LE
SALON
DE
1892
i)LA SCI'LPTL'IIE AUX CHAMPS ÉLYSÉES
Je plains les pauvres sculpteurs : les sujets leur
manquent
;nous ne
sommes
plus,selon lemot du
poète, autemps
où le ciel sur la terre, Marcliait et respirait dans un peuple de dieux,
que représentaient des légions de statues.
Aujourd'hui, à part quelques sculpteurs qu'attirent les scènes de la Passion et des sujets historiques,la sculpture trouve peu de
ressources; des
monuments
funèbres, des statues de grandshom-mes
plus oumoins
connus, desbustes ; voilà àpeuprès tout.Alors,de désespoir, de
malheureux
statuaires songent à VAllégorie. L'Allégorie est illimitée : on en a fait de tout temps, on en fera toujours ; personne ne l'aime, nine lacomprend,
personne nes'y intéresse ; raison de plus pour qu'on en fasse : les spectateurspassentdevant sans regarder; pourquoi, alors, la repousser? Les
sculpteurs ouvrent donc
un
dictionnaire, etcherchent quelles sontles allégories qu'on n'a pas représentées, ou qui, l'ayant déjà été, peuvent être refaites. Il y en a peu d'inédites : « Voyons,
cepen-dant : Ylmprimevic. Jene
me
souviens pas en avoirvu 1Après?
leTravaiU onn'en trouve pas beaucoup! Celafait
deux
; la Musique,c'est bien'connu ! la Peinture, bien usé! la Poésie, encore plus !
yArchitecture, aïe !
Néanmoins,
ilspeuventencoreservir.Gomment
représenter ces métiers et ces arts ?
Eh
! nous avons toujours lafemme
nue ou l'honnne àdemi
vêtu, avec lemagasin
desacces-soires,
un
compas, une plume,un
pinceau,une
palme, etun
gentil modèle, nous nous en tirerons ! » Et voilà,comment,
à chaqueexposition, on
compte
toutes ces Allégories : laPoésie, laMusique, leChant, la Danse, et cetteannée, Vlmprimerie, le Travail, etc. dela présence desquels le grand public n'a pas Tair de se douter,
mais que connaissent de tout temps les critiques habitués à leur
compagnie
peu plaisante et peu gaie.L'Allégorie se permet
même
des groupes et des scènes entre plusieurs personnages, par exemple, celui-ci, parM.
Damé
: unepauvre
lémme
est accroupie, et, derrière elle,un
homme,
le bras tendu, crie de toutes ses forces ; la pauvrefemme
regarde devantelle : «Il y a
un
danger î où ?—
Là ! » C'estdu
moins, ce quevous comprenez. Mais, non, cela signifie : Le travail chasse la misère.
Que
de peine etdetemps
pour nous donner ce logogripheàdeviner ! Et lesculpteur est
un
artiste devaleur !LES
MONUMENTS
Après les Allégories, ce qui ne
manque
jamais au Salon, ce sontles statues de Jeanne d'Arc.
Dans
celui de cette année, onren-contre plusieurs Jeanne d'Arc; une surtout, de
M.
Barrias, repré-sentée aumoment
où elle vient d'être prise, toutarmée
encore,et exprimant,dans saphysionomie déjeunefille simple et droite, sonétonnement d'avoirétéabandonnée,livrée.Sielle ne s'indigne pas,
c'estparce qu'elle ne
comprend
pas etne voitpasencore l'infamieet la lâcheté
du
traître ; lespectateur, lui, s'indigne etplaint l'hé-roïque vierge, dont lamémoire
est devenuecomme
un
culte en France, qui, loin de s'affaiblir, ne faitque
croîtrechaque
année ;beau
sentiment qu'est fière d'exprimerla nation Française, pour celle quilasauva naguères, et que nous invoquerons, le jour où nous nousrelèverons.Ce sont là lesimpressions
que
donne
la noble statue deM.
Bar-rias(un peualourdie par son armure).11yauneautreJeanned'Arc,
colossale celle-ci, de M. Roulleau, et qui, malheureusement, ne
vousinspire que del'étonnement.
Que
voulez-vous, eneffet, penser enface d'un cavalier gigantesque,armé
depied en cap, la menton-nière de soncasquerelevée jusqu'àla bouche,monté
surun
chevalénorme
qui, deuxjambes tendues en avant, les deux autres levéesen arrière, s'élanceau triple galop par dessus
un monceau
decada-vres,et le cavalier
—
c'estJeanne d'Arc—debout,
dressé sursesétriers, tendant les
deux
bras, l'un brandissant une bannière,l'autre élevant en Tair son épée ?
On
est étonné, il y a de quoi! lecheval courtdonc sans être guidé, sans qu'elle tienne les rênes?
LE SALON DE 1892. 3,3
ait entrepris un si ^^rand travail, qui décrie un véritable talenl, la
fougue, le
mouvement,
lavie, pourarriver à produire surle spec-tateur une impression si peuélevée etcontraire à la nature età lavérité.
Autre
monument,
ou plutôt deuxmonuments,
par M. PeynoL, lepremier représentant lesqiiaireparties
du
monde, en marbre,des-tinées cà décorer une pièce d'eau
du
château de Vaux-Ie-Vicomte,(le château de Fouquet, de La Fontaine, les
nymphes
de Vaucc, deLouis
XIV
amoureux
de La Vallière, quels souvenirs!) que*M.
Sommier
faitrestaurer avec une magnificenceetun
goût dontdoivent lui savoir gré l'histoire et les arts. Ces quatre statues, distinguées par leurs attributs, sont d'un
bon
style, d'unmouve-ment
élégant, et ornerontdignement
les jardins de l'aimable,malheureuxet coupablesurintendant.
Lesujet
du
secondmonument
commandé
parla ville de Lyon,'
A
la gloirede la République, a fâcheusement inspiré le sculpteur :
comme
le pauvre artiste adû
se creuser latête pour cherchercequ'il y avait à direà la gloire de la République! Aussi ce qu'il a
trouvéest-il aussi tristeque faux : ila représentél'uniongénérale,
la Concorde, les noirs et les blancs s'embrassant, les lauriers,
l'olivier de la paix, etc.,
quand
c'estjuste le contraire,quand
la République, qui l'ignore? n'apporteque discorde, haine, désunion,batailles,égorgementsetguerresintestines!
On
voitbienquel'idéede ce
monument
a été conçue par des conseillersradicaux, qui nesavent
même
pasl'histoire deleur ville, le siège deLyon
en 1798,lesfusillades, les massacres de
Fouché
et de Collut-d'Herbois,lesluttes sanglantes de 1832 et 1834, les assassinats de 1871, etc.
