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View of Vers l’autobiographie New Look de Roland Barthes. Photographies, scénographie et réflexivité théorique

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Vers l’autobiographie New Look de Roland Barthes

Photographies, scénographie et réflexivité théorique

Magali Nachtergael

Résumé

La pratique autobiographique de Roland Barthes a participé à la fondation d’un nouveau rapport à la représentation de soi. Toute son œuvre est traversée par la réflexivité et sa théorie a toujours été étroitement mêlée à sa subjectivité, à l’écriture du fragment et au monde des images. Le but de mon article est de présenter Barthes comme le précurseur d’une forme de scénographie de soi qui inclut l’univers visuel et imaginaire de l’auteur, et plus largement de l’individu qui se met en scène dans un dispositif réflexif. En étudiant les manuscrits et le fichier de Barthes, on constate qu’il menait une recherche empirique sur sa propre représentation, son ethos, à travers un questionnement constant du biographique, du rôle des photographies et de l’imaginaire des idées.

Abstract

Roland Barthes had a practice of autobiography that contributed to the foundation of a new way of representing the self. His whole work is streaked with self-reflexivity and his theoretical writings have always been tightly interwoven with subjectivity, with the writing of fragments and with the world of images. My article aims to present Barthes as a forerunner of a form of self-scenography that includes the visual and imaginary universe of the author, and more widely, the one of individuals that stage themselves in a reflexive dispositif. The study of Barthes notes and manuscripts reveals that he led an empirical research on his own representation, his ethos, through a constant questioning of the biographical, the role of photographies and the imaginary of ideas.

Keywords

Roland Barthes, autobiography, biography, scenography, photography, theory, novel, image of the self, file cards, manuscripts.

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Roland Barthes s’est souvent mis en scène dans ses essais, discrètement d’abord, et de façon de plus en plus manifeste jusqu’au climax que fut son autobiographie à la fois ludique et conceptuelle,

Roland Barthes par Roland Barthes en 1975. Dès lors, de Fragments d’un discours amoureux où

les scènes vécues s’entrelacent aux moments théoriques, à La Chambre claire, où la réflexion sur l’essence de la photographie accompagne le deuil de la mère disparue, Barthes ne s’est plus départi de cette scénographie théorisée de l’intime qui a en même temps constitué sa figure d’auteur. Si les publications de son vivant avaient permis de faire un état intermédiaire de cette posture1, la mise à disposition des cours, notes et brouillons de Barthes dans la collection « Traces Écrites » du Seuil et de l’IMEC a apporté une nouvelle lumière sur les grandes lignes de force qui ont traversé ses œuvres des dernières années. Éric Marty, éditeur des Œuvres complètes, avait déjà publié en 2002 les esquisses d’un projet romanesque intitulé Vita Nova, pierre fondatrice de son dernier cours au Collège de France en 1978, La Préparation du roman. Ces deux publications avaient rendu manifeste l’horizon du roman chez Barthes. Il avait cependant d’autres projets, pour certains corrélés à cet autre type d’écriture qui, s’aventurant sur le chemin de la fiction théorique, aurait été le « romanesque de l’Intellect »2. L’un de ces projets sur les archives photographiques de Proust prolongeait à travers les images de la vie d’un écrivain les préoccupations de Barthes sur la figuration de l’auteur, mais aussi sur l’art de vivre et la restitution biographique. Un autre projet, trop fragmentaire peut-être pour avoir été clairement identifié en tant que tel jusqu’à présent, reste encore inédit : il s’agit d’une « autobiographie New Look », un livre fait uniquement d’images, à la manière du Roland Barthes par Roland Barthes, mais en y allant « à fond » 3 pour reprendre ses termes.

Cette réflexion prend forme quelque temps après le décès de sa mère en 1977, parallèlement à ce qu’il nomme le « Projet », ce roman idiosyncrasique fantasmé qui se dérobe sans cesse et reste à l’état de fragments. C’est en effet sous la forme de notes sur des fiches que nous parviennent la plupart des projets de Barthes. Ce dispositif très concret est organisé dans de petites boîtes spécialement conçues à cet effet. Barthes y classe ses petits papiers comme de véritables snapshots

1. Si j’utilise ici le terme au sens de Jérôme Meizoz, il reste cependant limité car il n’inclut pas l’utilisation des

images. J’aurais donc tendance à lui préférer celle plus large de « mythologie individuelle » quand il est question de photographies (voir Jérôme MEIZOZ, Postures littéraires, mises en scènes modernes de l’auteur, Genève, Slatkine,

« Érudition », 2007 et « Ce que l’on fait dire au silence. Posture, ethos, image d’auteur », Ethos discursif et image

d’auteur. Argumentation et analyse du discours, n° 3, 2009. [En ligne], URL : http://aad.revues.org/667, et Magali

NACHTERGAEL, Les Mythologies individuelles, récit de soi et photographie au 20e siècle, Amsterdam-New York,

Rodopi, « Faux Titre », 2012.

2. « Il aurait voulu produire, non une comédie de l’Intellect, mais son romanesque » (Roland BARTHES, Roland

Barthes par Roland Barthes [1975], dans Œuvres complètes, t. 4, Paris, Seuil, 2002, p. 668).

3. Fonds Roland Barthes, NAF 28630, Fichier « Autobiographie en images », département des manuscrits, BnF, Paris,

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– dont le format s’apparente justement à des photographies – de son univers de références et de ses pensées (il appelle ce procédé la « moisson »). Dans une autre temporalité, celle de la parole, l’espace du séminaire puis des cours au Collège de France préparent le terrain du livre sans en être pour autant une copie conforme. À travers ces étapes successives, le lecteur d’aujourd’hui perçoit nettement un axe transversal que l’on pourrait qualifier de sémiologie de la figure, et sans doute plus spécifiquement, de la figure d’auteur. Parmi les objets de cette sémiologie, on trouve l’intérêt récurrent pour les acteurs, la biographie, le biographème, le style4, la philosphère, la mode, la voix, le corps, mais aussi la photographie, l’ensemble formant un système de représentation qui tient lieu d’espace scénographique et sémiologique du sujet. Et si Barthes ne développe pas à proprement parler de théorie du sujet, l’objet du séminaire Le Lexique de l’auteur, censé préparer le Roland

Barthes par Roland Barthes, témoigne toutefois d’une mise en théorie de l’écriture de soi et de son

éthique5. En 1977, la même question resurgit avec le projet d’autobiographie en images ou « New Look » et se concrétise partiellement dans La Chambre claire sous la forme d’un essai autobiographique intégrant plusieurs aspects du cours sur la Préparation du roman. En croisant l’usage de la photographie, la pratique de l’essai autobiographique, le souci du biographique (présent depuis Michelet jusqu’à Sade, Fourier, Loyola) et un fantasme romanesque, nous assistons dans l’œuvre de Barthes à une scénographie fictionnalisante et réflexive du sujet. Caractéristique de la condition postmoderne et du régime de la connaissance, cette approche du moi par l’outil théorique place l’œuvre autobiographique barthésienne à l’avant-garde des expérimentations sur la représentation de soi et de l’identité.

