• Aucun résultat trouvé

L'EXPÉDITION DU MEXIQUE A COMMENCÉ AUX TUILERIES

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "L'EXPÉDITION DU MEXIQUE A COMMENCÉ AUX TUILERIES"

Copied!
19
0
0

Texte intégral

(1)

L'EXPÉDITION DU MEXIQUE

A COMMENCÉ AUX TUILERIES

A l'occasion du centenaire de l'expédition du Mexique et de l'exécution de Maximilien, il est intéressant de rappeler les origines politiques de l'affaire et comment elle a été conçue à Paris, accueillie par l'opinion pu- blique et, notamment, les réactions parlementaires qu'elle a suscitées. La documentation essentielle de cet article a été puisée aux Archives du Sénat.

«TVTous ne serions en lutte avec personne si, au Mexique, les

• ^ procédés d'un gouvernement sans scrupules ne nous avaient obligés de nous réunir à l'Espagne et à l'Angleterre pour protéger nos nationaux et réprimer les attentats contre l'humanité et le droit des gens. » C'est dans ces termes que, le 27 janvier 1862, Napoléon III, dans son discours au Corps législatif ouvrant la session parlementaire, annonça publiquement qu'une expédition était entreprise au Mexique, en accord avec l'Angleterre et l'Espa- gne, pour obtenir réparation de dommages causés aux ressortis- sants français.

L'annonce de la campagne fit assez peu d'impression. Le Mexi- que était bien loin ! On savait par la presse que, depuis quelques mois, un changement de régime y était intervenu. Juarez, chef du parti libéral, avait supplanté Miramon, leader du parti conser- vateur. Mais les détails de ce renversement de pouvoir restaient

(2)

342 L'EXPÉDITION DU MEXIQUE

obscurs, de même que son aspect financier, cependant capital.

Tandis que Miramon, en effet, réfugié à Jalapa, attendait sa revan- che, Juarez s'installait à Mexico où il héritait d'une situation économique désastreuse. Il n'est jamais agréable pour un chef d'Etat nouvellement promu de trouver les caisses vides, encore moins d'avoir à rembourser une dette extérieure. Tel était le cas pour Juarez, obligé de prendre à son compte les engagements de ses prédécesseurs. Ceux-ci, outre qu'ils s'étaient emparés de sommes importantes déposées pour des obligataires anglais à la légation britannique de Mexico, avaient conclu un arrangement draconien avec un banquier suisse nommé Jecker : en échange de 750 000 dollars comptant — 3 millions 750 mille francs, — les conservateurs avaient cédé à Jecker des obligations du gouverne- ment mexicain pour une valeur de quinze millions de dollars — 75 millions de francs. Il ne restait rien naturellement de tout cet argent. De leur côté, les libéraux avaient confisqué un train qui contenait plus d'un million, appartenant à des propriétaires de mines britanniques. En bref, la facture présentée à Juarez par l'Angleterre, l'Espagne — pour les sévices subis par ses nationaux

— et la France réunies s'élevait respectivement à quatre-vingt-cinq, quarante et cent trente-cinq millions, ce dernier chiffre comprenant soixante millions pour les dommages causés aux ressortissants français et les soixante-quinze millions dus au banquier Jecker dont les mauvaises langues chuchotaient que le duc de Morny aurait sa part en remerciement pour ses « bons offices ». Certes, Juarez ne demandait pas mieux que de payer les dettes de son pays. Mais qu'on lui accorde un délai !

Juarez obtiendra un délai, mais il sera gagé. Un traité, signé à Londres, le 30 octobre 1861, entre l'Angleterre, la France et l'Es- pagne, dispose qu'elles occuperont quelques places du littoral mexi- cain jusqu'à ce que satisfaction soit donnée à leurs légitimes pré- tentions. Il s'agit d'une saisie conservatoire et non d'une annexion territoriale — encore moins d'une main-mise politique. C'est ainsi que le contre-amiral Julien de la Gravière, nommé commandant en chef du corps expéditionnaire français, s'était vu préciser par le Ministre des Affaires étrangères : « Les Puissances alliées s'in- terdisent d'intervenir dans les affaires intérieures du pays et, notamment, d'exercer aucune pression sur la volonté des popu- lations quant au choix de leur gouvernement. »

Quelques semaines plus tard, l'expédition, commandée par le général espagnol Prim et comprenant au total six mille Espagnols, deux mille cinq cents Français et guère plus de mille Anglais, cinglait vers le Mexique. Le 17 décembre 1861, l'escadre espagnole mouillait dans les eaux de Vera-Cruz et s'emparait de la ville.

(3)

L'EXPÉDITION DU MEXIQUE 343 Deux mois après, la flotte française et l'escadre anglaise touchaient à leur tour le port mexicain. Puis les négociations s'engagèrent entre les représentants des puissances alliées — Saligny pour la France, Prim pour l'Espagne et Sir Charles Wyke, représentant l'Angleterre — et les émissaires de Juarez. On décida, de part et d'autre, de ne pas engager les hostilités avant le 15 avril, afin de permettre aux gouvernements intéressés de faire parvenir leurs instructions. Une convention dite de la Soledad est paraphée le 19 février. Ainsi se présente l'affaire mexicaine, au moment où Napoléon III s'adresse au Corps législatif.

T 'annonce de la convention de la Soledad est très mal accueillie

• ^ à Paris, du moins par l'Empereur et dans son entourage. Il désavoue l'amiral de la Gravière, nomme unique plénipotentiaire le ministre à Mexico, Dubois de Saligny et désigne le général Laurencez aux fonctions de commandant en chef des forces mili- taires. Une note paraît au Moniteur, journal officiel du gouverne- ment, « désapprouvant » la Convention de la Soledad.

Si, aux Tuileries, on est de plus en plus partisan de l'interven- tion, il n'en est pas de même au Parlement. Le 13 mars 1862, au cours d'une séance « historique », deux voix s'accordent pour exprimer l'inquiétude de la Nation : celles d'un membre de la majorité, Achille Jubinal et d'un représentant de l'opposition.

Jules Favre. Séance dramatique à laquelle la nature elle-même semble prendre part. Le temps est à l'orage, en effet, non seule- ment dans la salle, mais dans le ciel. On sent qu'il va éclater d'un moment à l'autre. Au loin, le tonnerre gronde.