Encore
un
monument
à livrer aux carriers,quand
sera revenu lebon
sens français!Voici,
du
moins,un monument,
qui ne soulève aucunecontes-tation, en l'honneur de
Germain
Pilon, le grand sculpteur de laRenaissance,
dû
à la collaboration deM.
VitalDubray, statuaire, et de M. Legrand, architecte. La statue deGermain
Pilon s'élève au-dessus de la vasque d'une fontaine, surmontée de son groupe si connu, les Trois Grâces; ilestfort élégant,et l'ondoitsouhaiterque
le conseil municipaldu Mans
ait plus de goût et deconnais-sance de l'histoire que celui de Lyon,et en décide l'exécution : ce
ne sera pas
un
des moindres ornements de la patriedu
célèlire artiste, auteur desbeauxmonuments
deSaint-Denys.34 REVUE
Quant
au groupe de Waslimgton etLa
Fayette,donné à la villede Parispar
un
citoyen des États-Unis, on peut l'accepter et leplacer où l'on voudra :
Washington
etLa
Fayette se donnent lamain
avec une placidité qui ne troublera personne ; ce sont del)onnesgens bien paisiblesquise disentbonjour en se rencontrant;
on peut passerdevant sans s'inquiéter de ce qu'ils ont à se
con-fier. L'un, pourtant, a fondé
une
république et l'autre prétendaitnous avoir donné la meilleure des républiques; ce candide
La
Fayette n'en semble pas bien glorieux : il a plutôt l'air tout
dé-confit.
XI
LES STATUES
A
part ces grandsmonuments,
lenombre
desœuvres
remar-quables est bien restreint. Il est juste, cependant, de signaler le
Regret, parTexcellent sculpteurM. Mercié, destiné au
tombeau
de Cabanel. M. Mercié a exprimé le regret par unefemme,
debout déposant des fleurs sur letombeau du
peintre; on ne saurait trop louer la grâceet le sentiment qu'il a su mettre dans l'attitude decette
femme
aux
longs vêtements, souplescomme
si ce n'étaitpasdu marbre, mais de Tétoffe qu'eut maniée letrèshabileartiste.
Dans un
genre tout à fait opposé,on s'arrête devantun
certainhomme
primitifou prétendu primitif—
car,quile sait?—
luttant contreun
ours égalementprimitifparM.
Douglas : tous deuxsont debout, l'ours, une deses pattes sur la poitrine deThomme
qu'ildéchire, adéjà saisison brasetenfoncecruellementdansleschairs ses dents fortes et tenaces ; mais
l'homme
brandit au-dessus de latète del'ours une hache de pierre qui paraît bien attachée et
suffi-samment
lourde,etva lui faire une large entaille dansle crâne. Ily
alieude croire qu'il abattra sonennemi
; mais, en cetemps
là,iln'y avaitpasdechirurgiens aussi habilesque NicaiseetPéan, et
notre pauvre grand père préhistorique pourrait bien rester
man-chot.
Cet ours
—
ce doit êtreV
ours descavernes Aqlapaléontologie—
n'estpasleseul animal de l'Expositionde sculpture : vous trouve-rezçà et là des tigres supérieurement exécutés,comme
àl'ordi-naire, par
M.
Gain, le maître des animaliers ; une vache par^r"^Pettit,fortbienétudiée, vraie,et, sionpeutledired'unevache,
Lli SALON DE 18112. 35 par
M.
Dchicour, éléganleet fine ;un
enfant endormi, aux sons do lamusi(|ue céleste d'un ange,joli groupe deM.
Charron : cegra-cieux sujet, un petit enfant qui dort, plaîttoujours, etc., etc.
De
même
qu'en peinture, il yaen sculpture, plusqu'onnecroitd'œuvres traitant des sujets religieux. Ilest bien entendu qu'il faut d'abord éliminer quelques-uns, plutôt irréligieuxparl'exagération
des
mouvements
ou l'absence de tout sentiment pieux : unpré-tendu
Homme-Dieu,
par ^T. Feinberg, les bras bizarrement atta-chés et contournés, lescheveux longs et l'air dédaigneux,rappe-lantThéophile Gautier; une Madeleine de
M.
Bastet, vraimenttrop à la mode, avec ses cheveux dans les yeux et qui recouvrent sonfront
comme
un
chapeau ; une Mortde Jésus, de M. Arias, qui,pourreprésentercet ineffable sujet, s'estinspiré
du
récit deiM.Re-nan ; on
comprend
comment
il adû
être inspiré ! Aussi, y a-t-illà, dans le groupe de personnages autour
du
divin crucifié, une Madeleine qui ne gémit pas, mais qui beugle,qui nese prosterne pas,mais
qui se vautreparterre.Heureusement
quelques scultpteurs ontun
sens plus profond etplus noblede ces grandes scèneset deces sujets divins :
M.
Mysl-bek, quoique lacouronne d'épinessoitun peu recherchée, a fait
un
l)onChrist, d'une expression douloureuse ; M"*^
Adam,
une sainte Geneviève, avec sa quenouille,un
agneau à ses pieds ; douce, naïve, elle vousattire à elleprêt à l'écouter et à lacroire ;M.
Léo-nard, une Vierge-Mère, conçue d'après le type contenu et conve-nable ; M. Lefèvre,un
haut relief, l'apparitionde la sainte Viergeà saint Dominique, le Rosaire, où le saint, dans une
bonne
atti-tude, prievéritablement; M.Lafont,une Viei'ge aufuseau, modeste, simple, pure, telle qu'on se figure la
mère du
Sauveur ; c'est la meilleuredes Viergesdu
Salon.XII
BL'STKS ET PORTRAITS
Maisce qui
domine
parle nombre, cesont les bustes et statues,qui ont la prétention de nous faire connaître les traits de toutes sortesde gens. 11 y en ades centaines : d'abord, les personnages
politiques représentés en buste ou en pied :
M.
Blanc, doyend'îx^cde laCliambredes députés, tombé,dit-on, en enfance: ils'obstine, tousles ans, àfairel'éloge de la
Répubbque
;—
M. (lorbon,séna-36 REVUE
teur,
un
ouvrier socialiste de 1848, si oublié, qu'on le croyaitmort
;—
Harte,un
des gouvernants de la deuxième République,que personne aujourd'huine connaît, ce qui fait prévoirà ceuxde la troisième ce qu'il adviendra d'eux ;
—
Pognerre, autreressus-citéde 1848, que l'on désignait ainsi : Pagnerre, libraire, maire,
secrétaire des commissairesintérimaires.
