philosophe, après avoir remplacé le Disciple par sa fille, exige du bénéficiaire de cet échange à l’amiable une contrepartie sous forme écrite (les trois leçons de clavecin) que le Maître fournira en lui adjoignant un supplément (les sept leçons d’harmonie) à la condition qu’à son tour le Philosophe rajoute du sien dans la balance (la révision). Désormais, chacun des personnages, outre son rôle à l’intérieur même des dialogues, assurera une fonction dans l’élaboration et l’utilisation de ceux-ci, comme le souligne l’Élève: «Il est donc convenu que monsieur écrira, que je lirai, que vous, mon papa, vous reverrez [...]» (ibid.). Remarquons la position respective de ces rôles dans la bouche de l’Élève: d’abord écrire, puis lire, et enfin seulement revoir ce qui a été écrit.

Est-ce à dire que l’ouvrage s’adresse à deux types de destinataires: l’Élève, d’abord, qui le recevra tel quel des mains du Maître, et qui sera seule à le lire encore vierge, si je puis dire (cf. p. 446, M.: «[...] ce petit traité que je n’ai écrit qu’à la sollicitation de monsieur votre père, et pour votre seul usage»; nous soulignons); un public plus vaste, ensuite, plus exigeant également sur la bonne facture d’un traité destiné cette fois à l’impression, et pour lequel Diderot, éditeur, doive opérer une refonte dont l’ampleur reste à déterminer?

Toujours est-il que les sept leçons en dialogues qui suivent portent la signature explicite du Maître. Une question se pose néanmoins: où s’arrête le traité d’harmonie proprement dit? La préface de Diderot est parfaitement claire sur ce point: le Maître achève son traité quand l’Élève peut parler par elle-même (musicalement s’entend); «La pièce imprimée sous son nom, au commencement de la deuxième suite du douzième dialogue, bonne ou mauvaise, est d’elle; dessus, basse et chiffres. L’ouvrage de M. Bemetzrieder conduit jusque-là [...]» (p. 127). Un autre ‹auteur› est donc intervenu pour clore l’ouvrage du Maître: l’Élève glisse à la fin du traité une pièce entièrement de sa composition (les dialogues insistent sur ce dernier point). On notera par la même occasion que si Bemetzrieder trace aussi bien des notes que des mots, l’Élève et son père se contentent de leurs domaines respectifs: revoir (au sens large) un texte, faire œuvre littéraire pour le Philosophe (cf. le début de la troisième suite), écrire de la musique pour sa fille. On a pu remarquer combien la notion d’auteur, quant au texte des dialogues, était rendue floue par la révision opérée par Diderot-éditeur: impossible de mesurer l’apport du philosophe par une comparaison entre le texte initial que nous ne connaissons pas (et qui n’est peut-être que pure fiction) et celui, corrigé, qui nous est présenté. Il en va de même, dans le traité d’harmonie, pour une autre «progression»

rédigée par l’Élève. Celle-ci, en effet, au début du douzième dialogue, a «imaginé» un

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«bout de progression», qu’elle a pris la peine d’écrire et qu’elle soumet au Maître.

Notons que le début de cette progression est de l’œuvre du Maître et que l’Élève ne fait qu’achever ce travail. Spontanément, Bemetzrieder propose de l’insérer dans le traité;

É.: «Sans déparer vos leçons?» M.: «Non, certes» (pp. 424-425). La progression est donc parfaitement en harmonie (nous employons ce terme à dessein) avec le traité – mais... Pour cela, il faut recopier le bout de musique, et en recopiant dans son ouvrage, Bemetzrieder revoit; É.: «[...] et je commence... par regarder comment vous faites pour copier aussi bien.» M.: «Quand on a des pensées sublimes, encore ne faut-il pas les gâter par une mauvaise écriture.» É.: «Monsieur se moque de moi... Vous vous y prenez mieux que je n’ai fait.» M.: «Voilà toute votre progression.» É.: «Dites la nôtre.» M.: «Je ne craindrais point de l’avouer.» Suit la «progression de basse» en question, revue et corrigée, sans que là non plus il soit possible de distinguer la part qui revient à chacun des deux auteurs, l’un et l’autre la reconnaissant tout entière pour sienne, tout en acceptant d’en partager la paternité: «la nôtre».

L’ouvrage, à en croire l’éditeur Diderot, se terminerait par le prélude de sa fille. Si tel était le cas, les 62 pages (des Œuvres complètes: pp. 482 à 544) qui suivent ledit prélude seraient étrangères au traité d’harmonie. Si l’on en croit la préface. Mais le texte même des dialogues fait remonter la fin de l’ouvrage plus haut encore: p. 446, à la fin du douzième dialogue et de la septième leçon d’harmonie, excluant du même coup de l’ouvrage les trois «suites» qui terminent le volume que nous avons sous les yeux.

M.: «Mais vous me laisseriez aller à l’infini, si je ne m’arrêtais pas de moi-même. Ce que je pourrais ajouter ne serait que des redites. Tout ce que j’avais à vous apprendre est renfermé dans les sept leçons qui forment ce petit traité que je n’ai écrit qu’à la sollicitation de Monsieur votre père [...]» (p. 446). Les sept leçons d’harmonie sont alors remises au Philosophe, comme les trois de clavecin l’avaient été plus tôt. M.: «Voilà, Monsieur, le traité d’harmonie que vous m’avez demandé, que je n’aurais peut-être jamais fait sans vous, et qu’assurément je n’aurais pas aussi bien fait sans Mademoiselle.» Le traité serait donc né de la volonté du Philosophe (cf. le «je voulus...»

de la Présentation, p. 626; mais noter que p. 265, c’est le Maître, spontanément, qui propose de joindre cet ouvrage aux Leçons de clavecin); nous reviendrons sur cette fonction de ‹géniteur›, capitale, nous semble-t-il. Observons également la contribution de l’Élève à la qualité de l’ouvrage: non comme destinataire, mais comme ‹personnage réel›. Le traité se voulant l’enregistrement par écrit de dialogues ‹réels› reproduits le plus fidèlement possible, il va de soi que d’une part, les interventions de l’Élève émanent bien d’elle, qu’elle en est ‹l’auteur›, le Maître se contentant de les coucher par écrit, et d’autre part que les questions d’Angélique (innombrables, et là encore nous

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aurons à revenir sur ce point) infléchissent le dialogue dans des directions qui n’étaient pas toujours voulues par M. Bemetzrieder. En outre, le pédagogue doit adapter sa méthode à l’élève auquel il s’adresse; le Maître ne parlera pas de la même façon à l’Élève qu’à un enfant qui ne pose pas de questions (p. 148), voire à une «élève ordinaire qui n’est ni une imbécile, ni vous» (p. 449); il devra prendre en compte ses connaissances, son ‹tour d’esprit›. Dans ces conditions, la part de l’auteur Bemetzrieder se réduit à transmettre par écrit, «mot à mot» (p. 127), des dialogues dont la conduite lui échappe en grande partie et dont la correction stylistique (et linguistique) est abandonnée à l’éditeur Diderot.

