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Le Premier Empereur et les lettrés: l'exécution de 212 av. J.-C.

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Le Premier Empereur et les lettrés: l'exécution de 212 av. J.-C.

ZUFFEREY, Nicolas

ZUFFEREY, Nicolas. Le Premier Empereur et les lettrés: l'exécution de 212 av. J.-C. Etudes chinoises , 1998, vol. 16.1, p. 59-100

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:83806

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Nicolas Zufferey1

En 221 avant notre ère, le roi de Qin unifia les pays chinois et fonda la première dynastie impériale, la dynastie Qin (221-206) ; il se baptisa lui- même « Premier Empereur » (Qin Shihuangdi, r. 221-210). Cette dynastie joua un rôle fondamental dans l'histoire chinoise, mais elle n'eut qu'une vie éphémère, puisqu'elle fut renversée une quinzaine d'années à peine après sa fondation, à la suite de troubles qui éclatèrent durant le règne du Second Empereur (Qin Ershi, r. 210-207). Pour expliquer cette fin rapide, les lettrés de la dynastie suivante, celle des Han (206 avant J.-C.-220 après J.-C), mirent en avant la dureté du régime Qin, la sévérité des lois, l'autoritarisme et les rêves de grandeur du Premier Empereur. Écoutons par exemple Lu Jia, un conseiller de l'empereur Gaodi (Gaozu, r. 206- 195), le fondateur de la dynastie Han :

Le Premier Empereur institua [tout un système] de punitions et de châtiments, parmi lesquels l'écartèlement entre deux voitures, pour prévenir vice et traîtrise. Il fit bâtir la Grande Muraille pour garder les frontières contre les Barbares, il mena de grandes campagnes contre le moindre adversaire, fit trembler le monde avec ses armées, qui ravagèrent tout sur leur passage pour agrandir son territoire. Tandis que [son général] Meng Tian réprimait les troubles aux frontières, [son Premier Ministre] Li Si 1 Nicolas Zufferey est Maître-assistant à l'Université de Genève, Faculté des

Lettres, CH 1211 Genève 4, Suisse.

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faisait appliquer les lois à l'intérieur. Mais plus ils intervenaient, plus l'Empire sombrait dans le désordre ; plus ils multipliaient les lois, plus l'Empire s'embrasait, les ennemis surgissant à mesure que les armées étaient levées. Si la dynastie Qin a perdu [l'Empire], ce n'est pas par manque de volonté de faire régner l'ordre, c'est parce qu'elle a beaucoup trop entrepris, c'est parce que ses lois étaient beaucoup trop dures.2

À partir de la dynastie Han, deux mesures prises par le Premier Empereur seront souvent données comme exemples de la sévérité de son gouverne- ment : en 213, sur la proposition du Premier Ministre, Li Si (?-208 ?), le Premier Empereur décida d'interdire la possession privée d'un certain nombre d'ouvrages, parmi lesquels les Classiques du confucianisme ; et en 212, il fit exécuter quelque quatre cent soixante personnes, dans des circons- tances sur lesquelles nous reviendrons. Ces deux événements se trouvèrent étroitement associés dans la fameuse expression fen shu keng ru, soit, littéralement, « brûler les livres et enterrer (vivants) les lettrés », expression que l'on trouve aussi sous la forme fen dian keng ru, avec le même sens, et qui est parfois abrégée en fen keng, « brûler et enterrer ».

Pendant plus de vingt siècles, les lettrés confucianistes présentèrent ces mesures comme l'une des causes principales de la chute rapide de la dynastie Qin : le Premier Empereur, en brûlant les livres, avait tourné le dos à la tradition, et surtout aux sages modèles du passé ; en exécutant les lettrés, il manifestait son refus d'écouter les gardiens de la morale ancienne. Les lettrés des générations suivantes présentèrent la politique du Premier Empereur comme le parfait exemple à ne pas suivre, l'expression fen shu keng ru prenant une valeur quasi proverbiale pour résumer une politique excessivement autoritaire et pour mettre en garde tout souverain qui s'engagerait dans les mêmes voies que le Premier Empereur et demeurerait sourd aux remontrances de son entourage.

Nous ne traiterons pas dans cette étude directement de la proscription et de l'autodafé des livres3 ; rappelons simplement que ces mesures eurent

2 Xinyu (Nouveaux propos), 4.

3 Sur ce sujet, cf. notamment Jens O. Petersen, « Which Books Did the First Emperor of Ch'in Burn ? On the Meaning ofpai chia in Early Chinese Sources », Monumenta Serica, 43, 1995, p. 1-52.

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vraisemblablement moins d'impact sur la transmission des textes que, par exemple, le sac et l'incendie de Xianyang, la capitale des Qin, en 206 avant notre ère. Les ouvrages déposés à la Bibliothèque impériale, notamment, ne furent pas concernés par la proscription de 213 ; ils n'échappèrent probablement pas aux flammes en 206.

Nous nous concentrerons ici sur l'exécution des « lettrés », qui représente l'un des moments les plus célèbres, mais aussi les plus controversés, de l'histoire chinoise. L'exécution de 212 offre en effet un point d'historiographie intéressant, un certain nombre d'auteurs estimant que cet événement fut grossi par la postérité confucianiste, voire inventé de toutes pièces par celle-ci. L'examen de cette question sera aussi l'occasion de quelques observations sur le mot ru, trop unanimement compris comme désignant sans équivoque les lettrés confucianistes, ainsi que sur le confucianisme durant la dynastie Qin.

L e s c i r c o n s t a n c e s d e l ' e x é c u t i o n d e 212 a v a n t J.-C.

Notre principale source d'informations sur les événements de 213-212 est le chapitre 6 du Shiji de l'historien Sima Qian (?-86 ? avant J.-C), qui relate l'histoire de la dynastie Qin :

Le Premier Empereur organisa une réception dans son palais de Xianyang.

Soixante-dix Érudits (boshi) vinrent lui présenter leurs vœux de longue vie. Le Superviseur Zhou Qingchen (c'est-à-dire le chef des Erudits) s'avança et fit l'éloge suivant :

« Autrefois, le territoire du pays de Qin ne s'étendait pas sur plus de mille li, mais grâce à la sainte et merveilleuse clairvoyance de votre Majesté, [tous les pays] entre les mers sont aujourd'hui pacifiés, les barbares ont été repoussés, [tous les territoires] éclairés par le Soleil et la Lune se sont soumis. Vous avez transformé les anciens États féodaux en commanderies et districts, et vos sujets peuvent jouir des bienfaits de la paix, ils n'ont plus à se soucier des guerres. Votre œuvre se transmettra durant dix mille générations. Jamais l'histoire n'a connu plus majestueuse vertu que la vôtre. »

Cet éloge enchanta le souverain, mais Chunyu Yue, un Érudit originaire du pays de Qi, s'avança et dit :

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« J'ai entendu dire que si les dynasties Yin et Zhou purent régner durant plus de mille ans, c'est parce que [leurs souverains] donnèrent des territoires en fiefs à leurs fils, à leurs frères cadets, à leurs serviteurs méritants, qui purent ainsi leur servir d'appuis. Aujourd'hui, votre Majesté règne sur le monde, mais vos fils et frères demeurent des plébéiens : sur qui vous reposerez-vous si vous êtes confronté à [des sujets félons comme] Tian Chang ou les Six Ministres [du pays de Jin] ? On ne connaît pas d'exemple d'une entreprise qui ait duré en oubliant les leçons du passé. Les flatteries de Zhou Qingchen ne serviront qu'à aggraver vos erreurs : ce n'est certes pas là l'attitude d'un sujet loyal ! »

Le Premier Empereur soumit le sujet à la délibération de l'assistance.