—
Tous ces gens là ontleur statue ou buste,
commandé
par l'État ou aclieté par l'Ktat.Quand
la République aura disparu, quelle bonne fortune pour les fondeurs en bronze, qui achèteront au poids tous ces portraits dedieux, demi-dieux, faunes, satyres et vauriens républicains!
Deux
plus anciens, de la première République, portraiturés en pied, auxfrais de l'État, celava sans dire: Condorcet très absorbé : est-ce par son système de la perfectibilitéindéfinie de l'humanité,ou par la pensée de son suicide, afin d'échapper aux adeptes dece
même
système, qui se proposentde l'envoyer à la guillotine?—
Carnol—
legrand
père—
le sculpteur doit être loué: il n'a pas cherché à idéaliser et àtravestirenhomme
de géniecebon
officiertravailleur.
—
J'allais oublier M, Méîine, ledoux
Méline, qui fut élumembre
de laCommune,
et ministre sousM.
Carnot.Ne
vousétonnez pas : la
Commune
et laRépublique
ne sont-elles passœurs?
—
Et Calvin,un
des pères de la Révolution, excellente statue : c'est sec, c'est raide, c'est froid, c'est aride, c'estdésa-gréable, c'est étroit,
comme
sa secte.Au
milieu de tous ces révolutionnaires,jeremarque
le buste deM.
Tranchant, portrait bien étudié et exécuté avec art, d'unmembre
du
Conseil d'État sous l'Empire,quand
il y avaitun
Conseil d'Étatdigne de ce
nom.
Voici, maintenant, lesarts et les lettres : Gustave Nadaud, le
bon
Nadaud,
l'honnêteNadaud,
chansonnier, poète, le créateur dePandore, dontla figurerespire la
bonne
humeur,
et àqui l'on n'ajamais reprochéd'avoirtraitédes sujetsinconvenants;
—
D.Nisard,le maître de la critique, qu'on a représenté empêtré, alourdi, engoncé,etqui, aucontraire, étaitbien moinsprofesseur
qu'homme
du
monde,
aimable et fin causeur;—
trois ou quatrepersonnagesdiversement célèbres, Goya, lepeintreEspagnol,irrégulier, inégal,
et qu'on a cru en conséquence, devoir représenter Hirsute, le
cha-peau tout hérissésurla tête, leregard,
du
reste,d'un observateur;—
Gringoire, qui serait inconnu, si VictorHugo
ne l'avait misdans sa Notre
Dame
de Paris, coiffédu
chapeau LouisXI
et l'airLE SALON DE 1802. 37
le prciniei' grenadier do Franco, qui n'?pond au type quo l'on
connaît, et qui fut aussi
un
savant ; simple, ferme, honnête, bon buste de M. Clioppin ;—
Berlioz mourant, parM.
Kambaud,
vraimenttrop débraillé ; on
meurt
en général,un
peu plus couvertet lapoitrine moins à Tair ; mais expression forte etjuste do son
génie contesté.
Deux
hommes,
de ceux qu'on appelle poliliques, que vousrencontrez tout àcoup : M. de Keralry, par ^1. de Bengy-Puyvallée,
quifut ou se fit préfet de police, au 4 septembre, la figure d'un
homme
ambitieux, hardi, qui se mêle debien des choses, etva del'avant; et un député, le nez en l'air, et qui paraît très content de lui. Je lecrois bien : il fait tout ce qu'il lui plaît, sans se donner de peine, sans dépendre de qui
que
cesoit, sans responsabilité. Je ne sais pas sonnom
; mais il doity en avoir trois ou quatre centsqui ressemblent à ça !
11y aurait encoreàciter une suite innombrable de personnages
de cetemps ci : Frémy, le chimiste, Delaplnnche et Millet,
sculp-teurs, Dennerij, le
fameux
dramaturge, Delibes, le musicien,Hornier (la filledeRoland), Rochebrune, l'habilegraveur
Vendéen
;—
quelques personnages plus importants : Meissonnier, avec sagrande barbe, peut-être
même
exagérée, car elle donne Tidée d'unhomme
d'une haute taille, tandis que ce grand peintre étaitun
petit
homme
; buste fortressemblant et d'une belleexécution, parM.
Enderlin;—
Alph.tiarr,rigidecenseur deshommes
immoraux,
saufde lui-même ; sa figurele
montre
bien : il pose et ne doute derien.C'estune demoiselle, M"^Gaupillat, qui s'estlaisséeprendre à cet austère hypocrite, et, sans le savoir, l'a si justement rendu ; Ricord, le
fameux
médecin, représentéavec letablierdu
professeur d'hôpital ; ce tablier attire trop l'attention etme
gâte cethomme
spintuel, dont la figure avait une expression si fine ; le cardinal
Mannimj, tête idéale d'ascète et d'évêque, pâle, maigre, avec de beaux
yeux
: celui-ci ne pose pas, il impose le respect, et sonintelligence s'impose ;
M
Thévenel, vraimentmoins
laidque
lorsqu'il étaitministre peu honoré et
peu
estimé de la Justice, et que les caricaturistes représentaient avec les yeux dans le nez ; entinSaint-RenéTaillandier,del'Académiefrançaise, undes trente qui, à toutes les époques, font veJitre à l'Académie (terme d'étude d'avoué pour indiquer les pages inutiles qui grossissent undossier). Il ya des sceptiques qui veulent quele chiIVre trente soit
C'est parcedéfilé que se termine la revue de l'Exposition des
Champs-Elysées, portraits de personnagesenvue, la plupartpeu illustres, représentés en plâtre.N'est-cepaslavraie
image
de notretempsde démocratie
commune,
inculte etfriable?Nous
allons voir,auChamp
deMars, la suite logique : après ladémocratie, l'anarchie.
XIII
EXPOSITION DU CHAMP DE MARS
L'impression que l'onemporte en sortant
du
Salondu
Champ
de Mars, c'est qu'onvientde voir, saufun
petitnombre
detableaux,une
exposition d'esquisses, d'essais, d'études d'ateher, de toilesqui n'ontpas été finies, que le peintre a
commencées,
puisaban-données.
