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L'économie de l'environnement : idéologie ou utopie ?

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L'économie de l'environnement : idéologie ou utopie ?

BRESSO, Mercedes, RAFFESTIN, Claude

Abstract

Le système économique issu de la Révolution industrielle s'est révélé, depuis près de deux siècles, destructeur de l'environnement. Les méthodes utili-sées par la science économique pour surmonter cette crise sont largement insatis-faisantes en ce sens qu'elles ne constituent que des palliatifs. Les auteurs veulent démontrer qu'il faut maintenant se préoccuper de l'information régulatrice pour faire face à cette crise et surtout qu'il faut repenser l'entreprise pour en faire une unité responsable dans l'enveloppe spatio-temporelle de la région.

BRESSO, Mercedes, RAFFESTIN, Claude. L'économie de l'environnement : idéologie ou utopie

? L'Espace géographique , 1979, vol. 8, no. 2, p. 85-92

DOI : 10.3406/spgeo.1979.1877

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4312

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L'Espace Géographique, no 2, 1979, 85-92.

Doin, 8, place de l'Odéon, Paris-VIe.

L'ÉCONOMIE DE L'ENVIRONNEMENT : IDÉOLOGIE OU UTOPIE ?

Mercedes BRESSO, Claude RAFFESTIN

Université de Pavie Université de Genève

ÉCONOMIE ENVIRONNEMENT RESSOURCES (GESTION DES) SOCIÉTÉ/NATURE (RELATIONS)

ECONOMY ENVIRONMENT RESOURCES (MANAGEMENT OF) SOCIETY/NATURE (RELATIONS)

RESUME. — Le système économique issu de la Révolution industrielle s'est révélé, depuis près de deux siècles, destructeur de l'environnement. Les méthodes utili- sées par la science économique pour surmonter cette crise sont largement insatis- fai sant es en ce s ens qu 'elles ne co nstit u ent q ue d es p alli ati fs. Les au teurs veulent démontrer qu'il faut maintenant se préoccuper de l'information régulatrice pour faire face à cette crise et surtout qu'il faut repenser l'entreprise pour en faire une unité responsable dans l'enveloppe spatio-temporelle de la région.

ABSTRACT. — The economy of environment: ideology or utopia? — The economic System which has emerged from the industrial revolution has proved to be destructor of the environment during two centuries. The methods of economic used to save this crisis are largely inadequate basically because they are merely palliatives. To face this crisis the authors show that we must now include in our economic approach ways to generate information about the negative external- ities of production. Especially, we will have to rethink the structure of the firm in order to make it a responsible unit within the space time framework of the region.

1. Un système destructeur.

Il est difficile de contester qu'il aura suffi d'un siècle d'économie industrielle pour faire la preuve de l'inadéquation d'un système d'action à l'environ- nement. Acceptons pour l'instant, en première appro- ximation, ce terme vague et par trop galvaudé d'environnement. Nous tenterons de le cerner et de le définir plus précisément au fil des pages qui vont suivre (*).

Ce qui nous semble urgent, c'est d'expliciter les raisons, souvent lointaines, de cette inadéquation que nous venons de dénoncer. La tradition occidentale, dont les racines plongent dans la pensée judéo-

* L'article est, bien évidemment, le fruit d'un travail commun. M. Bresso a rédigé les paragraphes 2, 3, 4 et 5 et C. Raffestin les paragraphes 1 et 6.

chrétienne, oppose nature à culture. Cette pensée a favorisé l'émergence d'une nature-objet et d'un homme-sujet : celui-ci, en cherchant à dominer et à maîtriser celle-là, s'est sorti, abstraitement, de la nature, sans comprendre qu'il y avait interdépen- dance, et non pas dépendance, de son action. Cette dichotomie homme-nature a imposé une logique sujet-objet qui s'est étendue à l'ensemble du champ scientifique. Autrement dit, les sciences humaines, au même titre que les sciences naturelles, se sont développées selon ce modèle de la manipulation d'un objet par un sujet. Tout cela s'accomplissant dans l'illusion naïve que cette manipulation serait sans conséquence pour les relations essentielles qui lient sujet et objet. D'ailleurs ce terme d'environnement que nous avons, d'entrée de jeu, mis en cause, n'est autre que ce méga-objet détaché du sujet; et c'est justement parce qu'il est conçu comme détaché du sujet qu'il fait problème et qu'il est un problème.

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objectifs sont définis, les priorités sont déterminées.

Du point de vue de l'espace, le court terme est le temps de l'organisation et des structures spatiales acquises. Le territoire subit essentiellement des retou- ches liées soit à des retards hérités du passé soit à l'apparition de besoins nouveaux. L'action locale et le « coup par coup » sont souvent prédominants.

Sur le plan de la vie collective, il s'agit d'une période où les actions d'aménagement sont directement in- fluencées par les conflits qui opposent le politique, l'économique et le social.

Le moyen terme peut se définir comme le temps des prévisions et de la croissance. Les tendances fortes sont connues, ainsi que les principales options et les priorités majeures, mais les choix sectoriels et spa- tiaux ne sont pas encore définitifs du fait qu'il n'y a pas de certitude sur le cheminement des différents facteurs et en particulier sur les effets des mutations technologiques. Sur le plan de l'organisation spatiale, le moyen terme apparaît comme le temps du proba- ble; c'est aussi le temps de la recherche de structu- res spatiales plus efficaces et mieux adaptées. C'est, en outre, l'horizon des grands arbitrages entre les impératifs de l'économie et les nécessités sociales;

les actions d'aménagement sont alors surtout liées à l'échelle régionale, au problème des équilibres inter-régionaux, à la création des grands équipements et aux grandes interventions sectorielles.