Son Premier Ministre, Li Si, dit :

« Les Cinq Empereurs ne se sont pas imités, les Trois Dynasties ne se sont pas copiées : non pas qu'ils voulaient absolument faire le contraire de leurs prédécesseurs, mais les temps avaient changé. Votre Majesté est en train d'accomplir une entreprise grandiose qui durera des générations et des générations, et cela, ce ne sont pas de stupides lettrés (yuru) qui peuvent le comprendre ! De plus, ces Trois Dynasties dont nous parle Chunyu Yue valent-elles vraiment d'être prises pour exemples ? Autrefois, les feudataires rivalisaient pour attirer chez eux des conseillers itinérants ; aujourd'hui, l'Empire est pacifié, la loi procède d'une seule source, les gens demeurent chez eux pour se consacrer à l'agriculture et à l'artisanat, tandis que les officiers s'appliquent à l'étude des lois, règlements et interdictions. Ces Maîtres (zhu sheng) ne savent quant à eux pas s'adapter aux réalités présentes, ils s'inspirent du passé pour critiquer ce que nous faisons et semer le trouble parmi le peuple ! En tant que Premier Ministre, je brave la mort et vous dis ceci : dans l'Antiquité, le monde était éclaté, en proie à tous les désordres, et personne ne parvenait à l'unifier. C'est dans ces conditions que les grands feudataires entrèrent en rivalité les uns avec les autres, que les discours se fondant sur le passé pour critiquer le présent se répandirent, que de creux verbiages mirent à mal les réalités, les gens utilisant ce qu'ils avaient appris auprès de maîtres privés pour critiquer les réalisations de leurs souverains. Aujourd'hui, vous avez unifié l'Empire, séparé le vrai du faux et établi une norme universelle, mais ces étudiants s'associent autour de maîtres pour dénigrer vos lois et principes, et, à chaque fois que vous promulguez un règlement, les gens en discutent en fonction de critères personnels. Ils s'opposent en privé à votre politique, ils en débattent ouvertement dans la rue. Ils font de la surenchère en votre présence pour se faire remarquer, ils émettent les opinions les plus étranges pour se faire valoir, tout en incitant la foule de vos sujets à fabriquer des calomnies [à l'endroit de votre politique]. Si l'on ne prend pas des mesures pour empêcher ces pratiques, le pouvoir du souverain déclinera au sommet et

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des factions se multiplieront à la base. Il faut interdire tout cela. Je propose que tous les ouvrages historiques, à l'exception des Annales de Qin, soient brûlés ; que les Classiques et les ouvrages des Cent Penseurs non indispensables aux Érudits dans leurs fonctions officielles, qui ne sont gardés qu'à des fins privées, soient remis aux préfets ou aux commandants militaires afin qu'ils les fassent brûler ; que tous ceux qui oseraient se grouper pour discuter des Classiques soient exécutés sur la place publique ; que ceux qui s'appuient sur le passé pour critiquer le présent soient exterminés avec leur famille ; que les fonctionnaires qui omettraient de dénoncer une infraction connue d'eux soient châtiés de la même manière que les coupables ; que ceux qui, dans les trente jours après la promulgation du nouveau décret, auront manqué de remettre aux autorités leurs exemplaires des Classiques pour qu'on les brûle soient marqués au visage et condamnés aux travaux forcés à la Grande Muraille ; que n'échappent à ces mesures que les ouvrages de médecine, de pharmacopée, de divination et d'agriculture. Quant à ceux qui souhaitent étudier, qu'ils prennent donc pour maîtres les fonctionnaires [de la justice] ! »

L'empereur sanctionna la proposition de Li Si par un décret.4

Suit un long passage qui ne concerne ni les Classiques ni les lettrés, puis le Shiji (p. 258) rapporte les circonstances de l'exécution des « lettrés », un an plus tard :

Maître Hou [Housheng] et Maître Lu [Lusheng] eurent ensemble la conversation suivante :

« Par nature, le Premier Empereur est dur, cruel, et n'en fait qu'à sa tête. Alors qu'il n'était qu'un prince parmi les autres, il a conquis le monde, et maintenant qu'il a réalisé ses ambitions, il croit qu'il l'emporte sur tous ceux qui l'ont précédé. Il s'appuie exclusivement sur les fonctionnaires de la justice, qui seuls bénéficient de sa faveur. Bien que les Érudits soient au nombre de soixante-dix, ils ne sont là que pour faire nombre, l'Empereur n'employant jamais leurs services. Le Premier Ministre et les hauts fonctionnaires n'administrent que des affaires déjà traitées et doivent s'en remettre au souverain pour toute décision. Il aime à en imposer par des châtiments et des exécutions, à tel point que tous dans l'Empire craignent de commettre quelque faute et s'accrochent à leurs postes sans oser [critiquer] loyalement [sa politique]. De la sorte, l'Empereur n'entend jamais le moindre reproche, il devient de plus en plus sûr de lui, et ses sujets, 4 Shiji (Mémoires historiques), éd. Pékin, Zhonghua shuju, 1982, chapitre 6,

p. 254-255.

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terrorisés, ne songent qu'à le flatter pour se concilier ses bonnes grâces. La loi de la dynastie prescrit que nul [magicien] ne saurait pratiquer plus d'une technique [ésotérique] et que tout échec soit sanctionné par la mort. Certes, pas moins de trois cents astrologues, tous remarquables spécialistes, observent les astres et les fluides, mais ils craignent tant de commettre un impair qu'ils se contentent de flatter l'Empereur, sans oser jamais critiquer ses fautes. Toutes les affaires de l'Empire, qu'elles soient importantes ou insignifiantes, sont décidées par l'Empereur, qui va jusqu'à faire peser les documents qu'il traite, et ne consent à prendre du repos que lorsqu'il a atteint le quota journalier qu'il s'est fixé. Nous ne pouvons décidément pas nous mettre en quête des immortels ou d'élixirs de longue vie pour une personne qui manifeste une telle soif de pouvoir ! »

Et les deux Maîtres prirent la fuite. À cette nouvelle, l'Empereur laissa éclater sa colère :

« J'ai fait collecter tous les ouvrages qui se trouvent dans l'Empire, et brûler ceux qui n'avaient pas d'utilité. J'ai fait venir une foule de lettrés et de magiciens (wenxue fangshushi), afin d'instaurer un règne de Grande Paix ; quant aux magiciens (fangshi), ils devaient s'efforcer de trouver les recettes d'élixirs magiques [de longue vie]. Aujourd'hui, j'entends dire que Han Zhong a disparu sans laisser de nouvelles, que Xu Fu et les autres n'ont pas trouvé le moindre élixir, après pourtant m'avoir extorqué des sommes énormes ; la seule chose qu'il me soit donnée d'entendre quotidiennement, c'est leurs dénonciations mutuelles de fourberie et de corruption ! J'ai été particulièrement généreux à l'égard de Maître Lu et de ses pairs, mais aujourd'hui, les voilà qui me calomnient et me font passer pour une personne dénuée de tout sens moral ! J'ai ordonné une enquête sur ces Maîtres (zhu sheng) qui sont à Xianyang, et il apparaît que certains d'entre eux propagent des rumeurs, afin de semer le trouble parmi la population. »

L'Empereur ordonna au Grand Secrétaire d'interroger les Maîtres, qui, pour se tirer de ce mauvais pas, s'accusèrent les uns les autres. Il apparut que plus de quatre cent soixante d'entre eux avaient enfreint les lois : ceux- là furent enterrés vivants à Xianyang, et la nouvelle de leur exécution fut passée dans tout l'Empire, afin de servir d'exemple. Davantage encore furent bannis aux frontières.

Le fils aîné du Premier Empereur, Fusu, fit la remontrance suivante au Premier Empereur :

« L'Empire est à peine pacifié et, dans les régions lointaines, le peuple est encore instable. Tous les Maîtres chantent les louanges de Confucius et le prennent pour exemple. Si vous les punissez trop sévèrement, je crains que cela n'entraîne des troubles dans l'Empire. Que votre Majesté veuille bien reconsidérer les choses ! »

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Furieux, l'Empereur envoya Fusu dans le Nord, dans la commanderie de Shang, pour y inspecter [les armées de] Meng Tian.

I n t e r p r é t a t i o n s

Comme nous l'avons dit, ces événements furent durant toute l'histoire chinoise interprétés de manière quasiment univoque comme une manifestation de l'autoritarisme du Premier Empereur et de son hostilité à l'égard des lettrés et des valeurs confucianistes. Il faut attendre l'époque moderne pour que cette unanimité soit remise en cause.

Pour l'essentiel, les interprétations et explications courantes aujourd'hui sont les suivantes :

— la vision traditionnelle, qui continue de prévaloir dans nombre de manuels, notamment à Taiwan, à Hong Kong, en Occident, où le Premier Empereur est encore condamné, volontiers présenté comme un personnage cruel et immoral, ennemi du confucianisme ;

— la même interprétation, mais vue de Chine populaire, notamment pendant la très iconoclaste Révolution culturelle : le Premier Empereur fit certes brûler les livres et exécuter les lettrés, mais, dans le grand mouvement de l'histoire, ces mesures étaient nécessaires, afin de débarrasser l'Empire de forces arriérées et conservatrices ;

— une vision que l'on pourrait qualifier de « réductionniste » : le chiffre de quatre cent soixante victimes est une exagération de la postérité confucianiste pour noircir le règne du Premier Empereur ; la réduction devient même « négation » chez quelques auteurs, dont par exemple Derk Bodde ou E.P. Sinicyn5, qui jugent que toute cette histoire n'est que fiction ;

5 Cf. Derk Bodde, « The State and Empire of Ch'in », in The Cambridge History of China, Cambridge University Press, 1986, vol. 1, p. 69-72 et p. 95-96. E.P.