Mais qu’en est-il des trois «suites» (une centaine de pages), quel en est l’auteur?

Quant à la première et au début de la deuxième, on l’a vu, Diderot les considère dans sa préface comme faisant partie de «l’ouvrage», donc comme étant de la plume de Bemetzrieder. Le prélude qui suit est entièrement de l’Élève; la fin du deuxième dialogue n’est pas explicitement signée. En revanche, ainsi qu’on l’a dit, Diderot assure la narration au début de la troisième suite; il s’agit là d’ailleurs d’un des rares passages narratifs et du seul à adopter la première personne; que ce soit Diderot qui assume seul le «je» du narrateur n’est pas pour surprendre si l’on considère la part qu’il s’est octroyée dans le dialogue et que nous examinerons plus tard. On notera cependant que même ce passage narratif englobe un bout de dialogue entre le Philosophe et le Maître («[...], lui dis-je? [...], me répliqua-t-il»), dont quelques phrases au style indirect libre, placées dans la bouche du Maître: «Monsieur Bemetz... avait quelque répugnance à s’expliquer. ‹Nous étions venus ici prendre l’air, et non disputer. La chose n’avait pas encore dans sa tête toute l’étendue dont elle était susceptible. Il valait mieux se taire que de débiter des idées incohérentes et indigestes, surtout à ceux qui n’étaient pas gens à s’en contenter.› À ces prétextes il en ajouta d’autres […]» (p. 492). Le Maître sort finalement de sa poche «trois petits cahiers» et les lit. Le dialogue, curieusement, reprend; curieusement, parce que le Maître a interdit qu’on l’interrompe, mais que l’Élève en prend néanmoins la liberté. On aurait donc dû assister à la lecture suivie d’un texte uniforme, ajouté tel quel à la suite des parties précédentes, mais l’on retrouve la forme dialoguée. Deux textes se mêlent donc, à cet endroit de l’ouvrage: les cahiers lus par le Maître et les échanges parlés entre nos trois personnages, qui interrompent la lecture. Deux textes ‹oraux›, mais réunis dans la même écriture par une main anonyme.

Il est intéressant de remarquer que les cahiers sont divisés en paragraphes; or le huitième paragraphe est entièrement parlé, il consiste essentiellement en une discussion entre les trois interlocuteurs avec questions, réponses et commentaires. La lecture s’est suspendue

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un instant, mais le dialogue a été inséré dans un cahier, comme un paragraphe supplémentaire, avec son numéro propre.

La lecture des cahiers s’achève p. 537; le dialogue continue cependant quelques pages encore. Qui l’écrit? Il est difficile de le dire. Un nouveau bref passage narratif n’éclaircit pas la situation: «[...] le Philosophe s’adressant à M. Bemetz... lui demanda [...]. C’est, lui répondit M. Bemetz... avec une franchise qui n’est pas ordinaire, [...]»

(p. 538). Si le Maître a repris la plume, plaisant compliment que celui qu’il s’adresse à lui-même! Quoi qu’il en soit, le non-recours à la première personne indique bien la volonté de conserver l’ambiguïté. Celle-ci est toutefois partiellement levée pour un petit bout de texte, tout à la fin de l’ouvrage: la dédicace, simultanément parlée et écrite par le Maître, comme l’observe l’Élève: «Mais tout en plaisantant, vous dédiez» (p. 543).

Précisons: le Philosophe et sa fille, par modestie (l’immodestie de la modestie qui peuple le texte), refusent catégoriquement qu’on leur dédie l’ouvrage. É.: «Monsieur Bemetz..., vous êtes trop raisonnable pour n’être pas de l’avis de mon papa. Il est impossible qu’un parti que tous les gens sensés approuveront, et qui n’offensera personne, ne soit pas le meilleur à suivre.» Las! la voix de la raison échoue; le Maître transforme sa réponse («Mademoiselle, [...]», p. 543) en dédicace à l’encre indélébile, que ni la dédicataire ni l’éditeur n’ont pouvoir d’effacer. M., s’adressant au Ph.: «Et voilà, Monsieur, malgré vous, malgré Mademoiselle, une dédicace faite dans toutes les formes et qui restera [...]» (ibid.) Mais le Maître concède élégamment au Philosophe le dernier mot, qui est également le premier; «Après cela, Monsieur, vous direz dans votre préface tout ce qu’il vous plaira» (p. 544).

Une étude stylistique de l’ouvrage tout entier, de sa préface aux dernières lignes que nous venons de citer, pourrait dégager une parfaite unité de ton, de style; nous n’avons pas l’ambition (la témérité) de nous y hasarder. Et pourtant, à en croire les indications du texte lui-même, diverses mains se sont prêtées à sa composition. Celle du Maître, auteur avoué, qui signe l’ouvrage; celle du Philosophe également, qui a revu l’ensemble du texte, mais prend parfois ouvertement la parole; celle de l’Élève enfin, par son prélude bien sûr, mais surtout et de manière plus complexe, par ses questions.

Ouvrage polyphonique donc, auquel les trois principaux personnages apportent chacun leur contribution sans qu’il soit vraiment possible de distinguer qui parle;

interpénétration de trois voix en une harmonie totale comme un accord parfait où les notes se fondent, ou mieux encore (pour prendre une image que nous développerons plus loin) comme une seule note, un ut, par exemple, dont on ne peut extraire les harmoniques qui lui sont indissolublement attachés.

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Plusieurs voix simultanées – mais aussi plusieurs parties successives, de l’harmonie et de la mélodie (v. p. 495). Plusieurs textes emboîtés les uns dans les autres.