André Fischer

Le long terme est le temps de la prospective et du développement. C'est le temps des études et de la recherche car les objectifs, les priorités et les choix restent à déterminer. L'appréciation du poids des mutations technologiques, économiques, sociales et politiques doit permettre de mieux connaître l'éven- tail des possibles ou des souhaitables. Mais le long terme, c'est avant tout le temps de l'interrogation fondamentale sur le type de société et sur le contenu du projet social. Au plan de l'espace, le long terme est le temps du possible. Il peut être aussi le temps du volontarisme, dans la mesure où il s'agit d'amé- nager un espace géographique de façon à assurer la cohérence entre le projet social et les structures spa- tiales dans lesquelles ce dernier doit s'inscrire. Dans ce cas, le possible devient un objectif. N'est-ce pas précisément le passage du futur possible à un ave- nir volontariste qui constitue la justification première de toute politique d'aménagement du territoire ?

La figure ci-jointe s'efforce de schématiser l'essen- tiel des rapports entre le temps et l'espace, tels qu'on peut les percevoir dans le cadre de l'aménagement du territoire. Il se fonde sur l'idée que les différents temps sont tous implicitement contenus dans le pré- sent (l'avenir c'est notre futur) tandis que les divers espaces ne sont que des futurs successifs reliés par des liens de causalité.

Manuscrit prêt en juin 1978.

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86 Mercedes Bresso, Claude Raffestin

Comment, cependant, faire la critique de cette inadéquation en termes non philosophiques ? Pour y parvenir, nous allons recourir à deux concepts, celui de relation et celui d'autonomie.

Le sujet et l'objet sont en. relation; c'est-à-dire qu'ils sont engagés l'un et l'autre dans un processus d'échange d'énergie et d'information qui s'inscrit dans un cadre spatio-temporel. Ce processus d'échan- ge ou de communication nécessite une certaine quan- tité de temps ou durée. S'il y a échange, c'est qu'il y a besoin réciproque, besoin d'une certaine quantité d'énergie et d'information. Notons, à cet égard, que la réciprocité n'est pas nécessairement simultanée, Le processus d'échange qui s'établit entre le paysan et la terre est une relation caractérisée par des flux d'énergie et d'information. Le paysan relève de l'énergie, accessoirement aussi de l'information par les observations qu'il peut faire, mais en restitue également à la terre sous des formes diverses, énergie in-formée d'ailleurs par des techniques particulières.

Pourquoi cette restitution ? Evidemment pour pré- server les capacités de la terre. Si le paysan prélevait sans restituer, la conséquence serait la perte de fertilité du sol et, partant, sa perte d'utilité. De cet exemple simple, on peut tirer une série de conclusions intéressantes. L'échange inégal, à savoir le prélè- vement sans restitution, ou sans restitution suffi- sante, peut être qualifié de relation dissymétrique;

c'est-à-dire que l'autonomie de l'un des pôles de la relation est menac ée dans le court et le moyen terme. L'échange « égal » est, en fait, une relation symétrique, dans laquelle prélèvements et restitutions s'équilibrent de manière à permettre aux deux pôles de conserver leur autonomie. Dans l'exemple de la terre, cela signifie que le paysan, pour préserver son autonomie, doit disposer non seulement d'une infor- mation nécessaire pour l'exploitation du sol, mais aussi d'une information pour préserver l'autonomie du sol; c'est-à-dire, à long ternie, sa propre auto- nomie. Le sujet doit donc disposer d'une information pour produire, d'une part, et aussi d'une information pour réguler son usage de l'objet, d'autre part. De- puis deux siècles, un peu moins peut-être, c'est la science qui est chargée de fournir ces deux types d'information. Or, il se trouve que la société occiden- tale, depuis la révolution industrielle, commandée par une finalité productiviste qui a véritablement réifié l'environnement, a bien davantage développé l'infor- mation ou la connaissance pour produire que celle pour réguler. Si l'on avait consenti plus de ressources à l'acquisition de la connaissance régulatrice, la société industrielle aurait une tout autre physiono- mie et l'inadéquation (l'ensemble des relations dissy- métriques) serait beaucoup moins aiguë. Nous n'aurions certainement pas connu la même crois- sance que celle que nous avons connue; en revanche, nous aurions peut-être découvert un développement à la recherche duquel nous sommes encore.

L'économie moderne a privilégié les relations dissy- métriques pendant très longtemps. Mais ce n'est pas seulement avec la nature que les rapports ont été

dissymétriques, c'est aussi avec l'homme qu'ils Font été : l'homme a été réifié et est devenu un facteur au même titre que la nature et le capital. L'histoire sociale est trop pleine de cette réification pour qu'on insiste davantage. L'environnement n'est donc pas seulement l'univers physique qui nous englobe, mais encore et surtout l'univers humain. L'environnement est bien cet ensemble de relations qui caractérise tout système ou toute organisation bio-sociale.

Notre propos va donc consister à analyser comment la pensée économique réagit face à l'inadéquation dont il a été question, d'une part, et comment elle cherche à apporter des correctifs, ou encore à déve- lopper une connaissance régulatrice, d'autre part.

Dans cette perspective, il nous semble utile d'étudier l'économie de l'environnement à travers les concepts d'espace et de temps.

2. L'espace et le temps dans la pensée écono- mique.

Les économistes se sont beaucoup occupés d'inté- grer le temps et l'espace à l'analyse économique depuis plusieurs décennies. Cependant, l'espace a été essentiellement considéré en tant que « support » d'activités et le temps n'a été pris en compte qu'en tant que durée ne dépassant que rarement une géné- ration. Autrement dit, cette durée, sous certaines conditions, pouvait être rendue homogène et actua- lisée à travers un taux d'escompte.