Sinicyn estime pour sa part que les textes du Shiji présentant le Premier Empereur comme un ennemi du confucianisme seraient des apocryphes interpolés à l'époque de Wang Mang. Cf. « Ob autenticnosti istocnikov po istorii êpoxii Cin » (De l'authenticité des sources se rapportant à la dynastie Qin), NarodyAzii iAfriki, 1982, 5, p. 124-130.

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— enfin, certains interprètes ne nient pas la réalité des exécutions, ni le nombre des victimes, mais ils considèrent que ces dernières furent moins des lettrés confucianistes que ces « magiciens » (fangshi) spécialistes de la quête des immortels et des médicaments de longue vie, qui avaient provoqué l'ire du Premier Empereur. Zhang Taiyan (1868-1936) paraît dans ce domaine un précurseur (cf. son « Qin Zheng pian »), et cette opinion est très fréquente chez les chercheurs plus récents : citons les noms de Ma Feibai, de Lu Xichen, de Zhang Shilong6, parmi d'autres ; en Occident, cette position est défendue par le sinologue allemand Ulrich Neininger, auteur d'une intéressante étude à ce sujet7, sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir. Remarquons que cette position se rapproche de la précédente dans le sens qu'elle correspond souvent à une volonté de nuancer l'anticonfucianisme du Premier Empereur.

Pour notre part, nous pensons également que les personnes exécutées en 212 étaient en majorité des « magiciens » (fangshi). Cela est suggéré aussi bien par le texte du Shiji lui-même que par les autres sources de l'époque Han. Les principaux arguments qui plaident pour une exécution de magiciens plutôt que de lettrés sont les suivants :

1. Les personnes responsables de la colère du Premier Empereur sont des magiciens, non pas des lettrés.

Cela, une lecture sans idée préconçue des passages du Shiji cités ci-dessus le montre sans équivoque. Ce sont les manœuvres et critiques de Maître

6 Ma Feibai, Qin ji shi (Histoire compilée des Qin), Pékin, Zhonghua shuju, 1982, p. 341 ; Zhang Shilong, « Lun Qin Shihuang "fen shu" wei "keng ru" » (Le Premier Empereur a fait brûler les livres, mais il n'a pas fait exécuter les lettrés), Zhongguo renmin daxue xuebao, 1988, 3, p. 114-120, ainsi que « Qin Shihuang "fen shu keng ru" bianxi » (Examen de l'autodafé des livres et de l'exécution des lettrés sous le Premier Empereur des Qin), Wen shi zhishi, 1989, 6, p. 93-96 ; Lu Xichen, Daojia, fangshi yu wangchao zhengzhi (Taoïstes, magiciens et politique impériale), Changsha, Hunan chubanshe, 1991, p. 73- 75.

7 Cf. Ulrich Neininger, « Burying the Scholars Alive. On the Origin of a Confucian Martyr's Legend », in Wolfgang Eberhard (éd.), EastAsian Civilizations, vol. 2, Munich, Simon & Magiera, 1983, p. 121-136.

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Hou et de Maître Lu, ou encore de Han Zhong, de Xu Fu, tous

« spécialistes » de la quête de l'immortalité et des techniques de longue vie, qui provoquent le mécontentement du Premier Empereur et l'exécution qui s'ensuit : il paraît donc logique de conclure que ce sont aussi des fangshi qui furent les victimes de sa colère.

Certains interprètes constatent certes que les responsables de la colère impériale furent des magiciens, mais ils ne sont pas prêts à remettre en cause l'exécution des lettrés : pour Yu Zongchao8, par exemple, le Premier Empereur aurait profité des circonstances pour se débarrasser de tous ses opposants et impliqué plus ou moins artificiellement un bon nombre de lettrés dans le « crime » des magiciens. Bien des auteurs furent sensibles au mot du fils aîné de l'empereur, Fusu, selon lequel « tous les Maîtres chantent les louanges de Confucius et le prennent pour exemple » : cette description ne prouve-t-elle pas que les victimes de 212 étaient majoritairement des lettrés ? Nous verrons cependant qu'il y a moyen d'interpréter les paroles de Fusu de manière radicalement différente ; quant aux lettrés qui auraient été impliqués artificiellement par l'Empereur dans cette affaire, c'est certes possible, mais rien dans le texte du Shiji ne permet de le dire : cela reste donc pure spéculation.

Notons que le Shiji n'utilise à aucun endroit, ni ici ni ailleurs, l'expression fen shu keng ru, ou même simplement les mots keng ru ; le mot ru apparaît dans le premier des deux passages, celui qui concerne l'autodafé des livres, mais pas dans le second qui nous intéresse ici : dans la description des circonstances de l'exécution, il est question de zhu sheng,

« tous les maîtres », expression que certains considèrent comme désignant des lettrés, mais qui peut tout aussi bien désigner des magiciens, comme l'attestent les noms des deux principaux protagonistes, Maître Hou (Housheng) et Maître Lu (Lusheng).

Si l'on s'en tient au texte du Shiji, il y a donc toutes les raisons de conclure que les victimes de la colère impériale furent pour l'essentiel des magiciens. Pour cette raison, certains auteurs estimèrent que dans l'expression fen shu keng ru, le mot ru, « lettré », est une méprise, ou une 8 Cf. « Fen shu keng ru bianxi » (Enquête sur l'autodafé des livres et l'exécution

des lettrés), Shi zhi wen cui, 1989, 2-3.

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falsification : Zhang Shilong juge par exemple que, au lieu de keng ru, il faut lire kengfangshi, « enterrer des magiciens » ; il ajoute que, si quelques lettrés figurèrent éventuellement au nombre des victimes, ce fut en raison de leurs liens avec â&sfangshi, non pas en leur qualité de ru. Remarquons que dans le chapitre du Shiji consacré aux lettrés (chap. 121, p. 3116), on trouve l'expression fen Shi Shu keng shushi (voir ci-dessous, note 19) ; nous reviendrons aussi sur le mot shushi.

2. L'autodafé de 213 et l'exécution de 212 sont deux événements distincts, dont seul le premier concerne les lettrés.

C'est là un développement, sur un autre plan, de ce qui vient d'être dit. En effet, même si ces deux mesures furent réunies par la postérité, de façon à ne plus former qu'une seule affaire signalée par l'expression proverbiale fen shu keng ru, à l'origine, il s'agit de deux événements distincts.

L'expression fen shu keng ru relie arbitrairement deux affaires séparées dans le texte, séparées dans le temps et différentes quant à leur nature.

Les deux événements sont très nettement séparés dans le texte du Shiji par un long passage (que nous n'avons pas traduit), qui ne concerne ni l'un ni l'autre d'entre eux : il y est question de la construction de routes, de palais, de passages entre ces palais, de la tombe impériale, etc. Ces deux affaires sont aussi nettement séparées dans le temps : le brûlement des livres intervient en 213, l'exécution en 212, et même si nous ne connaissons pas les mois exacts de ces affaires, l'énumération de tous ces travaux, même s'ils ne furent pas immédiatement achevés, suggère un laps de temps assez long.

Surtout, le brûlement des livres et l'exécution de 212 sont deux mesures obéissant à des motivations différentes. En 213, l'autodafé est décidé à la suite d'une discussion sur la politique générale de la dynastie ; son but est de mettre fin aux critiques contre la politique menée par le Premier Empe- reur : il s'inscrit donc dans un projet politique. En 212, comme le note par exemple Yu Zongchao, l'exécution est beaucoup moins à relier à la politique générale de l'Empire qu'à comprendre comme la réaction d'un monarque autoritaire déçu par les échecs et tromperies des magiciens et ulcéré par leurs critiques. Celles-ci, notons-le, sont en bonne partie de nature person- nelle : les magiciens mettent en avant la cruauté du Premier Empereur, son

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ambition immodérée, son goût du pouvoir, de l'autocratie. Ils ne critiquent nullement la politique impériale dans son ensemble et notamment la suppression du système des fiefs, objet principal du ressentiment des lettrés l'année précédente, ou encore la proscription des Classiques. Certes, le Premier Empereur parle bien de vouloir mettre fin à ces « ragots qui sèment le doute dans l'esprit du peuple », mais cela peut faire référence aux critiques émises par Lusheng et Housheng à son endroit. L'autodafé des livres était une réponse politique à un problème d ' ordre politique ; 1 ' exécution de 212 ressemble plutôt à une vengeance personnelle. Zhang Shilong note au passage qu'un siècle plus tard l'empereur Wudi (r. 140-87) réagira de manière analogue au Premier Empereur en faisant exécuter les magiciens Shaoweng (Li Shaoweng) et Luan Da (cf. Shiji, 12, p. 471).

