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ENTRETIEN Être le chroniqueur de son temps

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Academic year: 2022

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ENTRETIEN

Être le chroniqueur de son temps

GEORGES BALANDIER

EVUE DES DEUX MONDESOn dirait qu’avec Fenêtre sur un nouvel âge (1), vous renouez avec le geste du chroniqueur, au sens ancien du terme, de l’homme qui tient le registre des événements, des annales. Or ceci frappe dans une époque particu- lièrement rétive à la continuité. Une époque qui procède du zapping de l’instantané, de la rupture, de la non- fidelité… Vous, on a l’impression, au contraire, que vous vous êtes ingénié à assu- mer une durée dans le travail de reconstitution de récit d’une époque très récente et brève, au sujet de laquelle vous employez un mot à la fois simple, banal et emblématique : le mot « tournant ».

Vous reconnaissez-vous dans ce geste de chroniqueur pour caracté- riser ce « tournant » ?

GEORGES BALANDIER – Je me retrouve très bien dans la des- cription que vous venez de donner. Je ne pense pas que le fait d’être chroniqueur dans un temps si chahuté, aussi découpé, aussi morcelé, aussi installé dans l’immédiat soit une incongruité, ni de céder à une nostalgie dans un temps qui ne permet guère le

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moment de la réflexion. Je ne suis pas dans cette nostalgie qui pourrait me faire dire : « J’aurais aimé être comme avant et parler des beaux événements de l’histoire de France. » Ça n’est pas ça, c’est autre chose, peut-être le fait que je suis persuadé que la dis- continuité du réel demande une continuité du discours… Si l’on veut donner quelque sens à ce qui se passe, il faut essayer de met- tre un fil, des fils, qui courent à travers tous ces événements et toutes ces miettes, toutes ces discontinuités, puis de discerner un trajet, un parcours. Or cela se raconte : que ce soit le parcours dans l’Histoire ou que ce soit un parcours dans la diversité du monde, des cultures, des civilisations.

Et puis je crois qu’il y a une autre raison : j’ai le sentiment, si vous voulez, que dans cette période où nous sommes, le narratif réapparaît, et avec lui le fictionnel… Non pas dans ce qui est donné à consommer par les grands médias de distribution, mais tout simplement parce qu’on ne peut parler de ce temps qu’en prenant la posture du narrateur, donc la posture du chroniqueur : je trouve qu’il y a une illustration politique de cela : je pense à l’itinéraire américain de Barack Obama. Au fond, Obama ne pro- pose pas de programme, il raconte une autre version de l’histoire américaine en reprenant les thèmes de jadis : les frontières à conquérir, la diversité à maîtriser, etc. Il y a là une façon de faire de la politique (au niveau le plus élevé puisqu’il s’agit d’accéder à la présidence de la nation la plus puissante) recourant à un moyen narratif, lequel met en mouvement les émotions. Cette époque-ci – si l’on peut parler de cette façon – me semble être marquée par différents contrastes : le contraste entre la rationalité du système machine, qui fonctionne sur l’informatique (tout ce qui va par algorithmes, procédés, tout ce qui, en fait, contribue à la gestion de ce temps et aux communications ordinaires de ce temps) et puis les réactions de type émotionnel fort, que ce soit pour la Coupe du monde de foot ou de rugby ou que ce soit pour des causes plus relevées, en tout cas moins musclées !

REVUE DESDEUXMONDES– L’émotionnel a sa logique propre…

GEORGES BALANDIER – À sa manière, l’émotionnel relève aussi du narratif, il relève du travail du romancier, cela suppose une mise en scène. On ne peut pas laisser les émotions comme ça,

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s’ajouter les unes aux autres comme des gouttes dans un récipient.

Il faut montrer comment elles mettent en mouvement, comment elles font bouger les cœurs et les têtes, et montrer comment elles offrent un parcours par elles-mêmes, par leur propre logique qui n’est pas la logique des systèmes technique et des experts.