Si les économistes classiques ont intégré, en quel- que sorte, avec la rente foncière, les potentialités des sites (mais seulement les potentialités de pro- duction) , les développements successifs de la science économique, toujours plus marqués par l'abstraction et la formalisation, ont contribué à réduire l'espace, le temps et l'homme à des facteurs homogènes. Que l'on songe, par exemple, à l'économie spatiale et régionale : la plupart des études, et en particulier celles des néo-classiques, se fondent sur des hypo- thèses qui gomment purement et simplement l'espace

« réel ». Cela serait concevable si à l'espace « réel » se substituait un espace-modèle qui restituerait les paramètres les plus significatifs. Mais il n'en est rien.

La région économique de Lösch est définie comme une plaine homogène caractérisée par :

a. Une distribution uniforme des matiè s premièresre b. Une surface de transport uniforme

c. Une distribution uniforme de la population d. Des goûts et des préférences uniformes e. Des connaissances techniques uniformes f. Des opportunités de production uniformes.

Cette « région idéale » doit, en outre, être autar- cique (1). Les conditions de Lösch ne sont pas diffé- rentes de celles qui sont à la base des modèles de,

(1) August LÖSCH,Die Räumlische Ordnung der Wirt- schaft, 1944, cité par S. HOLLAND,Capitalismo e squilibri regio- nali. Bari, Laterza, 1976, p. 17.

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Economie de l'environnement

von Thünen et de Christaller. Ces modèles sont basés sur l'hypothèse de la libre concurrence d'une part, et sur celle de la distance comme seul élément expli- catif de la structuration territoriale, d'autre part.

Finalement, l'espace n'est appréhendé qu'à travers l'étendue et, par conséquent, il est pratiquement évacué, puisque toutes ses différenciations sont éli- minées.

Dans le monde agraire, la théorie de la rente a permis d'expliquer comment l'existence des territoires doués de potentialités différentes pouvait être com- patible avec la libre concurrence, la rente jouant alors le rôle de facteur homogénéisant de l'espace.

Dans le monde industriel, après s'être dégagé de la nécessité de la proximité immédiate des ressources, on a fait de la distance l'élément explicatif essentiel des distributions industrielles dans l'espace. De la même manière que la prise en compte des différences entre les hommes aurait empêché la fiction qui per- met de les considérer comme des unités de pro- duction homogènes, la considération des qualités spécifiques des différents territoires aurait rendu hasardeuse la notion de concurrence.

Si la théorie économique permet d'avoir une con- naissance générale des rapports qui s'établissent entre des unités de production dans des espaces donnés, elle ne permet pas d'acquérir une connaissance des rapports réels qui se nouent entre ces unités, d'une part, et les hommes et le territoire, d'autre part.

Deux exemples suffiront à illustrer cette affirmation : le retard qui a été pris dans l'étude des coûts sociaux lato sensu, induits par les mouvements migratoires, en particulier pendulaires, des travailleurs; la notion de « bien libre » qui, à travers la théorie de l'utilité, a amené à transformer des biens, tels que l'eau et l' a ir en tre au tre s , en b ie n s sa n s v a le ur . Ce la a facilité les dégradations de l'environnement que l'on découvre aujourd'hui.

Cette perspective étroite de la science écono- mique, qui a permis d'évacuer le problème des pollutions et des nuisances dans l'espace, se révèle aussi dans la façon de considérer le temps. La prise en compte des coûts et bénéfices qui dépassent la durée d'une génération s'est révélée très difficile à intégrer dans l'analyse économique. C'est pourquoi on a essayé de définir des taux d'escompte inter- générationnels qui permettraient de calculer, dans les coûts de production, les effets de la pollution et des dégradations actuelles sur les générations futures.

Ce qui permettrait, par exemple, d'intégrer aux prix de l'énergie nucléaire les coûts de conservation et de surveillance des déchets radioactifs. On voit immédiatement la faiblesse d'une telle procédure sur une échelle temporelle dépassant une vingtaine d'an- nées, puisque des coûts même importants, mais étalés sur des périodes longues, seraient « aplatis >

par l'escompte. Dans la plupart des cas, on n'est d'ailleurs pas en mesure de prévoir l'évolution de ces coûts, ni leurs possibles effets cumulatifs avec d'autres pollutions. Les coûts des dégradations futures intégrés à travers ce taux d'escompte intergénéra-

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tionnel ne seraient d'ailleurs pas transférables de la génération créatrice de ces dégradations à celle qui devra les subir. Ce qui revient à dire que ces coûts intégrés dans les prix de revient constitueraient une sorte d'impôt géré dans le présent par l'adminis- tration publique; et, comme tout impôt, il serait manipulé selon des critères économiques et politiques actuels. En dernière analyse, cela signifie que le temps rend hétérogène la mesure des variables qui entrent dans le calcul économique.

3. Internaliser les externalités ?

L'économie de l'environnement est née de la néces- sité de quantifier les coûts des dégradations mésolo- giques et de celle de prendre en compte l'épuisement accéléré des ressources non renouvelables pour les intégrer dans le calcul économique. Cependant, elle bute constamment contre les problèmes de décou- page du temps et de l'espace qui interdisent la prise en compte d'éléments qui dépassent l'horizon spatio- temporel de l'entreprise et/ou de la collectivité considérée.

L'idée centrale qui permettrait de tenir compte des nuisances produites par l'activité économique est celle de « l'internalisation des externalités ». On entend par ce terme d'externalité tout effet produit sur le milieu extérieur par l'activité d'un agent éco- nomique et qui n'affecte pas son revenu. Les exter- nalités peuvent être positives (par exemple une route construite par l'entreprise mais utilisable par les habitants de la région) ou négatives. Dans bien des cas les externalités négatives ont des conséquences graves pour la collectivité. L'hypothèse faite par l'économie de l'environnement, c'est qu'en calculant la valeur économique des externalités négatives et en la faisant rentrer dans les coûts de production, on peut obliger l'entreprise, soit à modifier ses processus, soit à rembourser directement ou indirectement les victimes des dommages qui pourraient elles-mêmes pourvoir au rétablissement de la situation anté- rieure.