Achille Jubinal se lève et, d'une voix ferme, expose son point de vue. La langue est médiocre, mais l'argument — celui du bon sens — est solide. « Je ne viens pas m'élever contre l'expédition du Mexique ; je ne souhaite au drapeau français... que des succès et des triomphes. Mais je viens prier le gouvernement de vouloir bien, s'il le juge convenable, nous donner quelques explications au sujet de notre expédition. On a dit — je ne sais pas jusqu'à quel point cela est exact — que nous allions au Mexique, de concert avec nos alliés, pour renverser un gouvernement établi et substituer à un gouvernement de forme républicaine un gouver- nement monarchique. Est-ce vrai ? » Voilà donc la question posée fermement et sans ambiguïté... « On a dit également, poursuit Jubinal, que le trône qui serait improvisé à l'abri de nos baïon- nettes était réservé à un prince belge ou allemand... Si nous allons au Mexique, Messieurs, pour défendre nos nationaux et pour protéger efficacement nos intérêts, je n'ai absolument qu'à remer-

(4)

344 L ' E X P É D I T I O N DU MEXIQUE

cier le gouvernement de l'Empereur. Si, au contraire, nous allons au Mexique, de propos délibéré, en nous mettant à la suite de conspirateurs vulgaires dont les journaux ont déjà donné les noms, pour y renverser un gouvernement libre, pour y renverser une puissance indépendante et pour imposer à une nation qui ne dé- pend que d'elle-même une forme de gouvernement quelconque, alors je me permettrai de demander au gouvernement ce que de- vient ce grand principe de non-intervention qu'il a proclamé lui- même ailleurs et qu'il fait si bien respecter. » Et Jubinal d'insister sur le fait que le gouvernement mexicain est parfaitement régulier.

« Depuis que Juarez a succédé à Miramon, Juarez est maître in- contesté ; aucune ville ne proteste, il n'y a pas de révolte ; donnez- lui donc le temps de se constituer et, s'il ne s'agit pas entre vous et lui de haute politique, donnez-lui au moins le temps de vous payer. » Et il conclut en exigeant des commissaires du gouver- nement qu'ils donnent à l'Assemblée des explications sur cette affaire, qui fait l'objet du paragraphe 6 de l'ordre du jour.

Le Président met alors en discussion l'amendement proposé sur le paragraphe 6 par Jules Favre, Hénon, Darimon, Ernest Picard et Emile Ollivier, ainsi conçu : « Nous voyons avec regret com- mencer l'expédition du Mexique. Son but paraît être d'intervenir dans les affaires intérieures d'un peuple. Nous engageons le gou- vernement à ne poursuivre que la réparation de nos griefs. » Puis, sur sa demande, le Président passe la parole à Jules Favre.

Les grandes élégantes du Second Empire se pressaient aux séances du Corps législatif, les jours où Jules Favre devait inter- venir. Lorsqu'il gravissait les degrés de la tribune, un murmure l'accompagnait, fait d'impatience et d'admiration. Sa haute taille dominait l'assemblée. Ses mains blanches et veinées, comme celles d'une femme, se crispaient sur la barre. Drapé dans sa vaste redingote, Jules Favre élevait lentement les bras et parlait. Il connaissait tous les secrets — les « trucs » — de l'art oratoire et travaillait minutieusement ses attitudes. Narines palpitantes, mè- ches retombant sur le front, voix tour à tour enjôleuse et ton- nante, coup de talon, parfois, comme un bretteur — tous les moyens lui étaient bons pour convaincre et « enlever » son public.

Tel est l'orateur qui va donner le ton à cette séance du 13 mars 1862.

Après avoir repris les motifs d'inquiétude exprimés par Jubinal, Jules Favre, citant des extraits de l'Esprit des lois, se demande si le fait pour un Etat de ne pas payer ses dettes est un motif suffi- sant pour que son créancier lui déclare la guerre. Est-il sage, par ailleurs, pour obtenir le paiement d'une somme dont une partie est hypothétique et contestable, d'en dépenser préalablement bien davantage ? Puis, revenant aux citations, il évoque le passage du

(5)

L ' E X P É D I T I O N DU MEXIQUE 345

Traité du Droit des Gens définissant les « prétextes » de faire la guerre, qui sont des « raisons vraies en elles-mêmes et fondées, mais qui, n'étant point d'une assez grande importance pour faire entreprendre la guerre, ne sont mises en avant que pour couvrir des vues ambitieuses ou quelque autre motif vicieux. » Il revient alors aux termes du traité de Londres dont les clauses ne visent qu'à protéger les résidents étrangers et forcer Juarez à payer ses dettes, alors que la dépêche du ministre français des Affaires étran- gères à ses agents va beaucoup plus loin. Favre en donne lecture :

« Les puissances alliées ne se proposent aucun autre but que celui qui est indiqué dans la convention ; elles s'interdisent d'intervenir dans les affaires intérieures du pays et notamment d'exercer au- cune pression sur les volontés des populations, quant aux choix de leur gouvernement. Il est cependant certaines hypothèses qui s'imposent à notre prévoyance et que nous avons dû examiner. Il pourrait arriver que la présence des forces alliées sur le territoire du Mexique déterminât la partie saine de la population, fatiguée d'anarchie, avide d'ordre et de repos, à tenter un effort pour cons- tituer dans le pays un gouvernement présentant les garanties de force et de stabilité qui ont manqué à tous ceux qui s'y sont suc- cédés depuis l'émancipation. Les puissances alliées ont un intérêt commun et trop manifeste à voir le Mexique sortir de l'état de dissolution sociale où il est plongé, qui paralyse tout développe- ment de sa prospérité, annule pour lui-même et le reste du monde toutes les richesses dont la Providence a doté un sol privilégié... »

Jules Favre interrompt sa citation, car l'orage, qui menaçait depuis le début de la séance, vient d'éclater. La pluie et la grêle qui tombent sur le vitrage extérieur du haut de la salle font un fracas qui couvre la voix de l'orateur. Jules Favre enfle la voix et parvient à dominer le grondement de l'orage. Il brandit ses notes et s'exclame : « J'ai vu hier le comte Flahaut... » Cette fois, l'orage est à son maximum. Il redouble de violence. On ne s'entend plus.