1. Scénographie de l’auteur dans son texte

La scénographie barthésienne du discours a très tôt été caractérisée par un rapport singulier à sa posture d’auteur. Elle s’est d’abord manifestée sous la forme d’indices ténus s’accumulant progressivement, comme si Barthes construisait en sous-main « ses mythologies, ses fantasmes, ou encore […] “son éthologie” »6, comme José-Luis Diaz la qualifie très justement. Dès 1957, Barthes signale dans l’avant-propos de Mythologies l’arbitraire du matériel qui sert de base de travail à

4. « Ainsi sous le nom de style, se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et

secrète de l’auteur, dans cette hypophysique de la parole, où se forme le premier couple des mots et des choses, où s’installent une fois pour toutes les grands thèmes verbaux de son existence » (Roland BARTHES, Le Degré zéro de

l’écriture [1953], dans Œuvres complètes, t. 1, Paris, Seuil, 2002, p. 178).

5. Roland Barthes thématise cet argument au moment de la parution de La Chambre claire lors de la séance du

19 janvier 1980 de son cours sur La Préparation du roman. Il y développe l’idée d’une « casuistique de l’égoïsme » programmatique inspirée du Ecce Homo de Nietzsche (ID, La Préparation du roman 1 et 2, cours et séminaires au

Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Paris, Seuil-IMEC, « Traces écrites », 2003, pp. 295-297).

6. José-Luis DIAZ, « L’écrivain comme fantasme », Barthes après Barthes, une actualité en question, actes du

colloque international de Pau, 22-24 novembre 1990, s. dir. Catherine COQUIO & Régis SALADO, Pau, Presses

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l’analyse de phénomènes médiatiques qu’il porte au rang de mythologie moderne. Il rappelle, avec modestie, que cet univers mythologique est issu de l’actualité, mais qu’il « s’agi[t] évidemment de [s]on actualité »7. Barthes admet encore plus loin que le résultat de ses analyses peuvent bien être considérées comme « [s]es significations » propres allant jusqu’à envisager qu’elles puissent constituer elles-mêmes une « mythologie du mythologue »8. En conclusion de son essai sur « Le mythe, aujourd’hui », Barthes affirme encore cette attitude réflexive vis-à-vis de son propre discours. En décidant de « dire quelques mots du mythologue lui-même », il définit la position qui fut la sienne pour la rédaction de Mythologies et celle, prescriptive et aporétique, de la figure d’un mythologue condamné à rester en retrait du réel pour l’analyser9. Cette présence, laissée à l’état de traces dans Mythologies, s’accentue sur la voie de la subjectivité jusqu’en 1970 avec ce que Barthes appelle justement les « mythologies heureuses10 » de L’Empire des signes. C’est à l’occasion de cette commande par l’éditeur de beaux livres Skira que Barthes engage sa figure d’auteur dans une scénographie textuelle et visuelle. Aidé de Nicolas Bouvier, écrivain photographe alors maquettiste chez l’éditeur suisse, il participe de près à la composition du livre et à son économie générale en choisissant lui-même les illustrations photographiques et leur disposition11.

En filigrane de l’essai et de son iconographie très soignée, une expérience singulière du Japon, faite de traces (dessins, notes manuscrites) et motifs autobiographiques s’esquisse pour s’amplifier dans le Roland Barthes par Roland Barthes cinq années plus tard. La très millimétrée cérémonie japonaise du thé trouve par exemple son écho dans les photographies de famille où « de génération en génération », le thé, véritable tableau mythologique familial, est « indice bourgeois et charme certain »12. De son goût pour le théâtre brechtien, Barthes convoque sur la scène de son texte les marionnettes du Bunraku (« qui rejoint l’effet de distance recommandé par Brecht »13) et une farandole d’acteurs japonais, dont un acteur travesti du théâtre Nô. Dans le Roland Barthes par

Roland Barthes, on assiste à une représentation des Perses d’Eschyle par la troupe de théâtre de la

Sorbonne et dans laquelle Barthes portait lui-même un masque pour jouer Darios. Outre ces deux

7. Roland BARTHES, Mythologies [1957], dans Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 675. 8. Ibid., pp. 675-676.

9. Ibid., pp. 866-867 et p. 869.

10. ID., Réponses [1970], entretien avec Jacques Chancel, dans Œuvres complètes, t. 3, Paris, Seuil, 2002, p. 1038. 11. Voir ID., L’Empire des signes, Genève, Skira, « Les Sentiers de la création », 1970. Le livre est encadré par deux

photographies à la Harcourt du même acteur, Kazuo Funaki : sur la première, sa bouche est fermée, tandis que sur la dernière (« au sourire près…. »), elle est légèrement entrouverte, donnant l’impression que le temps du livre a passé dans l’intervalle d’un bref souffle.

12. ID., Roland Barthes par Roland Barthes [1975], dans Œuvres complètes, t. 4, op. cit., p. 600 (cahier photographique

non paginé).

13. ID., L’Empire des signes [1970], dans Œuvres complètes, t. 3, op. cit., p. 394. L’intérêt de Barthes pour Brecht est

lié au gestus de l’acteur brechtien mais aussi à la forme du tableau, un motif récurrent dont le tableau vivant, le tableautin ou la photographie sont les divers avatars dans sa nomenclature scénographique.