À l’intérieur de l’ouvrage général, on a trouvé une préface de l’éditeur, des leçons de clavecin, un traité d’harmonie, un prélude, trois petits cahiers, une dédicace... Et le fil pour lier le tout? C’est évidemment l’éditeur qui le fournit; de bien des manières, d’ailleurs, mais celle qui nous intéresse présentement, c’est la répartition de la matière en chapitres. Évidemment, l’auteur (quel qu’il soit, ou quels qu’ils soient) n’y est pour rien: tout s’est réellement passé ainsi, les dialogues ne font que reproduire le nombre de leçons qui ont effectivement été données, soit au Disciple, soit à l’Élève, selon les besoins de l’enseignement et non de l’esthétique de l’ouvrage. Et si le Maître lit trois petits cahiers, c’est qu’il en avait trois dans sa poche. Mais notre nature soupçonneuse nous pousse à négliger la vérité du dialogue et à chercher ailleurs la cause d’une répartition quelque peu surprenante.

Composition numérique

«Les Leçons de clavecin et principes d’harmonie s’articulent selon la structure ternaire propre aux ‹représentations› de Diderot [...]», écrit R. Lewinter7. Et de diviser l’ouvrage comme suit: une première partie de 3 dialogues, une seconde de 9 dialogues ou 3 fois 3 dialogues, une troisième de 3 dialogues également; 3 + (3 x 3) + 3.

Thématiquement, cette division est parfaitement plausible pour les première et troisième parties; quant à la structure ternaire du centre (le Traité d’harmonie proprement dit), elle nous paraît déjà plus difficile à justifier. Certes le chiffre 3 a son importance dans l’ouvrage; mais d’une manière plus complexe que celle proposée par Lewinter. On peut en effet découper l’ouvrage en trois textes: les Leçons de clavecin (au nombre de trois en effet, v. p. 265), le Traité d’harmonie (sept leçons ou huit dialogues: le 4e dialogue n’en fait pas partie), et les trois suites. Mais il est significatif que la répartition présentée par l’ouvrage ne s’adapte qu’imparfaitement à ce schéma. Deux numérotations fonctionnent simultanément, en fait: une par dialogues, l’autre par leçons. Celle par dialogues embrasse tout l’ouvrage dont elle assure l’unité: douze dialogues et les trois suites du douzième dialogue. Celle par leçons, en revanche, est en deux parties. Quatre (et non trois) leçons (on notera l’absence de spécification: «leçon» et non «leçon de clavecin»), puis le compte repart à zéro: sept «leçons d’harmonie» et les trois suites de la septième

7 R. Lewinter, Diderot ou les mots de l’absence. Essai sur la forme de l’œuvre, Paris, Champ Libre, 1976, p. 188.

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leçon d’harmonie. Douze et trois pour les dialogues; quatre, sept et trois pour les leçons8. Mais faites le calcul: le nombre des dialogues est supérieur à celui des leçons (douze dialogues contre onze leçons, plus leurs suites). C’est qu’il y a un petit «escamotage»: le neuvième dialogue et cinquième leçon d’harmonie précède le dixième dialogue et la...

suite de la cinquième leçon d’harmonie. Petite subtilité qui permet d’arrêter un instant le compte des leçons tout en poursuivant celui des dialogues. Pourquoi cela? C’est qu’ainsi l’ouvrage s’achève sur le douzième dialogue et la septième leçon d’harmonie, et que…

«il y a une belle propriété du nombre sept, et très analogue à celle du nombre douze» en musique (p. 190). Sept dièses, sept bémols, sept notes dans la gamme diatonique, douze dans la chromatique, et divers jeux sur ces chiffres qui permettent de calculer les nombres de dièses ou de bémols en passant d’une tonalité à l’autre (voir notamment les pp. 459 à 461). Recourir aux chiffres 12 et 7 pour organiser l’ouvrage, ça n’est pas tant chercher à suivre «l’ordre des connaissances», à faire correspondre une leçon à chaque chapitre de la matière musicale; c’est bien plutôt, me semble-t-il, tenter de dégager dans la forme même de l’ouvrage didactique une analogie avec la matière étudiée.

Et tel est précisément l’objet de notre travail: examiner si la forme de l’ouvrage est neutre, et pourrait, telle quelle, être utilisable pour n’importe quel traité d’astronomie, de physique, de mathématiques, de géographie, d’histoire, que sais-je encore? ou si au contraire, elle ne tendrait pas à faire corps avec son contenu, la pratique et la théorie de la musique par l’harmonie ; en bref (et peut-être en distribuant abusivement les rôles), si l’on peut distinguer quelque correspondance entre la composition de Diderot et la matière de Bemetzrieder. On ne s’étonnera donc pas de ne pas trouver, dans notre travail, d’étude musicologique: une comparaison entre Bemetzrieder, d’une part, et Rameau, Rousseau et les Encyclopédistes d’autre part serait à n’en pas douter intéressante, mais elle s’écarte de notre propos. De même, nous ignorerons l’esthétique de Diderot, question capitale pourtant, mais à laquelle nous ne nous attacherons que lorsqu’elle nous paraîtra influer directement et de manière suffisamment explicite sur la composition du texte. À plus forte raison, nous négligerons tout l’aspect ‹réaliste› de ces dialogues:

quand ont-ils eu lieu, qui est le Disciple, etc. Quant à la valeur didactique de l’ouvrage, elle nous laisse parfaitement indifférent. Enfin, nous nous limiterons aux Leçons de clavecin et principes d’harmonie sans céder aux appels pressants d’autres ouvrages

8Par souci de clarté, nous reproduisons ici le plan de l’ouvrage (la lettre S renvoyant aux suites):

Dialogues Préface 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 1S 2S 3S Leçons Préface 1 2 3 4 1 2 3 4 5 S 6 7 1S 2S 3S

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diderotiens, du Rêve de d’Alembert à Jacques le Fataliste en passant par Le Neveu de Rameau.

Nous hasarderons donc l’hypothèse que le choix du plan opéré par Diderot (que nous considérerons désormais arbitrairement comme le responsable de la mise en forme de l’ouvrage) est motivé par la théorie musicale que le texte véhicule; 12 et 7, parce que ces nombres ont «une belle propriété». Les chiffres 4 et 3 peuvent également servir à déterminer le nombre de bémols d’une tonalité à l’autre: «[...] je conclus que… une gamme, un ton, une modulation quelconque ayant trois bémols de plus en mineur qu’en majeur, la modulation mixte en aura quatre de plus qu’en majeur» (p. 171). Il serait vain de vouloir énumérer toutes les occurrences de ces quatre chiffres dans le texte. Notons simplement que la théorie musicale présentée par le Maître en fait un large usage; notons aussi que «trois fois quatre font douze» (p. 404) et trois plus quatre sept. Douze tonalités majeures, douze mineures, sept notes dans chacune des gammes majeures ou mineures:

toute la musique tient dans ces chiffres, semble-t-il. Et pourtant...