La séance est suspendue pendant quelques minutes. Puis la tem- pête se calme et Jules Favre reprend le fil de son discours : « J'ai vu hier le comte Flahaut... » Cette phrase se trouvait dans une dépêche du comte Russell, ministre des Affaires étrangères de Grande-Bretagne, adressée à l'ambassadeur d'Angleterre à Paris, lui faisant part de la visite du comte Flahaut, représentant de l'Em- pereur à Londres. Ce diplomate avait annoncé au ministre anglais la décision du gouvernement français d'envoyer de nouvelles for- ces de débarquement au Mexique. Pourquoi ? Pour ne pas laisser l'initiative des opérations au général espagnol, visiblement pressé de distancer les forces françaises et britanniques. Mais, en même temps que l'ambassadeur d'Angleterre recevait ces communications

(6)

346

L'EXPÉDITION DU MEXIQUE

de son gouvernement, il s'alarmait, de son côté, de ce qu'il enten- dait dire sur le but final de l'opération qui, d'après ses rensei- gnements, n'aurait pour objet que de placer l'archiduc Maximilien sur le trône du Mexique. Et Jules Favre de faire une dernière cita- tion, celle d'une lettre de lord Russel envoyée à son agent au Mexique : « Depuis que je vous ai écrit, l'Empereur des Français a décidé d'envoyer trois mille hommes de plus à Vera-Cruz. On suppose que ces troupes marcheront sur Mexico avec les troupes françaises et espagnoles qui sont déjà au Mexique. On dit que l'archiduc Maximilien sera invité par un grand nombre de Mexi- cains à monter sur le trône du Mexique et que le peuple mexicain sera joyeux de ce changement dans la forme de son gouvernement.

J'ai peu à ajouter à mes premières instructions à ce sujet. Si le peuple mexicain, par un mouvement simultané, place l'archiduc autrichien sur le trône du Mexique, nous n'avons pas à l'en empê- cher ; cela n'est pas dans notre convention. D'un autre côté, nous ne pourrions prendre part à une intervention par la force dans ce but. Les Mexicains doivent consulter leurs propres intérêts. »

Fort de cette citation, Jules Favre a beau jeu de s'exclamer :

« Voilà la combinaison pour laquelle le Gouvernement français envoie une expédition !» Il ne reste plus à l'orateur qu'à conclure.

Il s'y emploie avec véhémence, insistant sur le fait que Juarez ne refuse pas de payer, mais ne demande que du temps, raillant le prince autrichien et sa « candidature d'aventure » et exigeant des explications précises.

Ces explications, le représentant du Gouvernement, le ministre Billault, les noie sous un flot de paroles indignées et de profes- sions de foi patriotiques. « Pendant que nos soldats marchent sur Mexico sous le drapeau de la France, on tente de démontrer ici...

que la guerre dans laquelle ils vont verser leur sang est une guerre illégitime... » Et d'évoquer les « outrages les plus odieux » prodi- gués aux Français du Mexique, les dommages qu'ils ont subis dans leurs biens et dans leurs personnes. « Est-ce qu'en face de toutes ces violences, ces déprédations, ces injures, ces dérisions, il n'y avait pas une limite pour la patience de la France ? » Il n'a jamais été question pour la France « de machinations secrètes au profit d'un intérêt étranger ». Et, si les troupes françaises ont quitté le littoral pour l'intérieur des terres, c'est pour échapper à la fièvre jaune qui sévit au bord du golfe. C'est aussi pour « forcer un ennemi moins redoutable qu'elle. » De même la France n'a-t-elle jamais eu l'intention d'imposer aux Mexicains un pouvoir que ceux- ci n'approuveraient pas. « Maintenant si, au milieu de ce conflit, par un retour bien facile à concevoir, les malheureuses popula- tions de ces contrées, lasses enfin de tous les maux que, depuis

(7)

L'EXPÉDITION DU MEXIQUE 347

quarante ans, leur infligent des alternatives incessantes d'anarchie et de tyrannie, venaient à vouloir secouer définitivement le joug de leurs oppresseurs vaincus par nous ; si, dans une heure de bon sens et d'instinct de salut suprême, elles tentaient de se don- ner enfin à elles-mêmes un gouvernement d'ordre et de liberté, est-ce que nous les en empêcherions ?» Mieux encore, « nous les encouragerons de toutes nos sympathies, de tous nos conseils, de tout notre appui moral. » D'ailleurs, cela est conforme à l'esprit et aux termes de la convention tripartite. Quant au bruit dont se fait 1' « écho l'ambassadeur de Sa Majesté britannique d'un prince étranger que la France placerait sur le trône du Mexique, per- mettez-moi de ne pas m'y arrêter. » Les intentions de la France sont claires et sans équivoque : elle va au Mexique pour imposer le respect de ses nationaux et l'exécution d'engagements qui n'ont pas été tenus. Trop heureuse si, à l'occasion de ce règlement de comptes, les Mexicains pouvaient se donner à eux-mêmes les « bien- faits d'un bon gouvernement. »

Est-ce le talent oratoire du ministre Billault ou plutôt le fait que l'assemblée est composée en majorité de membres favorables au Gouvernement ? Le discours de l'orateur ponctué d'applaudis- sements aux bons endroits et de : très bien ! très bien ! même aux périodes les plus creuses, est favorablement accueilli. La fai- blesse de l'argumentation se trouve si habilement dissimulée sous les proclamations sentimentales, si grand est l'art de Billault d'élu- der les points délicats — la question relative à la candidature de Maximilien a été escamotée de main de maître, — que le Gou- vernement, par sa voix, emporte la majorité des suffrages. L'amen- dement de Jules Favre et de ses partisans est mis aux votes et rejeté.

"E'nfin, parviennent au Mexique les instructions gouvernemen-

•*-' taies, impatiemment attendues par les plénipotentiaires alliés.

Quel en est le contenu ? Bien contradictoire, hélas ! Si, en effet, les gouvernements de Londres et de Madrid acceptent de tempori- ser pour le remboursement des dettes mexicaines et rappellent leurs troupes, le gouvernement français, en revanche, désapprouve la convention de la Soledad et renouvelle ses exigences en termes hautains. Saligny formule des exigences qu'il sait inacceptables, afin de justifier une intervention dont, manifestement, les parte- naires espagnols et anglais ne veulent plus. Sur ces entrefaites, une conférence a lieu le 7 avril à Orizaba qui met d'accord le gouver- nement de Juarez et ceux de Londres et de Madrid. Elle consomme du même coup la rupture entre la France et ses alliés. Si les pléni-

(8)

348 L'EXPÉDITION DU MEXIQUE

potentiaires espagnols et anglais reconnaissent aux Mexicains le droit de se choisir le régime qui leur convient, il n'en est pas de même pour les Français, qui affirment clairement leur intention de considérer l'expédition mexicaine non plus et moins que jamais comme une affaire contentieuse, mais comme une entreprise poli- tique de la plus haute importance. Le 24 avril, il n'y a plus au Mexique un seul soldat anglais ni espagnol. Le champ est libre pour l'armée française, que commande le général Laurencez dont l'esprit militaire intégral n'a d'égal qu'une confiance en soi, sans réserves. Il écrit au maréchal Randon, ministre de la guerre :

« Nous avons sur les Mexicains une telle supériorité de race, d'organisation, de discipline, de moralité, que je prie votre Excel- lence de dire à l'Empereur que, dès maintenant, à la tête de six mille soldats, je suis le maître du Mexique... »

La démonstration aura lieu à Puebla, le 5 mai. Les six mille soldats du général Laurencez, disposés sur les pentes du cerro de Guadalupe, sont prêts à l'assaut du centre fortifié de Puebla. La place est défendue par les quatre mille volontaires du général Zaragossa. Laurencez donne l'ordre d'attaquer. Le combat s'engage.

