L. Perogamvros I. Chauvet
G. Rubovszky
introduction
La crise suicidaire est une situation aiguë caractérisée par une extrême vulnérabilité psychique, qui amène l’individu, face à une souffrance tellement intense, en état de rupture avec son équilibre interne et externe. Un tel état de souffrance, et la ca- rence en ressources adaptatives qui l’accompagne et le carac- térise, peut amener à des idées noires, suicidaires, voire à une tentative de suicide. Il s’agit d’une véritable urgence psy- chiatrique. Le suicide représente l’une des trois causes de mortalité les plus fréquentes dans la tranche d’âge allant de 15 à 35 ans.1 Repérer, évaluer, prendre en soins ces patients est une tâche essentielle pour le médecin de premier recours, qui doit jouer un rôle majeur dans la prévention. Il est en ef- fet démontré qu’un pourcentage non négligeable (45%) des patients ayant commis un acte suicidaire a consulté un méde- cin de premier recours dans le mois ou la semaine qui précède le passage à l’acte.2 Les quatre stades possibles d’une personne suicidaire sont présentés dans le tableau 1.
évaluation dupotentielsuicidaireparle médecin
en cabinet
:
laméthode r.
u.
d. (
risque-
urgence-
danger)
Le médecin doit aborder ouvertement le thème du suicide avec tout patient déprimé. Même s’il existe plusieurs échelles d’évaluation du risque suicidaire (exemples : échelle de désespoir de Beck, échelle d’évaluation du risque suici- daire de Ducher, PRIME-MD), leur utilité est limitée et leur performance n’est pas assez bonne pour une utilisation en pratique clinique. Une estimation du poten- tiel suicidaire par le médecin de premier recours doit comprendre dans un pre- mier temps l’évaluation de trois composantes essentielles : 1) le risque suicidaire (R) ; 2) l’urgence de la menace (U) et 3) la dangerosité du scénario suicidaire (D).
Cette méthode R.U.D. est simple et rapide.
R pour Risque
Facteurs sociaux
Les jeunes entre 15 et 30 ans et les personnes âgées de plus de 65 ans, par- ticulièrement avec un réseau social et/ou familial faible ou inexistant, sont à plus haut risque suicidaire que les autres catégories d’âge.3,4 La mort par suicide est quatre fois plus fréquente chez l’homme que chez la femme.5 Les autres facteurs de risque suicidaire sont le chômage, le divorce, les violences, les difficultés When should a patient in suicidal crisis
be referred to the emergency ward ? Suicide, defined as a deliberate self-destruc- tion, is one of the most frequent causes of mortality in the western world. This article emphasizes the importance of primary care practitioners evaluation in the examination and orientation of the suicidal patient. The authors provide some simple evaluation tools to reach these goals.
Rev Med Suisse 2010 ; 6 : 1555-7
Le suicide, défini comme l’acte délibéré de mettre fin à ses jours, est une des causes de mortalité les plus fréquentes dans le monde occidental. Cet article souligne l’importance de l’éva
luation et de l’orientation du patient suicidaire par le médecin de premier recours ainsi que son rôle dans la prévention du sui
cide. Les auteurs proposent des outils simples pour atteindre ces objectifs.
Quand référer aux urgences
un patient présentant une crise suicidaire ?
pratique
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25 août 2010 Drs Lampros Perogamvros,Ioana Chauvet et Grégoire Rubovszky Unité d’accueil et d’urgences psychiatriques
Service des urgences Département de médecine communautaire et premier recours HUG, 1211 Genève 14
lampros.perogamvros@hcuge.ch ioana.chauvet@hcuge.ch gregoire.rubovszky@hcuge.ch
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finan cières, l’isolement social ainsi que l’absence de liens familiaux et sociaux, et la profession (vétérinaires, pharma- ciens, dentistes, médecins).
Antécédents psychiatriques
La présence de comorbidités psychiatriques actives ou anciennes multiplie le risque suicidaire par un facteur dix.6 L’anorexie mentale multiplie ce risque par vingt-deux, la dépression par vingt, la schizophrénie par huit, le trouble panique par huit et les troubles de la personnalité par sept.7 La dépression touche 50 à 70% des patients suici- dés.8,9 Les antécédents de tentative de suicide multiplient le risque suicidaire par un facteur dix à trente 6 et l’utilisa- tion d’alcool par treize chez les patients âgés de plus de 40 ans.10 Presque 50% des suicides se font sous l’emprise de l’alcool.11 Un patient avec des antécédents psychia- triques qui sort d’une hospitalisation présente également un ris que suicidaire élevé.6
Troubles somatiques
La présence d’une pathologie somatique (épilepsie, traumatisme crânien, cancer, VIH, etc.) peut augmenter le risque suicidaire d’un facteur variant de un à deux.12
U pour Urgence
L’urgence suicidaire est considérée comme faible lors- que la personne pense au suicide, mais qu’elle n’a pas de scénario précis, et peut trouver une alternative pour faire face à sa souffrance. L’urgence est moyenne quand un scéna- rio est envisagé, mais qu’il est décalé dans l’avenir ou im- précis, tandis que l’urgence est élevée lorsque la planification suicidaire est claire, avec un passage à l’acte programmé pour les jours ou même les heures à venir.