L'internalisation peut être faite de plusieurs ma- nières : par le paiement direct, par le truchement de l'impôt, par la fixation de normes. Dans le pre- mier cas, par exemple, une usine qui pollue l'eau d'irrigation d'un agriculteur pourrait être obligée soit d'épurer l'eau, soit de lui payer une indemnité.

Dans le deuxième cas, on peut penser à des taxes payées par les usines polluantes à la collectivité qui se chargerait de la dépuration. Dans le troisième cas, on établit des normes qui fixent le maximum d'émis- sions polluantes ou les caractéristiques des produits, par exemple la biodégradabilité des détergents.

A première vue, on pourrait penser que, comme l'œuf de Colomb, c'est très simple puisqu'il suffirait de faire agir les mécanismes du marché, de modifier, en quelque sorte, le fonctionnement du système économique en l'infléchissant dans un « sens éco- logique >, c'est-à-dire que l'on obligerait les opéra-

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rateurs économiques à faire entrer dans leurs évalua- tions les coûts de l'environnement et, par conséquent, à déplacer les processus de production vers des tech- nologies moins polluantes. C'est le principe « pollu- eur-payeur », qui a trouvé une grande fortune dans la littérature économique (2).

Quelles sont les objections essentielles que l'on peut faire à ce principe ? Tout d'abord, on peut objecter que sa simplicité n'est qu'apparente. En effet, s'il est relativement simple d'établir et de recen- ser les pollutions dont une usine localisée en pleine campagne affecte son environnement immédiat, et s'il est encore relativement aisé d'en calculer les coûts, les choses se compliquent singulièrement, dès lors qu'il s'agit d'établir les effets provoqués par une série d'usines déchargeant leurs pollutions dans une rivière. Comment répartir le coût de la pollution, alors que l'effet de synergie détermine des dégrada- tions qui sont supérieures à ce qu'elles seraient si les différentes pollutions ne faisaient que s'additionner ? La deuxième objection est encore plus difficile à surmonter. Elle est liée au fait que le temps qui s'écoule entre la mise au point d'une nouvelle tech- nologie et son exploitation commerciale tend à se réduire et que la période d'utilisation est de plus en plus courte. Cela rend évidemment très difficile la vérification des effets sur l'environnement de tel ou tel produit, de telle ou telle technologie. Effet qui, d'ailleurs, peut se manifester après un temps assez long, et souvent en liaison avec une autre source de pollution. Il est donc difficile, dans ces conditions, d'appliquer le principe de l'impôt ou celui de la fixation de normes. A ce propos, on peut prendre l'exemple du DDT, dont on a découvert les carac- tères polluants longtemps après la période d'utilisa- tion intensive, c'est-à-dire quand d'autres produits, peut-être plus dangereux encore, mais dont les carac- téristiques négatives n'avaient pas encore été expéri- mentées, l'avaient en large partie remplacé. L'accu- mulation du DDT dans les tissus vivants a justement permis d'en découvrir les effets nocifs. Mais, à ce moment-là, il était devenu impossible d'indemniser qui que ce soit (pratiquement toute la population mondiale a été atteinte) ou d'appliquer un impôt sur son utilisation. On a même soupçonné l'industrie américaine d'avoir révélé les dangers du DDT au moment où le brevet arrivait à terme, pour le rem- placer par des produits nouveaux couverts, eux, par

(2) Cf. sur l'internalisation des externalités et sur le principe pollueur-payeur :

— E. J. MISHAN,Growth : the price we pay. London, Staple press, 1969, et du même auteur, The postwar literature on externalities : an interpretative essay, Journal of Economic Literature, mars 1971.

— N. et R. DORFMANNEconomie de l'Environnement. Paris, Calmann-Lévy, 1975.

— E. GERELLI, Economia e tutela, dell'ambiente. Bologna, II Mulino, 1974.

— R. V. AYRES,A. V. KNEESE,Production, consomption and externalities, American Economie Review, juin 1969.

— A. BOHM and A. V. KNEESE, L'economia dell' ambiante, Milano, F. Angeli, 1974.

Mercedes Bresso, Claude Raffestin

des brevets, mais dont les risques pour la santé n'étaient peut-être pas moindres que ceux du DDT, On remarquera que cette méthode de création d'un nouveau produit ne fait intervenir qu'une connais- sance immédiatement utile à la production, mais pas du tout une connaissance régulatrice, au sens où nous l'avons définie plus haut.

Une troisième difficulté, qui rend très difficile l'application du principe pollueur-payeur, réside dans l'espace. L'application de l'impôt ne peut pas être homogène dans l'espace, d'une part en raison des frontières et, d'autre part, en raison des densités différentielles. Les Etats moins développés, pour des raisons évidentes, auront tendance à sous-estimer les pollutions — qui, d'ailleurs, seront moindres en rai- son de la densité industrielle plus faible — pour accélérer l'emploi et la croissance. Dans les régions de forte densité industrielle, les pollutions seront plus intenses et les capacités d'absorption plus réduites.

Aussi, les impôts devront-ils être plus forts, ce qui risque de réduire la capacité concurrentielle de ces pays. Dans ce cas, on voit bien intervenir la non- simultanéité de l'échange homme-environnement.