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motifs, prélevés parmi d’autres et traduisant les obsessions de l’auteur, L’Empire des signes est surtout le livre où il glisse son premier portrait masqué, tel l’acteur japonais ou antique, sous l’effet d’une transformation typographique nippone. Barthes se désigne alors avec la distance amusée du démonstratif : « ce conférencier occidental », écrit-il en légende d’une coupure de journal qui le fait apparaître, « japonisé, les yeux allongés, la prunelle noircie »14. Ce premier autoportrait contient en lui toute l’éthique autobiographique de Barthes : l’image de soi est médiatisée par une photographie, elle-même scénographiée comme une petite fiction et commentée avec la distance de la théorie. Personnage identique et autre à la fois, « ce conférencier occidental » rappelle « le personnage de roman » du Roland Barthes par Roland Barthes ou l’« amoureux qui parle et qui dit » dans Fragments d’un discours amoureux. L’autobiographie « puissance trois »15 de Barthes contribue alors à forger une éthique du discours sur soi intégrant le recul réflexif directement lié au jeu de l’acteur brechtien et à son gestus, ce léger écart qui le maintient toujours dans la lucidité critique vis-à-vis de son rôle16. Cette mise à distance avait conduit Serge Zenkine à envisager un « méta-Barthes » qui joue des nuances et des degrés pour contrer « “le monstre de la totalité”, c’est-à-dire l’Image »17. Pour avoir lui-même étudié et fondé en grande part la sémiologie de la communication moderne, Barthes utilise le média (parole, écrit, photographie) avec une conscience aiguë de ses pouvoirs et organise avec mesure le « retour amical de l’auteur »18 après avoir désencrassé son image de la doxa qui l’entourait19. Yves Jeanneret a donc tout à fait raison de considérer Barthes comme le producteur d’une « figure auctoriale ressuscitée » précisément à travers le jeu des « médiations successives »20. Barthes prend en effet à rebrousse-poil cette totalité compacte de l’image, mais aussi du Texte, en opérant des glissements et des mises à distances, dont le fragment est une des manières de déjouer « le discours assertif, la parole figée, la forme dissertation, le tour dogmatique de la pensée »21 mais aussi le vernis compact qui fixe l’auteur

14. ID., L’Empire des signes, op. cit., p. 420.

15. ID., « Barthes puissance trois » [1975], dans Œuvres complètes, t. 4, op. cit., pp. 775-777.

16. Bertolt BRECHT, Petit organon pour le théâtre, dans Écrits sur le théâtre, vol. 2, trad. de Jean TAILLEUR & Edith

WINCKLER, Paris, L’Arche, 1979, « une attitude fondamentale d’un homme », p. 95. On peut rapprocher cette

définition du « biographème » énoncé par Barthes dans Sade, Fourier, Loyola (Œuvres complètes, t. 3, op. cit., p. 706).

17. Serge ZENKINE, « Méta-Barthes, ou les deux transcendances de l’ego », dans Revue des Sciences Humaines, n° 268,

« Sur Barthes », s. dir. Claude COSTE, octobre-décembre 2002, p. 235. 18. Roland BARTHES, Sade, Fourier, Loyola, op. cit., p. 705.

19. « Le travail disséminé de RB consiste […] à débarrasser, à débarbouiller l’Auteur de sa crasse endoxale. Ce travail

fait (jusqu’à S/Z) l’Auteur peut revenir » [f. 2], fonds Roland Barthes, NAF 28630, Fichiers. Glossaire ABC (3) ;

Fichier sans titre [sur la photographie] ; Illustrations ; Œuvre comme volonté, « Le Glossaire ABC »

2/3, département des manuscrits, BnF, Paris.

20. Yves JEANNERET, « Les résurrections de l’auteur. Médias, médiations, figures », Roland Barthes en Cours

(1977-1980). Un style de vie, s. dir. Sémir BADIR & Dominique DUCARD, Dijon, Écritures, Éditions Universitaires de Dijon,

2009, p. 77.

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quand il se « constitue »22 à travers son autobiographie.

Pourquoi Barthes prend-il alors le risque de l’engluement et de l’attaque ad hominem23 ? L’origine éditoriale du Roland Barthes par Roland Barthes est connue : en 1972, lors d’un déjeuner du Seuil avec Denis Roche, alors directeur de la collection « Écrivains de toujours », ce dernier lance à Barthes l’idée de faire lui-même le volume qui lui serait consacré24. Barthes connaît la collection pour y avoir fait Michelet par lui-même en 1954 : « Je saute sur le jeu », explique-t-il en novembre 1973 dans son séminaire à l’EPHE qui devient le laboratoire expérimental de la cuisine autobiographique mais prend aussi un tour bien plus sérieux25. Dans ce séminaire consacré au « Lexique de l’auteur », Barthes « projette donc un dictionnaire de soi-même »26 qui prendrait la forme d’un « glossaire » à constituer et à étudier collectivement. Sur les fiches inédites formant ce glossaire, Barthes avait envisagé plusieurs titres pour son ouvrage tels que « encyclopédie permanente (à fascicules) de la subjectivité », « Anti-dictionnaire (de moi-même) », « Moi / Moi » et un très révélateur « Mythologie(s) de Moi-même » qui aurait eu une postface théorique sur le modèle de Mythologies27. Anne Herschberg Pierrot, éditrice du volume, rappelle par ailleurs que « son discours réflexif, qui fait retour sur sa démarche et anticipe les effets d’image, se retrouve dans le Roland Barthes par Roland Barthes »28. La publication du Lexique de l’auteur se présente non seulement comme la retranscription d’un séminaire mais aussi comme l’archive publique et la genèse collective de l’autobiographie barthésienne, une autobiographie qui a fait l’objet d’un véritable travail de réflexion métacritique. Lors d’un entretien en 1975 avec Denis Roche, faisant ainsi la boucle entre la commande et le bilan, Barthes a conscience que ce jeu était une opportunité de « mettre en scène […] le rapport qu’[il a] avec [s]a propre image, c’est-à-dire, [s]on “imaginaire” ». Mais en tant qu’intellectuel, « [s]on imaginaire est un imaginaire d’idées », poursuit-il. À ce titre, l’autobiographie se présente comme une « sorte de roman de l’intellect »29 qui

22. « [V]ous vous constituez fantasmatiquement en “écrivain”, ou pire encore : vous vous constituez » (Roland

BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 659).

23. Ce qui ne lui fut pas épargné (voir Michel-Antoine BURNIER et Patrick RAMBAUD, Le Roland-Barthes sans peine,

Paris, Balland, 1978).

24. « [J]’avais conçu ce livre […] comme une sorte de gag, de pastiche de moi-même », confie Roland Barthes dans un

entretien avec Denis Roche (« Roland Barthes écrit un livre sur… Roland Barthes », dans Œuvres complètes, t. 4,

op. cit., p. 876).

25. Anne HERSCHBERG PIERROT, « Lexique d’auteur et miroir encyclopédique », dans Recherches & Travaux,

n° 75, 2009. [En ligne], URL : http://recherchestravaux.revues.org/index370.html.

26. ID., « Présentation » à Roland BARTHES, Le Lexique de l’auteur. Séminaire à l’École pratique des hautes études,

1973-1974, suivi de Fragments inédits du Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil-IMEC, « Traces écrites »,

2010, p. 27.