Rappelons-le: l’ouvrage s’achève avec la troisième suite; et dans la troisième suite, le Maître tire trois cahiers de sa poche. Voilà des 3 qui auraient pu faire les délices de Lewinter. Mais vous vous attendez à trois parties, dans cette dernière suite? Vous avez tort: ce sont vingt-quatre paragraphes qui nous sont offerts. Nous devons avouer avoir échoué, là encore, à tenter de regrouper ces paragraphes en trois cahiers du point de vue de leur contenu. Mais si nous nous contentons de jouer avec les chiffres, nous dirons que chacun des cahiers compte huit paragraphes: trois fois huit font vingt-quatre. Le chiffre 3, nous le retrouverons par la suite, et l’examinerons alors. Mais huit, mais vingt-quatre?

C’est que soudain, la gamme n’a plus sept sons, mais huit; et que l’on ne considère plus les tonalités majeures et mineures séparément, mais ensemble: «D’où je conclus […]

qu’une succession uniforme et constante de huit sons ordonnés sur les modèles d’ut ou de la, s’appelle gamme. / D’où je conclus que l’une et l’autre musique [mélodie et harmonie] exige une connaissance familière des vingt-quatre modulations» (p. 495). À la fin de l’ouvrage, toutes les tonalités (les «modulations», dit le texte) sont réunies: mais plus encore, la gamme est achevée par la répétition de sa note de départ («la gamme diatonique renferme sept sons et sept notes différentes; ou huit, en répétant la première après la septième», première suite, p. 455), et cette boucle, ce ut figurant au départ comme à l’arrivée, il n’est pas surprenant qu’il n’apparaisse qu’à la fin de l’ouvrage, dans cette troisième suite qui, comme nous tenterons de le montrer plus loin, présente comme un écho de la préface initiale. Les chiffres 12 et 7 sur lesquels s’achevait le Traité d’harmonie soulignaient son imperfection, son inachèvement; les 24 et 8 des trois petits cahiers complètent l’ouvrage, le mènent à son terme. La pratique enseignée par le

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Traité se voit transcendée par la théorie ‹générale› des cahiers. Quand le Philosophe demande au Maître «par quel motif il n’avait pas ordonné ses leçons de pratique d’après ses principes spéculatifs», celui-ci répond «qu’ils n’étaient pas alors suffisamment développés» (p. 538): il manquait encore la synthèse du tout, la réunion de toute la musique, la réconciliation de l’harmonie et de la mélodie, du clavecin et du violon, il manquait la dernière petite note qui permette un nouveau départ, le début d’une nouvelle gamme. Mais nous nous emportons… Nous aurions bien des choses à dire sur ce point;

mais ne brisons pas «l’ordre des connaissances», la troisième suite nous offrira bien d’autres richesses à l’appui de notre thèse.

Harmonie

Trois interlocuteurs, déclarait l’éditeur dans sa préface. Si cette affirmation est exacte pour le Traité d’harmonie, où ne figurent que le Maître, l’Élève et parfois le Philosophe, nous avons vu déjà que les Leçons de clavecin nous présentent deux autres personnages: le Disciple et un ami de celui-ci, en plus du Maître. Le Philosophe et l’Élève en sont exclus. Mais d’autres personnages apparaissent çà et là dans les dialogues: le domestique d’un ami du Disciple qui vient lui remettre une invitation à la campagne, à la fin du troisième dialogue; détail qui nous intéressera plus loin: le domestique est muet, c’est-à-dire qu’il parle pour les deux personnages présents, le Maître et le Disciple, mais que le papier ne retient rien de ses paroles. Autant dire qu’il n’est pas à proprement parler un personnage de ces dialogues. Un autre valet, doué de parole, celui-ci, le valet du Philosophe, intervient à trois (encore!) reprises dans les première et deuxième suites; une première fois (p. 472) pour annoncer la présence d’un

«vieux prêtre qui s’en retourne à la campagne où il demeure, et qui dit que vous lui avez donné rendez-vous», contraignant ainsi le Philosophe à rejoindre le prêtre en question dans les coulisses et permettant un aparté entre le Maître et l’Élève. À remarquer: en intervenant, le domestique enfreint une interdiction; Ph.: «J’avais défendu qu’on laissât entrer» (p. 472). Une seconde et une troisième fois, le valet interrompt la conversation pour apporter du thé; observons qu’à chaque fois, le thé est refusé catégoriquement et le domestique expulsé du salon, d’abord sans même qu’on lui laisse le temps d’ouvrir la bouche; Ph.: «Un moment… (à un domestique). Non; point de thé, il est trop tard»

(p. 487); ensuite, en lui accordant tout juste le temps d’articuler trois (!) mots: «Le thé est…», Ph.: «Plus de thé, vous dis-je» (p. 490). Que ces interruptions aient lieu dans les première et seconde suites; qu’elles surviennent à un instant ou les trois principaux interlocuteurs sont réunis; que le quatrième personnage soit exclu de plus en plus

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violemment des dialogues, comme un gêneur; et qu’en revanche, la troisième et dernière suite se déroule sans être jamais troublée de l’extérieur, voilà qui n’est pas sans intérêt et que nous aurons à retenir pour en faire meilleur usage plus tard.

Nous avons vu qu’un vieux prêtre attendait dans ce que nous avons peut-être abusivement appelé ‹coulisses›. D’autres personnes gravitent à l’extérieur du salon, et du même coup hors des dialogues. Mme Diderot, dont le texte dit fort peu de choses, mais qui est mentionnée à… trois reprises (décidément…). É.: «[...] il ne sera pas mal que vous présentiez Monsieur à Maman qu’il n’a point encore vue.» Ph.:«Tu as raison.