REVUE DES DEUX MONDESN’avez-vous pas l’impression quand même que l’émotion, qui en effet est un des ressorts de la société actuelle, est instrumentalisée en tant que telle au détriment d’une faculté de récit, de conscience du temps qu’on vit, qui suppose un certain recul ? Est-ce que vous n’avez pas l’impression que l’émotion joue au contraire comme quelque chose d’opaque qui emporte les gens, qui les enthousiasme, qui les met dans une sorte de transe, mais justement en rompant avec une faculté qu’apporte le récit : le recul, la mémoire, la conscience de ce que l’on vit ?

GEORGES BALANDIER – Oui, mais je distinguerais volontiers plusieurs niveaux d’émotions. Cette époque est émotionnelle de diverses manières, elle l’est de façon triviale, je veux dire que si vous prenez des séries télévisées les plus courantes, les plus diffusées, les plus répétées, l’émotion y est d’une grande pauvreté, répétitive, codée, les ressorts sont peu nombreux et ils sont utilisés partout de la même manière. Et puis il y a l’émotion qu’un événement apporte : c’est tout à fait autre chose, je veux parler de l’événement collectif, celui qui bouleverse, mais dans certaines circonstances rares ; il a fait bouger en 1940 avec de Gaulle, il a fait bouger à d’autres moments, en 1968, etc. Ce type d’événement a en lui-même une puissance narrative : on dirait presque qu’il s’écrit lui-même, comment s’établit la rupture qu’il instaure lui- même…

Enfin, il y a une émotion personnelle, peut-être celle qui se prête le plus à la narration, la plus insaisissable en même temps, mais qui donne un fil à suivre, si l’on voit à quel point la dimen- sion personnelle a envahi le champ politique, comme jamais. Mais nous pouvons penser aussi bien aux histoires les plus ordinaires, hors célébrité, celles de ceux que Pierre Sansot appelait « les gens de peu », histoires qui sont constituées de détails, par de petites choses qui ont une valeur de réconfort et même peut-être de sens : c’est en construisant quelque chose à partir de choses qui

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ne comptent pas que l’on finit par donner une certaine forme à l’existence, moins désorientée que celle que les temps turbulents imposent. Et donc, l’effet narratif n’est pas le même selon que l’on va se situer sur tel registre ou tel autre…

REVUE DES DEUX MONDESOn pourrait, en réagissant à ce que vous venez de dire sur l’émotionnel, penser au rôle de la chanson : le refrain est un récit et une émotion.

GEORGESBALANDIER– Je suis frappé de ce que le rap est aussi narratif que musical, il est même plus narratif que musical… La chanson dit la plainte mais la plainte s’inscrit aussi dans un dis- cours, dans une narration, elle raconte une histoire, que ce soit une histoire des cités ou telle autre histoire… Il est possible que la chanson actuelle soit devenue, peut-être plus qu’avant, un instru- ment de communication…

REVUE DES DEUX MONDESEst-ce que vous avez été sensible récemment à cette discussion autour de la notion de « story- telling » ? La modélisation, par code, d’une mise en scène de la réalité politique ou autre… Cela vous a-t-il paru important ? Entrant en connexion avec ce que vous faisiez ou pas ?

GEORGES BALANDIER – Oui, mais c’est un discours qui est plus technique alors que le mien est plus lié à la réaction immédiate à l’événement, à l’interprétation nécessaire de quelqu’un qui est à la fois témoin et concerné, « spectateur engagé », comme disait Raymond Aron… J’ai cette double position. Mais je ne voudrais pas qu’on force trop non plus du côté de la narration car il n’est pas vrai que ce monde n’est que narration et que les images ne sont que virtualité. Certes, il faut savoir tenir une distance avec la réalité pour la conserver présente sous la main ou sous le regard mais c’est vrai que l’on a tendance à faire ce que mes collègues américains en sciences sociales d’il y a dix ou vingt ans faisaient lorsqu’ils évoquaient la « société abstraite », la société traitée comme abstraction. Celle-ci était traitée effectivement sous une forme nar- rative mais sous une forme narrative où la narration était engagée par la logique des argumentaires : une logique des systèmes de fonctionnement aboutissant à un univers qui semble ne pas avoir de matérialité, pas de chair donc pas tellement de souffrances, pas

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tellement de problèmes immédiats à résoudre, pas d’urgence exis- tentielle personnelle, comme on serait dans un état d’apesanteur où tout le monde flotte, personne ne sait où il est et où personne ne sait où placer à la fois ses jugements et ses affects.