Un secteur dans lequel le principe est pratique- ment inapplicable est l'agriculture. La pollution dif- fuse, dont l'agriculture est responsable et dont on a tendance à sous-estimer la gravité, empêche toute possibilité d'intervention. On pourrait, bien sûr, obli- ger les agriculteurs à payer une taxe sur l'utilisation d'engrais chimiques ou de pesticides; mais on ne pourrait en aucun cas utiliser le produit de cette taxe pour créer des installations dépolluantes, parce que l'extrême diffusion spatiale et la faible densité de ce type de pollution les rendraient inutiles. Il ne faut pas oublier non plus que l'agriculture étant presque partout un secteur « assisté », l'application d'une taxe n'aurait aucune signification économique réelle. L'éta- blissement de normes, même, serait difficile, puisque l'effet polluant intéresse davantage l'extension terri- toriale que la concentration. Là encore, si l'on voulait appliquer correctement le principe, il faudrait consi- dérer les caractéristiques des terrains, parce que la pollution dépend de la pente et de la perméabilité de ces terrains. En outre, cette pollution croît d'une manière beaucoup plus que proportionnelle à la quantité de produit administré, parce que l'absorption de la plante se réduit. Il semble que la seule solu- tion de normes possibles consisterait à déterminer des charges maximales par unité de surface (différenciées selon les caractéristiques topographiques et pédolo- giques des terrains). Mais, en l'état actuel des tech- niques, de telles normes rendraient pratiquement im- possibles des productions agricoles concurrentielles, et poseraient des problèmes au système économique.

4. Le problème des ressources non renouvelables.

L'autre grande question qui s'est posée aux écono- mistes dans l'approche des problèmes de l'environ- nement est celle de l'épuisement des ressources non

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Economie de l'environnement

renouvelables. Là encore, la proposition de faire agir, avec des correctifs, les mécanismes du marché, con- siste dans l'intégration d'un facteur de « coût d'épui- sement » dans les prix des matières premières qui deviennent rares. L'intégration de ce facteur ne pourrait évidemment être le fait que d'une certaine autorité, puisque le marché ne réagit que lorsqu'on est très proche de l'épuisement, en raison de sa courte perspective temporelle (3).

On voit donc qu'une fois encore l'économie se trouve confrontée à des problèmes qui impliquent une conception du temps et de l'espace qui est diffé- rente de la sienne. D'un côté, le marché ne réagit que devant une pénurie prochaine (c'est-à-dire quand il est trop tard) ; de l'autre, le système de l'impôt est empêché de fonctionner par les frontières politiques;

augmenter unilatéralement, au-delà de limites très étroites, les prix internes de ressources naturelles produites ailleurs, voudrait dire, pour un pays, s'in- terdire un développement économique sans aucun avantage futur direct. On buterait aussi contre le désir que pourrait avoir le pays producteur de vendre

* aujourd'hui » son produit. Comme, souvent, consom- mateurs et producteurs ne coïncident pas, la difficulté de prévoir des mesures « d'épargne » des produits naturels par le mécanisme des prix ou de l'impôt apparaît évidente. Ces considérations expliquent d'ail- leurs les préoccupations qui ont guidé le Club de Rome dans la suggestion d'un contrôle au niveau mondial (4).

5. Comment sortir de l'impasse ?

En résumant les analyses précédentes, on remarque que, si la science économique est en train de mettre au point un arsenal d'instruments qui permettent de

(3) Un exemple frappant de la difficulté de prendre en c o m p t e u n e p l u s l o n g u e é c h e l l e t e m p o r e l l e e s t d o n n é p a r l a r é c e n t e é t u d e c o n d u i t e p a r W . LE O N T I E F,T h e f u t u r e o f the world economy (1977, United Nations). Dans ce travail, L e o n ti e f e sti m e s a ti s f ai s a n t l e fa it q u e l e s r é s e r v e s c o n n u e s d e m i n é r a u x e t d e c o m b u s t i b l e s f o s s i l e s s o i e n t s u f f i s a n t e s p o u r r é p o n d r e à l a d e m a n d e j u s q u ' a u d é b u t d e s a n n é e s 2 0 0 0 ! C e t t e p hi l os o p hi e d u st yl e « a pr è s n o us le dél u ge » s e m b l e ê t r e t r è s r é p a n d u e .

(4) C f . s u r l e p r o b l è m e d e s r e s s o u r c e s n o n r e n o u v e l a b l e s :

— A. V. KNEESE,O. C. HERFINDHAL,Economic theory of na- tural resources, Colombus, E. Merril, 1974.

— U . CO L OMB O,D. GA B O R,B e y o n d t he a ge of w as te . Ne w York, 1976.

— D. L. MEADOWS et autres. The limits to the growth. Wash- ington, D. C, 1972.

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— G. NEBBIA, LO studio moderno dell'utilizzazione delle risorse naturali, Rivista di Politica Economica, 1967, p. 1459.

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— A . MA I OC C HI,T he i m pa ct o f e n vir o n m e nt al mea sure s o n international trade. Rivista Internationale di Scienze Economiche e Commerciali, Maggio 1972.

89 calculer en quelque sorte les coûts de l'activité hu- maine par rapport à l'environnement, elle est bien loin d'avoir mis en évidence des procédures pour en tenir compte dans les ressources de production.

N'oublions pas que même les coûts calculés sont peut-être sous-estimés, parce qu'on arrive difficile- ment à évaluer les interrelations qui existent entre les facteurs polluants qui, surtout dans les zones à forte concentration urbaine et/ou industrielle, tendent à se cumuler dans le long terme.