3. Le Premier Empereur ne se montra pas spécialement hostile aux lettrés ou aux valeurs du confucianisme.

Les Qin s'inspirèrent certes d'idées « légistes », mais de nombreux auteurs montrèrent que la dynastie fut aussi influencée par les idées des lettrés confucianistes. Zhang Shilong note que ces derniers avaient sans doute un meilleur statut à la Cour du Premier Empereur que dans les diverses cours des Royaumes combattants. Il y avait à la Cour des Qin soixante-dix Érudits (boshi), qui furent souvent consultés, sur des questions d'ordre religieux par exemple : c'est le cas en 219, où l'empereur consulte des lettrés (rusheng) et des boshi des pays de Qi et de Lu, au pied du mont Taishan. Le fait qu ' ils participent à une réception donnée par l'Empereur, durant laquelle ils ont l'occasion de donner leur avis, prouve qu'ils bénéficient d'un certain statut. Ce statut des boshi ne reflète-t-il qu'une situation passagère, au début de la dynastie ? Mais on voit encore le Premier Empereur interroger l'un de ces boshi en 210, soit deux ans après la prétendue exécution des lettrés (cf. Shiji, 6, p. 259) ! Tous les Érudits n'étaient certainement pas des confucianistes au sens étroit du terme, mais il ne fait guère de doute que la majorité d'entre eux se réclamaient de valeurs traditionnelles, qu'on ne saurait qualifier de « légistes » : les arguments de Chunyu Yue, en 213, le montrent fort bien.

Au début des Han, le célèbre lettré Shusun Tong adapte les rites des Qin à la nouvelle dynastie (cf. Shiji, 99, p. 2722-2723), ce qui montre bien

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que les rites Qin notaient pas incompatibles avec les vues des ru, ou au moins de certains de ces derniers. De plus, comme le note par exemple Derk Bodde {op. cit., p. 74 sq.), tant les textes de lois découverts à l'occasion de fouilles archéologiques que les inscriptions sur pierre laissées par l'Empe- reur lors de ses déplacements aux quatre coins de l'Empire reflètent des conceptions qui sont un mélange d'idées « légistes » et « confucianistes ».

Intéressant et révélateur à cet égard est l'argument que le fils aîné du Premier Empereur, Fusu, donne pour défendre ces Maîtres menacés par son père : ils « chantent les louanges de Confucius et le prennent pour exemple ». Pour Ulrich Neininger, cette remarque serait à l'origine de la méprise selon laquelle les victimes de 212 auraient été en priorité des lettrés confucianistes. Mais si la dynastie Qin avait été fondamentalement hostile au confucianisme, si le but principal du Premier Empereur en 212 était de se débarrasser des tenants de ce courant, n'est-il pas étrange que Fusu ait pris leur défense en mettant en avant, précisément, leur attachement à Confucius ? N'était-ce pas là attiser la colère de son père, si c'est aux lettrés confucianistes que celui-ci en voulait ? En réalité, la remarque de Fusu semble indiquer que les Maîtres ne furent pas punis à cause de leur attachement au confucianisme — mais en dépit de celui-ci. Mieux : elle suggère que ces Maîtres n'étaient pas des lettrés confucianistes ; car si tel avait été le cas, Fusu aurait-il eu besoin de dire à l'Empereur qu'ils révéraient Confucius ? La remarque de Fusu n'est certes pas une preuve définitive ; mais ajoutée aux autres indices, au contexte, elle nous conforte dans l'idée que les victimes de la colère du Premier Empereur furent avant tout des magiciens, qui, pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons, avaient fait leurs quelques-unes des valeurs et des coutumes de ces lettrés.

4. Un certain nombre des ru actifs à l'époque Qin survécurent à l'exécution de 212.

À nouveau, il ne s'agit pas d'un argument définitif : ces ru auraient tout simplement pu échapper, par chance ou pour d'autres raisons, à la vindicte impériale de 212. Mais il est tout de même intéressant de constater, par exemple, que le lettré Shusun Tong, « Érudit en attente d'emploi » sous le règne du Premier Empereur, fait partie des conseillers du Second Empereur vers 209 et qu'il est même nommé « Érudit » par ce dernier (cf. Shiji, 99,

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p. 2721). À peu près à la même époque, les lettrés (ru) de Lu, qui avaient été les interlocuteurs du Premier Empereur durant son règne, sont eux aussi de ce monde, puisqu'ils offrent leurs services au rebelle Chen She (cf. Shiji,

121, p. 3116). De même, un certain nombre de ru déjà actifs sous les Qin vivent encore au début de la dynastie Han ; ainsi retrouve-t-on à cette époque Shusun Tong, qui propose une refonte des rites à l'empereur Gaodi.

L'exemple le plus frappant est probablement celui de Fusheng, un boshi de l'époque Qin, toujours vivant à l'époque de l'empereur Wendi (r. 179-157) : il s'occupe des Classiques, il est un ru typique, il exerce semble-t-il des fonctions à la capitale et pourtant il n'a pas été concerné par l'exécution de 212. Dans le même ordre d'idées, s'il y avait un lien véritable entre l'autodafé et l'exécution, on pourrait s'étonner que le Premier Empereur, qui mentionne le nom de ceux qui suscitent sa colère en 212, ne nous dise rien de Chunyu Yue, qui était pourtant le porte-parole des opposants à sa politique quelques mois plus tôt : de Chunyu Yue, nous ne savons par ailleurs rien ; mais s'il avait figuré au nombre des victimes de l'exécution, il paraît vraisemblable que Sima Qian aurait mentionné son nom.

5. Les lettrés du début des Han ne font pas allusion à l'exécution de 212.

Comme l'ont noté plusieurs auteurs, les lettrés du début du IIe siècle avant J.-C, c'est-à-dire ceux qui étaient les plus proches de cet événement, sont étonnamment silencieux sur ce sujet : avant la fin du ne siècle, en effet, aucun auteur ne fait mention d'une exécution de lettrés.

Ce silence paraît particulièrement remarquable chez un auteur comme Lu Jia, puisque celui-ci, au tout début de la dynastie Han, rédige un traité, leXinyu (Nouveaux propos), dans lequel, précisément, il critique la sévérité et l'autoritarisme du Premier Empereur. Lu Jia vivait déjà à l'époque des Qin et, si cette exécution de lettrés s'était réellement produite, il était nécessairement au courant : lui-même, en tant que lettré, y aurait été particulièrement sensible. Cette exécution aurait représenté un parfait exemple de tyrannie, qu'il ne se serait certainement pas privé de mentionner dans son traité. Le Xinyu ne nous a pas été transmis dans de très bonnes conditions : Lu Jia aurait peut-être pu faire état de l'exécution des lettrés dans un passage aujourd'hui perdu de ce texte ? Mais comme le remarque

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Ulrich Neininger, cela est peu probable : même si les passages du Xinyu dans lequel Lu Jia rapportait l'exécution des lettrés avaient été perdus par la suite, un témoignage aussi capital n'aurait pas été oublié ou laissé de côté quelques décennies plus tard, au moment où se formait la légende des lettrés martyrs ; si le témoignage de Lu Jia ne fut jamais invoqué dans ce contexte, c'est certainement parce que cet auteur n'avait fait aucune mention de ces événements dans son œuvre.

Autre silence, tout aussi révélateur, celui de Jia Yi (200-168), un autre auteur du début des Han, qui rédigea lui aussi un traité dénonçant l'autoritarisme de la dynastie Qin, le Guo Qin lun (Critiques contre les Qin). Contrairement à Lu Jia, Jia Yi fait référence dans ce texte à 1 ' autodafé des livres, contre lequel il s'insurge ; mais lui non plus ne dit rien de l'exécution des lettrés ; les seules exécutions dont parle Jia Yi pour la dynastie Qin sont celles de haojie, c'est-à-dire de « nobles », ou de

« personnages éminents » : le mot haojie ne saurait désigner, de manière spécifique, des lettrés. Dong Zhongshu (ca. 179-104), le grand penseur confucianiste des Han antérieurs, ne fait pas non plus mention d'une exécution de lettrés dans ses œuvres.

Ce silence des premiers lettrés Han peut s'interpréter de deux manières.

Soit l'exécution de 212 est une pure fiction, mais cela revient à rejeter des passages entiers du Shiji, source par ailleurs généralement fiable (même si des parties de cette œuvre sont tardives) — ce ne devrait être qu'un dernier recours, qui ne nous paraît pas nécessaire ici. Soit, plus vraisemblablement, cette exécution ne frappa-t-elle pas suffisamment l'attention de ces auteurs pour qu'ils en fassent mention, tout simplement parce que les victimes de la colère impériale ne furent que des « magiciens » et non pas des lettrés.