On
ne s'en étonnepas : les sujetsétaient sipeu
intéres-sants qu'il lesa laissés là;aulieudelepassionner,ils l'ennuyaient.Le
visiteur est de cet avis : il n'a jamaisvu
une telle quantitéde tableaux dépourvus d'imagination, d'idées, où se montre
moins
l'esprit et la personnalité de l'artiste ; pas une invention :des portraits, il n'estpas besoinde
beaucoup
d'imagination pour faireun
portrait ; des paysages, on peut trouver des sujets depaysage partout, ne serait-ce que les toits vus de son atelier; de
soi-disant études de
nymphes,
baigneuses, etc. ; en réalité, desmodèles qui ontposé nus ou habillés, debout, couchés, accroupis,
et qu'ensuiteon a affublés d'un titre!
Etce n'estpas une exagération : voulez-vous connaîtrele sujet d'une partie,que dis-je, delàplupartde ces tableaux :
Une
femme
qui seréveilledans sonHt, et se frotte lesyeux ; une
femme
quimet
sa pantoufle ; unefemme
qui se lave les mains, voici lelavaboet lacuvettte ; une
femme
qui se coiffe devant sapsyché ;une
femme
qui cesse de travailler, parce qu'on apporte le thé ; lemari va cesser de Ure son journal; unefemme
dans sabai-gnoire (par
M.
Stevens) ; deshommes
qui vontmanger
lasoupe; trois ou quatre
femmes,
lamôme
dans diverses positions (parM.
Picard): vue de dos, ellea le nez cassé; étendue sur le dosune partie
du
crâne est enlevé; couchéedu
côté gauche; couchéedu
côté droit ;un
Omnibus
; celui-là estun
tableau compliqué:l'intérieurdel'omnibus, une rangée de voyageurs assis : l'una
un
triangle blanc sur la figure;
un
autre une tache noire sur l'œil,décou-I.K SALON OE 1^1132. 39
{Ȏs (le lignes et de plaques bizarres : ce sont les etVets
du
jourpassantàtraversles vitresmi-ouvertes ou fermées de l'omnibus. C'estjusque làque s'estélevéel'imagination
du
peintre,M.Zorn.—
Mais, que dis-jo, voici uneinvention : troisjeunes fillesnues,
éten-duesdans un
champ,
etécoutant unequatrième,nueaussi etdebout, qui jouedela lyre, une lyre rouge ! (M. Ménard).Ce ne sont passeulement lesjeunes artistes qui se satisfont avec
si peudedépense d'esprit :
M.
PuvisdeGhavannes
s'estchargé depeindre V Hiver pour décorer
un panneau
de l'Hôtel de ville deParis;
que
voit-on danscettevaste toile?Des bûcherons quientas-sent desfagots,d'autresqui abattent
un
arbre,deux pauvresses quipassent,
un
homme
qui chauffe les pieds d'un petit enfant àun
feu allumé en plein air, voilà tout ! N'est-ce pas
un
sujet bienattrayant et où déborde l'imagination de l'auteur?
Comment
lanouvelleécolene seprévaudrait-elle pas de l'exemple d'un artiste
si
renommé
!C'est làqu'elleaabouti en peu d'années, cette école
présomp-tueuseet bruyante, à l'indigence d'imagination, d'idée, de pensée,
de sentimentet d'esprit.
LA .NOLVELLi: ÉCOLE
11doit, pourtant, yavoir uneraison pour qu'elle sesoit faitune
sorte de
nom,
qu'on en parle et que quelques-unsmême
l'admi-rent?
—
Oui, elle prétend avoir trouvé une chose nouvelle, toutun
monde
d'eftets que n'avaientpas connu les peintresquil'ontprécédée.
—
Quoi ! des effets qu'auraient ignorés,que
n'auraientsu voir
aucun
de ces grands maîtres : ni Raphaël, ni MichelAnge, ni L. de Vinci, ni Titien, ni Kubens, ni Murillo, ni
Rem-brandt, etc., etc. !
—
Non,aucun
de ces maîtresdepuis cinqsiè-cles, depuis
Van
Eyck, jusqu'à Delacroix, ne s'en était douté, n'avaitmême
soupçonnéqu'ils pussentexister!—
Et quels sont ceseffets nouveaux et si
merveilleux?—
Lanouvelle école aremarqué
et découvert deseffetsde lumière et d'ombreproduits par lesoleil ou par une lampe,
quand
un rayon de soleil ou la clarté de cettelampe
passe surla figure d'une personne, ses cheveux, son cou,ousa robe. Cette personne, alors, sa figure, son cou, sa robe, ses che-veux, prennentunecouleur nouvelle, inattendue: ainsi la figure
estcoupée endeux,
comme
par une ligne: un partie est rouge, l'autrejaune; les cheveux paraissentici verts,làbleus etmôme
semée de taclies,
comme
une peau de bête inconnue.Vous
avezvucertains de ceseffets,
quand
vous passiez sous ledôme
d'une alléeombreuse
que traversait ça et là le soleil; ousid'unechambre
sombre
sortunedame
dans unesalleéclairée;lamoitiéde lafigureest noire, l'autreclaire, l'une brille
comme
le soleil, l'autre est brunecomme
lasuie.Voilàladécouverte de la nouvelleécole ; ce quen'avaientjamais
remarqué, ce que n'avaient jamais su rendre les plus illustres
maîtres, elle
Ta
vu, ellel'a saisi, elle nousle fait voir: desfemmes
vertes et jaunes,la figure mi-verte, mi-jaune (M.Dagnaux)
; unefemme
sortantdu
bain, dans quel état la malheureuse ! elle estjaune et bleue (M. Point);
un
certain poètedu
xv^ siècle, qui agagné
l'églantine auxjeuxfloraux,lescheveux flamboyants(M.Da-niell) ; une
femme
couchée, dont le corpsest tigré parles feuillesd'arbreet la chevelurerouge sanglant (M. Fourié); unedes
femmes
de
M.
Picard, cité plus haut, sur le visage, le couet les bras de laquelle vous pouvez noter les couleurs suivantes: violet, noir,brun-rouge, vertet jaune-serin ; Toute la Lyre, c'est le titre d'un
livrede Victor
Hugo
; Toute lagamme
descouleurs, doit être celuide chacun des tableaux des artistes impressionnistes etde plein
air !