Un combat haut en couleurs. D'un côté, les guerrilteros mexi- cains : ils portent le sombrero de feutre à larges bords plats, la courte veste de cuir, le pantalon de peau ouvert sur le côté, évasé sur les pieds et qu'une rangée de boutons ferme étroitement.

Drapés dans leur sarape, ils montent de petits chevaux maigres et fougueux. Un lasso est solidement fixé au pommeau de leur selle.

Une carabine est passée entre les courroies de la fonte. De l'autre côté, les soldats français, lanciers à cheval, casqués et cuirassés et zouaves aux larges culottes rouges. Les cavaliers mexicains tourbillonnent autour des Français, les contournent. Nos soldats perdent pied, fléchissent et, bientôt reculent. Laurencez fait re- traite précipitamment sur la côte, en laissant plus de mille hom- mes sur le terrain. Le 5 mai 1862 sera, chaque année, célébré avec ferveur par le Mexique, comme l'une de ses plus grandes fêtes nationales. « C'est le fait de la guerre de voir quelques revers obscurcir d'éclatants succès », écrira Napoléon III au général mal- heureux, qu'il remplacera par le général Forey. Ce « limogeage » enveloppé de bonnes paroles était bien dans les manières de l'Em- pereur.

"C* t Maximilien ? Au moment où 1' « affaire » mexicaine se débat- -*-J tait au Parlement français, à l'heure où les troupes françaises essuyaient à Puebla un échec inattendu et cuisant, Maximilien méditait au château de Miramar, face à l'Adriatique. Cet amateur

(9)

L'EXPÉDITION DU MEXIQUE 349

de jardins, ce passionné de la mer, ce poète avait jusqu'alors vécu l'existence somptueuse et oisive d'un frère cadet d'Empereur.

Depuis la naissance de son neveu Rodolphe, il savait qu'aucune chance ne lui restait de monter sur le trône d'Autriche. L'offre de Napoléon III avait réveillé dans son cœur le traditionnel appétit de pouvoir des Habsbourg. Il serait empereur, lui aussi !

Comme son frère François-Joseph. Comme Napoléon III, son protecteur et son génie. Depuis la fin décembre 1861, sous la pres- sion de l'impératrice Eugénie, elle-même influencée par les émigrés mexicains à Paris — représentants du gouvernement conservateur renversé — l'Empereur pressait Maximilien d'accepter la couronne du Mexique et d'y partir au plus tôt. Des contacts directs avaient été pris entre l'archiduc et les émigrés, tous ou à peu près appar- tenant au personnel diplomatique du gouvernement précédent.

Cependant, Maximilien hésitait. L'échec des pourparlers d'Orizaba, une déclaration survenant alors du président Lincoln sur l'invio- labilité de la doctrine de Monroe, voilà qui lui faisait craindre l'inimitié de l'Angleterre et des Etats-Unis. Que de soucis, avant même que d'être couronné !

Et Napoléon III ?

Pour que la France ait décidé de poursuivre seule une entreprise que plus rien de sérieux ne paraissait désormais légitimer, ni en droit ni en fait, il fallait en chercher la raison non plus dans l'af- faire Jecker ni dans les sympathies de l'Impératrice pour les émi- grés mexicains et son fanatisme catholique — « Dieu merci, s'était- elle écriée, en apprenant le rembarquement, en avril 1862, des Espagnols et des Anglais, nous sommes maintenant sans alliés ! »

— mais dans la pensée même de l'Empereur, dans ce rêve « cali- fornien » qu'il caressait depuis sa jeunesse. L'affaire mexicaine était pour lui le prétexte providentiel — car il croyait à la Provi- dence et qu'il était appelé par elle à réaliser de grands desseins — à une action de vaste envergure : la création d'un empire latin d'Amérique. Il n'avait jamais cessé d'y songer. Déjà, dans sa prison du fort de Ham, il pensait au percement d'un canal interocéa- nique à travers l'isthme de Nicaragua. Il écrivait en 1846 qu'il fallait souhaiter « dans l'Amérique Centrale la constitution d'un Etat considérable, capable d'empêcher de nouveaux empiétements des Etats-Unis. » Et voici que les événements d'Amérique du Nord et les succès remportés par le général sudiste Lee allaient renforcer l'Empereur dans son idée d'une Amérique méridionale, empiétant profondément sur le Nord. Un empire catholique et latin, qui s'étendrait de Panama au Texas et dont les structures adminis- tratives et militaires seraient françaises — quel contre-poids à la puissance des Etats-Unis, protestants et matérialistes ! Et comme

(10)

350 L'EXPÉDITION DU MEXIQUE

la Guerre de Sécession, en absorbant toutes les énergies disponi- bles, servait bien les desseins de l'Empereur, libre alors de pousser tranquillement ses pièces sur l'échiquier mexicain ! Il serait temps, le moment venu et à la faveur de la victoire, de choisir entre l'al- liance de l'Union ou celle de la Confédération.

Mystérieux et réservé à l'égard de ses proches collaborateurs, Napoléon III dévoilait souvent sa pensée, à l'occasion des notes qu'il adressait directement aux généraux et aux chefs de service, au mépris des règles hiérarchiques. C'est ainsi que ses instructions au général Forey, au moment où il lui donnera le commandement de l'expédition du Mexique, dépasseront largement le cadre pure- ment technique et militaire. Elles seront, en fait, un mémorandum politique, prescrivant la conduite à tenir à l'égard des populations occupées, la méthode à employer pour « suggérer » au peuple mexicain la candidature de Maximilien et l'attitude à adopter vis-à- vis tant du clergé que des « détenteurs de biens nationaux ». Mais là n'était pas l'essentiel. Grâce à l'institution au Mexique, par les armes de la France, d'un gouvernement stable, Napoléon III pen- sait opposer une digue infranchissable aux empiétements des Etats- Unis, maintenir l'indépendance des colonies françaises des Antilles et celles de 1' « ingrate Espagne » et étendre l'influence bienfaisante de la France au centre de l'Amérique. « Cette influence rayonnera au nord comme au midi, créera des débouchés immenses à notre commerce et procurera des matières indispensables à notre in- dustrie... » Ce mélange d'esprit pratique et de messianisme était bien aussi dans le tempérament de l'empereur. Soucieux des inté- rêts économiques de la France, mais également prophète inspiré.

il se voyait déjà, par prince interposé, responsable d'une immense Amérique latine, traitant d'égal à égal avec les Etats-Unis, leader de la civilisation cristo-greco-romaine, champion du libéralisme monarchique... Maître politique du monde, pourquoi pas ?