Aux yeux de ces derniers, une exécution de magiciens, qu'ils considéraient peut-être comme des charlatans, voire des rivaux, n'avait vraisemblablement rien de scandaleux. Si Sima Qian, lui, fait allusion à l'exécution de 212, c'est tout simplement parce que, en tant qu'historien, il se doit de relater les événements de manière plus complète, d'autant plus que cette exécution a des répercussions politiques importantes. Parce qu'il a pris la défense des

« Maîtres », l'héritier présomptif au trône, Fusu, a été envoyé aux frontières ; à la mort du Premier Empereur, il s'y trouve toujours et cet exil lui coûte à

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la fois la vie et la succession : c'est son frère, Qin Ershi, qui monte sur le trône, avec les conséquences funestes que l'on sait pour la dynastie.

La formation de la légende

Le premier auteur à faire explicitement des lettrés les victimes de l'exécution de 212 pourrait être Kong Anguo, un descendant de Confucius et contem- porain de Sima Qian ; Kong Anguo fut peut-être aussi le premier à utiliser la formule fen shu keng ru. Dans la préface à l'édition en écriture ancienne du Shangshu découverte par lui, il décrit les conditions dans lesquelles ses ancêtres auraient dissimulé des ouvrages anciens et notamment les Classiques, pour les faire échapper à la proscription de 213 :

Lorsque le Premier Empereur détruisit les anciens textes, fit brûler les livres et enterrer vivants les lettrés (fen shu keng ru), les étudiants s'enfuirent et se dispersèrent dans tout l'Empire.

Selon Ulrich Neininger, Kong Anguo serait même l'inventeur de la légende des lettrés martyrs et ce serait sous son influence que Sima Qian aurait rapporté ces événements dans le Shiji. Sans aller jusque-là, on peut peut-être retenir le nom de Kong Anguo comme un premier moment dans la formation de la légende, même si tant son édition du Shangshu que sa préface à celle-ci, perdues sous les Han et « retrouvées » durant la dynastie des Jin occidentaux (265-316), sont d'une fiabilité douteuse.

Dès la fin des Han antérieurs, au plus tard au début des Han postérieurs, l'histoire du martyre des lettrés semble s'être imposée. D'après l'historien Yan Shigu, Wei Hong, un lettré de l'époque de l'empereur Guangwudi (r. 25- 57 après J.-C), aurait tenu les propos suivants :

À l'époque de l'autodafé des livres, [l'Empereur] s'affligeait de ce que l'Empire ne se conformât pas aux nouvelles lois. Lorsque les Maîtres (zhu sheng) arrivaient, il les faisait « gentilshommes du palais » ; sept cents furent nommés de la sorte. Durant l'hiver, il ordonna en secret de planter une citrouille dans un endroit tempéré au fond d'un fossé près du mont Li.

Lorsque la plante eut donné des fruits, il convoqua les Maîtres pour discuter

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de ce phénomène. Tous émettant des opinions différentes, l'Empereur leur commanda de descendre [dans le fossé] pour examiner la plante de plus près. Il avait fait disposer un mécanisme caché et, lorsque les Maîtres et les talentueux lettrés (zhu sheng xian ru) furent descendus, tandis qu'ils continuaient à débattre de ce phénomène sans parvenir à aucune conclusion, il déclencha la machine, qui remplit le fossé de terre, les écrasant tous, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus un seul son.9

Ulrich Neininger juge que c'est à partir de ce moment que le mot keng,

« fossé », aurait commencé à signifier « enterrer vivant », alors que, selon lui, dans le Shiji, il signifiait simplement « tuer »10 et n'était employé que par allusion à la manière d'enterrer les victimes dans des fosses (keng) communes, après leur exécution. Le but de cette « enjolivation » aurait été de noircir encore le Premier Empereur, de le montrer sous un jour particu- lièrement cruel. Remarquons que si, dans le Shiji, le mot keng s'applique effectivement dans la majorité des cas à des exécutions massives11, il n'est pas sûr, comme le prétend Ulrich Neininger, que le mot keng ne soit qu'une allusion à la manière de disposer des corps après leur mort. On pourrait aussi imaginer que l'« enterrement vivant » représentait une solution

« commode » pour mettre à mort un grand nombre de personnes. Si tel était le cas, ce mode d'exécution, certes monstrueux, ne serait pas forcément la marque d'une cruauté particulière, mais témoignerait simplement d'un cynique souci d'efficacité et d'économie.

Sous les Han postérieurs, l'exécution des lettrés semble enracinée dans les croyances, puisque le penseur Wang Chong (27-97 ? ) lui-même, pourtant peu enclin à admettre quelque histoire que ce soit sans lui appliquer son sens critique, la reprend dans son œuvre, le Lunheng (Discussions critiques)

9 Hanshu (Histoire des Han antérieurs), éd. Pékin, Zhonghua shuju, 1983, chap.

88, p. 3592, n. 1.

10 C'est aussi l'avis de Derk Bodde, cf. op. cit., p. 71-72.

11 On en a plusieurs exemples dans le Shiji. Ainsi le rebelle Xiang Liang, durant la guerre contre les Qin, fait-il exécuter (keng) tous les habitants de la ville de Xiangcheng, qui avaient refusé de se soumettre (cf. chap. 7). Remarquons que, lorsqu'il s'agit d'exécutions simples, Sima Qian utilise plutôt les mots sha,

« tuer », ou zhu, « châtier », parmi d'autres.

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— nous avons coupé des passages qui reprennent presque mot pour mot le texte du Shiji :

Les textes disent : « Le Premier Empereur fit brûler les Poèmes et les Documents et enterrer les lettrés (keng sha rushi). » Par « brûler les Poèmes et les Documents », on veut dire « détruire les Cinq Classiques et les autres textes ; par « enterrer les lettrés », on veut dire « [supprimer] les personnes possédant les Classiques ou d'autres textes ». En brûlant les livres, en exécutant leurs propriétaires, les Classiques auraient de la sorte été anéantis.

Mais si les Classiques furent effectivement brûlés, si des lettrés furent enterrés, il est exagéré et contraire à la réalité de tenir que ces personnes furent enterrées vivantes dans le but de venir à bout des Classiques.

La 34e année du règne du Premier Empereur, une réception fut organisée à Xianyang. Soixante-dix lettrés (rushi) vinrent lui présenter leurs vœux de longue vie. [...] Chunyu Yue, de Qi, s'avança alors pour critiquer le Premier Empereur [...]. Li Si réfuta les arguments de Chunyu Yue [...] et le Premier Empereur acquiesça à ses demandes.

L'année suivante, soit la 35e année [du règne du Premier Empereur], les Maîtres (zhu sheng) répandirent des rumeurs dans Xianyang. Le Premier Empereur ordonna au Grand Secrétaire de faire une enquête et de les interroger et les Maîtres s'accusèrent les uns les autres pour se tirer d'affaire.

Quatre cent soixante-sept personnes furent accusées d'avoir enfreint les lois et toutes furent enterrées vivantes. L'autodafé des Classiques trouve son origine dans les remontrances de Chunyu Yue ; l'exécution des lettrés (rushi) suit quant à elle les rumeurs propagées par les Maîtres. Quatre cent soixante-sept personnes furent ainsi enterrées vivantes.

Il est donc abusif de tenir que, si ces lettrés furent enterrés vivants, c'était afin de se débarrasser des Classiques ; et il est abusif et contraire à la vérité de prétendre que tous [les lettrés] furent enterrés vivants.12

Ce passage du Lunheng appelle un certain nombre de commentaires. Tout d'abord, il est indéniable que pour Wang Chong les victimes de la colère de l'Empereur furent bien des lettrés, rushi, mot qu'il explique comme désignant des personnes s'occupant des Classiques. Notons que, pour un motif inconnu, Wang Chong parle de quatre cent soixante-sept victimes,

12 Lunheng, 25, éd. Huang Hui, Lunheng jiaoshi, Pékin, Zhonghua shuju, 1990, p. 356.

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alors que toutes les autres sources, à commencer par le Shiji, parlaient d'« un peu plus de quatre cent soixante » personnes.

Pour ce qui est des circonstances de l'exécution, Ulrich Neininger juge que Wang Chong épaissit la légende en laissant entendre que les lettrés auraient été les victimes des calomnies des magiciens : Wang Chong ferait donc de ceux-ci les ennemis de ceux-là. Mais selon nous, cela ne ressort pas du texte : le Lunheng indique simplement que les lettrés furent exécutés à la suite de rumeurs propagées par les magiciens, il ne dit pas que les lettrés avaient été la cible de ces rumeurs.