Ilest inutile de faireobserver
que
cesprétendus effetsnouveaux
ont étéconnus de tout
temps
;que
ces clartés vivement projetéespar instant, ces
ombres
qui passent, sont des accidents qui nedurent pas, que tout le
monde
avu
et voit tous lesjours, et que jamais n'a songéà en fixer latraceaucun
artistedigne decenom,
si ce n'estdansun
coin,parcaprice,un
jour ; etque, silesmaîtreslesontdédaignés, c'est qu'ils n'y voyaient
que
des taches bizarres, produites àun
moment
fugitifdu
jour, qui, par conséquent, nesontpas vraies, quine disentrien à lapensée, au sentiment, à la
passion, à l'esprit, rien qu'au regard qui en estfrappéun instant et, avant
même
qu'elles soientobservées, lesa oubliées.Cestaches, ceseffets matérielsinstantanés, voilà ce queles pein-tres de la nouvelle école se préoccupent de chercher et de repro-duire, sans s'inquiéter
du
reste, sans paraîtremême
sedouterquecereste, c'est simplement l'art tout entier.
Les maîtres, d'ailleurs, ils n'en connaissent pas; lesmaîtres, ce sont eux qui sont desmaîtres, ou,
du
moins, laissent croire qu'ils n'en ont pas : ouvrez le livret des Champs-Elysées, vous lisez:LE SALON DE 1R'J2. 41
Gérùine, élève de Paul Delavoche ; Bonnat, élève de Léon
Co-(/niet, etc. Ces grands })eiiilres di'clarent avoir été formés par
d'illustres artistes; on honorant leurs maîtres, ils s'honorent
eux-mêmes.
Ici, surle livi'etdu
Champ
de Mars, voustrouvez : M.Cui-guet, rue deItavifpiaii,[o; M. Lunoïa, boulevard Sainl-Jacque.s,ï9. Voilà tout, cela suffit.
On
ne relèveque de soi, on s'est formé toutseul. Naïfet impuissant orgueil! Ils ont beau faire de soi-disant
éludes, rien ne supplée le maître: ils n'apprennent ni ne savent
leur métier. Ce sont des anarchistes dans le vrai sens
du
mot
: niDieu, nimaître.
Eh
bien,non
! la sociéténe peutpas plus subsistersans maître,
que
lemonde
ne sepeutcomprendre
sans Dieu.XIV
LI'S TABLEAUX RELIGIEIX
On
a vu qu'ausalon des Champs-Elysées, lestableaux religieuxne
manquaient
pas, etmême
qu'il y en avait plus qu'on n'eutpu
lesoupçonner.
On
estbien plusétonnéauChamp
deMars
: eesontles tableaux religieux qui tiennent le premier rang,
non
par laquantité, mais par la qualité. Oui, dans cette orgie de couleurs
criardes, de sujets matériels, de toiles sans idées, dans cet océan d'impuissance et d'inutilités, ce qui domine, ce qui attache le spectateur,etdontil emporte laplus viveimpression, ce sont
deux
tableaux
où
est représenté le Christ : la Descente de Croix, parM. Jean Béraud, et les Pèlerins d'Emmaiis, parM. Lhermitte.
Non
qu'il n'y ait que cesdeux
tableaux religieux; plusieurstableaux représentent des scènes de la vie et de la
mort du
Sau-veur,mais elles ont été traitées plutôt dans
un
but artistique que pour produire l'impression religieuseque
le peintre ressentaitlui-même: ainsi, le Golgolha, de M. Dinet, où la préoccupation
visible de l'artiste a été de montrer les trois croix dorées par les
rayons
du
soleil couchant ; VUdte, de M. Blanche (qui n'est autrequele sujetdes pèlerinsd'Emmaiis), où l'onvoit
un
Chinoisenrobebleue à fleurs noires, un monsieur habillé
comme
un
bourgeois de Paris de 1892, une toque noiresur sa tête,un
autre avecun
bon-net grec, une jeune
femme
en robe blanche, et une servante delàchaussée d'Antin apportant unpiitd'argent; aufonddelasalle
un
buffet en acajou. Après avoir fait toutes ces observations, on
comprend
quele Christ est le Chinois!—
Les SaintesFemmes,
deREVUE
figure, égarées dans
un
désert et se lamentant : le spectateurregrette de ne pouvoirles renseigner, rienn'indiqueoù elles sont, qui elles sont et où elles veulent aller ; la Cène, de
M.
Latouche,etc., etc.
Tous
ces tableaux où lepeintre n'a cherché qu'à satisfaire son caprice ou son goût, de couleursprétentieuses, aussi videsdepen-sée que faux d'exécution, n'ont de religieux que le titre.
Ceux
deMM.
J. Béraud et Lhermitte, au contraire, ont été conçus pour exprimer une pensée religieuse, et c'est ce qui lesmet
hors derang.
Il faut cependant prévenir le lecteur que ces
deux
artistes ontcomposé
leurs tableaux d'après le procédénouveau
—
et trèsancien
—
qui consiste à représenterles scènes de la viedu
Christcomme
si elles se passaient de nosjours, et à habiller leursper-sonnages
comme
s'ilsvivaientà Paris. Or, sans en être choqué, etmême
scandalisécomme
quelquesspectateurs, on ne peutnier que c'est iciun
parti pris qui tientuniquement
à la fantaisie de l'ar-tiste. Les peintresdu
Moyen
âge représentaient les sujets saints avec les costumes de leur pays et de leur temps, et nes'inquié-taientpas queleurs personnages ressemblassent à des
marchands
Flamands
ouà des bourgeoisdeParis.On
nes'occupaitpasalorsdelacouleurlocale, on ne regardait pas
comme
une condition indis-pensable de placer la scène et les acteurs dans le lieumême
où ilsavaient agi et avec les costumes de leur siècle ; cette exactitude
dans
un
sujet rehgieux semblait si peu nécessaire, qu'on n'ypen-sait pas. Ce qu'on s'appliquait à rendre, c'était le sujet religieux
dans sa pensée la plus intime et son sentiment le plus profond :
on voulait toucher, faire prier, adorer Dieu. Le peintre trouvait
que
c'était un but assez élevé, et les fidèles ne luien demandaient pasdavantage, parcequ'ils partagaient ses sentiments de foiet de piété.Et cette pensée unique était si fortement
imprégnée
dans lafoule, si générale, et, pour ainsi dire, si naturelle, que, jusqu'au
milieu
même
du
xvi^ siècle, Paul Véronèse peignait ses Noces deCana
avec les costumes et les portraits des personnages de sontemps.
Il semble donc que les artistes
du
xix^ siècle qui représententles scènes de la vie
du
Christcomme
si elles se passaient à Paris,et qui habillent leurspersonnages
comme
les ouvriersdu
faubourgLE SALON DK 1892. 43
noiiihroux et illustres exemples. Mais, ils le savent parfaitement,
personne n'est leur
dupe
: ce n'est pas par ignorance (ju'ils nereproduisent pas les costumes do Judée et deGalilée ; c'est parce qu'ils croient attirerplus vivement l'attention, en représentant le
Christ et ses disciples sous des habits modernes. C'est
un
capriced'artiste, unepréoccupation
du
succès, en tous cas,une mode.