Le sentiment général que l'on tire des études qui essayent de quantifier les coûts économiques et so- ciaux de la pollution est que, tout au moins pour un certain nombre de productions, on ne pourrait pas les faire véritablement prendre en charge par le système économique sans bouleverser profondément celui-ci dans son fonctionnement. Le dilemme qui semble exister entre une croissance «polluante » et destruc- trice de ressources et des modifications de cette croissance (mais aussi, il ne faut pas s'y tromper, de limitations) est à l'heure actuelle évacuée par la séparation nette et schizophrénique entre les « envi- ronnementalistes » qui étudient et dénoncent les dé- gâts de la croissance et les économistes qui étudient comment relancer cette même croissance. Quant aux hommes politiques, ils parlent beaucoup d'écologie mais ils s'effondrent au premier signe de ralentisse- ment du taux de croissance et ils ne semblent pas disposés à payer les prix substantiels que des mesu- res sérieuses de sauvegarde de l'environnement demanderaient (5). Comment sortir de ce cercle vi- cieux ? On peut dégager « grosso modo » trois types de perspectives (plus ou moins utopiques) qui ont été proposées pour aborder le problème.

La première pourrait être définie par son idée de base : « la planification planétaire ». Elle a été déve- loppée par le Club de Rome mais elle est sous-jacente ou explicitée dans beaucoup d'ouvrages (6). L'hypo- thèse réside dans le fait que la gravité de l'épuise- ment des ressources et l'impossibilité d'arrêter la pollution aux frontières nationales rendent nécessaires un contrôle international des technologies et de l'utilisation des ressources rares, qui devrait être accepté par tous les pays. Une telle planification serait rendue possible par la mise au point d'un modèle de l'économie mondiale, sur l'exemple de celui du MIT, qui permettrait aux autorités inter- nationales de prendre des décisions « objectives ».

Cette proposition, a un caractère technocratique accusé qui, de plus, évacue tous les problèmes politiques. Ce « mondialisme » est certainement pavé de bonnes intentions... il est donc comme l'enfer !

(5) V o i r à p r o p o s d e s c o û t s d e s i n s t a l l at i o n s d é p o l l u a n t e s :

— O C D E , A n alyse des c o ûts de la l utte co ntre la p o llutio n.

Paris, 1973.

— L. CARRIERO,11 costo di eliminazione dell'inquinamento i n It al i a. Mi l a n o, F. A n g el i , 1 9 7 3.

(6) C f . p o u r l a t h è s e d u C l u b d e R o m e s u r la n é c e s sit é d ' u n e p l a n i f i c a t i o n m o n d i a l e , l e s t r o i s r a p p o r t s d u C l u b d e R o m e c i t é s à l a n o t e 3 .

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La deuxième perspective est celle des auteurs qui se réclament de l'idéologie marxiste. Le responsable de l'agression contre la nature est le système capita- liste qui soumet l'homme et la nature aux exigences de la production. Système qui, face aux dégâts pro- duits par son action, essaierait de les rejeter sur les pays dominés (exportation de la pollution) en utilisant ces dégâts comme un nouvel instrument d'exploita- tion : rejet des industries polluantes dans les pays moins développés. La plupart des auteurs qui partent de cette perspective (Attali, Guillaume, Paccino, Bio- lat, Stoneman) (7) reconnaissent que le problème des nuisances se pose aussi dans les pays à capitalisme d'Etat, mais ils pensent que seul un régime politique véritablement socialiste pourrait prendre en charge les coûts de la croissance, qui tendent à augmenter plus rapidement que les bénéfices; ce qui, dans un système capitaliste, ferait baisser les profits à des taux inacceptables.

La troisième perspective nous semble pouvoir être dégagée des écrits d'auteurs tels que Barry Commo- ner et Ivan Illich qui, tout en partant de problémati- ques très différentes, centrent leur attention sur les problèmes technologiques et sur le pouvoir décisionnel des collectivités. Commoner met en évidence le facteur qui, dans l'après-guerre a le plus contribué à la croissance de la pollution dans les pays riches, à savoir la modification des technologies (8). Selon Commoner, la croissance zéro et le contrôle des res- sources ne seraient pas suffisants pour attaquer la dégradation du milieu. Ce qu'il faut remettre en cause, c'est la façon de produire et les orientations d'une science parcellarisée, conçue pour augmenter les profits. « Refermer le cercle », c'est-à-dire rétablir un rapport d'échange équilibré avec la nature, devrait être le fait d'une nouvelle science capable de mettre publiquement en cause ses résultats, et de tenir compte de finalités politiques et des choix d'une collectivité correctement orientée. C'est-à-dire que la science devrait aussi se préoccuper de la connais- sance régulatrice.

C'est dans cette idée de la nécessité d'une partici- pation collective aux décisions concernant l'environ- nement que les préoccupations d'Illich rejoignent celles de Commoner. Selon Illich, il existe un danger que, dans le débat écologique, la conservation de l'environnement devienne un prétexte pour la cons- truction de structures bureaucratiques monstrueuses qui régleraient d'en haut les niveaux de la repro- duction, de la demande, de la production et de la consommation. Une telle réponse, basée sur une

« industrialisation des valeurs » encore plus poussée,

(7) J. ATTALI,M. GUILLAUME,L'antiéconomique. Paris, PUF, 1974.

— G. BIOLAT,Marxisme et environnement. Paris, Ed. Socia- les, 1973.

— D. PACCINO,L'imbroglio ecologico. Torino, Einaudi, 1972.

— C. STONEMAN, L'evoluzione del capitalisme, in A. V., Il socialismo e l'ambiente, Milano, Feltrinelli, 1975.

(8) B. COMMONER,The closing circle. A. Knope, 1971.

— B. COMMONER, The poverty of power. A. Knope, 1976.

Mercedes Bresso, Claude Raffestin

est rejetée par Illich selon lequel « l'équilibre éco- logique ne sera rétabli que si nous reconnaissons que seule la personne a des fins et qu'elle seule peut travailler à les réaliser » (9).