Passons là-dedans» (p. 265). Le rideau tombe. À peine relevé pour la leçon suivante, le Philosophe reprend la parole pour informer le Maître de «la plus belle diligence, l’application la plus suivie que je connaisse» que met l’Élève à travailler ses gammes du matin jusqu’au soir; «Que vous dirai-je? Sa mère qui n’entend rien à cela et qui aimerait mieux une pièce bien jouée, en a presque pris de l’humeur» (p. 266). Une dernière mention à la fin de la deuxième suite; É.: «Papa…», Ph.: «Que veux-tu?», É.: «Que vous disiez à Maman que vous êtes content de moi», Ph.: «Je t’aime à la folie» (p. 490). On le voit, pour un texte où les personnages ne sont pas avares de compliments les uns envers les autres, Mme Diderot n’est guère flattée. Au contraire d’une autre dame, anonyme, qui devrait succomber sous les tresses et couronnes, «une femme [au dire du Maître]

pleine d’esprit, de douceur, de grâce, de modestie et de talents» (p. 477), présente au souper d’anniversaire du Philosophe. On pourrait citer encore Grimm, pourvoyeur de l’Élève en bonne musique (p. 488), et un maître de chapelle, M. B...9, qui a vivement apprécié les talents de la jeune Angélique (p. 181).

Rappelons-le: trois personnages ouvrent les Leçons de clavecin. Le Maître, le Disciple et un Ami du Disciple. Mais le chiffre 3 sera rapidement supplanté par le 2. Car l’Ami n’est guère du goût du Maître; sceptique quant à la réussite du Disciple par la méthode de Bemetzrieder, l’Ami est la voix de la tradition pédagogique désuète contre laquelle le Maître s’insurge. La pupille de l’Ami est folle de son clavecin auquel elle reste attachée «six heures par jour, depuis six ans» (p. 133) avec le beau résultat de ne rien savoir. Le Maître au contraire promet de faire du Disciple «un virtuose, entendez- vous, un virtuose, un harmoniste de la première volée» (p. 132), et cela «dans six mois, dans huit mois, dans un an» (ibid.) Plaisante nouveauté, méthode prodigieuse qui fait sourire l’Ami. Sa pupille a débuté par la musette; «et de la musette, elle devait aller à l’allegro, à l’andante, à l’adagio, au presto, au diable» (p. 135), comme tout le monde et

9 Pour Charles Burney, qui rendra visite aux Diderot le 14 décembre 1770 (voir l’introduction de Jean Mayer aux Leçons, tome XIX de l’édition Hermann des Œuvres complètes de Diderot, Paris, 1983, p.

XVII).

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depuis toujours: «La musette a été condamnée de tout temps à être estropiée par les commençants.» Comment? Telle n’est pas la méthode du Maître? Le ton monte, l’accord se fait de plus en plus dissonant (D., à part: «Ils sont hargneux l’un et l’autre», p. 137), l’Ami se résout à disparaître à jamais des Leçons. Place à la gaieté; D.: «Et nous rirons, et j’apprendrai?», M.: «Assurément» (p. 138). Le Maître et le Disciple restent seuls pour la suite des Leçons, jusqu’au moment où survient l’invitation à la campagne, à la fin du troisième dialogue, avant les «fêtes». Trois jours plus tard, le Disciple est de retour, et c’est le début du quatrième dialogue: un Disciple triste, malgré des fêtes agréables. Il faut partir. Pour clore ces Leçons de clavecin et amener le Traité d’harmonie, un autre ami du Disciple se présente, le Philosophe, et nous sommes à nouveau à trois. Le Philosophe propose alors sa fille pour remplacer le «voyageur»; mais pas de rencontre entre le Disciple et l’Élève: le dialogue est coupé en deux, à l’un la première partie, à l’autre la seconde, trois personnages dans chacune. Signalons au passage ce que faute de mieux nous appellerons une ‹scission› du Disciple. Comme disciple, il est évidemment remplacé par l’Élève qui absorbe tout son savoir. Mais il est également philosophe, comme le nouveau venu; D.: «[…] nous les plus graves philosophes de l’Europe»

(p. 259). Deux ‹fonctions› présentes simultanément dans un même personnage vont donc se séparer pour être assumées par deux êtres distincts, quoique proches, pour aller plus loin encore, pour ‹progresser›, la séparation favorisant la pureté de l’une et de l’autre.

Et les nouveaux personnages ne sont pas des moindres, comme s’exclame le Maître: «La fille de Monsieur… d’un homme aussi distingué! Quel honneur pour un maître dont les succès répondraient au nom du père et aux talents de l’enfant» (p. 258).

On touche là peut-être l’une des raisons (non la plus importante, sans doute) de l’ambiguïté quant à l’auteur: le compliment, et c’est encore peu dire: le flot d’encens (profane) dont s’inondent tour à tour les personnages. Le Maître ne cesse de se récrier devant l’élève prodigieuse qu’on a placée sous sa férule et auprès de laquelle il vient

«prendre leçon» (p. 449). Quant au père, il est le modèle de «l’homme de bien»;

M.: «Quand on est homme de bien, on l’est, sans apprêt, sans faste. Votre papa se tait, mais il agit. Peu de discours, Mademoiselle, et beaucoup d’actions» (p. 294). Les autres ne sont pas en reste. Au tour de l’Élève d’encenser son père sans paraître y toucher:

«Mon papa m’aime; et il parle souvent de moi, non comme je suis, mais comme il me voudrait. Les talents ne sont pas héréditaires» (p. 260). Vis-à-vis du Maître, elle est la preuve vivante de l’excellence de sa méthode et ne se fait pas faute de le reconnaître:

«Tout ce que vous dites est vrai, et vrai à la lettre. Qui le sait mieux que moi?» (p. 540).

Et son père renchérit au vu des progrès, non de sa fille, modestie oblige, mais du Disciple: «Il est certain que vos progrès n’ont nulle proportion avec le peu de temps que

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vous avez donné à cette étude… C’est qu’indépendamment de votre goût et de vos dispositions naturelles, la méthode de Monsieur est excellente.» D.: «Merveilleuse.»