De nouveaux explorateurs

REVUE DES DEUX MONDES – De ce point de vue-là on peut dire qu’on est presque aux antipodes de la société que décrivaient il y a encor e dix ans, cinq ans, des gens comme Baudrillard ou Lipovetski, qui parlaient d’un réel qui n’était plus que simulacre et n’avait plus aucune matérialité, plus aucune consistance concrète…

Là on a l’impression qu’on est repassé à une perception au contraire beaucoup plus matérielle…

GEORGES BALANDIER – Oui, mais vous savez c’est aussi une manière personnelle de me situer par rapport à ce temps : person- nellement je me fais un combattant du retour à de la matérialité, à du corporel, à de l’émotionnel enraciné et non pas « enmachiné » si j’ose dire… ce n’est pas le même mode de lecture qui a pu être celui de Baudrillard ou celui de mon vieux camarade et complice Edgar Morin. Parce qu’après tout je pourrais partager les mêmes façons de réagir ou de voir, d’interpréter… nous sommes de la même génération nous avons eu des engagements communs.

REVUE DES DEUX MONDESQu’est-ce qui vous différencie aujourd’hui ?

GEORGES BALANDIER – Très curieusement, je suis le défenseur de la matérialité et des corps plus que ne l’est Edgar Morin, qui donnait le sentiment – avant la série des volumes de la Méthode – d’être quelqu’un qui d’établi dans la succulence, le contact direct des choses, des êtres, des affects, des amours… Puis tout ça a disparu dans ce travail herméneutique de la Méthode comme si la Méthode se réalisait par l’Histoire… Comme si l’Histoire n’était que cela… Dieu soit loué, non ! Heureusement… moi je suis pour une réintégration non pas des risques qui sont liés aux grands systè- mes industriels et aux grands dysfonctionnements possibles, mais

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des risques personnels, des risques qui sont liés à des confronta- tions et à des confrontations avec des êtres de chair. On n’a pas effacé ce qui fait que toute vie et toute construction, d’une certaine manière, est une lutte, une affinité, un emballement, une passion, une énigme et cela nous ramène à votre première question sur le geste du chroniqueur : si je suis chroniqueur, c’est parce que le chroniqueur parle de choses qui ont de la consistance, il ne raconte pas seulement la logique des événements, il rapporte les événe- ments à leurs acteurs, il donne du sens aux situations où intervien- nent les acteurs, où les événements se font, où les accidents de parcours interviennent. Le chroniqueur raconte les victoires autant que les défaites, les splendeurs de l’État mais aussi les désarrois de la guerre.

Cette époque me gêne dès l’instant où elle problématise tellement qu’elle finit par démoraliser tout un chacun : on y reste désemparé sans être aidé et puis elle me gène aussi dans la mesure où elle ne donne pas place à ces affrontements personnels dans lesquels on se perd… On est toujours dans la grande généralité, mais la chronique est beaucoup plus au niveau des événements vécus, des passions engagées, des déceptions, des malheurs, des misères mais aussi des grands emballements, des grandes réalisa- tions, il y a tout cela. Et c’est tout cela qui me semble donner un sens possible à une époque qui fonctionne de plus en plus avec des langages perdus : le récit banal des passions, l’autobiographie réelle…

Et peut-être ceci me fait faire un retour sur ma propre exis- tence, et ma propre carrière d’auteur, à ce par quoi j’ai com - mencé… Peu de mes amis, de ceux qui s’intéressent à ce que je peux produire, s’en souviennent sans doute : mais en 1947, j’ai publié aux éditions du Pavois dans la collection « Le chemin de la vie » sous la direction de Maurice Nadeau, un livre qui avait pour titre Tous comptes faits, présenté comme roman et qui en fait est une histoire, une autobiographie romancée avec quelques coups de pouce ici et là. Mais j’étais déjà dans la démarche du chroni- queur… J’ai écrit ça sur le modèle de l’Âge d’homme de Michel Leiris, qui était mon ami très proche. J’ai écrit cela aussi à un moment qui est « tournant » si on peut utiliser ce mot banal… Le moment où je rentrais de la Résistance, de mon maquis des basses

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Vosges avant de partir pour l’Afrique, où j’allais trouver ce que je n’acceptais plus chez moi, c’est-à-dire : les civilisations qui s’é- taient disqualifiées par les horreurs et la violence. Cela nous fait remonter à 1947, à plus de soixante ans, mais je crois que je me trouve encore dans cette situation pour ne pas être un sociologue ou un commentateur de l’événement qui fuit dans l’abstraction…

REVUE DES DEUXMONDES– Vous vous sentez un étranger dans votre époque ?