Des travaux d'Illich, on peut tirer une considéra- tion très importante, à savoir le lien qui existe entre la perte, par une population, de tout pouvoir sur son environnement, et la dégradation de celui-ci au profit des intérêts économiques d'une minorité.

L'homme de la civilisation industrielle a perdu les liens avec son milieu qui étaient médiatisés par le travail. Le paysan, mais aussi le travailleur auto- nome tel que l'artisan, connaissaient les résultats que leur action avait sur l'environnement, et s'effor- çaient d'exercer une fonction régulatrice et non pas destructrice. L'homme d'aujourd'hui ne maîtrise plus les conséquences de son activité, qu'il soit paysan, ouvrier ou employé. On a vu que, bien souvent, le scientifique qui met au point un nouveau produit de synthèse, n'est pas lui-même en mesure de prévoir les effets de sa découverte sur les écosystèmes natu- rels.

Pour toute activité humaine, de la plus simple à la plus complexe, personne n'est en mesure de maîtriser entièrement le cycle découverte, production, utilisa- tion, élimination des résidus. Un des objectifs de l'économie de l'environnement pourrait être l'intégra- tion d'une leçon fondamentale qui vient de l'écologie, à savoir l'extrême complexité des écosystèmes et les interrelations qui les lient. Le temps et l'espace de l'économie, on l'a vu, ne sont pas le temps et l'espace de l'écologie. C'est une schizophrénie scientifique qui a produit les dégradations que l'on connaît.

Mais alors, quel pourrait être le chemin à suivre ?

6. Idéologie ou utopie ?

L'économie de l'environnement : idéologie ou uto- pie ? Sans doute, est-ce le moment de reformuler la question contenue dans le titre. Quel sens faut-il donner à ces deux termes idéologie et utopie ? Pour y voir plus clair, nous emprunterons à Karl Man- nheim les définitions qu'il donne de ces mots, et qui correspondent parfaitement au propos que nous vou- lons illustrer. Selon cet auteur, les idéologies sont des idées situationnellement transcendantes qui ne réali- sent jamais leur contenu (10). Ainsi, par exemple, les mécanismes classiques du marché, appliqués à l'en- vironnement, constituent les éléments fondamentaux d'une idéologie dans une société qui est dominée par des entreprises multinationales qui contrôlent d'une manière évidente le marché. C'est-à-dire qu'en fait, l'idée du marché concurrentiel est irréalisable, et qu'en ce sens elle est idéologique. A l'opposé, si les utopies sont aussi situationnellement transcendantes, elles ne sont pas des idéologies tant qu'elles n'ont

(9) I. ILLICH,La convivialité. Paris, Seuil, 1973.

(10) K. MANNHEIM, Idéologie et utopie. Paris, 1956, p. 128.

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Economie de l'environnement

pas réussi à modifier la réalité historique existante (11). Ceci dit, il ne fait aucun doute que tout à la fois, et ce n'est qu'un paradoxe apparent, les utopies échouent et réussissent. Elles échouent en ce sens qu'elles ne parviennent jamais à se substituer totale-' ment et complètement à l'ordre existant; mais elles réussissent dans la mesure où elles se diffusent suffi- samment pour modifier, dans la durée historique, l'ordre dominant. Au fond, elles procurent, comme dit Mannheim, le matériel exposif qui reculera les limites de l'ordre existant.

C'est pourquoi nous pensons qu'il faut puiser en priorité dans ce « matériel " si nous voulons nous risquer à faire quelques propositions. Et ce, d'autant plus que ces idées, même si elles sont le fait immédiat de quelques hommes, sont aussi et surtout l'œuvre collective des groupes auxquels ces hommes appar- tiennent. Cela signifie que ces groupes ont des aspi- rations qui ont été mises en forme et théorisées.

Sur le plan purement intellectuel une des idées essentielles qui appartient à ce « matériel » ressortit à la nécessité de refuser cette fameuse classification des sciences qui fait éclater l'image construite de la réalité de telle sorte que l'on se retrouve toujours avec les abacules brillantes mais souvent inutiles d'une mosaïque jamais construite. Le phénomène de l'environnement pose peut-être pour la première fois le problème d'une nouvelle intégration scientifique, c'est-à-dire d'une restructuration des sciences. Cela implique que les sciences humaines et naturelles prennent en compte les interconnexions qui existent entre le biologique et le social.

Il est donc nécessaire de reposer le problème de l'environnement en termes nouveaux. En fait de ter- mes nouveaux, il s'agit surtout d'une intégration d'éléments qui ne figurent pas dans le processus classique. Tout d'abord, il n'y a pas de doute que l'environnement ne saurait être abordé autrement qu'en tant que phénomène « d'état de nature » impli- quant une société en action dans une enveloppe d'espace et de temps où se déroulent les systèmes de relations d'hommes obéissant à des valeurs et à des codes sociaux (12). L'environnement est donc cet état de nature structuré et structurant tout à la fois.

Ce n'est pas un des éléments constitutifs de cet état de nature qui est en crise, c'est tout l'ensemble qui l'est. Essayons de dégager les points critiques essen- tiels de cette crise.

La société peut se définir par sa finalité, l'enve- loppe par sa structure et les codes par la combinaison de principes. La finalité productiviste de la société est nécessairement génératrice de crise dans la mesure où cette finalité, qui implique la croissance, ne tient pas compte de la notion de territoire ou, si l'on préfère, de région définie. La crise de l'envi- ronnement a commencé le jour où les cadres terri-

(11) IBID.,p. 130.

(12) Cf. S. Moscovici, Essai sur l'histoire humaine de la nature. Paris, Flammarion, 1968.

