L’empereur, le proconsul et la
province de Chypre (p. 73-74)
• Doc. 4 : l’inscription est datée de 100-101 ap. J.-C.
• Doc. 5 : l’inscription est datée janvier-juin 114 ap. J.-C.
• Doc. 6 : l’inscription est datée de 101-102 ap. J.-C.
• Doc. 8 : fragments d’inscription de marbre gris datés de 101-102 ap.
J.-C.
• Problématique :
• Alors même que Chypre est une « province publique », c'est-à-dire
gouvernée par des magistrats relevant du Sénat, l’empereur semble
omniprésent dans ce corpus. Il s’agira de voir dans quelle mesure le
pouvoir impérial intervient dans la vie des cités de Chypre, une
province pourtant administrée par le Sénat.
I L’empereur, un bienfaiteur pour des cités touchées par les catastrophes naturelles
• Les tremblements de terre, un moment où le prince doit montrer sa maiestas et sa liberalitas
• Un soutien qui prend des formes variées
• Reconstruire et nouer des liens avec les cités de Chypre
II Le proconsul, un relai essentiel du pouvoir central pour contrôler les cités de Chypre
• Le proconsul de Chypre, un interlocuteur incontournable
• Le proconsul et la surveillance des dépenses des cités
• Le proconsul, un agent de l’empereur ?
III Les cités de Chypre, une autonomie qui reste importante
• Le Conseil, centre de décision des cités de Chypre
• Mobiliser les ressources de la cité pour maintenir son prestige
• « La gloire et la haine » pour obtenir les faveurs de l’empereur ?
I L’empereur, un bienfaiteur pour des cités touchées par les catastrophes naturelles
• Les tremblements de terre, un moment où le prince doit montrer sa maiestas et sa liberalitas
• Doc. 2, l. 3-4 : « Si je raconte ces faits, ce n’est pas que d’autres villes aussi, en grand nombre, n’aient été, auparavant et dans la suite, pour des malheurs
semblables, secourues par Auguste lui-même » + doc. 6, l. 3-4 : « (a fait) élever le temple (qui avait été) endommagé par le tremblement de terre »
• L’intervention de l’empereur dans les opérations de travaux publics des cités est
dans l’ensemble rare mais est bien attestée dans un cas particulier : les dégâts
dus aux tremblements de terre, réguliers en Orient. Un prince devait montrer à
cette occasion sa majesté (maiestas) et sa générosité (liberalitas).
• Un soutien qui prend des formes variées
➢ Doc. 2, l. 1-3 : « reçurent de lui (Auguste) des largesses en argent […] en vertu d’un sénatus-consulte »
➢Doc. 4, l. 3 : « a fait construire les deux exèdres qui restaient (à construire et a consacré) »
En effet, le soutien de l’empereur pouvait être symbolique > l’empereur fait
preuve de bienveillance et soutient le projet sans le financer. Les sources
littéraires mentionnent même l’envoi de lettres d’encouragement par
l’empereur pour certains travaux initiés par la cité. En général, les cités font
connaître les travaux entrepris chez elles, et l’empereur apporte son soutien
moral et politique.
Reconstruire et nouer des liens avec les cités de Chypre
Doc. 2, l. 1-2 : « Les habitants de Paphos, victimes d’un tremblement de terre, reçurent de lui (Auguste) des largesses en argent et la permission d’appeler leur ville Augusta »
C’est à Paphos que le Koinon Kypriôn se réunit pour jeux et fêtes en l’honneur d’Aphrodite. Le rajout de Sébastè (Augusta en latin) au nom de la cité est attesté par l’épigraphie et témoigne du lien particulier avec l’empereur.
• Les inscriptions de Kourion témoignent, quant à elles, des différentes phases de restauration engagées dans le sanctuaire d’Apollon Hylatès, ravagé par le tremblement de terre de 76-77 ap. J-C. Ce séisme donne lieu à une vaste campagne édilitaire dans toute l’île de Chypre qui commence sous les Flaviens (peut-être sous Domitien, honoré dans une autre inscription de Kourion) et se termine, pour Kourion, sous Trajan (98-118 ap.
