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Les Enfants des autres

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Les Enfants des autres

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DUMÊMEAUTEUR

Chez le même éditeur

POLICHINELLE, 2008 MICHAEL JACKSON, 2011 L’ÉTOILEDU HAUTACAM, 2016 L’HOMMEDESBOIS, 2017

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Pierric Bailly

P.O.L

33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e

Les Enfants des autres

Roman

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© P.O.L éditeur, 2020 ISBN : 978-2-8180-4811-5

www.pol-editeur.com

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7 I

Julie se défoule sur son sac de frappe. Elle accompagne chaque coup en soufflant fort. J’avance à tâtons, avec l’intention de la surprendre – elle ne s’est toujours pas rendu compte de ma présence. En me décalant sur la droite, qu’est-ce que je vois, qui dépassent du renfoncement derrière la cuve à fioul : deux pieds, deux pieds nus. Un nouveau pas de côté et je découvre Max tout entier. Il sort de sa planque.

Julie s’arrête de cogner et se retourne enfin.

« Oh non, Bobby… »

Elle se prend la tête dans ses gants de boxe et je remarque qu’elle n’est même pas essoufflée, je comprends très bien pourquoi. Elle s’accroupit et ne bouge plus, elle est comme paralysée.

Mais c’est d’abord à Max que j’en veux. C’est sur lui que je me focalise. C’est lui que je ne lâche

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pas des yeux tandis qu’il traverse la pièce pour aller récupérer ses chaussures avant de se mettre à bara- gouiner qu’il ne faut pas que j’imagine n’importe quoi et qu’il va tout m’expliquer, et je n’ai pas envie de l’entendre parler, pas envie d’entendre sa voix chevrotante, pas envie de l’avoir en face de moi. Je l’ai trop vu, je ne veux plus le voir, j’ai l’impres- sion d’avoir tout vu, tout ce qui se passait ici juste avant qu’ils se rhabillent à toute vitesse en m’enten- dant arriver. J’ai l’impression de les avoir vus à poil tous les deux et de les avoir vus s’embrasser et de les avoir vus baiser, de l’avoir vue elle le sucer et lui la lécher et lui mettre un doigt, et j’ai la nausée rien que de l’écouter balbutier et même postillon- ner comme un petit garçon paniqué tout en nouant ses lacets. Il doit lire dans mes pensées parce qu’il abrège, finalement. Il gagne la terrasse au pas de charge et je le suis pour lui mettre la pression.

Dans le garage il récupère son VTT Rossignol tout suspendu et sa fourche Rockhox Revelation, cadeau d’anniversaire de ses amis, auquel j’ai parti- cipé bien sûr, et que je n’ai même pas remarqué en passant trois minutes plus tôt. C’est donc comme ça qu’il s’y est pris pour venir sauter ma femme en mon absence. Puis il quitte le garage et disparaît du paysage. Je retrouve Julie sur la terrasse, qui entre-

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temps a retiré ses gants. Elle m’assure que c’est récent, que c’est rien, que c’était juste un dérapage.

Je lui demande si c’était la première fois et elle me dit que oui, enfin pas la première mais presque, la deuxième ou troisième fois, et je ne vois pas pour- quoi je m’amuserais à la croire. Ça fait peut-être des mois en vérité, ou même des années. Je pense à nos enfants, dont je n’ai jamais trouvé qu’ils res- semblaient tellement à Max, ils ont tous les trois les cheveux frisés comme moi, non je ne crois pas que j’aie de souci à me faire de ce côté-là. Mais je lui dis de se rendre compte quand même qu’elle n’a pas choisi n’importe qui, qu’elle n’a pas choisi un collègue de travail ou un type croisé dans un bar.

Elle a choisi Max. Elle a choisi mon meilleur ami.

De formuler les choses comme ça ne m’aide pas à me calmer, au contraire ça ne fait que décu- pler ma rage, je sens que ça me monte à la tête et j’ai besoin de bouger, de m’isoler, et je rentre dans la maison et je claque toutes les portes et j’entends courir à l’étage. Mais ce n’est pas à moi de leur expliquer. Qu’elle s’en charge, qu’elle assume. Je n’ai pas envie de jouer les gentils pères, pas envie de les écouter ni de les réconforter. Je ne réponds à aucune de leurs tentatives d’approche, à aucune de leurs sollicitations. Je m’enferme dans la chambre

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et me nourris de ma rancœur, touille dans mon seau de bile, m’emmêle les pinceaux, perds le fil, m’embourbe , tout en ayant l’impression pour- tant de ne jamais avoir été aussi lucide, de tout comprendre pour la première fois de ma vie, d’avoir enfin trouvé l’inter rup teur après trente ans à tâton- ner dans le noir complet.

Ça dure comme ça pendant tout l’après-midi et toute la soirée. Julie est dévastée et je ne veux pas dormir avec elle, il ne manquerait plus que ça.