(p. 257). Cette citation est extraite du quatrième dialogue qui, rappelons-le, n’a pas d’auteur reconnu. L’impossibilité d’attribuer telle ou telle partie, ou telle ou telle couche du texte à coup sûr à un auteur bien déterminé, de même que l’illusion de réalité qui fait porter à chaque personnage la responsabilité des paroles qu’il prononce dans les dialogues (il/elle a vraiment dit cela; moi qui écris, je ne fais que recopier telles quelles ses paroles) permet ainsi différents regards et, par suite, les remarques élogieuses qu’on a signalées, sans que jamais la modestie de rigueur soit offensée. L’ouvrage peut ainsi se regarder lui-même, s’étudier, se juger avec complaisance, faire son propre éloge sans encourir le reproche de narcissisme. Ouvrage pluriel, tant du point de vue de ses parties que de ses auteurs ou de ses personnages, il suscite divers points de vue entrecroisés, différents ‹témoignages› émanant de sources dignes de foi (Cf. p. 447, M.: «Monsieur votre père a été à portée de juger de ma manière d’enseigner en assistant à quelques-unes de nos séances; il l’a approuvée; et son éloge qu’il ne prodigue pas, parce qu’il est vrai, joint à la rapidité de vos progrès, m’a persuadé que j’enseignais bien»). Que tous soient favorables les uns à l’égard des autres ne relève que d’un heureux hasard, notre texte reflétant purement et simplement l’estime réciproque en laquelle se tiennent nos trois personnages, unis dans une parfaite harmonie10.

Mais pour que l’accord soit parfait, il faut trois notes. Nous avons déjà observé que les Leçons de clavecin débutaient par un accord dissonant de trois ‹sons›: le Maître, le Disciple et l’Ami. La dissonance est en effet une espèce de discorde, et réciproquement.

M.: «À présent que les quatre consonances dans toutes les modulations n’ont rien qui vous arrête, on peut vous prononcer le mot dissonance.» É.: «Que dites-vous? Est-ce que la discorde se mêle aussi dans l’harmonie?», M.: «Assurément; et elle y fait le même rôle que dans l’Univers [...]» (p. 303). L’harmonie «sauvée» par la disparition de l’Ami restait toutefois incomplète: le troisième membre manquait. L’apparition du Philosophe dans le cours du quatrième dialogue devait donc compléter l’accord. Celui-ci n’est toutefois pas parfait pour autant: le Philosophe, en effet, «double» le Disciple. Ces deux philosophes parlent le même discours; D.: «Monsieur parlera musique; nous le

10 On n’en appréciera que davantage la saveur de cet extrait d’une lettre de Diderot à Grimm (7 octobre 1772): «J’oubliais de vous dire que ce petit scélérat, brouillon, infâme, ingrat, malhonnête de Bemetz, m’avait forcé avant-hier de le traiter, mais de le traiter! Encore toute justice méritée n’est-elle pas faite. Je ne connais aucune maison où il mette le pied d’où il ne soit bon à être jeté tout brandi par les fenêtres.

C’est qu’il joint la bassesse à la méchanceté. Le beau triumvirat qu’il eût fait avec Cahusac et Duclos. Le mal, c’est que je ne me fâche jamais jusqu’à un certain point, que les entrailles une fois émues ne tressaillent plusieurs jours de suite.» (O.C., op. cit., tome X p. 972).

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rembourserons en politique, morale, poésie» (p. 258), et plus bas, le bout de phrase déjà cité: «[…] nous les plus graves philosophes de l’Europe» (p. 259). En outre, cet accord n’est que passager – un de ces accords consonants, certes, mais qui ne sont que de brefs repos sur la route qui conduit à la consonance de la tonique. Car aussitôt, le Maître s’esquive pour un rendez-vous et va manger des huîtres de son côté, laissant le Philosophe et le Disciple dîner en tête à tête: la triade est brisée. Elle n’est pas pour autant reconstituée quand le dialogue reprend: car si le Maître arrive à l’heure prévue chez les Diderot, le père de famille ne s’y trouve pas encore. É.: «Monsieur, mon papa est absent.» M.: «J’attendrai, si vous le permettez.» É.: «Vous pourrez attendre un peu longtemps» (p. 260). Simple information sur la fâcheuse habitude qu’a Diderot d’arriver en retard à ses rendez-vous? Il y a de cela, certainement, mais nous voulons y voir autre chose: la volonté délibérée d’éviter au maximum la présence simultanée sur scène de trois personnages. Car le Maître et l’Élève restent seuls à dialoguer un instant et ce n’est qu’en cours de leçon que survient le Philosophe; l’accord parfait sera donc relativement bref. Dans sa préface, l’Éditeur parle de son «assiduité auprès du clavecin» et invite les parents d’élèves à suivre son exemple: «Je conseillerais volontiers aux parents d’assister aux leçons qu’on donne à leurs enfants» (p. 126). Tel n’est pas l’avis de l’Élève, d’ailleurs, ni celui du Maître. Mais il est frappant de constater qu’à travers tout le Traité d’harmonie, le Philosophe n’est présent à aucune leçon. Notons ses apparitions. 1) Au début du cinquième dialogue; soit tout juste une page, puis: «Je vous laisse à votre affaire et je vais à la mienne» (p. 267); et la leçon commence comme il se retire. 2) Au début du huitième dialogue; «Il y a longtemps que je ne me suis assis là.» «Et vous avez très bien fait, Papa», lui répond sa fille (p. 319) en l’invitant à rebrousser chemin, ce à quoi le Philosophe se résout non sans humeur. 3) Au moins assistera-t-il à la fin de cette leçon? Eh! non, car elle est déjà terminée à son retour et «Mademoiselle prétend que ce qu’elle en a lui suffit» (p. 356). Ce ne sera que partie remise. 4) Le dixième dialogue, alors? Pas davantage; il suffit d’un simple mot du Maître: «Monsieur…», Ph.: «Je vous entends.» É.: «À présent que nous voilà seuls […]» (p. 381), la leçon peut commencer.

Ce n’est qu’à la fin du douzième dialogue que le Philosophe sera autorisé à demeurer près du clavecin. Mais le Traité est terminé et d’emblée le Maître le lui fait savoir:

«Voilà, Monsieur, le traité d’harmonie que vous m’avez demandé […]» (p. 449); l’Élève confirme: «Mon papa, tout est fini. Tout» (p. 450), l’accord parfait n’a pu être réalisé dans le Traité. Le sera-t-il dans les Suites? Le Philosophe est en tout cas invité à enfiler sa robe de chambre pour vérifier le savoir assimilé par l’Élève. Chapitre de

«récapitulation des leçons précédentes». Voilà nos trois personnages réunis, donc; un bel accord consonant. Mais dans cette première Suite, le Philosophe ‹double› le Maître. On

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notera en effet que l’un et l’autre, à tour de rôle, posent leurs questions à l’Élève. Et qu’une question soit posée par le Maître ou par le Philosophe, cela n’a guère d’importance. L’accord est d’ailleurs rompu à la fin du dialogue par l’intervention du Domestique qui entraîne le Philosophe à saluer le vieux prêtre de passage. Le Maître et l’Élève restent seuls. La deuxième Suite plaque à nouveau le bel accord parfait, que toutefois le Domestique revient troubler par deux fois, avec le thé dont nous avons parlé, au cours et à la fin du dialogue. La troisième Suite, en revanche, nous l’offre pur et sans mélange, sans la moindre dissonance.