T a défaite du général Laurencez à Puebla a causé une forte im-

•*-'' pression sinon dans le public, assez indifférent aux questions d'outre-mer, du moins dans les milieux politiques. Des crédits sont votés d'urgence par le Corps législatif pour renforcer le dispositif militaire au Mexique en hommes et en matériel. Des troupes fraî- ches se mettent en route. En attendant l'arrivée de Forey, Lauren- cez s'occupe de l'intendance.

Si lointain que soit le champ de bataille de Puebla, il s'inscrit dans les préoccupations coloniales du Parlement. Aussi a-t-il mis à son ordre du jour de la séance du 26 juin la question mexicaine.

(11)

L'EXPÉDITION DU MEXIQUE

351

La foule habituelle des « grandes premières » de la Chambre accourt dès l'ouverture des portes. Elle emplit les tribunes. Jules Favre est « annoncé au programme ». Il a demandé la parole sur le ministère de la guerre. On la lui donne. A nouveau, la grande voix s'élève dans l'hémicycle devenu silencieux.

Sans revenir sur la récente décision de la Chambre d'accorder des crédits pour secourir l'expédition française au Mexique, l'ora- teur estime indispensable d'interroger le gouvernement sur ses intentions futures, car « un vote de salut n'est pas un vote de confiance. » Et, patiemment, Jules Favre refait l'historique de la question : les clauses du traité hispano-franco-anglais du 31 oc- tobre 1861, les commentaires du ministre des Affaires étrangères français et l'interprétation à son avis abusive des textes protoco- laires. On allait vers une guerre « impolitique et injuste », en dépit des déclarations rassurantes de 1' « honorable Monsieur Bil- lault » et de ses efforts pour justifier la légitimité de l'intervention française. « Je ne savais pas, constate Jules Favre, que les faits se chargeraient de me donner raison ». Et il reprend le fil des événements depuis la dernière séance du Corps législatif.

Que retenir de cette minutieuse relation, empreinte tour à tour d'émotion et d'humour ? Tout d'abord que les Français se faisaient des illusions sur l'attitude des populations à leur égard. « Les bras de la France vous sont ouverts, accourez I Laissez ceux qui font peser sur votre front un joug détestable ; nous sommes ici pour le briser. » Telle était la proclamation qu'avait lancée le commandant de l'expédition française à son arrivée au Mexique.

« Messieurs, personne ne vint », s'exclame Jules Favre. Mais des notes parvenaient du ministre des Affaires étrangères de la répu- blique mexicaine aux représentants des Alliés, posant un certain nombre de préalables aux négociations ; assurance que les discus- sions ne porteraient que sur l'objet même du litige, sans que la légitimité du gouvernement Juarez soit en cause, assurance aussi que le futur traité serait ratifié par les gouvernements respectifs.

« C'est, Messieurs, dans de pareilles circonstances que commen- cèrent les négociations aboutissant au traité du 19 février, qu'on appelle le traité de la Soledad... » Pourquoi, alors que les cabinets de Londres et de Madrid ratifiaient le traité, celui des Tuileries s'y refusait-il ? Telle est l'une des questions que Jules Favre pose au ministre. Et d'évoquer à ce propos l'atmosphère pénible de la conférence d'Orizaba, les altercations entre Saligny et Prim, les hautaines demandes d'explications de Sir Charles Wyke et l'entrée de scène du général émigré Almonte, fraîchement débarqué d'Eu- rope et venant proposer ses services aux Alliés pour les aider à mettre sur le trône mexicain l'archiduc Maximilien. « Que penser,

(12)

352 L ' E X P É D I T I O N DU MEXIQUE

Messieurs, je vous le demande, de la conduite et de la moralité de celui qui vient déchaîner sur son propre pays le fléau de la guerre civile ? »

En venant alors aux dessous financiers de l'affaire, Jules Favre aborde la question des bons Jecker. « Savez-vous, Messieurs, ce que c'était que ces bons Jecker ? Je laisse parler les documents officiels, une lettre adressée à Lord Russel par l'envoyé d'Angle- terre s'expliquant sur cette affaire et voici ce qu'il dit... » Un si- lence. Jules Favre tire un papier de sa redingote, prend un temps, puis lit d'une voix forte, en détachant les mots : « Lorsque le gouvernement de Miramon était entièrement sans le sou, la maison Jecker lui prêta 750 000 dollars (3 750 000 francs-or) pour lesquels le dit Jecker reçut des bons payables à quelque époque future et se montant à 15 millions de dollars. Peu après cette outrageante transaction, Miramon fut remplacé par son rival Juarez. Celui-ci fut sommé par M. Jecker, qui était sous la protection française, d'avoir à lui payer la somme énorme ci-dessus mentionnée, se fondant sur ce qu'un gouvernement est responsable des actes et des obligations de celui qui l'a précédé. Juarez refusa. Il fut sou- tenu dans cette résolution par l'opinion de tous les hommes im- partiaux du Mexique. Et, pour compléter1 ces renseignements, j'ajoute que la maison Jecker était une maison suisse, qu'elle a été entraînée par la chute de Miramon. Jecker a été déclaré en fail- lite ; les bons du Trésor qui étaient entre ses mains, qui n'étaient plus, vous le comprenez, que des titres sans valeur, ont été ven- dus à vil prix. Une société d'honnêtes spéculateurs les a rachetés —

« bruits » dans l'assemblée — et, maintenant, elle veut s'en servir, elle veut toucher ces 75 millions. Et voilà, Messieurs, les créances, que la France prend sous son patronage ! »

Jusqu'alors, la Chambre a écouté Jules Favre attentivement, mais sans lui témoigner d'approbation. Certaines de ses paroles ont soulevé des murmures — « J'ignore l'avenir qui est réservé à la France... Il semble que la France soit pareille à cet oiseau qui, la tête sous son aile, pense qu'il n'est vu de personne... Dire que le drapeau de la France couvre le général Almonte, n'est-ce pas dire que c'est plutôt sa main que celle de la France qui tient notre étendard sur les rivages mexicains ? » — et parfois des protes- tations. Mais, au fur et à mesure que l'orateur approche de sa conclusion, le mécontentement croît dans les rangs de la majorité.