J.-C.).
doc. 4, l. 3 : « a fait construire les deux exèdres qui restaient (à construire et a consacré) » doc. 6, l. 3-6
doc. 5, l. 4 : « a fait daller la portion restante depuis le pavement déjà existant jusqu’au propylée menant à la route de Paphos ».
Au-delà de la nature des travaux, il est important de noter le lien direct établi entre le prince et les cités de Chypre par le biais de ces entreprises édilitaires. Ce lien est particulièrement visible à Kourion ou la restauration du sanctuaire d’Appolon Hylatès donne lieu à l’association avec un nouveau dieu impérial : Apollon César. On le retrouve dans toutes les inscriptions du dossier.
➢ Les relations directes entre l’empereur et les cités de Chypre ne sont pas courantes mais prennent une dimension importante à l’occasion des séismes qui touchent régulièrement l’île. Au quotidien, c’est toutefois le proconsul qui est l’interlocuteur privilégié.
.
On appelle exèdre tantôt des bancs de pierre installés à l'air libre et formant un ensemble monumental, souvent en arc de cercle, tantôt une salle couverte munie de sièges et située en arrière d'un portique.
II Le proconsul, un relai essentiel du pouvoir central pour contrôler les cités de Chypre A. Le proconsul de Chypre, un interlocuteur incontournable
‘‘Proconsul’’ : Il s’agit du titre du gouverneur dans les « provinces publiques », celles gérées par les magistrats du peuple romain, c’est-à-dire les sénateurs, depuis le partage de 27 av. J.-C. Lors de ce partage, Chypre est d’abord désignée comme « province du prince » puis passe sous contrôle du Sénat en 22 av. J.-C.
B. Le proconsul et la surveillance des dépenses des cités
Doc. 4, l. 5 : « a surveillé la construction », mention qu’on retrouve presque à l’identique dans les autres inscriptions.
Dans les doc. 4 et 6, le proconsul apparaît même comme le dédicant des inscriptions, ce qui n’est pas étonnant car il est souvent présent lors de la cérémonie de dédicace d’un nouveau bâtiment public.
C. Le proconsul, un agent de l’empereur ?
Que ce soit directement ou par l’intermédiaire du proconsul, le contrôle du pouvoir romain sur la vie
des cités semble important. Toutefois, ce dossier peut donner une image trompeuse et faire oublier
l’autonomie certaine des cités de Chypre sous domination romaine.
III Les cités de Chypre, une autonomie qui reste importante A. Le Conseil, centre de décision des cités de Chypre
Doc. 4, l. 6-7 : « conformément à la décision du conseil de Kourion »
Les institutions des cités grecques sous domination romaine tendent vers un esprit oligarchique. Les travaux à entreprendre étaient proposés par un notable de la cité puis soumis au vote du Conseil.
Doc. 4, l. 6 : « la dépense a été couverte par les distributions municipales »
Il semble bien que ce soit la cité qui ait payé la facture ici. Trajan est crédité des travaux car il en est peut-être à l’initiative ; il a tout du moins soutenu le projet. Ces travaux pesaient lourd dans le budget des cités même si on a pendant longtemps exagérer leurs poids sur la base des sources littéraires.
B. Mobiliser les ressources de la cité pour maintenir son prestige
La construction et la restauration des bâtiments publics sont fondamentales pour maintenir le prestige de la cité, notamment par rapport aux cités voisines.
Elle n’est pas que de la responsabilité du Conseil : doc. 8 : « le balanéion a été construit sous la surveillance du proconsul Q. Caelius Honoratus, conformément à la promesse des citoyens »
Il s’agit ici de bains qui ne sont pas l’objet d’un financement public voté par le conseil de la cité. Ces bains sont construits grâce aux dons des citoyens volontaires.
C. « La gloire et la haine » pour obtenir les faveurs de l’empereur ? (ROBERT (L.), « La titulature de Nicée et Nicomédie : la gloire et la haine », HSCP, vol.LXXXI, 1977, p. 1-39.)