27. Fonds Roland Barthes, NAF 28630, Fichiers. Glossaire ABC (3) ; Fichier sans titre [sur la photographie] ;

Illustrations ; Œuvre comme volonté, « Glossaire ABC », pochette 1/3, département des manuscrits, BnF, Paris, non

folioté.

28. Anne HERSCHBERG PIERROT, « Présentation », art. cit., p. 26.

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permet, selon les mots de Françoise Gaillard, de « glisser de la biographie au romanesque » et de « [lutter] contre la coagulation du “soi”30 ». La scénographie barthésienne du moi utilise donc fragments et portes coulissantes pour tenter de se dérober à ce que Barthes appelle la « bio-mythologie ». C’est à propos de Beethoven, devenu dans l’imaginaire un héros romantique, tragique et pétrifié, que Barthes définit ce versant négatif du biographique :

[…] une biographie beethovenienne est née (on devrait pouvoir dire : une bio-mythologie) ; l’artiste est produit comme un héros complet, doté d’un discours (fait rare pour un musicien), d’une légende (une bonne dizaine d’anecdotes), d’une iconographie, d’une race (celle des Titans de l’Art : Michel-Ange, Balzac) et d’un mal fatal (la surdité de celui qui créait pour le plaisir de nos oreilles) […].31

On ne peut que constater la position en porte-à-faux de Barthes qui, après avoir fait la biographie de Michelet, ne peut qu’avoir conscience de l’écueil narcissique d’une autobio-mythologie, lui qui poursuit le biographique et le roman comme un fantasme à double face, un « livre du Moi » où « l’essai s’avoue presque un roman »32. Cette injonction personnelle irrésolue, Françoise Gaillard la résume comme une fuite en avant de la signification dans laquelle on peut percevoir une attitude proprement derridienne de report constant du sens face à sa propre identité et son image. La différance du sujet Barthes devient alors une manière d’être un auteur sans biographie et sans

imago : « déserter le cliché dont on devient toujours captif, ça a été pour Roland Barthes une

éthique »33, conclut-elle. C’est à travers cette éthique de la dérobade que Barthes était en train de devenir, en effet, comme le dit Susan Sontag, « un écrivain d’un autre genre »34. Cette identité d’écrivain, Barthes se doit alors de la reconstruire avec à l’arrière-plan le spectre d’un auteur dont il a proclamé la mort dix ans auparavant, et qu’il serait bien malséant de faire revenir avec la « bio-mythologie » précisément décriée.

2. L’écriture autobiographique, pratique et théorie à la fois

Le Roland Barthes par Roland Barthes est la face visible du travail biographique et romanesque de Barthes. Travail réflexif, conceptuel, rationalisé, il témoigne de l’importance du dispositif dans la « constitution » du sujet mais représente, une étape vers une autre forme d’écriture35. En étudiant le

30. Françoise GAILLARD, « Barthes : le biographique sans la biographie », dans Revue des sciences humaines, n° 224,

« Le biographique », s. dir. Alain BUISINE & Norbet DODILLE, 1991, pp. 85-86.

31. Roland BARTHES, Musica Practica [1970], dans Œuvres complètes, t. 3, op. cit., p. 448. 32. ID., Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 695.

33. Françoise GAILLARD, art. cit., p. 96.

34. Susan SONTAG, Roland Barthes, l’écriture même [1981], trad. Philippe BLANCHARD, Paris, Christian Bourgois, 1982,

p. 61.

35. Je renvoie à l’article de Frédéric Martin-Achard qui revient sur la diversité des formes d’écriture expérimentées par

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fichier de Barthes et ses manuscrits, on constate qu’écriture du roman, autobiographie et journal participent d’un même souci au quotidien, et que si les publications segmentent ces tendances, l’imaginaire de Barthes les abrite toutes ensembles, de façon simultanée. La Chambre claire témoigne de cette synthèse qui passe, comme toujours, par la notation, l’écriture en fragments et une continuité reconstituée à travers des dispositifs où l’image est intégrée dans un système sémiologique global.

Dans le fichier conservé à la Bibliothèque Nationale de France, le journal est omniprésent, mais sous une forme fragmentaire et disloquée. Il impose un rythme de lecture singulier qui traduit d’abord l’idiorythmie de l’écriture barthésienne36. Dans la boîte de fiches couvrant les années 1968 à 1980 se trouvent plusieurs pochettes : elles rassemblent des fiches correspondant au dernier état de classement que Barthes avait effectué. Dans la pochette datée du 28 avril 1978 au 29 avril 1979, l’écriture au jour le jour est manifeste37 : sept fiches sont datées du 1er mai, autant le jour suivant. La plupart évoque le quotidien des rencontres ou les amis, à Marrakech, puis à Paris, au Palace. Barthes y consigne ses sautes d’humeur, ses impressions quotidiennes, en fonction des menus événements de la journée38. Si certaines fiches ne correspondent pas à cette période, il faut y reconnaître la main de Barthes qui réorganise l’ensemble de façon à ce qu’il génère sa continuité propre. Le dispositif en fiches saccade la lecture continue et modifie profondément l’unité d’un texte dont tous les fragments sont matériellement interchangeables. Le fichier peut être considéré comme un texte immense, infini, sans contours, fait des phrases volantes, dans un ordre à l’état d’inachèvement définitif pour reprendre le mot du Marcel Duchamp à propos de La Mariée mise à

nu par ses célibataires, même (œuvre crypto-autobiographique). Et Barthes, s’il regroupe les fiches,

ne les relie pas les unes avec les autres pour en former des volumes fixes : il avait même envisagé de « ventiler » le Journal de Deuil dans l’ensemble du fichier39. Or, dans cette série, apparaît une fiche datée du 12 février 1978 où Barthes écrit à propos de sa mère ce qui va devenir la clef de voûte de La Chambre claire : « Oh le silence du premier matin : à ma table, mes objets, quelques idées, la photo de mam. Devant moi (petite fille, elle est au fond d’un Jardin d’hiver et je ne la

2007. [En ligne], URL : http://trans.revues.org/135.

36. Les recueils Incidents (Seuil, 1987) et le Journal de Deuil (Seuil, « Fiction & Cie », 2009) ont permis de faire

connaître ce style de notation bref et sur le vif mais ayant sa continuité propre.

37. Ma gratitude va à Michel Salzedo qui m’a autorisée à consulter ce fichier et les manuscrits de Roland Barthes. La

boîte de référence est Fonds Roland Barthes, NAF 28630, Grand Fichier Barthes (1968-80), pochette 2/6, département des manuscrits, BnF, Paris.