Des « exclamations » accueillent des phrases comme celles-ci :

« ... Le seul parti ?... Le voici : traiter avec le Mexique et se re- tirer. » Et c'est dans 1' « agitation » que Favre conclut : « J'espère...

que c'est pour la dernière fois que j'assiste à ce spectacle de l'as- semblée des représentants d'un grand pays, forcée de déplorer des

(13)

L'EXPÉDITION DU MEXIQUE 353

fautes qu'elle n'a pas commises et réduite à de stériles regrets et à des vœux impuissants. »

Pour la deuxième fois, le ministre Billault va donner la répli- que à Jules Favre. Comme lui, le représentant du gouvernement fait un retour sur le passé. Mais il y plonge encore plus profon- dément. « Il y a trente ans que le Mexique accumule, contre nos nationaux, les injures, les avanies, les vexations. » Il en dresse l'inventaire. Puis, il relate les démarches entreprises par le gou- vernement français pour obtenir réparation des préjudices subis.

L'exposé est long et monotone, coupé de temps à autre par un accès d'éloquence à propos du « drapeau de la France, sacré à l'égal de ceux qui sont le plus redoutables et le plus redoutés », de la « sainteté du pavillon » et de la nécessité du recours à la force. C'est un document diplomatique excellent et complet que Billault commente à la Chambre. Rien n'est laissé de côté ni les tentatives de conciliation du gouvernement français avec celui de

« Monsieur Juarez » ni les échanges de dépêches entre les cabinets de Paris, de Londres et de Madrid. Ainsi la Chambre est-elle mise au courant des préliminaires du traité de Londres et de ses inten- tions « principales et accessoires » : obtenir la réparation des dom- mages subis par les Alliés, par le moyen de la négociation, de préférence, sinon par la guerre et, ultérieurement, par l'institution au Mexique d'une monarchie dirigée par un prince étranger tel que Maximilien, candidat de la France, auquel l'Espagne aurait préféré un Bourbon.

Dès le début, l'intervention de Billault est accueillie avec sym- pathie. Il bénéficie d'un préjugé favorable, c'est évident. Et lorsque, pour légitimer l'action militaire de la France en territoire étranger, il déclare : « Le gouvernement de la France respecte profondément l'indépendance des peuples... le principe de la souveraineté na- tionale fait sa force, sa légitimité et sa gloire », personne, dans l'hémicycle, ne sourit ni murmure. Bien au contraire, un concert d'approbations salue cette déclaration contradictoire, de même que celle qui suit : « Et quant au principe de l'indépendance des peuples, il l'a écrit sur son drapeau, et il l'a écrit aussi en Italie avec son épée. » Billault en arrive alors à l'exégèse politique de l'expédition et de la convention de la Soledad. Pourquoi la France n'a-t-elle pas signé le protocole allié ? Pour des raisons nombreu- ses, mais différentes. Raisons sentimentales : comment admettre l'article 5, disposant que le « drapeau de Juarez sera de nouveau arboré à Vera-Cruz et flottera à côté des glorieuses couleurs de la France, de l'Angleterre et de l'Espagne ? » « C'est incroya- ble ! » interrompra Granier de Cassagnac. Raisons diplomatiques : l'alignement de la position française sur l'attitude espagnole, très

LA HBVUB N ° 2 3

(14)

354 L'EXPÉDITION DU MEXIQUE

ferme au début, puis fléchissante par la suite. Raisons politiques : l'impossibilité morale pour la France de traiter avec le gouverne- ment Juarez, l'une de ces « tyrannies sauvages et sanguinaires dont les excès indignent le monde civilisé. » Ce qui attire à Billault cette réplique de Jules Favre, accueillie par des « exclamations » :

« Nous détestons toutes les tyrannies, même celles qui se dé- guisent. »

Après un exposé de la dette Jecker, assez vague, Billault en arrive à la rupture entre les Alliés et à la séparation définitive des troupes. « Des trois puissances venues ensemble au Mexique, deux l'ont quitté ; l'Angleterre dès l'abord, et sans trop s'éloigner de ses intentions déclarées à l'avance; l'Espagne, plus tard et quand les affaires étaient plus engagées... Quant à la France, elle est restée... par ce qu'elle le croyait de son droit et de son hon- neur, et que, malgré les conseils qu'on lui a donnés aujourd'hui, elle ne se détermine pas volontiers à reculer. » Vivement acclamé pour ces paroles, Billault donne lecture des instructions gouverne- mentales aux plénipotentiaires et du message de l'empereur au général Laurencez, que la Chambre applaudit. Puis, se retournant vers Jules Favre : « J'avoue que ce n'est pas sans un profond éton- nement que j'ai entendu dans la bouche de l'honorable préopinant l'étrange conseil qu'il nous a donné : traiter avec le Mexique et se retirer. » La Chambre éclate de rires ironiques. « Se retirer, quand toutes les fibres françaises se révolteraient d'une pareille lâcheté ?... Oh ! quelle humiliation le drapeau de la France aurait encourue ! Il a vu fléchir devant lui les drapeaux les plus glo- rieux... Il a promené nos victoires sur l'Europe toute entière... » Les bravos éclatent, les approbations fusent. « Il faut que le gou- vernement parjure disparaisse devant le souffle de la France... » Il ne reste plus au ministre, assuré qu'il est de son triomphe, que de lancer une vibrante péroraison, unissant dans la même exaltation patriotique, les soldats combattant au Mexique — « qu'ils sachent bien que la nation toute entière est derrière eux » — et le drapeau de la France — « il est aussi celui du droit, de la justice, de la civilisation et de la liberté ! »

Lorsque le ministre Billault se rasseoit, les applaudissements se font plus nourris encore. « Aux voix ! aux voix ! » crie-t-on de toutes parts. « Je mets aux voix les crédits demandés pour le ministère de la guerre », annonce le président. Les crédits sont adoptés. Puis, il est procédé au scrutin sur l'ensemble du projet de loi budgétaire, relatif aux suppléments de crédits de l'exercice 1862. Les résultats sont proclamés. Nombre de votants : 248, majo- rité absolue : 125, pour l'adoption : 248, contre : 0. Le Corps légis-

(15)

L'EXPÉDITION DU MEXIQUE 355 latif a adopté. A l'unanimité ? Oui, si l'on ne décompte pas les

« absents au moment du vote ». Parmi ceux-ci, un nom : Jules Favre.

/"^ette fois, le sort en est jeté. La guerre du Mexique aura lieu.

^ L'armée française maintiendra l'ordre. Maximilien s'efforcera de régner. Mais comme on sera loin, bientôt, des pronostics, opti- mistes du ministre Billault ! Et voici que, ainsi qu'au cours d'une des prises de vues d'un film, la caméra se déplace. L'objectif n'est plus Paris, Saint-Cloud, Fontainebleau, Vienne ou Miramar, mais l'immense et dramatique horizon mexicain.