Quand elle vient se coucher, je descends dans la cuisine et avale une banane et attrape une bière au frigo, puis un manteau et une paire de gants et un bonnet dans l’entrée, et sors de la maison. Je tra- verse la route pour rejoindre le chemin d’en face, celui qui mène aux champs puis à un vaste enclos à cochons si on le poursuit sur deux ou trois kilo- mètres, mais je bifurque assez vite et m’enfonce dans les bois. J’avance parmi les branches cassées et les troncs arrachés et m’arrête pour finir ma bière dont j’oublie la bouteille sur une souche en repar- tant, une souche de sapin, de hêtre, de chêne, je n’ai pas fait attention. Je commence à grimper dans la forêt et je tiens un bon rythme. Je suis comme en pilotage automatique, coupé du monde, dans ma bulle, insensible à ce qui m’entoure. Un lynx pour-

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rait me passer sous les yeux que je n’y verrais que du feu. J’écrase les fougères, glisse sur une racine humide et suis à deux doigts de me vautrer dans la mousse. Je pourrais aller jusqu’au lac mais je préfère redescendre par la route et rentrer au vil- lage, puis à la maison, traverser le garage, m’allon- ger au milieu du jardin sur le ventre, le nez dans l’herbe, et entamer une conversation avec un ver luisant à qui je susurre mes petits malheurs et qui ne me coupe pas la parole toutes les dix secondes lui au moins. Je consulte mon téléphone, il est deux heures du matin. Je note que Julie m’a appelé cinq fois, la première à minuit et demi. J’écoute les trois messages qu’elle m’a laissés et elle me demande de la rappeler et menace de prévenir les flics mais je sais qu’elle ne l’a pas fait, parce qu’elle ne l’a jamais fait, même la première fois que je suis parti comme ça elle ne s’est pas vraiment inquiétée, elle savait que je reviendrais.

Je suis réveillé par les bruits de la ferme à côté de chez moi et je reprends mes pensées exactement là où je les ai laissées avant de sombrer : Max dans le viseur, direct. Max et son pick-up Mitsubishi, sa démarche, son look, son rire. Max le séducteur.

Max le beau gosse – on dit plutôt beau gars pour les gens de notre âge. Max qui les enchaîne, les

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mamans célibataires et les petites Hollandaises qui débarquent chaque été au camping du Lac. Mais non, ça ne lui suffit pas. Il faut aussi qu’il se tape la femme de son meilleur pote.

Ah, mon Maxou, t’es vraiment un champion.

Si dans cette histoire j’avais un autre rôle, je te don- nerais une médaille. Je construirais une statue en ton honneur. Tu serais mon idole pour toujours et à jamais. Manque de pot, le meilleur pote c’est moi.

Le jour n’est toujours pas levé quand je me décide à rentrer. Je file à l’étage en ne cherchant en aucun cas à préserver le sommeil de Julie ni celui des garçons, je balance mes habits par terre et la boucle de ceinture claque sur le parquet flottant.

Je pourrais choisir la salle de bains du bas mais je n’ai pas envie de m’allonger dans la baignoire, j’ai envie de sentir l’eau me taper sur la tête, j’ai envie d’une douche, pas d’un bain, et je reste au moins dix minutes sous le pommeau qui crache plein pot son eau brûlante. En sortant je tombe sur Julie et Gaby qui sont déjà debout. Il n’est pas si tôt que ça. Ils sont mêmes habillés. Gabriel me saute des- sus et m’enlace au niveau des cuisses et me serre contre lui, et j’ai l’impression qu’il y a erreur sur la personne. J’ai l’impression que ce n’est pas moi le père, que ce n’est pas mon gamin. Je ne me sens

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pas concerné par son enthousiasme. Comme si je m’étais trompé de film. Je force un sourire parce que c’est un enfant et que c’est quand même le mien, mais j’ai du mal à y croire. Non, vraiment, ça ne prend pas. Je ne me suis jamais senti aussi loin, aussi extérieur à tout ça. Depuis que tout ça existe. Depuis les naissances, le mariage, le début de l’histoire avec Julie. Je ne me suis jamais senti aussi détaché. Je m’en fous. Je n’ai pas envie d’être là. Je ne vois plus de sens à ma présence dans cette maison avec ces gens-là. Ça me ferait presque sourire. Un sourire plus franc, celui-là, mais que je m’interdis d’afficher. Un sourire d’étonnement, d’ébahissement, de stupéfaction. Comme face à une situation inattendue et surtout incongrue et même un peu absurde voire délirante. Qu’est-ce que je fous là, chez moi, avec mes fils et ma femme ? Pour- quoi tout ça ? À quoi bon ? C’est quoi le sens ? Quel est l’intérêt ?

J’appelle Gérald pour lui dire qu’aujourd’hui je ne viendrai pas bosser et j’attends qu’ils partent tous, les jumeaux à la crèche, Gaby à l’école et Julie au travail. Au bout d’une heure je reçois un SMS d’excuses de cinquante lignes de Julie auquel je ne réponds pas. Pour la faire chier j’ai l’idée de lui envoyer une émoticône qui n’a rien à voir ou un

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truc du type « lol » ou « mdr » mais je ne le fais pas.