Doc. 2, l. 6-8 : « mais parce qu’alors le sénat accordait aux villes jusqu’à leurs surnoms, comme une distinction
honorifique, au lieu qu’aujourd’hui, chacune se crée elle-même une suite de noms dont le nombre ne dépend
que de sa volonté »
Conclusion :
• Ce dossier donne à voir l’intervention de l’empereur dans les
provinces, le lien direct noué avec certaines cités, et cela même dans
les « provinces publiques » dont la gestion est confiée au Sénat. Le
rôle du proconsul est également très important. Il a un rôle de
surveillance des opérations de constructions, notamment quand elles
sont importantes comme ici.
Le recensement des provinces
• Cicéron en son temps réfléchit aux problématiques nouvelles liées à l’extension considérable de la domination romaine. Il estime alors que toute personne aspirant à gouverner le monde romain doit connaître « le nombre de soldats, les ressources du Trésor, les alliés, les amis, les tributaires, chacun avec ses lois, conditions propres et traités »
• Désormais sous sa responsabilité, le premier empereur utilise les recensements pour réorganiser et rationaliser la gestion financière de l’imperium romanum. En effet, l’un des buts des recensements est d’établir l’assiette fiscale pour servir de base au calcul de l’impôt dans le monde romain. Ce système connaît une sorte de décentralisation à partir du Principat avec la mise en place progressive de recensements provinciaux périodiques. Ces recensements provinciaux sont notamment essentiels lorsqu’un territoire passe sous contrôle romain comme la Judée en 6 ap. J.-C.
• La Judée est à ce moment-là un royaume client de Rome qui a renforcé ses liens avec le pouvoir romain durant le règne d’Hérode.
Ce dernier tire son épingle du jeu durant les guerres civiles où il se rend indispensable à Cassius puis à Marc Antoine. En 40 av. J.- C., il est nommé roi de Judée sur proposition de Marc Antoine et Octavien. En 37, Hérode s’empare de Jérusalem et étend peu à peu son territoire. Après Actium, Octavien lui donne la côte autour de Tyr jusqu’à la frontière égyptienne.
• À la mort d’Hérode en 4 av. J.-C, son royaume est divisé entre trois de ses fils dont Archélaos qui hérite de la Judée. Archélaos est déposé en 6 ap. J.-C. par l’empereur qui demande alors un recensement pour entériner l’annexion de la Judée. Ce recensement nous est connu par plusieurs sources de différentes natures.
Document 1 – extrait de l’évangile de Luc : écrit à la fin du Ier siècle ap. J.-C. dans un grec précis témoignant d’une maîtrise de la langue, il commence son récit en suivant les règles de l’historiographie antique
- Document 2 – inscription latine de Q. Aemilius Secundus : Hommage funéraire qui date d’après la divinisation d’Auguste (14 ap. J.-C.) inscrite sur un bloc de pierre conservée à Venise et sans doute originaire de Beyrouth.
L’inscription rend compte de la carrière d’un chevalier chargé de faire le recensement de la cité d’Apamée dans la province de Syrie.
Ces documents témoignent de la gestion pragmatique du Proche-Orient par le pouvoir romain. Le système de gestion indirecte héritée des périodes précédentes est privilégié par Auguste mais l’empereur n’hésite pas à prendre possession d’un territoire si nécessaire, ce qui donne lieu presque automatiquement à un recensement.
En quoi le recensement de 6 ap. J.-C. en Judée témoigne de la prise de contrôle directe de ce territoire par les Romains ?
I L’annexion de la Judée : un exemple de provincialisation d’un royaume client
II Le recensement, une opération nécessaire pour un territoire qui passe sous contrôle romain direct
III Un recensement qui conduit à une révolte
La Judée est alors administrée par des membres des deux ordres supérieurs de la société romaine : l’ordre sénatorial (le plus prestigieux) et l’ordre équestre.