D'abord, Puebla... Un an après l'échec de Laurencez, le général Forez, après un siège atroce, a fini par emporter la ville, malgré le courage fanatique des Mexicains dont la pugnacité trouvait un ali- ment nouveau dans l'encouragement de Victor Hugo, alors pros- crit. « Hommes de Puebla, vous avez raison de me croire avec vous. Ce n'est pas la France qui vous fait la guerre, mais l'empire... » Le 10 juin 1863, Forey fait une entrée triomphale dans Puebla. Puis Bazaine remplace Forey et ses régiments pour- suivent méthodiquement leur avance jusqu'à Mexico. Parallèle- ment, les troupes de Juarez « décrochent » et fuient le contact.

Juarez lui-même, devenu le chef d'un gouvernement nomade, s'est réfugié dans le Chihuahua, à la frontière du Texas.

Un bateau accoste le quai de Vera-Cruz, le 28 mai 1864. Il porte à son bord Maximilien et sa femme, Charlotte. Après de longues négociations avec l'empereur François-Joseph, son frère, Napo- léon III et le groupe des exilés mexicains, l'archiduc s'est décidé à accepter la couronne. On l'a assuré qu'il était « plébiscité » par le peuple mexicain et qu'une Junte fonctionnait déjà à Mexico, dans l'attente de son arrivée. L'accueil chaleureux qu'il reçoit au cours de son voyage entre Vera-Cruz et Mexico le confirme dans cet espoir. Parbleu ! Les populations avaient été « travaillées » par Bazaine. A peine arrivé à Mexico, Maximilien avec une maladresse qui n'a d'égale que sa bonne volonté, s'essaie à gouverner. Qui sont ses interlocuteurs et ses « supporters » ? Les représentants du parti conservateur: le général Almonte, l'évêque Labastida, Mira- mon, Marquez et Miranda. Tous des « réactionnaires » et des cléricaux. Ses ennemis ? Juan Alvarez, qui occupe l'Etat de Guer- rero, Porfirio Diaz, qui reste maître d'Oaxaca et, surtout, Benito Juarez. Tous des libéraux — des hommes du peuple et de la terre, des Indiens encadrés par des Métis. Dans son for intérieur, Maxi- milien éprouve de la sympathie pour les libéraux. C'est un huma- nitaire, sincèrement épris de progrès social et de réformes. Aussi,

(16)

356 L'EXPÉDITION D U MEXIQUE

répugnant à accepter le programme intégral des conservateurs, il optera pour une formule intermédiaire, en faisant appel aux mo- dérés, champions d'une démocratie constitutionnelle et parle- mentaire du type anglo-saxon. En quoi il déplaira aux conserva- teurs, — ses partisans — sans pour autant avancer d'un pouce dans l'estime des libéraux, réfugiés dans les montagnes. La deuxième erreur de Maximilien sera de faire confiance à Bazaine.

Ce général d'une intelligence médiocre mais d'une ambition déme- surée, conscient de ce que, sans le cordon protecteur de son armée, l'empereur ne serait plus rien, vise à se hausser plus haut encore que son maréchalat. Mais Maximilien le tient à distance et, plus encore, l'impératrice Charlotte. En effet, si, dans l'association im- périale, Maximilien incarne les vertus touchantes mais naïves du cœur, Charlotte représente la tête. Fille du roi des Belges, Léo- pold I", petite-fille de Louis-Philippe, elle a le tempérament d'une reine. La voilà aujourd'hui impératrice d'un pays quatre fois plus vaste que le sien. Impératrice ? Du moins le croit-elle.

T Tn an après l'arrivée de Maximilien au Mexique, la situation mili-

**^ taire est stable : Juarez et ses guerrilleros ne bougent pas ou peu ; ils semblent attendre le moment favorable. Stable aussi est la situation intérieure : les conservateurs sont de plus en plus déçus, mais l'empereur est respecté. En revanche, la situation financière est franchement mauvaise. Napoléon III est lassé des continuelles demandes d'argent qui lui sont faites. L'affaire mexi- caine coûte et ne rapporte pas. Par deux fois, la France s'est portée garante d'un emprunt au profit du gouvernement de Mexico, le premier de deux cents millions, le second de deux cent cinquante millions. Pour la souscription de ce dernier, il a fallu — afin de vaincre les réticences du public et ranimer la confiance des banques — porter la question devant le Corps légis- latif. Une fois de plus, l'opposition, représentée principalement par Jules Favre, sera battue et l'amendement, qui demandait le retrait immédiat de l'armée française, repoussé par 225 voix contre seize. Cependant, l'entrevue à Biarritz de Napoléon III et de Bis- marck, à propos de la question d'Autriche, moins d'un an avant la victoire de Sadowa porte les germes d'un danger autrement plus grave que l'expédition du Mexique. Par ailleurs, l'opinion publique s'inquiète et se dresse contre l'expédition. Les souscrip- teurs de l'emprunt mexicain s'émeuvent de voir baisser les cours.

Amplifiées par la distance, les nouvelles qui parviennent de Mexico prennent un ton dramatique. La presse condamne presque unanimement ce que la Revue des Deux Mondes nomme une « étour-

(17)

L'EXPÉDITION DU MEXIQUE 3 5 7

derie gigantesque »... Il faut en finir avec cette aventure coûteuse et sans issue ! Le 15 janvier 1866, Napoléon III informe Maximilien de sa décision de mettre un terme à l'occupation française. Il la confirme à Bazaine quelques jours plus tard. Pour Maximilien, l'agonie commence, qui s'achèvera dans une lugubre et stoïque apothéose.

Ç^ 'est le 22 janvier que Napoléon III ouvre solennellement la ses-

^ sion législative de 1866, dans la grande salle du palais du Lou- vre. Un peu avant une heure, l'impératrice est sortie du palais des Tuileries, par la grille de l'Arc de Triomphe, dans une voiture atte- lée de deux chevaux, au milieu d'une double haie formée par la garde nationale, à droite, et la garde impériale, à gauche. Son cortège est précédé et suivi par des pelotons de cavalerie. Reçue à son arrivée par les princesses Mathilde, Lucien Murât et Joachim Murât, elle se rend à sa tribune, à droite du trône, suivie des prin- cesses et des dames du palais. « Vive l'impératrice ! » a-t-on crié, à son arrivée. Peu après elle, l'empereur et le prince impérial quittent les Tuileries, salués par une salve de vingt et un coups de canon. Le cortège, suivi par un peloton de l'escadron des cent- gardes, traverse la place du Carrousel s'arrête devant le Louvre où il est accueilli par le prince Napoléon et les Altesses de la famille impériale ayant rang à la Cour. A son entrée dans la salle, l'empereur est acclamé. Il prend place sur le trône, entouré des princes. Les galeries sont ocupées selon un protocole rigoureux, par les ministres, les maréchaux, les grands corps de l'Etat, les diplomates et leurs épouses. Toute la France dirigeante et mon- daine est rassemblée sous les voûtes du vieux palais des rois de France, commencé 600 ans plus tôt par Philippe-Auguste et dont, aujourd'hui, Napoléon III peut se dire, avec un légitime orgueil, qu'il l'a terminé.