Voilà la (HtTérence qu'il
y
a entreles peintresdu Moyen
âge etles nôtres : lesuns et les autres traitent les sujets religieux avec les costumes de leur temps, les premiers naïvement, parce qu'ils n'en connaissent pas d'autres ; les seconds calculent et
raison-nent leur fraude, et commettent de sang-froid les plus patents
anachronismes.
Cette observation faite, ce procédé de parti-pris de nos peintres
une fois adopté, il importe seulement de savoir
comment
ils onttraité cesgrands etbeaux sujets, et c'est avec une véritable
satis-faction que
Ton
reconnaît que l'un et l'autre,M.
J. Béraud etM.
Lhermitte, se sont efforcés de tout leur pouvoir de se pénétrer deleur sujet et sont parvenus à produire, ce qui doit être lepre-mier but d'untableaureligieux, uneimpressionreligieuse.
M.Jean
Béraud
(nous savons qu'il est élève de M. Bonnat) a représentésa Descente de croix,
comme
si le lieu de la scène était une hautecolline
dominant
une grande ville,Montmartre
ou Fourvières, àLyon
ou à Paris ; les personnages sont des gensdu
peuple, des ouvriers en blouse, en pantalon, entricotdelaine parfois décousu,de pauvres
femmes
en bonnet, en vieilles robes usées et passées ;il fait froid,
un
spectateur a le cou enveloppé d'un cache-nez achetéau Tapisrouge;un
personnage, en pardessusnoirboutonné,parmi cesgens dela classeouvrière, est
un
bourgeois, sans douteun
homme
riche, Joseph d'Arimathie. Voilàpour l'extérieur, et ce qui, d'abord, vousattire. Mais là n'est pas l'intérêt. Regardez cespersonnages : tous sont tels qu'ils doivent être, émus, touchés,
attendris, vraiment affligés; ils prient et ils pleurent. C'est avec respect que cetouvrier relève le drap qui supporte leChrist; c'est avec vénération,
comme
avec une crainte religieuse, que cetautre touche les piedsdu
Sauveur. Lesfemmes,
agenouillées autourdu
divin supplicié,joignentles
mains
avecune ferveuret une émotionpénétrante ; la piété fait courber leur tête, l'affliction couler leurs larmes.
La
Madeleine, belle etjeune, se reconnaît à ses sanglots, à l'expansion deses gémissements ; la Vierge,un
peu en arrière, àfor-ces épuisées, la
mère
des douleursque
nouspeintla sublime prosedu
Stahat, gisant au piedde la Croix.Oui,si la scène sepassait denosjours, à Montmartre, on s'imagine
que
telle serait l'attitude et Tafiflictiondes fidèles croyants, ensevelissant Jésus crucifié.Un
épisode étonne un peu:un
homme,
vêtu d'une blouse quefouette le vent, s'est avancé sur la crête de la colline (devant la
façade de la basilique
du
Sacré-Cœur), d'où ildomine
la grande ville, ses palais, ses temples, ses colonnes, sesmonuments,
et in-digné de l'abominable jugement,du
supplice et de lamort
du
juste, àlaquelle ilvient d'assister, dans l'emportement et lagéné-rosité desa nature populaire, il montre le poing à la cité
crimi-nelle, illance contre elle l'arrêtdel'avenir, et la
menace
d'un châ-timent prochainetterrible. Lemouvement,
le gestede cet honnêteouvrier ne sont pas dans l'Évangile, mais,je l'avoue, ils ne
me
choquent pas ; ilest à croire, ilestnaturel quetellea
dû
êtrel'im-pression deplus d'un disciple
du
Sauveur, qui avait suivi son maître jusqu'au Golgotha, l'avaitvu
expirer sur la croix. Leta-bleau de M. Jean Béraud, étudiéavecsoin,exécuté avectalent, ins-pirépar
un
sentiment religieux, vous émeut, vous donne uneim-pression religieuse ; c'estune
œuvre
chrétienne.CeluideM. Lhermitte(il estélève de
M.
Lecoq deBoisbaudran),intitulé, je ne sais pourquoi,
VAmi
des humbles—
en réalité, ce sont lesPèlerinscTEmmaiis,—
neprésente quetroispersonnages :d'un côtéde la tableleChrist,
rompant
lepainaumoment
où il sefait reconnaître ; vis-à-vis, les pèlerins. Le costume
du
Christestindécis, ni antique, ni moderne, on ne le
remarque
pas, et c'estune
preuve degoût.Lesdeux
autres personnagessont des ouvriersde Paris, habillés
comme
ceux que nous voyons tous les jours ;nous
sommes
prévenus,nous ne nousen blessonspas.Nous sommes,
d'ailleurs, singulièrementintéressésparlespectacle extraordinaire etsurnaturel que nous voyons devant nous.
Que
se passe-t-il là? qu'aperçoit cethomme
à lafigure sicaractérisée, à l'expression siforte, qui regarde avectantd'étonnement, de saisissementle
per-sonnageplacé devant lui et quilui présente lepain
rompu?
«C'estlui ! c'estJésus! c'estle Sauveur ! » Illereconnaît, c'estleChrist,
iln'en doute pas ! ses mainsselèvent par
un
mouvement
si juste, sinaturel,qu'on sentqu'iladû
lefaire sansypenser,comme
sansle vouloir.Celui qui est
mort
est vivant,enfacedelui,il luia parlé,il nele reconnaissaitpas, et voilàque tout d'un coup il serévèle, éclatant
comme
lesoleil,ilapparaît. C'est lui ! etil vadisparaître!LE SALON DE 181)2. 45
Cette scLMio sublime
—
ce n'est pas le vi'aimot
—
cette scènedivineestunedes plus émouvantesdeslivressacrés : onne peutla
lire, l'eut-oiiluedix fois,sans êtreébranléjusqu'au fond de l'âme;
et c'estun grand mérite pour un artiste d'en avoirsentiet éprouvé
lasurnaturelle beauté.
M.