Avant de pousser plus avant l’analyse, interrogeons-nous sur la validité du parallèle que nous avons établi entre les acteurs des dialogues et les notes d’un accord.

Est-il dû à l’envie irrépressible de métaphoriser qui menace le type de travail que nous entreprenons ici? Nous ne le croyons pas. Diderot lui-même, dans sa Lettre sur les sourds et muets, en avait déjà donné la clef: «[…] que sera-ce que cette analogie qu’on remarque entre certaines âmes, qu’un jeu de la nature qui s’est amusée à mettre deux timbres, l’un à la quinte et l’autre à la tierce d’un troisième? Avec la fécondité de ma comparaison et la folie de Pythagore, je vous démontrerais la sagesse de cette loi des Scythes, qui ordonnait d’avoir un ami, qui en permettait deux et qui en défendait trois.

Parmi les Scythes, vous dirais-je, une tête était mal timbrée, si le son principal qu’elle rendait n’avait dans la société aucun harmonique: trois amis formaient l’accord parfait;

un quatrième ami surajouté, ou n’eût été que la réplique de l’un des trois autres, ou bien il eût rendu l’accord dissonant»11.

Cette comparaison féconde, il est hors de doute que Diderot l’a réutilisée dans les dialogues qui nous occupent. Un coup d’œil rapide sur l’ouvrage nous montre: 1) l’accord parfait Ph.-É.-M. dans la préface, identique à la troisième Suite (nous reviendrons sur ce point à la fin de notre travail). 2) L’accord dissonant M.-D.-Ami du Disciple au début des Leçons de clavecin. 3) L’accord consonant, mais de deux sons seulement, M.-D., que ne vient pas troubler le domestique muet porteur de l’invitation à la fin du troisième dialogue. 4) Les accords également de deux sons M.-D. et M.-É.

suivis chacun d’un bref accord consonant de trois sons M.-D.-Ph. puis M.-É.-Ph., dans le quatrième dialogue. 5) Dans le Traité, à nouveau deux sons, M.-É., avec très brièvement çà et là un rappel de l’accord parfait Ph.-É.-M. 6) Puis l’accord «naturel» Ph.-É.-M. dès la fin du Traité et pour les trois Suites, avec d’abord quelques interruptions dues au Domestique, quatrième note qui vient irriter le son principal, le Philosophe-générateur, puis l’accord vraiment parfait qui règne tout au long de la dernière Suite.

11 Diderot, Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent, in O.C., t. II, pp.

542-543.

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N’est-il pas un peu hâtif d’attribuer ainsi au Philosophe le rôle de la tonique? Nous ne le pensons pas. Les fonctions semblent assez clairement réparties par les Dialogues eux-mêmes. Celle du Maître est attestée sans équivoque par la bouche de l’Élève:

«Souvenez-vous que demain, demain vous faites la quinte […]» (p. 473), lui dit-elle à la fin de la première Suite. Il n’y a d’ailleurs rien de bien étonnant à ce que le Maître joue le rôle de la dominante. Que l’Élève représente la tierce, ou médiante, voilà qui va également de soi, si l’on songe au rôle de porte-parole du Philosophe qui lui est délégué dans le Traité: «Ce n’est pas moi qui vous fais ces questions, je n’ai garde; c’est mon papa» (p. 363). Le fait que le Traité qui lui est dédié se trouve au centre de l’ouvrage – le Philosophe réservant sa présence aux deux extrémités, la préface et les Suites (tout particulièrement la dernière où il prend la parole ouvertement) – nous semble renforcer cette hypothèse. Quant au son générateur, quoi de plus normal que de le voir figuré par un père. Mais il y a plus: le Philosophe est à l’origine de l’ouvrage. C’est lui qui commande les Leçons de clavecin dans le quatrième dialogue. C’est lui qui entraîne la rédaction du Traité d’harmonie. M.: «Voilà, Monsieur, le traité d’harmonie que vous m’avez demandé, que je n’aurais peut-être jamais fait sans vous […]» (p. 449). Origine du Traité, mais présent tout au long: répétons-le, c’est dans son salon, dans son espace privé, que se situent les leçons d’harmonie. Ses apparitions, brèves mais régulières,

«rappellent» son existence, comme il est nécessaire que l’on fasse toujours «sentir la nature» en musique, que l’on entende le «corps sonore» au commencement d’une mesure (ou d’un chapitre), au début et à la fin d’une pièce (ou d’un ouvrage). Car s’il est à la source de notre texte, le Philosophe-Éditeur en est également à l’embouchure, pourrait-on dire. On sait que c’est lui qui, une fois la première rédaction effectuée par le Maître, sera chargé de revoir l’ouvrage entier. Mais rappelons que si les Leçons sont destinées à sa fille, lui-même ne se fera pas faute de les lire à son tour. Le Traité est dédié à sa fille? Qu’à cela ne tienne: c’est à lui qu’il est remis, comme nous l’avons vu.

Mais ce n’est pas tout: la fin de l’ouvrage, les deux dernières Suites, ont lieu un jour béni entre tous, «la fête de mon papa», comme dit l’Élève. Occasion rêvée pour lui offrir un «bouquet», un prélude entièrement composé par l’Élève, sans recours au Maître, qui totalise tout le savoir assimilé par la fille. Un savoir acquis par la volonté du Philosophe: c’est lui, en effet, qui proposait sa fille comme élève dans le quatrième dialogue et permettait ainsi la réunion des deux ‹sons›, le Maître et l’Élève. Un savoir offert au Philosophe: toute la matière des Leçons de clavecin, étudiée par le Disciple mais absorbée ensuite par l’Élève; toute celle des leçons d’harmonie, travaillée, ordonnée, mise en forme dans ce prélude-bouquet qui permet au drame bourgeois de réunir père et fille dans la même émotion qui rend inutile toute parole. Ph.: «Qu’as-tu?