GEORGES BALANDIER – Je me situe toujours dans le sens d’une lutte contre l’abstraction, de la défense de la matérialité. C’est tou- jours la même chose… Ce qui me frappe, c’est justement cette façon dont les événements d’une jeunesse, d’une adolescence, un premier âge d’homme… ont pu façonner un esprit, une sensibilité, une manière d’appréhender le monde… C’est utile soixante ans après, quand on se retrouve le commentateur, le chroniqueur possible de cette époque… Je crois que ceux qui n’ont pas vécu la même expérience que celle qui était la mienne ne peuvent pas appréhender cela de la même manière. Moi je le vois avec ma descendance : mes petits-fils ont une manière très discontinue, très hachée, de construire leur propre vie. Ce sont les instruments, les systèmes techniques, Internet, les jeux vidéo, ces choses-là et la bande : le groupe. Le groupe des affinités, par génération, par classe d’âge, par moments de vie… Cela reste quelque chose de très haché, de très discontinu, tandis que dans mon cas c’est autre chose : moi j’ai été habitué à cause des événements qui ont été ceux que j’évoquais tout à l’heure, de la fin des années quarante, à essayer de retrouver une signification malgré tout, à travers une expérience démoralisante, tragique, profondément déconcertante…

Mais je pense qu’en cette époque – c’est la raison pour laquelle le chroniqueur peut être utile en surgissant des forêts enchantées d’hier – cela réintroduit une exigence d’enracinement, de continuité, de déploiement de quelque chose à venir. C’est pas « no future » ce n’est pas non plus « pas d’histoire »… Ni la fin de l’Histoire, ni la mort du futur. Il y a un souci de trouver ce qui a été enraciné, ce qui se fait et ce qui est possible, ce qui vient et qu’il ne s’agit pas de jeter comme ça, a priori, en le jugeant complètement des- tructeur pour l’individu sans savoir exactement ce qu’on peut en

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faire… J’espère avoir été assez clair notamment lorsque j’introduis cette idée de nouveau « nouveau monde » : je ne suis pas sûr que ce soit une idée qui passe très facilement, j’ai mieux réussi avec

« tiers-monde », mais je lance ça comme ça parce que je suis per- suadé que nous sommes en train de fabriquer des univers qui nous sont aussi étrangers que les univers que la géographie nous donnait autrefois à connaître. Nous devons être les nouveaux explorateurs de ces « nouveaux nouveaux mondes ». Un peu avec la naïveté de l’enfant, parce qu’il ne faut pas prendre les ethnolo- gues, les anthropologues pour des grands retords et des grands esprits, ils ne le sont pas tout de suite, ils peuvent le devenir…

c’est arrivé à quelques-uns… Mais il y a une sorte de naïveté nécessaire devant l’inconnu, devant les autres manières de réaliser l’humain. Nous savons manipuler des procédés dont nous n’avons ni la connaissance suffisante ni la maîtrise intellectuelle et émo- tionnelle. Nous nous disons : « où est ce que tout ça va ? », c’est le discours le plus trivial… « qu’est ce que c’est que cette époque ? » Vivons cette époque comme si nous la regardions d’un ailleurs, et je crois que c’est exactement cela la position du chroni- queur : non pas celui qui fait ce qu’il rapporte, mais qui dit et qui montre ce qui se joue à travers ce qu’il rapporte. Qui ne cède ni au vertige de l’immédiat ni à la tentation du prophète qui prétend dire l’avenir.

Propos recueillis par Michel Crépu

1. Georges Balandier, Fenêtre sur un nouvel âge, Fayard.

Georges Balandier est anthropologue et sociologue, professeur émérite de la Sorbonne (université René-Descartes, Paris-V), directeur d’études à l’EHESS.

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