Lhermitte aeu cet honneur et ce privi-lège d'avoir été assez pénétré par cette visiondu
divin, pour lepouvoir exprimersur lafigured'un deses pei'sonnages.Cet
homme,
à cette minute, voit Dieu, en a lesentiment, et le témoignesi
vive-ment, que nous ne pouvons douter qu'en effet il voitDieu ! Les deuxautrespersonnages sont inférieurs àcelui-ci.LeChrist,
non seulement n'a rien de divin, mais
manque
de distinction, etle second pèlerin rappelle trop le type faubourien de Paris. Ilsne
sont, cependant, pas absolument à
condamner
;mais
le premierque j'ai décritest d'une physionomie si forte, qu'il absorde toute Tattention ; c'est surluique se concentre l'intérêt, etcet intérêt est puissant.
]\L Lhermitte s'estmis, parce tableau, au-dessus de la plupart
de ses concurrents : jusqu'alors il avait
donné
des preuves detalent de peintre; ici, il atteste qu'il est
un
senteur etun
penseur.XV
MIMMÂ
Aprèsces
deux
tableauxdeMM.
JeanBéraudetLhermitte,lerestede TExposition
du
Champ
deMars
compte pour peu : il y a desportraits, des scènes
de
genre, des paysages, plusieurs bienexé-cutés : quelques hoxxsportraits
deM.Rixens,
deM.
Carolus Duran,celui deM.
Henner
surtout ; deM.
Weerts, une douzaine de petitsportraitsgrands
comme
la main, traités avec beaucoup definesseet dephysionomie ; des pai/sages bien étudiés, bien observés, de
M.
Iwill,de M. Montenard, l'unqui rend avec vérité l'atmosphère griseduIVord,l'autrela lourde chaleuretlesombres
transparentesdu
Midi ;de
M.Damoye,
Vlnondation à Saint-Oueu; les vues dela i'Àte
dWzur,
Villefranche, Beaulieu, parM.
lioudin, quirappel-lent agréablement ces beaux rivages. Quelques artistes savent
nousprésenter des scènes spirituelles, dramatiques,intéressantes :
les Vieux Matelots, de ^L Aublé, que vous avez vus si souvent accoudés sur le parapet
du
port, regardant sortir les barques et les suivant sur cettemer
attirante et captivante où ils ont passé leur vie ; ou l'attaque de la voiture des diplomates deRastadt parenso-46 REVUE CATHOLIQUE.
leillée,
A
la Frontière ; le Muezzin, deM.
Girardet, appelant à laprière,
du
hautdu
minaret, chantsi poétique à laportedu
désert;lesFées, de M'"*' Madeleine Lcmaire, emportées au galop des
dra-gons de leur chars, Parisiennes
un
peu de convention, maisagréables à regarder; dejolis chats de
M.
Lambert,Le
pillagedel'armoire, qui cassent tout, avec
un
sérieux toujoursamusant
;un
grand plafond, par M. Weerts, très honorable travail ; maisc'est
un
plafond, c'est-à-dire, une de cesœuvres
qu'on regarde peu, etqui font penser au
mot
d'un écrivain de talent et d'esprit,mais
(l'untalent sévère : «
On
nousloue plusqu'on ne nous lit. »Mais ces quelques toiles qu'on rencontre avec plaisir,
œuvres
d'ailleurs, de peintres depuis longtemps éprouvés, sont perdues,
noyées dans
un
marais où l'on s'embourbe, de cent,deux
cents, cinq cents, mille tableaux horribles, insensés de couleur, decomposition, deconception,dedessin, de style et d'exécution; des
j)orlraitsde
M.
Boldini, defemmes
ou d'enfants dont lesmembres
sontcontournés
comme
ceux deces malheureuxenfantsqu'on dislo-que, qu'oncasse, pourlesfaçonneren objets depitiéqui attendri-ront les passantset feront pleuvoir les sous dans la sébille ; despaysages de toutes les couleurs,
un damier
irrégulier de taches bleues, brunes, jaunes, grises, rouges, roses, quelquefois vertes; des études (ils appellent cela ainsi) defemmes
detoutes les cou-leurs aussi, passées au bleu, cuites et bouilliescomme
des écre-visses, vertes, pourrissantes ou pourries ;j'avais pensé àen citerquelques-unes et en
nommer
les auteurs; ily
en a trop, vous les trouverez à chaque pas.Je signale, en passant, une suite de sept grands dessins
ou
cartons, de M. G. de Beaumont, Histoire de Genève
au
XVl^siècle,exécutés
non
sans talent, mais surtout fort instructifs et propres àfaireréfléchir :
Dans
le premier, on voit arriver à Genève leréfor-mateur
Calvinet lesministres théologiens, avecleurs longues robesnoiresetleur figureaustère ; ilsprêchent gravement, on les écoute.
Le deuxième
dessin représente leurs auditeurs, qui sesontarmés,et le casque en tête, la cuirasse au dos, l'épée à lamain, se bat-tentde tout leur
cœur
etdetoutes leurs forces : labonne
parole a produit soneffet, la semence a germé. Plus loin,on arrête les uns,on lesenchaîne,onlesjette en prison; onfaitagenouiller les autres
devant
un
l)illot et on leur coupe la tête; il nemanque
que lebû-cher de Servet.
On
ne peut souhaiterun
meilleur livre d'histoireLE SALON DE I8"J2. 47
XVI
chefs-d'œuvre impressionnistes
Mais voici trois ou quatre œuvres qui se tirent à part : une
rangée de gueux, de vieux modèles assis sur
un
banc, de face,hideux, déjà moitié morts, prêts à être enterrés, verdoyants, par
unpeintre Suisse, M. Ilodler, et qu'il intitule
Las
de vivre; onestencore plus vite las de les regarder. Maternité, par
M.
Carrière, affreuse femelle, laide, maigre, sans teint, qui empoigne, c'est le vraimot, la figure d'un deses petits enfants par le menton, pourl'embrasser;
femme
et enfants peints d'une couleur si grise, sieffacée, si estompée, si brumeuse,
comme
si l'on avaitétendu surle tableau deux ou trois voiles degaze, qu'on a toutes les peines
du
monde
pour le distinguer, le voir et le comprendre. Et, sur-tout, et enfin, une certaine toile deM.
Blanche, qui vous arrête tout d'abord et que vous ne pouvez ne pas contempler : troisgrandes tilles, de celles dont Balzac disait : « elle appartenait à
l'espèce des grandes haquenées », en robes blanches,
récemment
lavées, mais lavées insuffisamment,elles sontencore bleues d'em-pois, debout, se tenant par la taille, l'une balançant son chapeau aubras, l'autres'essuyant le frontavec son mouchoir, car ilparaît
qu'elles dansent, et laides à faire peur, et bêles à pleurer.