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Tu pleures», É.: «C’est de plaisir; c’est de joie… Je voudrais vous dire… Et voilà que je ne saurais parler.» Ph.: «Tu n’as jamais mieux dit… J’ai tout entendu.» Une pointe d’humour: É.: «Excepté mon prélude…» (p. 478). Un prélude qui n’est pas simplement destiné au père, mais qui est fait à son image; Ph.: «Fort bien… Cela est grave et noble…» M.: «Comme doit être le bouquet d’un philosophe» (p. 479). Adagio, et savant en plus: huit dièses. Nous avons parlé de ce chiffre et de son rôle dans la troisième Suite;

nous avons dit qu’il englobait toute la gamme, bouclait la boucle. Il en va de même ici;

les sept dièses plus un, le fa double dièse, tous y sont, il serait vain d’en vouloir davantage, la totalité du savoir musical est renfermée dans ce seul chiffre.

Progressions et écarts

Ce savoir, l’Élève a dû l’acquérir, elle l’a acquis leçon après leçon; le Traité nous présente donc une évolution, un personnage en mouvement, qui se transforme peu à peu sous nos yeux, en passant par les trois étapes mentionnées par le Disciple:«L’homme ignore avant que de savoir. Ignorer, apprendre et savoir; voilà la condition de tout âge»

(p. 205). C’est précisément à cette progression que nous voulons nous arrêter un instant.

Au départ, l’Élève ignore tout de la matière de l’ouvrage. Des Leçons de clavecin d’abord; Ph.: «Ces notions préliminaires qui remplissent vos premières leçons, ma fille les ignore» (p. 258). De l’harmonie également, bien sûr; «Je ne sais ce que c’est qu’harmonie; je ne prélude point; j’ignore ce que c’est qu’accompagner. Tout mon savoir se réduit à ânonner, comme vous voyez, presque tous les auteurs» (p. 261). «C’est bien quelque chose», comme lui répond le Maître, mais la lecture des auteurs, l’exécution des pièces, n’intéresse pas notre ouvrage.

Apprendre: et pour cela, que faire? Imiter. Ph.: «Monsieur, vous avez le tact excellent; voulez-vous qu’elle le prenne? mettez-vous sur la banquette; jouez, et qu’elle vous écoute» (p. 267). Jouer comme son maître, parler comme son père: «Quand je parle, s’il m’arrive de dire quelque chose de bien, c’est pour avoir entendu mon papa»

(ibid.). L’imitation n’est pas parfaite, il s’y glisse des vices de copie, mais on reconnaît également l’original dans ses meilleurs moments. É.: «Soufflez donc… […] Je suis, comme vous voyez, un perroquet merveilleux.» Toutefois, une nouvelle perspective s’ouvre: l’Élève ne sera pas condamnée à n’être jamais que la réplique secondaire (dans le temps et en importance) de son Maître; «mais demain, demain j’aurai étudié; je parlerai de moi-même, sans qu’il soit besoin de souffleur» (p. 309). Et c’est au cours du onzième dialogue et de la sixième leçon d’harmonie (l’avant-dernière) que l’Élève va se détacher du modèle. Au début du dialogue, la fille du Philosophe joue seule; derrière elle

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et à son insu, le Maître qui l’écoute, admiratif. Dès lors, «tout est prêt», déclare le Maître: «c’est à présent que votre papa peut vous demander une progression de basse et que vous auriez tort de la lui refuser» (p. 397). Tel n’est pas l’avis de l’Élève, cependant;

il faut encore un guide. «Dirigez-moi. Dictez. Je jouerai, en donnant une mesure à chaque accord que je pratiquerai. J’arpégerai l’harmonie. L’oiseau niais est sur le bord du nid; mais il n’a pas l’aile assez forte pour prendre son vol; il faut le pousser et le soutenir» (pp. 397-398). Le Maître accepte et tient le rôle qui lui est dévolu; il ordonne, égrène des impératifs: «Faites [...], préparez [...], descendez [...]», etc. Et soudain, une note, une note de basse, éveille du plaisir, suggère un accord, fait appel à l’imagination.

É.: «Cette basse me plaît… […] Ne suis-je pas la maîtresse de faire le ré quinte de sol que j’accompagnerais de l’accord parfait? Ce repos m’invite. J’en frappe simplement l’harmonie.» M.: «Très bien imaginé» (pp. 398-399). Le Maître veut reprendre les rênes, mais ce n’est plus nécessaire: É.: «Laissez-moi faire, l’oiseau est parti» (p. 399). Et pourtant si, c’est encore nécessaire. Le traité n’est pas terminé, il reste deux harmonies à étudier: l’harmonie d’emprunt et l’harmonie superflue. Le superflu sera pour tout à l’heure, et rapidement expédié. Pour l’instant, le Maître va s’étendre sur l’harmonie d’emprunt. La progression reste en suspens, É.: «Mais vous me conduisez en majeur de la, et vous m’y laissez? Cela ne me convient pas. Je suis partie du mineur de fa, et il n’y a harmonie d’emprunt qui tienne; il faut que je revienne en mineur de fa. Ce mineur de fa par où j’ai débuté occupe mon oreille qu’il faut satisfaire, si vous voulez jouir de ma raison». M.: «De la douceur; vous irez toute seule; et ce sont les deux nouvelles harmonies que je viens de vous annoncer qui vous y conduiront» (pp. 399-400). Et l’on passe en revue les trois harmonies d’emprunt qui, nommées différemment, servent aux douze «modulations».

Mais demandons au Maître d’où peut bien venir ce nom d’harmonie d’emprunt:

«Il vient, si l’on en croit Rameau, de ce qu’on y substitue la sixte mineure à la dominante […]» (p. 400). La dominante supplantée? Fâcheux augure pour le Maître. Et de fait, à travailler son harmonie d’emprunt, voilà notre Élève bien près de se substituer à son Maître, comme le malheureux est contraint de le constater: «et voilà ce qu’on appelle aller seule, aller bien, et prendre son maître par les épaules et le chasser»

(p. 405). Non, non: après l’emprunt, on fait toujours entendre le repos de la consonance mineure de la tonique, et la dominante reprend sa place. É.: «J’aperçois quelquefois à faire plaisir; plus souvent je suis bête à faire pitié. Ainsi vous resterez là» (ibid.) De l’emprunt, passons alors au superflu – mais la progression reste toujours en suspens, l’Élève a beau la réclamer, elle se fait attendre et soudain... le Maître s’éclipse. Sans maître, que faire, au milieu d’une progression? Continuer toute seule, grâce à l’harmonie

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