38. Je laisse volontairement de côté la question de l’écriture fragmentaire et de son statut chez Barthes (voir Johnnie

GRATTON, « The Poetics of the Barthesian Incident : Fragments of an Experiencing Subject », dans Nottingham

French Studies, vol. 36, n° 1, « Roland Barthes », s. dir. Diana KNIGHT, printemps 1997, pp. 63-75.

39. Le « Journal de deuil », daté du 26 octobre 1977 au 21 juin 1978 est conservé dans une pochette distincte. Un

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distingue pas bien) [Conscience aigue et suspendue] » [f. 166]. Le 21 mars 1979, deux semaines avant de commencer sa mathesis singularis sur la photo40, Barthes envisage brièvement une autre voie qui montre bien ses hésitations continues : « Au fond, j’en ai peut-être marre de l’égotisme et de la notation (sauf à marquer encore ceci !) » [f. 188]. Mais le fichier et les « notes-journal » tout particulièrement servent d’embrayeur à l’écriture. Simultanément, la lecture contemporaine de Pascal légitime chez lui la validité de ces pensées détachées dans le cadre d’un plus grand projet. Alors que le premier volet sur La Préparation du roman se termine avec la dernière séance le 10 mars 1979, Barthes se trouve à une croisée des chemins tandis que la rédaction de La Chambre

claire débute41.

Tandis qu’il rédige son manuscrit du 15 avril 1979 jusqu’au 3 juin entre Paris et Urt, le 9 mai 1979, Barthes inaugure un nouveau regroupement de fiches qui a pour titre « Œuvre nouvelle/vie nouvelle »42 qui fait le pont entre La Chambre claire et un projet romanesque aux contours indécis. Barthes avait déjà soulevé l’idée que le Roland Barthes par Roland Barthes était « presque un roman » tandis qu’Alain Robbe-Grillet considérait carrément à son sujet en 1977 qu’il avait déjà publié son « cinquième ou sixième roman »43. En effet, essai, roman et autobiographie se confondent à travers la subjectivité assumée de Barthes, notamment à partir de ce qu’il nomme la philosphère. Les quelques titres alternatifs envisagés pour La Chambre claire montrent à quel point l’assomption du sujet Barthes était sur le point de se manifester au grand jour : « Ma Photographie » et « Mes Photographies » côtoyaient « La Photographie : plaisir et deuil » ou « À la Recherche de la photographie »44. La subjectivité de l’auteur dans sa « note sur la photographie » fait aujourd’hui consensus mais elle a suscité un malentendu de la part de ceux qui attendaient le Barthes structuraliste du « Message photographique » ou de « Rhétorique de l’image », certains voyant même dans sa démarche un renoncement à la théorie. Dans la première version de l’incipit, Barthes avait envisagé une entame plus personnelle (« Depuis longtemps, je m’intéressais à la Photographie ») allant jusqu’à admettre que son intérêt était guidé par l’auto-analyse : « je m’obstinais à vouloir trouver à la Photographie sa spécialité, espérant peut-être ainsi me définir moi-même »45. Une posture auto-analytique qui revient, après la publication du livre le 17 janvier

40. Roland BARTHES, La Chambre claire [1980], dans Œuvres complètes, t. 5, Paris, Seuil, 2002, p. 795.

41. L’article de Jean-Louis LEBRAVE, « La genèse de La Chambre claire », dans Genesis, n° 19, 2007, pp. 79-107. [En

ligne], URL : http://www.item.ens.fr/index.php?id=76061) sert d’arrière-plan à ma réflexion dans la mesure où il en propose la première étude génétique.

42. Fonds Roland Barthes, NAF 28630, Grand Fichier Barthes (1968-80), pochette 3/6, département des manuscrits,

BnF, Paris.

43. Alain ROBBE-GRILLET, « Pourquoi j’aime Barthes », dans Prétexte : Roland Barthes Colloque de Cerisy – 1977

[1978], s. dir. Antoine COMPAGNON, Paris, Christian Bourgois, 2003, p. 289.

44. Fonds Roland Barthes, NAF 28630, La Chambre claire, manuscrit, département des manuscrits, BnF, Paris.

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1980, sur une fiche où Barthes abolit littéralement l’objet photographique de son texte en déclarant : « [Je ne suis pas spécialiste de la Photo], je ne suis spécialiste que de moi-même »46. Loin d’être un renoncement théorique, il s’agit d’une nouvelle méthode que Barthes cherche à rendre compatible avec cet ethos d’auteur qu’il expérimente et formalise à la fois. Dans l’argument qu’il envoie à Jean Narboni et aux éditions Gallimard, il présente son livre comme une quête théorique et phénoménologique, où les images mettent en scène l’imaginaire de l’auteur :

[…] Cette recherche prend la forme d’un cheminement : l’auteur regarde quelques photos qui l’ont intéressé personnellement, et cherche à définir peu à peu en quel lieu de ces photos peut se situer ce qui le retient, le fascine ou l’émeut. Après avoir examiné aussi quelques photographies de professionnels, de Nadar à Mapplethorpe, l’auteur en vient à pressentir que c’est dans la photographie « privée » qu’il trouvera le secret de la Photographie, son « essence », la novation absolue, de niveau anthropologique (et non plus historique), que son invention a apportée à l’humanité.

Ce récit, à la fois intellectuel et affectif, entraîne l’auteur à aborder quelques thèmes de fonds […]47

Les « thèmes de fonds » sont comme drainés par le cours d’un récit « intellectuel et affectif » qui les charrie, on pourrait croire, accidentellement. Ce récit est donc, exactement comme le Roland Barthes par Roland Barthes, un « roman de l’intellect » dont la démarche phénoménologique commande l’implication subjective dans la théorie. Qui alors de l’intime ou de la théorie se met en scène48 ? L’affect assumé et théorisé (c’est toute la substance du punctum, et c’était déjà la raison d’être du Discours amoureux) entortille l’essence de la photographie dans un discours qui a pour point de départ un « désir ontologique »49, belle expression qui exprime toute l’érotique intellectuelle de Barthes, une érotique de la pensée. La théorie devient fiction (sensualiste), la fiction, théorique. Et le sujet Barthes devient le scénographe d’une méthode anti-philosophique ou idio-anti-philosophique qui fait brutalement revenir au premier plan le Tao, le Zen mais aussi la figure de Nietzsche dont il décide que « l’antique souveraineté du moi » doit fonder son « principe heuristique » 50. La démarche théorique est bien celle du singulier contre l’universel,

manuscrits, BnF, Paris.

46. Fonds Roland Barthes, NAF 28630, Grand Fichier Barthes (1968-80), pochette 6/6, [f. 1050], département des

manuscrits, BnF, Paris.