Ce
tableau de troisjeunesfilles destinées,assure le peintre, àdécorer
une
salle de musique, et qu'on a isolé surun
panneau,estun
des tableaux qui ont le plus de succès au salondu
Champ
deMars
: toutes les figures s'épanouissent à les regarder, elles font lajoiedu
public. L'État s'est empressé d'acheter l'attrayante scène dela matrone, de M. Carrière, quirabroue la frimoussede son entant avec tant de grâce.
La
République n'a pas acheté lesdanseusesde M. Blanche; ce sera pour son prochain tableau : l'auteur n'a ob-tenu encore que de faire le portrait de M. Proust, fils de l'ancienministre des Beaux-arts de la République.
XVII
LA SCULPTURE AU CHAMP DE MARS
La
sculpture, à l'Lxpositiondu
Champ
de Mars, estreprésentéepar
un
fort petitnombre
d'œuvres, aucune considérable, mais nement
pas à l'idée qui inspire la nouvelle école de peinture.Vous
pensiez peut-êtreque là,du
moins,vous trouveriez quelquesagesseetquelque retenue, la sculpture exigeant l'exactitude
du
dessin etune
certaine gravité qui exclue la fantaisie désordonnée. Lessculpteurs
modernes
du
Champ
deMars
vont vous détromper : au milieudu
jardin, vous apercevez tout d'abord unjardinieren veste bleue, pantalon grisetchapeau depaille, l'arrosoir à la main, quidonne
de l'eau auxfleursdu
massif central. N'allez pas croire quec'est
un
de cesbonshommes
peinturlurésqueTon
rencontre parfoisdans le jardin de quelque honnête rentier, qui
amusent
tant lesenfants, et que les rapins accablent de railleries : Épicier !
Phi-listin ! etc. Cejardinier colorié est une vraie statue, qui a la
pré-tention d'être artistique,
un
type de la sculpture plein airiste; et lapreuve, c'estqu'elleestd'unartistequineplaisante pas,M.
Baf-fier, l'auteur de la statue de Marat, jadis découverte dans le parc
de Montsouris, oupersonne, selon le conseil municipal, ne se rap-pelait l'avoirvu poser.
Lejardinier est à la place d'honneur, le plus en vue : à droite,
une
statuereprésentant unhomme
à Tair distingué, le nez fm, etquiregarde de côté : vous voulez savoirquiilest,vous vous appro-chez ; son
nom
est écritsur le socle : VEcclésiaste. Oui, vous avez bien lu : VEcclésiaste, Saloraon !Vous
necomprenez
pas : tournezvous à gauche, voici le mystère: une
femme,
petite tête, lesche-veux tombant
de chaque côtédesjoues, desyeux
bleus—
lesculp-teur,
M. Dampt,
a eu soin de les peindre—
des ailes au dos, desailes cassées, de manièreàformer aumilieu
un
angle aigu, tenantdes
deux mains un
sabre étendu devant ellecomme
un
niveau, et,àses pieds,
deux
crânes. Cherchez à deviner ce mystère !A
coté,une
autre statuaire, M.Rambeaux,
va vous présenter uneimage
plus riante, lo
Bonheur
: trois ou quatre jeunes demoiselles nues,gambadant,
sautant, dansant, lesjambes
de ci, lesjambes
de là,fort gaies et.fort délurées. Voilà ce que c'est que le bonheur : il
n'estpas plus difficileà seprocurer : danser lecancan !
11 va sans dire que lesbustes et portraits sont en
nombre
: on yrencontre de drôles d'illustrations : Pezon, le roi des dompteurs; son filsn'est
que
dompteurfm
desiècle;M.
Tirard,parM.
deSaint-Marceaux, à qui l'on a
donné un
certain airfuté, qui déconcerte sesamis, ilsne lereconnaissent pas ; une lîépublique, que M. Injal-bert agratifiéed'unnouveau
bonnet à oreillettesrelevées; ellen'ena pas
moins
l'aircommun,
ce qui,du
reste, est son air naturel etdedroit ;
M.
Vacquerie, le thuriféraire de la République, digneLE SAI,()N DR 18',)2. 49
lies héros deIloisclioilen,qui doit être bien éloniié de se trouver en cette compagnie ;
un
monument
en l'iionneur de Cnrnot, le grand'père, que la présidence de son petit-fils a fait monter au rangdes grandshommes
; M. Carnot adonc
dosflatteurs,comme
lesrois !Une
statue dePellrtan, dont tout lemonde
se (hiimuide : ((Quelest celui-h\ ? Qu'a-t-il fait pour avoir une statue? Quellesœuvres?
Quels livres? »—
Kh
! il a fait la troisième F{épubli(jue,eta étéun de ses incapablesdictateurs, après la trahison
du
4sep-tembre !
Quand
on a vu ces insanités peintes et sculptées,les Arabesques deM.
Blanche, lesFemmes
de M. Picard, YOmnibus
deM.
Zorn,leMystère de M.
Dampt,
etc., et touslescoloriages depapierpeint,de toutes les teintes, qui recouvrent de soi-disants paysages et de prétendues figures humaines, et
quand
on saitqu'il se trouve unesociété d'artistes,
parmi
lesquels ilestde vraispeintres etde vrais sculpteurs, qui accueille ces horreurs, leur donne place dansun
palais, appelle le publicàles voir, ce public parisien leplus
spiri-tuel et leplusdélicat en matière d'artet de goût, et que ce public accourt, se presse, se foule, pour les contempler, et
que
beaucoup les admirent, s'extasient et les pi'oclament des chefs-d'œuvre, onn'a qu'une pensée : Si c'estlà l'art de l'avenir, si, pour faire une
œuvre
d'art, il n'est plus question de science, d'idée, decompo-sition,d'invention,d'imagination régléeparlaraison,de sentiment etd'idéal quis'élève au-dessus dela brutale matière, c'en est fait !
A
bas Raphaël, Michel-Ange, L. de Vinci, Poussin, Lesueur,Rembrand,
Rubens
et Delacroix ! Il n'y a plus de maîtres, et lesCommunards
ont raison : il faut brûler le Louvre!Disons la vérité : à force de tlatterie, on a gâté les artistes ; la plupart nepensent pas, ilsse croient des génies, et ils nesont que
desouvriers, d'un autre genreque les ébénistes et les menuisiers, avec plus ou
moins
d'habileté. Etc'est de là qu'estvenue l'idée de cette Expositiondu
Champ
de Mars, inutile et déplaisante, qui n'apour effet que de pervertir le goût