Je commence à avoir envie de bouger. En d’autres circonstances je me réfugierais chez Max, je débar- querais sans prévenir et lui lâcherais, putain mec, tu devineras jamais ce qui m’arrive, elle a quelqu’un d’autre, je suis cocu. Remarque, ce serait drôle de le faire quand même. Mais je n’en ai pas l’éner- gie. J’ai les idées qui débloquent mais pas l’énergie nécessaire pour les mener à bien. Pourtant je ne me sens pas fatigué. Je suis tendu comme si j’avais avalé deux cents cafés. Je suis abattu, démoralisé, écœuré, désespéré, et en même temps je suis à vif.

Comme je ne peux pas aller chez Max, je décide d’aller chez ma grand-mère.

En chemin je m’arrête au supermarché Atac et j’arrive avec deux gros sacs de courses. Je lui résume la situation le plus succinctement du monde : « C’est la merde avec Julie. » Je n’en dis pas plus et file remplir le frigo. Elle me retrouve dans la cuisine et me met le journal sous les yeux. Elle le reçoit tous les matins à six heures et demie, elle a son rituel : le claquement du volet métallique de la boîte aux lettres la réveille et elle sort en robe de chambre et consulte les avis de décès puis jette un œil à la page dédiée à notre secteur, « Le pays des lacs », avant de se recoucher et de se rendormir

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jusqu’à neuf ou dix heures. Faut pas chercher plus loin le secret de sa longévité, à la mamie, elle dort comme un bébé.

« Bobby, t’as vu ça… »

Chevrotaine : Un corps retrouvé dans la forêt.

Avec une photo de la place du village en une.

Je file en page 9 pour en savoir plus. L’article est assez évasif : un cadavre en état de décomposi- tion avancée découvert sous un amas de feuilles par une équipe de bûcherons sur le territoire de la com- mune de Chevrotaine, hier en fin d’après-midi. La suite concerne le personnel mobilisé par l’affaire, pompiers, militaires et Brigade de recherche de la gendarmerie de Lons-le-Saunier.

« Terrifiant, me fait Jeannette.

– N’y pense pas. Ne te rends pas malade avec ça. Qu’est-ce qu’on peut faire, de toute façon… »

Je nous prépare à manger en sirotant un verre de Canada Dry, et on finit par se poser devant la télé.

« Alors, ça va mieux, la TNT ? »

C’est son vieux boîtier qui déconne. Je passe mon temps à venir le réinitialiser et le relancer.

« Sers-moi un verre, Bobby. »

Je me penche pour attraper la bouteille sur la table basse.

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« Un Nicaragouaille pour madame… »

C’est comme ça qu’elle appelle le Canada Dry, sa boisson favorite. Elle en a des dizaines de bou- teilles à la cave, des packs entiers. Elle a toujours peur d’en manquer. Bobby, j’arrive au bout de mes réserves de Nicaragouaille… Tu penses à mon Nicara- gouaille, Bobby…

Elle a toujours inventé des mots bizarres, la mamie. Faudrait que je les note. Faudrait que je tienne un recueil.

On fait la sieste dans le salon quasi l’un contre l’autre et je me réveille par intermittence, jette un œil à l’écran, avant de replonger aussitôt. Je sens la pression retomber. Je laisse mon téléphone en silen- cieux pour ne pas être dérangé par les appels et les messages incessants de Julie. J’en reçois même un ou deux de Max, auxquels je ne réagis pas plus.

Le soir on regarde l’émission du Meilleur Pâtissier sur M6, où l’un des candidats réalise un dragon ailé en chocolat noir. Je passe la nuit sur le canapé, sous cette grosse tête de sanglier empaillée avec sa gueule ouverte, sa langue pendante et son groin dilaté. Quand j’étais môme je piquais des cigarettes à ma mère pour les coincer dans les narines de l’animal. Dans le couloir il y a aussi deux têtes de chevreuil. Trophées du grand-père.

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Ce grand-père que je n’ai pas connu et dont je porte le putain de prénom. J’étais parti pour m’appe ler Cédric et deux jours avant ma naissance, paf, papi Robert y passe. Une mort à la con, cancer des poumons.

Ma mère n’a pas arrêté de fumer pour autant.

Et ça ne m’a pas empêché d’essayer de m’y mettre autour de treize, quatorze ans, mais je n’ai jamais aimé ça. Je suis un gentil mec, dans le fond. Je bois peu, je ne fume pas, je ne me drogue pas. Avec les groseilles et les framboises du jardin, je fabrique des sorbets et des confitures. Les garçons en raf- folent.

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Achevé d’imprimer en novembre 2019

dans les ateliers de Normandie Roto Impression s.a.s.

à Lonrai (Orne) N° d’éditeur : 2672 N° d’édition : 356124 N° d’imprimeur : 20xxxx Dépôt légal : janvier 2020

Imprimé en France

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Pierric Bailly

Les Enfants des autres

Cette édition électronique du livre Les Enfants des autres de PIERRIC BAILLY

a été réalisée le 2 décembre 2019 par les Éditions P.O.L.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage, achevé d’imprimer en novembre 2019 par Normandie Roto Impression s.a.s.

(ISBN : 9782818048115)

Code Sodis : U28470-4 - ISBN : 9782818048139 Numéro d’édition : 356 126

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