L'empereur se lève et commence son discours inaugural. « L'ou- verture de la session législative me permet périodiquement de vous exprimer la situation de l'Empire et de vous exprimer ma pensée... » Passant en revue les rapports de la France avec l'An- gleterre, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne et le Portugal, il en arrive au Mexique : « Au Mexique, le gouvernement fondé par la volonté du peuple se consolide ; les dissidents, vaincus et dispersés, n'ont plus de chefs ; les troupes nationales ont montré leur valeur, et le pays a trouvé des garanties d'ordre et de sécurité qui ont déve- loppé ses ressources et porté son commerce avec la France seule de 21 à 77 millions. Ainsi que j'en exprimais l'espoir l'année der- nière, notre expédition touche à son terme. Je m'entends avec l'em-

(18)

358 L'EXPÉDITION DU MEXIQUE

pereur Maximilien pour fixer l'époque du rappel de nos troupes, afin que leur retour s'effectue sans compromettre les intérêts fran- çais que nous avons été défendre dans ce pays lointain... » Cette fois, la déclaration est franche. Il n'y a plus à s'y tromper. L'af- faire mexicaine est enterrée.

TVTais de longs mois s'écouleront jusqu'à ce que soit brisé le fra-

•*-*-*• gile pouvoir de Maximilien. Avant de quitter le Mexique, Ba- zaine, pour satisfaire 1' « honneur militaire », engage de furieuses batailles contre les « juaristes », puis il commence à « décrocher ».

Chaque position abandonnée par les contingents de Bazaine est immédiatement occupée par les miliciens juaristes. Mexico et ses alentours seront pris comme dans un étau. Maximilien va-t-il abdi- quer ? Bazaine n'en serait pas fâché. Charlotte s'y oppose. Maximi- lien est incertain. L'impératrice, alors, décide de se rendre seule à Paris.

La voilà à Saintdoud, en août 1866, devant Napoléon III.

« Abdiquez ! » lui conseille l'empereur, que préoccupent d'autres soucis et qui, visiblement, ne veut plus entendre parler de l'affaire mexicaine. Pauvre Charlotte ! Elle supplie, se désespère... en vain ! Eh bien, puisqu'elle n'a plus rien à attendre de Napoléon III, elle ira voir le Pape. Elle part pour Rome, fait le siège de Pie IX — qu'y peut-il ? — se livre à des excentricités au Vatican et dans Rome même. Hélas ! elle est folle. On vient la chercher, on l'emmène à Miramar, puis plus tard en Belgique où elle mourra soixante ans après, au château de Bouchout, près de Laeken, résidence des rois de Belgique.

Les troupes françaises ont quitté le Mexique. Bazaine s'est em- barqué le dernier, à bord du Souverain, le 11 mars 1867. Le Gou- vernement lui refuse les honneurs militaires, mais il y a foule sur le quai à son arrivée à Toulon. La campagne du Mexique est terminée. Cette fois Maximilien est seul. Quelques fidèles s'accro- chent à lui. Son armée — quelque quinze mille hommes — demeure très attachée à sa personne. Mais son empire diminue de jour en jour. Il a quitté Mexico pour Queretaro qui, avec Puebla, est l'une des deux places fortes qui lui restent. L'armée juariste approche.

Porfirio Diaz assiège Puebla, et s'en empare. L'empereur a massé ses maigres troupes sur la colline de Las Campanas, à l'est de Que- retaro. La garnison se rend. Maximilien est fait prisonnier. Il remet son épée au général juariste. La suite ne traînera pas. Le lendemain, Maximilien est condamné à mort. Cinq jours après, le 19 juin, il est fusillé. Ses derniers mots ? « Vive le Mexique ! Vive l'indépendance ! » Juarez a gagné. Lorsque Napoléon III apprend

(19)

L ' E X P É D I T I O N DU MEXIQUE 3 5 9

la nouvelle, il est à l'Exposition Universelle. Rentré aux Tuileries, il éclate en sanglots. Pleure-t-il sur Maximilien ou sur son grand dessein brisé ?

r i e s Tuileries à Queretaro... Du rêve au cauchemar. Mais voici

•*-' que, trois ans plus tard, Napoléon III, lui aussi, remettra son épée au vainqueur. Et Jules Favre sera de ceux qui proclameront la République et dirigeront le gouvernement provisoire. Dans l'hémi- cycle, on verra, à la place des députés, siéger des ouvriers et des étudiants. Des Tuileries à Sedan... Pour Napoléon III, aussi, le rêve s'est mué en cauchemar. Et les libéraux ont gagné. Voilà bien de quoi méditer sur la fraternité dans le malheur de l'empereur captif et de l'archiduc supplicié.

JEAN DESCOLA

Références

Documents relatifs

Aucune ne s’attache de façon spécifique à cerner les formes de la coopération entre l’administration française et les Égyptiens, coopération dont, pourtant, les archives

Cet établissement doit s’assurer que l’organe est sûr aux fins de la transplantation et que tous les tests sur le donneur ont été effectués avant le prélèvement du

Mais encore partagé avec des copains, sur tout des copains, animés par la même pas sion, la même foi, bavards pour vous expli quer en 3 minutes ce qui devrait l'être en 15

1 Comme les élèves et amis offrent son épée à un nouvel académicien ou un volume de Mélanges à un maître retraité, Henry Laurens s’est vu, en quelque sorte, offrir par

Sur notre carte, on peut deman der l'affichage avec plus ou moins de détails: numéro de vol, FL (niveau de vol], type d'appareil, nombre de Mach... En approchant le curseur

On peut aussi, selon sa bourse, se tenir à des QSL sans photo, imprimées en une seule cou- leur (comme ma première QSL imprimée en vert clair en 1979), avec une case

 Briquets et feux d’artifices.. Nous transporte- rons votre colis avec ces dimen- sions maximales et un poids maximum de 5,0 kg avec notre service DPD PARCELBOX. Votre

15 Il faut d’abord rappeler que si les chroniqueurs tunisiens, et les historiens après eux, nous ont souvent décrit la gestion du conflit par Hammûda pacha 27 , ils ont gardé