D pour Danger
L’estimation du danger suicidaire se réfère au potentiel de létalité des moyens à disposition (par exemple : médi- caments, toxiques, armes), ainsi qu’à la facilité ou la diffi- culté d’accès à ces moyens (disponibilité à domicile ou sur le lieu de travail). Sur cette base, le danger suicidaire peut être considéré comme faible, moyen ou élevé.
Les moyens les plus couramment utilisés par les per- sonnes qui se suicident sont la pendaison, les armes à feu et les abus médicamenteux.13
intégrationdescomposantesr
.
u.
d.
L’évaluation simultanée de ces trois différentes compo- santes de l’échelle R.U.D. peut ainsi aider le médecin à estimer rapidement, et sur la base d’éléments simples, le potentiel suicidaire : faible, moyen ou élevé. Cette échelle peut aussi avoir une valeur thérapeutique.
Exemple
Un patient de 67 ans (catégorie d’âge à haut risque) souf frant d’un trouble dépressif (comorbidité psychia- trique majeure) présente des idées suicidaires qu’il compte concrétiser avec une arme à feu (urgence éle- vée). Il possède une arme à son domicile (danger éle- vé). Selon l’échelle R.U.D., il se trouve avec un potentiel suicidaire très élevé et doit être hospitalisé.
gestiondupatientsuicidaireau cabinet En plus de l’évaluation purement quantitative du po- tentiel suicidaire par l’échelle R.U.D., il est essentiel qu’un lien de confiance et une alliance thérapeutique soient éta- blis entre le médecin et son patient. Ainsi, la prise en charge du patient doit être globale et le médecin a trois tâches primordiales : 1) comprendre le patient et le soutenir dans sa souffrance ; 2) identifier les facteurs du risque de sui- cide et essayer de les réduire et 3) obtenir de la part du patient un engagement ferme à faire appel à de l’aide, plu- tôt qu’à «ne pas se suicider». Ce no-suicide contract ne fait d’ailleurs pas partie des recommandations publiées par l’American Psychiatric Association sur la prise en charge du patient suicidaire, car son efficacité n’est pas démontrée.14
Selon l’évaluation R.U.D. et la possibilité ou non d’éta- blir une alliance thérapeutique avec le patient, le méde- cin doit choisir entre une prise en charge soit ambulatoire, soit hospitalière. Dans ce dernier cas, il faut contacter les Urgences psychiatriques de l’hôpital le plus proche (avec un psychiatre de garde (24 h/24 h) afin de demander un avis téléphonique ou une évaluation sur place. Dans ce dernier cas, si le patient est agité ou non collaborant, le méde cin n’a pas d’autre choix que d’appeler une ambulance si pos- sible médicalisée (voire la police) afin de traiter l’agitation et envoyer le patient aux urgences. Le tableau 2 résume la stratégie de prise en charge.
discussion
La crise suicidaire représente un problème majeur de santé publique. Cette situation de crise est grevée d’un taux de mortalité élevé et demande une évaluation soi- gneuse de la part des soignants. La fréquence des contacts entre les patients à risque et leur médecin dans le mois ou la semaine précédant l’acte suicidaire souligne le rôle primordial que ces derniers peuvent jouer dans la préven- tion primaire (dépistage, évaluation), secondaire (dévelop- pement de stratégie thérapeutique) et tertiaire (prévention de la rechute) du risque suicidaire. L’échelle R.U.D. est un outil d’aide à la décision simple qui permet au non-spé- cialiste de mesurer le risque suicidaire. L’utilisation de cette échelle permet une évaluation systématique : 1) des fac-
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25 août 2010 Etat d’équilibre (avec recherche active de solutions)Q
Facteur de stress présent (exemples : séparation, chômage, décès)Etat de vulnérabilité (idées noires, manque de solutions)
Q
Non-intervention, facteur de stress toujours présentEtat de crise (cristallisation, plan suicidaire)
Q
Non-intervention, mauvaise évaluation, mauvais pronosticPassage à l’acte suicidaire
Tableau 1. Evolution du risque suicidaire : les quatre stades possibles d’une personne suicidaire
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teurs de risque suicidaire (R), comme les antécédents psy- chiatriques et la précarité sociale et financière ; 2) de l’ur- gence (U), comme une planification suicidaire claire et 3) du danger suicidaire (D), comme l’accessibilité à des armes ou des médicaments à domicile. Cette échelle peut orien- ter le médecin sur la sévérité du potentiel suicidaire et ainsi estimer le degré d’urgence. Le médecin de premier recours doit prendre connaissance des différents facteurs de risque suicidaire et se sentir capable d’identifier et gé- rer un risque suicidaire. Différents services hospitaliers et ambulatoires sont à disposition pour une meilleure articu- lation du patient suicidaire après l’évaluation au cabinet médical, mais une bonne collaboration avec le service des urgences psychiatriques reste prioritaire.