47. Fonds Roland Barthes, NAF 28630, La Chambre claire, manuscrit, « Dactylogrammes “Copie pour impression” »,

présentation du livre par Barthes pour l’éditeur, département des manuscrits, BnF, Paris. Les notes de Barthes montrent qu’il avait attentivement lu le livre de Jean-François LYOTARD, La Phénoménologie, Paris, P.U.F., « Que

sais-je ? », 1954.

48. Guillaume Bellon pose cette question de la place de l’intime dans les cours dans son article, « Trajets de l’intime

dans les cours et séminaires de Roland Barthes », Recto/verso, n° 1, juin 2007. [En ligne], URL : http://www.revuerectoverso.com/IMG/pdf/RolandBarthes-Trajetsdel_intime.pdf.

49. Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 791. 50. Ibid., p. 795.

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ou plutôt de l’universel à travers le singulier : Barthes décide de « [se] prendre pour médiateur de toute la Photographie […] à partir de quelques mouvements personnels »51. Dans la version publiée, cette dimension affective et intime se donne progressivement, alors que durant la préparation du manuscrit, elle était manifeste dès les abords du livre (l’argument n’aurait-il pas pu être sa quatrième de couverture ou son avant-propos comme Barthes avait l’habitude de faire ?). Œuvre théorique, romanesque et écriture autobiographique s’entremêlent et participent d’une véritable éthique d’un auteur qui se met en scène mais qui reste soucieux à la fois de la réception de son image et de son discours. Barthes est donc en recherche d’une solution par une forme à la grande plasticité, mais qui passe irrémédiablement par une réflexivité théorique et personnelle.

Une fois la rédaction de La Chambre claire achevée, de retour d’un séjour en Grèce à Urt, Barthes reprend le cours de ses notes éparses52. Durant le mois de juillet 1979, on suit Barthes qui avance dans un projet romanesque, autobiographique et intellectuel, mais avec hésitation, en proie à de perpétuels doutes. Pour le dire autrement, le travail d’écriture n’avance pas. De ces écueils répétés dans le texte, Barthes cherche une échappatoire à travers l’image photographique qui a accompagné dès le début à la fois sa démarche intellectuelle et d’écriture. De sorte que l’on peut dire de Barthes, de Mythologies en passant par L’Empire des signes jusqu’aux photographies de Proust, que la photographie, encore et toujours, le relance vers ses premières affections théoriques.

3. L’Autobiographie « New Look »

Une pochette nommée « Autobiographie en images » composée de restes du fichier « Photo »53 contient 53 fiches : on trouve des cartes postales du Japon ou le négatif de la photographie de famille « La Souche », reproduite dans La Chambre claire. Dans ces fiches disparates, on reconnaît quelques passages du dernier livre de Barthes, tandis que d’autres notes évoquent des références inédites. Barthes s’intéresse par exemple au journal en images de Jacques-Henri Lartigue : « J H Lartigue Album en famille : exposition au Musée d’Art Moderne de NY 1962 “n’avait pas songé auparavant à divulguer son journal personnel en images, un support de sa mémoire” » [f. 4]. Sur la fiche suivante, Barthes note simplement « Famille sans famille » [f. 5], un écho triste du « famille sans familialisme » que l’on pouvait lire en légende de la photographie du

51. Ibidem.

52. Fonds Roland Barthes, NAF 28630 Grand Fichier Barthes (1968-80), « Fichier sans titre », pochette 3/6,

département des manuscrits, BnF, Paris.

53. Ce regroupement appelé « Sur quelques photos » quand il était à l’IMEC a changé de nom en arrivant à la BnF :

Fonds Roland Barthes, NAF 28630, Fichier « Autobiographie en images », département des manuscrits, BnF, Paris. Le premier intercalaire explique qu’il s’agit du reste de ce qui a été versé dans un autre fichier intitulé « Photo », qui contient des références exploitées pour La Chambre claire, et qui se trouve dans le fonds Roland Barthes, NAF 28630, Fichiers. Glossaire ABC (3) ; Fichier sans titre [sur la photographie] ; Illustrations ; Œuvre comme volonté, département des manuscrits, BnF, Paris.

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Roland Barthes par Roland Barthes et de l’époque où sa mère vivait encore. La fiche suivante ne

fait figurer que le début du Tombeau d’Edgar Poe féminisé : « Telle qu’en elle-même… » [f. 6], une phrase clef par laquelle Barthes annonce avoir « retrouvé » sa mère sur la photographie du Jardin d’hiver mais aussi telle la petite fille qu’elle était devenue pour lui à la fin de sa vie en raison de son affaiblissement54. Si cette fiche a été manifestement exploitée dans La Chambre claire, elle côtoie le projet d’« autobiographie New Look », où l’on ne peut voir qu’un double prolongement, celui de la

mathesis singularis (versant théorique) et celui de la scénographie (versant pratique)

autobiographique. La fiche en question présente cette tentative de renouvellement de l’autobiographie :

Ma vie en images

Tentative nouvelle d’autobiographie Une autobiographie New Look (Mais déjà fait dans le RB ?) [f. 37]

Barthes ajoute au crayon une marginalia qui souligne l’importance du tableau et de la scénographie dans ce livre qu’il imagine fait de cinquante scènes exclusivement photographiques et qui caractériseraient ses « attitudes fondamentales55 » : « 50 [photo] = 50 scènes brechtiennes de ma vie / les gestus de ma vie » [f. 37]. Barthes envisage ce recueil, exactement à l’image de l’album ouvrant le Roland Barthes par Roland Barthes, comme une étape vers l’écriture : « ce livre : comme ce qui doit être écrit (réglé – peut-être exorcisé – peut être aussi comme un “monument”) avant le Roman (la pleine mer du Roman ; comme une passe) » [f. 36], explique-t-il. Répétition de la méthode du Roland Barthes par Roland Barthes, mais à rebours ? On voit en tout cas clairement que Barthes interrogeait là non seulement le genre autobiographique, qu’il l’a interrogé en fait toute sa vie à travers sa posture et son ethos intellectuel, mais plus encore sa pratique autobiographique qui renouvelait per se l’écriture de soi dans les années 70. Et à travers la photographie, il a de plus préfiguré une manière d’être de masse en images. Barthes ne se départit pas de son ancrage théorique mais il envisage toujours avec crainte le « reproche d’égotisme » dans une époque où la culture du narcissisme commence à être sévèrement critiquée et, en même temps, plaît au public56 :

54. « [J]e la retrouvais enfin telle qu’en elle-même… » (Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 847). Ce

passage, très intime et touchant, met en scène Barthes s’occupant de sa mère, lui tendant un bol de thé, et disant par ce geste simple du quotidien tout l’amour qu’il lui portait, un amour que la photographie du Jardin d’Hiver ne saurait figurer pour un autre que lui et de laquelle Barthes décide malgré tout de « “sortir” toute la Photographie » (Roland BARTHES, ibid., p. 848). L’essence de la photographie passe donc, d’après Barthes, par un rapport si intime à

son objet qu’elle ne peut exister que pour soi seul : l’en-soi de la photographie est le pour-soi le plus intime, et soumis à ses variations.