Le but de l'argumentation de Wang Chong est plutôt de montrer que l'autodafé de 213 et l'exécution de 212 obéissent à des motivations différentes : en effet, l'auteur du Lunheng paraît s'efforcer de séparer deux événements qui semblent déjà liés dans l'esprit de ses contemporains. Wang Chong affirme que le but des mesures du Premier Empereur n'était pas de se débarrasser des Classiques et que l'exécution de 212 ne frappa certainement pas tous les lettrés : il est conscient qu'à son époque les événements ont déjà été grossis, déformés. Dans ce passage, l'argumentation n'est d'ailleurs pas très claire : Wang Chong ne semble pas très à son aise, un peu comme s'il sentait que les siècles avaient déjà brouillé les pistes.

Détail intéressant, Wang Chong utilise le mot rushi, « lettré », là où Sima Qian utilisait boshi, « érudit » : or, le mot rushi est très rare dans le Lunheng. Il n'apparaît que dans un seul autre passage, également dans le contexte de l'exécution de 212. Dans l'immense majorité des cas, lorsque Wang Chong parle des lettrés, il les désigne par les mots rusheng, ruzhe, ou simplement ru13. Faut-il comprendre le binôme rushi comme une contraction assez vague de rusheng et de shushi (ou fangshi) ? Si c'était le cas, si Wang Chong avait délibérément choisi un mot inhabituel pour désigner les « lettrés » dans ce contexte, ce serait un indice de plus de son embarras. L'expression keng sha rushi s'est-elle déjà fixée à l'époque et

13 Si notre compte est bon, dans le Lunheng, le mot rusheng est utilisé plus de cent dix fois, ruzhe plus de soixante-dix fois, ru tout seul environ cinquante fois. Le mot ru apparaît encore dans divers composés, comme hongru, shiru, wenru, rujia, rumen, etc. Nous revenons plus bas sur les sens du mot ru dans le Lunheng.

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Wang Chong reprend-il simplement un usage déjà consacré ? Cela indiquerait à quel point la légende des lettrés martyrs avait fait son chemin dans l'opinion. Ou bien y a-t-il simplement ici confusion entre les mots rushi et boshi ?

Le chapitre du Hanshu consacré aux lettrés fait également mention de l'autodafé de 213 et de l'exécution de 212 :

Lorsque le Premier Empereur s'empara de l'Empire, il fit brûler les Poèmes et les Documents et exécuter les lettrés (shushi). (Hanshu, 88, p. 3592) Le Hanshu utilise ici le mot shushi, que nous avons traduit par « lettrés » en raison du contexte du chapitre ; mais comme nous le verrons plus bas, le mot shushi est en réalité très vague et peut tout aussi bien désigner des magiciens que des lettrés.

Par la suite, la légende paraît bien établie, tout au plus s'enrichit-elle de quelques détails. Pour l'anecdote, rappelons ici ce commentaire de l'historien Yan Shigu, sous les Tang :

Aujourd'hui, dans le district de Xinfeng, il y a à Wentang (Source chaude) un endroit nommé « Village des Pauvres Lettrés ». Au sud-ouest de Wentang, à une distance de trois li, se trouve la Vallée aux Chevaux (Magu), et, sur le versant ouest de cette vallée, une fosse qui serait l'endroit où, selon la tradition, les Qin auraient fait enterrer vivants les lettrés. (Hanshu, 88, p. 3592, n. 1)

Magiciens et lettrés

On ne trouve pas dans le Shiji l'expression/e« shu keng ru, mais assez vite semble-t-il, en tout cas dès les Han postérieurs, l'exécution des magiciens devint un martyre de lettrés. Ce changement fut peut-être une manipulation délibérée de l'histoire, de la part de lettrés soucieux de convaincre le pouvoir qu'il y avait grand danger à ne pas faire cas de leurs remontrances : une dynastie qui s'écroulait quelques années après s'être débarrassée de ses lettrés, voilà qui pour les souverains Han était le modèle à ne pas suivre.

Mais sans doute ce changement fut-il facilité par le flou des appellations.

Les textes nous parlent de fangshi, de zhu sheng, de shushi, de ru : en

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vérité, ces étiquettes sont loin d'être précises, elles ne recoupent certai- nement pas des catégories bien définies. Nous avons coutume de distinguer radicalement les personnages, les courants, les domaines de la connaissance ; nous imaginons que des magiciens ne sauraient se confondre avec des lettrés, que la « petite tradition » diffère fondamentalement de la « grande tradition » ; nous opposons le règne des croyances populaires, des supers- titions, à celui du savoir et de la science. Mais ce clivage existe-t-il en Chine ancienne ?

La diatribe des magiciens Maître Hou et Maître Lu contre le Premier Empereur est un curieux mélange d'autodéfense et d'idées qu'on peut en première approximation qualifier de « confucianistes ». Ils reprochent à l'Empereur sa sévérité exagérée à leur endroit : « La loi de la dynastie prescrit que nul [magicien] ne saurait pratiquer plus d'une technique [ésotérique] et que tout échec soit sanctionné par la mort » ; ils concluent sur l'impossibilité dans laquelle ils se trouvent de « se mettre en quête des immortels ou d'élixirs de longue vie pour une personne qui manifeste une telle soif de pouvoir ». Voilà pour l'autodéfense. Pour le reste, ils s'en prennent à l'autoritarisme de leur souverain et lui reprochent de ne pas écouter ses conseillers : « Il aime à en imposer par des châtiments et des exécutions, à tel point que tous dans l'Empire craignent de commettre quelque faute et s'accrochent à leurs postes sans oser [critiquer] loyalement [sa politique]. De la sorte, l'Empereur n'entend jamais le moindre reproche, il devient de plus en plus sûr de lui et ses sujets, terrorisés, ne songent qu'à le flatter pour se concilier ses bonnes grâces » ; ils paraissent même se faire les avocats des lettrés : « [L'Empereur] s'appuie exclusivement sur les fonctionnaires de la justice, qui seuls bénéficient de sa faveur. Bien que les Erudits (boshi) soient au nombre de soixante-dix, ils ne sont là que pour faire nombre, l'Empereur n'employant jamais leurs services. » La touche confucianiste dans les manières des magiciens est rendue manifeste par la remarque de Fusu — si l'on admet, comme le suggère le contexte, que l'expression zhu sheng s'applique à ces magiciens : ils sont décrits comme chantant les louanges de Confucius et le prenant pour exemple.

La majorité des interprètes estiment que magiciens et lettrés forment deux groupes bien séparés ; ce serait seulement pour se donner une certaine contenance, pour gagner de la respectabilité, que certains magiciens imitent

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les manières des lettrés et reprennent quelques-unes de leurs idées ; mais cette adhésion ne serait que de façade, on ne saurait donc confondre les uns et les autres. Cela est possible, mais présuppose, non seulement que le Premier Empereur n'était pas le penseur anticonfucianiste dépeint par la postérité, mais même qu'il favorisait les tenants du confucianisme : dans le cas contraire, les magiciens n'auraient eu aucun intérêt à endosser les habits du confucianisme. Remarquons par ailleurs que cette volonté de préserver des frontières nettes entre lettrés et magiciens se trouve souvent chez des interprètes « engagés », nouveaux confucianistes soucieux de donner une image sans tache des lettrés de la Chine ancienne, de les présenter comme les membres d'un contre-pouvoir éclairé face à des souverains hostiles et prompts à sombrer dans l'obscurantisme de la tyrannie ou des superstitions — en d'autres termes, de dépeindre les lettrés comme de véritables « intellectuels » avant la lettre.

Or, au moins jusqu'aux Han, les lettrés sont loin de représenter un groupe homogène, identifiable sans ambiguïté. En tant que dépositaires d'un savoir et d'une certaine morale, ils sont peut-être ceux qui, en Chine ancienne, ressemblent le plus aux intellectuels de l'ère moderne. Mais par leurs origines comme par leurs fonctions, ils se distinguent parfois mal d'autres acteurs de la scène politique ou philosophique. Durant tout l'Empire chinois, les lettrés jouent plusieurs rôles : éducateurs, conseillers de l'Empereur, idéologues de cour, mais aussi maîtres de cérémonie, prêtres, astrologues etc. Dong Zhongshu, l'un des principaux représentants du confucianisme officiel durant la dynastie Han, nous est décrit comme organisant des cérémonies pour faire venir la pluie, à l'aide de dragons de terre. D'autres lettrés Han interprètent des prophéties, des phénomènes astronomiques, l'apparition de plantes ou d'animaux étranges. En d'autres termes, par certaines de leurs fonctions, les lettrés ne se distinguent pas nettement des magiciens et autres représentants de ce que l'historien du xxe siècle considérerait, un peu vite, comme la « petite tradition » des « superstitions », des « croyances populaires ».