Point sur l’ordre sénatorial et l’ordre équestre :
La société romaine est dominée par deux ordres supérieurs : les chevaliers et les sénateurs. Sous l’empire, la frontière devient plus étanche entre les deux ordres.
- Les sénateurs : ce statut devient héréditaire à partir d’Auguste. Le Sénat garde une grande partie de ses prérogatives mais le pouvoir du prince rend l’institution moins centrale. Le Sénat peut ainsi toujours adopter des sénatus-consultes mais c’est l’empereur qui en a l’initiative. Les carrières sénatoriales gardent les mêmes étapes que sous la République : questure, édilité/tribunat de la plèbe, préture, consulat. Entre ces grandes étapes, les sénateurs peuvent occuper d’autres fonctions, notamment le gouvernement de province, en général après la préture et après le consulat pour les plus prestigieuses
- Les chevaliers : ils sont choisis régulièrement par l’empereur car ce titre n’est pas héréditaire. Cet ordre se constitue entre Auguste et Claude. Leur carrière commence dans l’armée > Claude institutionnalise les milices équestres (préfecture de cohorte, tribunat angusticlave de légion et préfecture d’aile). Cette carrière peut ensuite mener à de grandes préfectures dont la préfecture d’Egypte ou à des postes de procurateurs pour gérer le domaine de l’empereur dans le monde romain voire à des promotions par l’empereur dans l’ordre sénatorial.
Comme beaucoup de « provinces du prince », le gouverneur de Syrie possède le titre de « légat d’Auguste propréteur » (Auguste désignant ici tout empereur). Contrairement aux proconsuls, cette charge ne dispose pas de limite de temps (on connaît sous Tibère un gouverneur qui est resté en poste 24 ans en Macédoine). C’est au bon vouloir de l’empereur qui choisit les légats qu’il envoie dans les provinces sous sa direction. Toutefois, beaucoup de légats restent en poste 3 ans sans que ce soit une règle absolue.
Contrairement au proconsul, le légat propréteur d’Auguste ne choisit pas les légats qui l’assiste dans son gouvernement et qui dirigent les légions présentes dans la province. L’entourage du gouverneur est également choisi par l’empereur. C’est le cas ici avec le choix d’un préfet chargé spécialement de la Judée.
Conclusion :
En définitive, le recensement de Judée témoigne du mode opératoire du pouvoir romain lorsqu’il prend le contrôle direct d’un territoire. L’annexion ou la provincialisation est supervisée par des personnages de haut rang qui ont la confiance de l’empereur. Ils sont alors chargés d’organiser un recensement des biens et des personnes pour établir l’assiette fiscale de ce nouveau territoire.
Loin d’être un phénomène isolé, ce système est mis en place dans tout l’empire dans le cadre de sa réorganisation par Auguste. Cela occasionne des révoltes de la part des populations dominées, révoltes qui prennent une dimension particulière en Judée.
La révolte de 6 ap. J.-C est finalement réprimée en quelques mois par le légat Quirinius qui fait crucifier 2 000 Juifs. Si sa portée est relative, le harcèlement des autorités romaines et des personnes les soutenant ne cesse guère entre cette révolte de 6 ap. J.-C et l’explosion de 66 ap. J.-C.
Bibliographie :
CHRISTOL (M.), « Lecensus dans les provinces, ses responsables et leurs activités », in CHAUSSON (F.),Occidents romains. Sénateurs, chevaliers, militaires, notables dans les provinces d’Occident, Paris, éditions errance, 2009, p. 247-275.
M. HADAS-LEBEL, Rome, la Judée et les Juifs, Paris, Picard, 2009.
G. LABBÉ, L’affirmation de la puissance romaine en Judée (63 a.C.-136 p.C.), Paris, Les Belles Lettres, 2012.
B. Le Teuff,Census : les recensements dans l’empire romain d’Auguste à Dioclétien, Archéologie et Préhistoire, Université Michel de Montaigne - Bordeaux III, 2012. (thèse consultable en ligne à cette adressehttps://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01078227/)