55. Voir note infra sur le « gestus » brechtien.

56. Voir Christopher LASCH, La Culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances [1979],

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[je vois par le téléphone d’une auditrice il est vrai un peu dingue qu’il ne faut pas avoir peur du matériel très projectif (elle aime et médite les Photos du RB – et bien sûr le DA) Peut être avoir le courage d’un livre Photo-Texte sur nous, mam, Michel, mon enfance – ma vie avec mam

[au crayon] Nouveau : une autobiog avec images vraies centrée sur l’affect, la

philosphère →

[verso]

En somme, accentuer (aller à fond) la première partie du RB

– Mais le reproche d’égotisme ? – Mais si ça plaît à des lecteurs, si ça leur apporte une complicité, une délicatesse [f. 39].

Dans la mesure où j’ai posé l’essentiel des jalons qui me semblaient préalables à la lecture de ces fiches, il me semble préférable de laisser dans l’ordre, telles quelles, afin de percevoir le rythme qui en accompagne la lecture :

Faire le livre. Peut être :

Méditation qui remonterait le temps Le deuil → l’enfance

Une autobiographie trouée / erratique, affective en photos.

Ce projet implique un approfondissement théorique (une assomption, une prise en responsabilité – je serai auctor des photos, de leur publicité) de l’égotisme comme moderne : çàd ni censure de l’impersonnalité, ni dissolution dans la textualité psychotique

Photos : peut être carrément un livre de souvenirs – comme et le contraire des Mots : les

Images

non démystificateur - aimant

[agrafé à la suite]

Faire les Mots à l’envers : - Images X Mots

- Critique X Amour → les Images [f. 40 à 44].

Le dernier intercalaire de ce regroupement de fiches, à la suite de ces fragments, porte le titre « Autobiographie en images », en bas, le mot « projet », rayé. Dans le lot, figure encore une carte postale aérienne d’Urt, quelques fragments sur la mère de Barthes, sur ce qu’elle aimait (les fruits et les roses). On trouve des images : une porte de maison, un arbre dans le jardin où pépiaient les oiseaux. Ces images personnelles font partie de la philosphère intime mais elles ne s’opposent pas, à mon sens, à la philosphère publique, et La Chambre claire témoigne justement de l’homogénéité de cet univers imaginaire dans lequel le sujet navigue entre les images aimées. Je voudrais donc pour conclure rapprocher ce projet d’« autobiographie New Look » de celui du

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séminaire sur les photographies de Proust, qui n’eut malheureusement pas lieu. Ce projet, présenté après La Préparation du roman, est une émanation du « marcellisme », un concept énoncé par Barthes dans son cours, qui veut que l’on soit fasciné par l’auteur autant, et si pas plus, que par son oeuvre. J’aime donc à penser que le séminaire sur les archives photographiques de Proust aurait été le laboratoire d’une nouvelle forme, non pas seulement de lecture biographique de l’œuvre de Proust comme le suggère Kathrin Yacavone57, mais de la recherche d’une nouvelle forme d’écriture du biographique qui avait à l’horizon une réflexion sur l’autobiographie en images et le roman. L’idée est précisément énoncée par Barthes sur une fiche du 31 mars 1979 du même regroupement :

→ Projet

Je reviens de temps en temps, ces jours-ci, au projet d’une biographie en images – liée à la recherche d’un sujet de cours qui communiquerait avec ce projet.

Sans doute, ce qui est à peu près clair, c’est l’idée de dégager (à l’aide des photos) des « scènes » (au sens brechtien. Cf. mon projet sur Proust). […] [f. 8]

En se penchant sur ces images du monde de Proust, que souhaite approcher Barthes, si ce n’est l’univers perdu de son enfance et celui de sa mère ? Dans son fichier, il le dit clairement : « l’époque de la qui m’intéresse est en gros, celle de la jeunesse de Maman […] »58 [f. 157] et il revient justement avec Proust à l’époque où sa mère pose dans le Jardin d’hiver, à l’époque où son père est encore en vie et à celle de ses propres premiers pas sur le sable basque tandis que Proust écrit sa grande œuvre : « Contemporains ? Je commençais à marcher, Proust vivait encore et terminait La Recherche »59. Si l’on compare les premières images du Roland Barthes par Roland Barthes, surtout celles montrant les grands-mères dans leurs robes à corsets, le père et le grand-père

en uniforme avec celles du petit monde de Proust, on ne peut qu’être frappé par la similarité visuelle des deux corpus photographiques et du sentiment de familiarité qui se dégage de ces photographies mises côte à côte60.

De même, les illustrations de La Chambre claire nous renseignent sur les amours photographiques de Barthes, lui qui passe librement du magazine au catalogue d’exposition, à la photographie de presse, des albums contemporains aux histoires de la photographie ou de France.

57. Kathrin YACAVONE, « Reading Proust through Photography. Roland Barthes Last’s Seminar “Proust et la

photographie” », dans French Forum, vol. 34, n° 1, 2009, pp. 97-112.

58. Fonds Roland Barthes, NAF 28630, Fichiers. Glossaire ABC (3) ; Fichier sans titre [sur la photographie] ;

Illustrations ; Œuvre comme volonté, « Fichier sans titre [sur la photographie] », département des manuscrits, BnF,

Paris.

59. Roland BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., pp. 602-603.

60. Dans La Recherche du temps perdu, la photographie de la grand-mère défunte du narrateur et celle d’Henriette

Barthes au Jardin d’Hiver sont censées être réalisées exactement à la même période (1897-1898), créant un point de jonction temporel entre la fiction proustienne et l’image réelle de la mère.

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Les légendes autour des images nourrissent à la fois l’imaginaire individuel et collectif d’un auteur qui adhère à son temps, l’embrasse et le projette, à travers le scope de son idio-sémiologie. Pour appuyer cette idée d’une scénographie de l’auteur à travers ses réflexions théoriques et ses représentations imaginaires, je prendrai pour dernier exemple une des images de La Chambre claire que Barthes avait envisagées pour son livre. Le numéro 7 de Créatis, revue de belle photographie, avait été consacré en 1978 au photographe gay Robert Mapplethorpe et a fourni à Barthes certaines illustrations. En couverture du numéro, on reconnaît l’autoportrait du photographe qui représentait pour Barthes le kaïros du désir et, plus loin, le portrait de Bob Wilson et Philip Glass. Deux images non retenues avaient toutefois été mises de côté par Barthes, l’une d’Iris et une autre intitulée

Patrice, un gros plan sur le sexe d’un homme négligemment sorti d’une culotte en coton tricoté61.