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Origines des ru

Il est dans ce contexte très intéressant de se pencher sur les différentes acceptions du mot ru, traduit généralement dans les langues occidentales par « confucianiste » ou, plus prudemment, par « lettré ». Dans certains contextes, il est vrai, le mot ru désigne les lettrés confucianistes, par opposition par exemple aux penseurs moïstes, ou aux taoïstes. Très souvent, il renvoie aux étudiants ou docteurs des Classiques, en un mot à des personnages qui, s'ils ne s'opposent pas forcément à des sectateurs d'autres courants de pensée, se réclament aussi de Confucius et du confucianisme.

Mais parfois, même à une date tardive, le mot ru possède d'autres acceptions, acceptions qui sont peut-être un héritage des origines de la « profession ».

À l'origine, qui étaient les ru ? Cette question des origines est fonda- mentale, parce qu'elle n'est autre que la question des origines du confu- cianisme, c'est-à-dire du courant de pensée principal de la Chine ancienne ; de plus, une meilleure appréhension des origines et, partant, de la nature des ru, permet de lever des malentendus sur un certain nombre de sujets d'histoire de la philosophie, mais aussi d'histoire tout court. Ce pourrait être le cas ici : dans l'expression fen shu keng ru, le mot ru conserve peut- être une acception ancienne et donc ne désigne pas forcément des lettrés au sens strict du terme.

Cette question des origines, si elle n'a guère stimulé les sinologues occidentaux, a suscité des dizaines d'études au xxe siècle en Chine, où elle représente presque un domaine de recherche en tant que tel, dénoté par l'étiquette yuan ru, « aux origines des ru ». Ces recherches ont cependant donné des résultats mitigés et aucune conclusion définitive ne paraît en passe de s'imposer. Cela est dû à plusieurs raisons : l'insuffisance des maté- riaux, bien sûr, et notamment des sources anciennes, comme par exemple les inscriptions (jiaguwen) de la dynastie Shang ou celles (jinwen) de la dynastie Zhou ; mais aussi parfois un manque de rigueur dans la recherche et notamment une certaine indolence des chercheurs à prendre en compte les travaux déjà réalisés dans ce domaine par leurs prédécesseurs ; et surtout les funestes conséquences de démarches trop idéologiquement marquées, ou tout simplement de préjugés d'ordre culturel.

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Cette absence de résultats définitifs ne doit pas occulter l'essentiel : pour étayer des hypothèses souvent fragiles, les chercheurs ont passé au peigne fin toutes les sources imaginables, mettant parfois au jour des maté- riaux inattendus ; ils ont proposé de nouvelles interprétations, éclairci quantité de points de détail ; ils ont imaginé de nouvelles méthodes et multiplié les approches : sociologiques, philologiques, épigraphiques, exégétiques, comparatistes, philosophiques...

Il n'est pas question de faire ici un historique de ces recherches, ni d'ailleurs d'en proposer un résumé14, même succinct. Nous nous conten- terons de rappeler quelques-unes parmi les conclusions les plus représen- tatives.

Un certain nombre de textes anciens servirent fréquemment de point de départ à la recherche ; nous n'en mentionnerons que les principaux ici et, tout d'abord, le bref mot suivant de Confucius :

Comporte-toi en ra-gentilhomme (junziru), non pas en ru médiocre (xiaorenru).15

Cette injonction, qui représente la seule occurrence du mot ru dans le Lunyu, fut souvent interprétée comme une indication, d'une part, qu'il y avait des ru avant Confucius ; d'autre part, que les ru, déjà à l'époque de Confucius, ne formaient pas une classe homogène. Un autre texte fréquemment cité par les interprètes est le Mozi :

À l'été, [les ru] mendient du blé ou du riz ; lorsque les moissons ont été faites, ils participent aux grandes funérailles, parfois avec toute leur famille, trouvant ainsi l'occasion de manger et boire tout leur content. Ils s'occupent d'un certain nombre de funérailles, jusqu'à ce que leur subsistance soit assurée, ils s'engraissent sur le dos des gens, s'appuient sur les cultures des autres pour leur alcool. Ils se réjouissent lorsqu'un deuil frappe un riche, disant : « Voilà une occasion de nous vêtir et de manger ! »16

14 Ce travail fera l'objet d'une étude séparée.

15 Lunyu, 6.13, éd. Yang Bojun, Lunyu yizhu, Pékin, Zhonghua shuju, p. 59.

16 Mozi, 39, « Fei ru », éd. Li Yushu, Mozi jin zhu jin yi, Tianjin, Tianjin guji chubanshe, 1988, p. 277.

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Ce passage fut considéré par de nombreux exégètes comme une preuve que les ru, ou au moins certains d'entre eux, s'étaient fait une spécialité des funérailles, qu'ils vendaient leurs connaissances en matière de rituel lors d'importantes obsèques. L'attachement de Confucius au deuil long de trois ans aurait été une survivance de cette compétence particulière des ru.

D'autres sources présentent au contraire les ru comme des éducateurs.

Dans ce sens, les interprètes citent volontiers le catalogue bibliographique du Hanshu, qui fait descendre les courants de pensée des différents types de fonctionnaires du début des Zhou :

Le courant des ru provient sans doute des fonctionnaires dépendant du Ministre de l'Instruction publique (situ). Leur tâche était d'aider le souverain à se conformer au yin et au yang et de faire resplendir [la mission] d'édu- cation et de civilisation [du souverain]. Ils se mouvaient dans les Six Classi- ques, s'en tenaient à ce que commandent l'humanité et la justice, révéraient Yao et Shun, s'inspiraient des rois Wen et Wu et prenaient Confucius pour maître, parce qu'ils faisaient grand cas de ses doctrines et le considéraient comme le plus avancé dans la maîtrise de la Voie. (Hanshu, 30, p. 1728) Le Zhouli propose dans le chapitre sur les « Fonctionnaires célestes » (Tian guan) une caractérisation analogue :

[...] Ceux qui au moyen des neuf activités conjointes unissent la population : premièrement le prince, qui se gagne le peuple grâce à ses terres ; deuxièmement le chef des fonctionnaires, qui se gagne le peuple grâce à son rang ; troisièmement les Maîtres (shi), qui se gagnent le peuple grâce à leur vertu ; quatrièmement les ru, qui se gagnent le peuple grâce à leur savoir [...].17

Le commentateur Zheng Xuan (127-200) explique :

Shi* : Maîtres (shishi) qui, dans les principautés, enseignent au peuple la vertu ; ru : précepteurs (baoshi) qui, dans les principautés, enseignent au peuple les Six Matières (liu yi).

17 Zhouli, éd. Sun Yirang, Zhouli Zheng yi, Pékin, Zhonghua shuju, 1987, p. 109.

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Mais le texte le plus fréquemment cité est probablement le Shuowen jiezi de Xu Shen, qui propose à l'article ru l'étymologie suivante :

Ru signifie « flexible » (rou), le mot désigne les Maîtres à techniques (shushi). Le radical du caractère est ren, ruan en indique la prononciation.

Le problème, c'est que, dans bon nombre de ces énoncés, des concepts prêtent à confusion. Comment interpréter, par exemple, le mot shushi, que l'on avait rencontré plus haut et que Xu Shen utilise pour définir les ru ? Certains voient dans le mot shushi un équivalent defangshi, « magiciens », spécialistes de techniques plus ou moins ésotériques18 ; d'autres au contraire estiment que dans shushi, shu est un synonyme du mot yi, qui lui-même désigne les Classiques : le mot shushi désignerait donc des lettrés19.

Le passage du Lunyu que nous avons cité pose également problème : plutôt que le considérer comme une indication selon laquelle il y avait différents types de ru et donc des ru non « confucianistes », à l'époque de Confucius, on pourrait y lire une simple exhortation d'ordre moral : pour Rao Zongyi, Confucius ferait simplement une différenciation qualitative, à des fins d'édification, entre personnes plus ou moins avancées dans la Voie

— un peu comme on parle de « bons chrétiens » et de « mauvais chrétiens ».

Rappelons par ailleurs que le Lunyu ne trouva probablement sa forme définitive que tardivement et que certaines interpolations ne sont pas impossibles20.

18 Cf. par exemple Zhang Taiyan, « Yuan ru » (Aux origines des ru), in Guogu lunheng (Discussions critiques sur l'histoire nationale), repris dans diverses éditions des œuvres de Zhang Taiyan.