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t o r i a u x o n t é c l a t é s o u s l ' e f f e t d e l ' u r b a n i s a t i o n d o n t l e m o u ve m e nt a é t é a s s ur é p ar l ' i m pl a nt a t i o n d es entreprises. Paradoxalement, l'entreprise structure économiquement le territoire, mais aussi le déstruc- ture, parce qu'elle tend à le dépasser, à l'asservir à ses buts par des moyens de plus en plus puissants.

Une redéfinition de l'entreprise est nécessaire à tra- vers le principe de territorialité. L'entreprise tend vers une croissance sans fin et l'entreprise multina- tionale, par exemple, peut être particulièrement destructrice des cadres territoriaux soumis à sa stratégie économique.

Cette stratégie est commandée par des principes qui sont à la base des codes sociaux. Ces principes dérivent pratiquement tous du grand principe de hié- rarchie (13). On peut dégager les axes suivants : supé- riorité/infériorité, égalité/inégalité, valeur d'échan- ge/valeur d'usage, spatialité/temporalité, coût éco- nomique / coût social, concentration / dispersion. Ces couples sont oppositifs et, selon le terme qui est privilégié, les conséquences sont fort différentes.

Dans le système capitaliste et même dans le système capitaliste d'Etat, sont privilégiés la supériorité, l'iné- galité, la valeur d'échange, la temporalité, le coût économique et la concentration. Tous les raisonne- ments sont construits à partir de ces éléments et toutes les productions sont faites à partir de ces principes. Les autres principes sont occultés de telle sorte qu'il y a crise dans tout l'environnement comme nous l'avons défini. Egalité, valeur d'usage, spatia- lité, coût social et dispersion sont éliminés, car ils ne permettent pas la réalisation de la finalité produc- tiviste. Ils illustrent bien au contraire une finalité existentielle. Dès l'instant où l'on contraint la société dominante à changer ses codes, la croissance traditionnelle n'est plus possible et un changement d'orientation devient nécessaire.

Ainsi, on voit qu'à une série de principes carac- térisés par la dissymétrie, on substitue une série de principes caractérisés par la symétrie. En d'autres te rmes, la c rise de l'état de na ture es t une c rise du principe général de hiérarchie qui est naturelle- ment à la base du système pyramidal des classes et même de toute la vie socio-économique, socio-poli- tique et socio-culturelle. Ainsi, c'est la crise du système relationnel, dans lequel les relations sujet- objet sont toutes dissymétriques, c'est-à-dire com- prennent un pôle dominé par un pôle dominant.

Dès lors, toute tentative d'étudier l'environnement ne peut se référer qu'à un modèle critique, et par là utopique. L'environnement suppose que l'on ne prenne pas seulement en compte l'infrastructure économique à laquelle doit s'adapter la collectivité, mais toutes les relations de celle-ci, de telle sorte que, dans un système de rapports symétriques, l'éco- nomie devienne un moyen et non une fin. Dans ces conditions, l'entreprise doit être « régionalisée »;

(13) Cf. M. GUILLAUME,Le capital et son double. Paris, PUF, 1976.

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c'est-à-dire qu'on ne saurait admettre qu'elle désé- quilibre l'organisation territoriale du point de vue de l'écologie, tant physique qu'humaine, de la région dans laquelle elle est implantée. Cela postule que la politique de l'entreprise ne puisse être en contra- diction avec la politique régionale globale. Cela pos- tule encore une adaptation de la dimension des firmes.

En effet, on peut se demander s'il est parfaitement cohérent de faire des économies d'échelle qui se tra- duisent par des déséconomies au niveau de l'envi- ronnement physique et humain. Dans ces conditions, il est vrai, la marge de profit économique de l'entre- prise risque d'être plus faible; mais on sait que cette partie du profit est en général transformée par les multinationales en pouvoir d'intervention utilisé pour adapter d'autres régions à leurs besoins. Pour une entreprise régionalisée, ce profit non directement réalisé devient un profit social indirect. On pourrait donc considérer deux systèmes d'entreprises actuel- lement : l'un dé-spatio-temporalisé, qui est un dan- ger pour l'environnement, et un autre spatio-tempo- ralisé qui pourrait assurer l'existence équilibrée d'une collectivité.

Les entreprises qui appartiennent au premier grou- pe ne sont enracinées dans aucun espace et dans aucune histoire; ce sont des unités a-géographiques et a-historiques, qui ne sécrètent que leur propre espace et leur propre histoire. Elles sont finalement étrangères à la société et a l'enveloppe de celle-ci.

Mercedes Bresso, Claude Raffestin

Elles sont la conséquence de la rationalisation des éléments de codes utilisés pour réaliser des messages à fort contenu dissymétrique et hiérarchique. Elles ont acquis suffisamment de pouvoir pour être en mesure d'imposer à la collectivité leur propre structu- ration de l'espace et du temps, leur propre rythme à la collectivité et leur propre rationalisation des codes.

La crise de l'environnement physique et humain doit être affrontée à travers une critique puis une redéfinition de l'entreprise, cellule fondamentale dans la société actuelle. La résolution de la crise passe donc par la réintégration de la firme dans un système spatio-temporel dont les intérêts passent avant ceux de la firme. Ceci implique une reconsidération com- plète des codes utilisés, de telle manière que certains principes ne soient pas sacrifiés à d'autres.

L'environnement, en conclusion, est donc un phéno- mèe qui ne peut être étudié et résolu qu'à partir d'un corpus scientifique organique dans lequel scien- ces exactes et sciences sociales auraient aussi des rapports symétriques et non des rapports dissymé- triques. La crise de l'environnement n'est que la partie la plus immédiatement visible d'une crise de civilisation, celle de la civilisation occidentale.

La résolution de cette crise ne peut être posée qu'en termes utopiques, c'est-à-dire finalement en termes critiques. Quel sera le nouveau Marx ?

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