Cette photographie, évoquée dans la première partie du texte, conduit directement à un autre type d’images, celles d’une sphère visuelle publique et presque dionysiaque et sur laquelle se termine le livre, dans une « boîte de nuit » (chambre noire) à New York où Barthes voit défiler des « tableaux vivants »62. Le récit intime s’achève dans un lieu public, festif, nocturne où le sémiologue a encore les yeux critiques ouverts pour décomposer la scénographie du plaisir.

Quel rapport entre ces tableaux vivants, les images de Mapplethorpe et celles de la mère de Barthes ? À travers cette liaison directe, je veux clairement affirmer la relation soutenue qu’entretient Barthes avec le monde de ses images, son imaginaire et qu’aucune théorie visuelle ne peut en effet véritablement expliquer le lien intime qui est pourtant une véritable matrice théorique et d’écriture dans son œuvre. Comment passe-t-on de la publicité Panzani à Patrice ? Là est le roman intellectuel. À la différence que la culture visuelle de Barthes augmente matériellement la scénographie textuelle et autobiographique de l’auteur. Je vois donc dans ce projet d’autobiographie en images qui aurait dû retracer la vie de Barthes à travers une galerie de photographies familiales (et former son diaporama intime) un complément du diaporama d’images publiques que Barthes a analysé dans ses articles sur la communication de masse, depuis Mythologies et même dans ses commentaires sur Brecht (qui est donc Mère Courage pour Barthes, si ce n’est sa propre mère qui a élevé ses deux fils seule ?). En 1980, la trilogie illustrée de Barthes s’achève avec La Chambre

claire, livre hommage à sa mère qu’il écrit pour accomplir son travail de deuil et concomitant à son

désir d’autobiographie « New Look ». Le trajet de Barthes jusqu’à l’image intime est le chemin d’un auteur qui, toute sa vie, a commenté les sphères de la représentation, de ses représentations. En prenant comme objet sa propre image, prolongement personnel d’une des mythologies sur

61. Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 821. 62. Ibid., p. 884.

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« l’écrivain en vacances », Barthes constitue un dispositif autobiographique autour de sa figure, une mythologie désencrassée de l’auteur. Il pose toutefois aussi les bases critiques du contrôle sur l’identité médiatique. Grâce à son regard théorique et réflexif permanent, Barthes incarne la conscience de la représentation de soi et de ses moyens de diffusion. Ces derniers se sont modernisés et démocratisés au point que désormais, tout le monde est en mesure de se fabriquer ces formes de petits diaporamas autobiographiques individuels. Mais cette pratique de l’image de soi en dispositif doit beaucoup à l’un des théoriciens des médias les plus lus et commentés dans le monde. Son héritage théorique a bel et bien produit une forme d’autobiographie « New Look » qui a inspiré à Louise Merzeau ce commentaire qui traduit si bien à mes yeux la postérité de la démarche identitaire barthésienne :

Si Roland Barthes était vivant, il égrènerait ses biographèmes sur le réseau. Son blog le-plaisir-du-web.com serait l’un des plus fréquentés de la Toile. […] Et puis des Roland Barthes par Roland Barthes, il en a plein le web : Albert Dupont par Albert Dupont, John Smith par John Smith… Sous l’effet du court-circuit des médiations éditoriales et scientifiques, ce qui était il y a trente ans promenade solitaire, audace et invention est devenue monnaie courante, vulgate et prolifération. Faut-il considérer Roland Barthes comme un classique ou comme un précurseur ?63

D’évidence, il était non seulement un précurseur, mais possédait déjà une intuition aiguë des enjeux de la représentation de soi à l’ère médiatique et une maîtrise fine de la stratégie visuelle qui, à la charnière des XXe et XXIe siècles, est désormais chevillée au corps et à l’ethos des individus dans la masse. On aurait tort de croire qu’il y a d’un côté un Barthes littéraire et de l’autre, un sémiologue repenti. Le Barthes romanesque des dernières années et le Barthes théoricien des médias contemporains des premières années n’est qu’un seul et même homme. La synthèse qu’il opère dans ses œuvres, en y mêlant réflexivité, mise en scène de soi et une forme de romanesque fragmentaire, le renvoie directement dans notre propre présent. Cette postérité des formes qu’il a lui-même expérimentées montre bien qu’à travers lui, et le succès planétaire à la fois de ses théories et de ses pratiques du média au sens large, son œuvre est au cœur de la façon dont nos identités contemporaines se mettent en scène. Qu’il s’agisse de blogs, de Facebook ou d’œuvres autobiographiques en images de personnalités aussi diverses que Jacques Derrida, Marguerite Duras, Sophie Calle, Orhan Pamuk, Pierre Bergounioux, Olivier Rolin, Annie Ernaux ou Colette Fellous64, cette modalité de présentation de soi marque la culture de masse contemporaine et intègre souvent son propre commentaire critique par des jeux de fiction ou de mise à distance. En cela,

63. Louise MERZEAU, « Du signe à la trace », dans Empreintes de Roland Barthes, s. dir. Daniel BOUGNOUX, Paris,

INA/Cécile Defaut, 2009, pp. 125-126.

64. Marguerite DURAS, Les Yeux verts (1980) ; Jacques DERRIDA & Geoffrey BENNINGTON, Jacques Derrida (1991) ;

Sophie CALLE, Doubles-jeux (1998) ; Colette FELLOUS, Plein été (2007) ; Orhan PAMUK, Istanbul, souvenirs d’une

ville (2008) ; Pierre & Gabriel BERGOUNIOUX, L’Héritage (2002) ; Olivier ROLIN, Derniers jours à Bakou (2010) ;

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l’œuvre autobiographique de Barthes dépasse le cadre du simple récit de soi pour entraîner le sujet dans sa propre réflexivité théorique et la nouvelle scénographie individuelle qu’imposent les images.

Agrégée de lettres et docteur en sémiologie du texte et de l’image, Magali Nachtergael (nachtergael@gmail.com) est maître de conférences en littérature et arts contemporains à l’Université Paris 13-Sorbonne Paris Cité. Elle est l’auteur d’un ouvrage sur Les Mythologies

individuelles, récit de soi et photographie au 20e siècle (Amsterdam-New York, « Faux Titre »,

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