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25 août 2010 1 ** Organisation mondiale de la santé (OMS). Laprévention du suicide. Indications pour les médecins généralistes. Genève, 2001.
2 ** Luoma JB, Martin CE, Pearson JL. Contact with mental health and primary care providers before sui- cide : A review of the evidence. Am J Psychiatry 2002;
159:909-16.
3 Crosby AE, Sacks JJ. Exposure to suicide : Inci- dence and association with suicidal ideation and beha- viour : United States, 1994. Suicide Life Threat Behav 2002;32:321-8.
4 Alexopoulos GS, Bruce ML, Hull J, et al. Clinical determinants of suicidal ideation and behavior in geria- tric depression. Arch Gen Psychiatry 1999;56:1048-53.
5 Langlois S, Morrison P. Suicide deaths and suicide attempts. Health Reports 2002;13:9-22.
6 Gunnell D, Frankel S. Prevention of suicide : Aspi-
rations and evidence. BMJ 1994;308:1227-33.
7 * Garré JB. La crise suicidaire : identification et prin- cipes de prise en charge. Université d’Angers. Angers : Département de psychiatrie et de psychologie médi- cale, 2008.
8 Sadock B, Sadock V. Handbook of clinical psychia- try. Hagerstown : Lipincott Williams & Wilkins, 2001.
9 ** Dumel F. Comment évaluer le risque suicidaire et notamment l’imminence ou la gravité d’un passage à l’acte en médecine générale. Conférence de consensus
«La crise suicidaire : reconnaître et prendre en charge».
Paris, 2000.
10 * Rossow I, Amundsen A. Alcohol abuse and sui- cide : A 40-year prospective study of Norwegian cons- cripts. Addiction 1995;90:685-91.
11 Klingemann H. L’alcool et ses conséquences so- ciales : la dimension oubliée. Organisation mondiale de
la santé (OMS). Bureau régional de l’Europe, 2001.
12 Druss B, Pincus H. Suicidal ideation and suicide attempts in general medical illnesses. Arch Intern Med 2000;160:1522-6.
13 Värnik A, Kõlves K, van der Feltz-Cornelis CM, et al. Suicide methods in Europe : A gender-specific ana- lysis of countries participating in the «European Alliance Against Depression». J Epidemiol Community Health 2008;62:545-51.
14 ** American psychiatric association. Practice guide- lines for the assessment and treatment of patients with suicidal behaviours. Am J Psychiatry 2003;160 (Suppl.):
1-60.
* à lire
** à lire absolument
Bibliographie
Niveaux Symptômes Evaluations du potentiel Actions proposées
de risque suicidaire R.U.D.
0 Pas de détresse – –
1 Tristesse sans idées noires/suicidaires R.U.D. faible Suivi par généraliste
2 Idées noires mais pas suicidaires R.U.D. faible Suivi ambulatoire psychiatrique ou par généraliste 3 Idées suicidaires fluctuantes sans projet, R.U.D. faible ou moyen Suivi ambulatoire psychiatrique
ou antécédents psychiatriques
4 Idées suicidaires actives sans projet, R.U.D. moyen Suivi ambulatoire psychiatrique ou hospitalisation, selon
ou antécédents psychiatriques alliance thérapeutique et engagement du patient
5 Idées suicidaires actives sans projet avec R.U.D. moyen ou élevé Hospitalisation ou soutien ambulatoire psychiatrique
antécédents psychiatriques (soutien CTB) si engagement du patient
6 Idées suicidaires actives avec projet sans R.U.D. élevé Hospitalisation antécédents psychiatriques
7 Idées suicidaires actives avec projet et R.U.D. élevé Hospitalisation antécédents psychiatriques – Passage à l’acte
Tableau 2. Tableau récapitulatif pour la gestion du potentiel suicidaire : dépistage, évaluation, stratégie R.U.D. : risque suicidaire (R), urgence de la menace (U), dangerosité du scénario suicidaire (D) ; CTB : centre de thérapie brève.
Implications pratiques
Le risque suicidaire concerne potentiellement tous les patients et donc tous les médecins en cabinet
Le dépistage du risque suicidaire incombe à chaque clinicien et se fait à l’aide de l’échelle R.U.D. (Risque-Urgence-Danger) La prise en charge du patient suicidaire se fait en collabora- tion avec une équipe de psychiatres qui peut intervenir en urgence
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