19 Cf. par exemple Dai Junren, « Ru de laiyuan tuice » (Conjectures sur l'origine des ru), Daluzazhi, 37.10, 1968, p. 303-307. Dai Junren donne pour preuve de sa lecture précisément la manière dont le Shiji rapporte l'exécution de 212 :

« À la fin des Qin, on brûla les Poèmes et les Documents et on enterra [vivants]

les shushi, et, à partir de ce moment-là, les Six Classiques (liu yi) furent lacunaires » (« Rulin zhuan »). Cet argument n'est pas recevable si l'on admet qu'il n'y a pas de rapport direct entre l'autodafé des livres et l'exécution des

« lettrés », et que dans ce passage du Shiji, peut-être tardif, ces deux événements ne sont rapprochés que de manière rhétorique.

20 Cf. John Makeham, « The Formation of Lunyu as a Book », Monumenta Serica, 44, 1996, p. 1-24.

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Sur la base de ces textes et de diverses autres sources, les interprètes sont parvenus à diverses hypothèses, que, pour l'essentiel, nous pouvons rapporter aux quatre chefs suivants :

1. Les ru, descendants des prêtres, sorciers ou musiciens Yin.

Le mot « Yin » désignant ici la dynastie Shang (xvie ?-xvne ? siècle avant J.-C). Le principal avocat de cette idée fut Hu Shi, qui se fonda sur l'étymologie proposée par Xu Shen pour expliquer le caractère ru, sur le passage du Mozi cité plus haut, sur divers textes du Zuozhuan, du Xunzi, du Zhuangzi, du Han Feizi, etc. Dans un article intitulé « Shuo ru » (À propos des ru )21, Hu Shi parvint aux conclusions suivantes :

— les ru étaient à l'origine les prêtres Yin et, encore à une époque tardive, ils portent l'habit Yin (rufu), suivent les usages et le rituel de cette dynastie, notament dans l'habillement ;

— selon Xu Shen, ru signifie rou, « mou », « faible ». Pourquoi les ru sont-ils ainsi taxés de faiblesse ? Parce que, après le renversement de leur dynastie par les Zhou, les Yin et donc les prêtres qui sont les ancêtres des ru, tombent en esclavage et, pour survivre, doivent adopter des manières humbles, un profil bas ;

— ils subsistent en offrant à la nouvelle dynastie leur savoir en matière de rituel et de funérailles ;

— Confucius n'est au départ qu'un ru parmi les autres ru. Lui-même est un descendant des Yin : il est natif du pays de Song, apanage des descendants des Shang, et comme les autres ru il attache beaucoup d'importance aux rites, aux funérailles ;

— mais Confucius est aussi le grand réformateur des ru : il leur fait dépasser leur appartenance tribale (Yin) et les rend responsables devant la dynastie tout entière ; ils étaient humbles et faibles, il les transforme en personnages forts, entreprenants, avec des idéaux ambitieux. Certains ru conservateurs résistent cependant, s'accrochent à leurs anciens usages, ce sont ceux que Confucius appelle les « ru médiocres ». Hu Shi compare

21 Cette étude, publiée pour la première fois en 1934, est notamment reprise dans Hu Shi, Shuo ru, Taipei, Yuanliu chuban gongsi, 1994, p. 1-98.

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explicitement l'importance de Confucius dans l'histoire des ru à celle de Jésus dans l'histoire des Juifs : Jésus fait lui aussi de la religion d'un peuple esclave une croyance conquérante et triomphante et lui aussi se heurte à des résistances (de la part des Juifs conservateurs).

Ces quelques caractérisations ne donnent qu'un faible aperçu de l'étude de Hu Shi, qui est très longue, très fouillée, parfois complexe. Sous la forme que Hu Shi leur a donnée, certaines de ses thèses paraissent cependant difficilement tenables et elles suscitèrent de nombreuses critiques, à tel point qu'on peut dire que la recherche postérieure sur la question de l'origine des ru n'est en bonne partie qu'une réaction à son « Shuo ru » : c'est le cas par exemple des travaux de Feng Youlan, de Guo Moruo, de Qian Mu, de Rao Zongyi, de Dai Junren22, qui critiquèrent bon nombre des assertions de Hu Shi.

Selon eux, les Yin tout comme leurs descendants ne firent jamais preuve d'une faiblesse particulière et le confucianisme prône la fermeté (gang), l'esprit de décision, plutôt que l'humilité et l'effacement (qui sont plutôt des valeurs taoïstes). Les ru n'entretiennent pas de rapport particulier avec la dynastie Yin, la majorité des disciples de Confucius ne sont pas de Song et Confucius lui-même affirme vouloir « suivre les Zhou » (Lunyu, 3.14) ; les ru sont d'ailleurs bien plus volontiers associés au pays de Lu qu'au pays de Song : or, le pays de Lu passe pour être particulièrement fidèle aux institutions Zhou ; l'habit des ru n'est pas typiquement Yin, les ru portaient sans doute simplement le vêtement des pays dans lesquels ils séjournaient ; le deuil de trois ans est une création tardive, en aucun cas un usage Yin.

Beaucoup de critiques insistèrent aussi sur le fait que le mot ru ne se trouve pas dans les sources anciennes, notamment dans les inscriptions de la

22 Cf. Feng Youlan, « Yuan ru mo » (Aux origines des ru et des moïstes), 1935, repris notamment dans Feng Youlan, Sansongtang xueshu wenji, Pékin, Beijing daxue chubanshe, 1984, p. 303-330 ; Guo Moruo, « Bo "Shuo ru" » (Réfutation du « Shuo ru »), Qingtong shidai, Pékin, Renmin chubanshe, 1935 ; Qian Mu,

« Bo Hu Shi de "Shuo ru" » (Réfutation du « Shuo ru » de Hu Shi), 1942, repris notamment in JOAS, 1, 1954, p. 123-128 ; Rao Zongyi, « Shi ru » (Explications sur les ru), repris notamment in JOAS, 1, 1954, p. lll-122;Dai Junren, op. cit.

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dynastie Shang, et que, si ces inscriptions mentionnent bien des sorciers, mages, prêtres, tous ces personnages y sont désignés par d'autres mots.

Mais il est à remarquer que, malgré ces critiques fondamentales, depuis une vingtaine d'années, un certain nombre de chercheurs proposent des théories inspirées ou proches de celles de Hu Shi. Ainsi, plusieurs auteurs proposent pour le caractère ru des étymologies qui rapprochent les ru du monde des sorciers, des chamanes, des prêtres. Nous avons dit que l'une des critiques les plus fréquemment faites àHu Shi est l'absence du caractère ru, sous sa forme actuelle, dans les sources très anciennes, comme les inscriptions sur os ou écailles de la dynastie Shang ou les inscriptions sur bronze des Zhou ; mais le célèbre épigraphiste Xu Zhongshu tenta de montrer, dans un article daté de 197523, que le caractère ru existe sous la forme simplifiée ruan dans \csjiaguwen ; selon lui, ruan est à l'origine un véritable pictogramme, qui représente un homme en train de procéder à des ablutions, à savoir probablement un prêtre ou un chamane qui se purifie avant quelque cérémonie importante. Cette conclusion est considérée comme définitive par certains interprètes, comme par exemple Li Qiqian24. D'autres exégètes expliquent également ru à partir de ruan, mais ils proposent des étymologies différentes pour ce dernier caractère : He Xin juge que le caractère ruan est un équivalent de xu*, qui, à l'époque Shang, désignait des officiels chargés des rites et des sacrifices25 ; Fu Jianping voit pour sa part dans le caractère ruan la coiffe rituelle portée par les sorciers Yin, puis, par glissement, les activités de ceux-ci26.

D'autres auteurs s'appuient moins sur l'étymologie, mais rejoignent quelques-unes des hypothèses de Hu Shi : Yang Guilan et Yan Buke font tous deux descendre les ru des Yin, en insistant sur leurs compétences en matière de musique et de danse ; selon le premier, les ru, pour survivre,

23 Xu Zhongshu, « Jiaguwen zhong suo jian de ru » (Ru rencontrés dans les inscriptions sur écailles et os), Sichuan daxue xuebao, 4, 1975.

24 Li Qiqian, « Rujia xueshuo de mengya he xingcheng » (Germes et formation de la doctrine confucianiste), Qi Lu xuekan, 3, 1993, p. 14-23.

25 Cf. He Xin, Zhu shen de qiyuan (Origines des divinités), Pékin, Sanlian shudian, 1986, p. 292-298.

26 Cf. Fu Jianping, « Yuan ru xin lun » (Nouvelle théorie sur l'origine des ru), Jinan xuebao, 2, 1990, p. 1-7.

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