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View of Démythifier et reco(n)textualiser les mythes anciens. Comparaison différentielle chez A. Tatius et A. N. de Reinoso

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Résumé

L’article propose une comparaison des (r)écritures des mythes antiques dans Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius (IIe s. apr. J.-C.) et l’Historia de los amores de Clareo y Florisea y las tristezas y trabajos de la sin ventura Isea d’Alonso Núñez de Reinoso (1552).

L’analyse se concentre sur le procédé de l’enchâssement narratif d’histoires mytholo- giques. Encontre une approche « universalisante », qui a tendance à isoler les mythes de leur cadre textuel et contextuel, les mythes enchâssés sont ici « re-cotextualisés », donc considérés en fonction de leur rôle et emplacement dans les ouvrages étudiés.

De plus, le recours aux mythes antiques est recontextualisé dans le contexte qui lui est propre. Les œuvres sont comparées de façon différentielle (Heidmann) en les mettant sur un même plan pour souligner leurs ressemblances et différences, en particulier quant à leurs façons de (r)écrire des mythes anciens.

Abstract

The article proposes a comparison of the (re)writings of ancient myths in Leucippe and Clitophon by Achilles Tatius (2nd c. AD) and the Historia de los amores de Clareo y Florisea y las tristezas y trabajos de la sin ventura Isea by Alonso Núñez de Reinoso (1552).

The focus is put on the procedure of narrative embedding of mythological stories.

In opposition to a “universalizing” approach, which tends to isolate the myths from their textual and contextual frame, the embedded myths are here “re-cotextualised”, i.e. considered according to their role and position in the analysed works. Furthermore, the use of ancient myths is recontextualised in its context. The works are compared in a differential way (Heidmann), by placing them on the same level in order to accentu- ate their similarities as well as their differences with regard to their ways of (re)writing ancient myths.

Loreto N

uñez

Démythifier et reco(n)textualiser les mythes anciens Comparaison différentielle des mythes enchâssés

chez Achille Tatius et Alonso Núñez de Reinoso

Pour citer cet article :

Loreto Nuñez, « Démythifier et reco(n)textualiser les mythes anciens. Comparaison dif- férentielle des mythes enchâssés chez Achille Tatius et Alonso Núñez de Reinoso », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 17, « Le mythe : mode d’emploi.

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Geneviève FaBry (UCL) Anke Gilleir (KU Leuven) Agnès GuiderdoNi (FNRS – UCL) Ortwin de GraeF (Ku leuven) Jan HermaN (KU Leuven) Guido latré (UCL) Nadia lie (KU Leuven)

Michel lisse (FNRS – UCL) Anneleen masscHeleiN (KU Leuven) Christophe meurée (FNRS – UCL) Reine meylaerts (KU Leuven) Stéphanie VaNasteN (FNRS – UCL) Bart VaNdeN BoscHe (KU Leuven) Marc VaN VaecK (KU Leuven)

Olivier ammour-mayeur (Université Sorbonne Nouvelle -–

Paris III & Université Toulouse II – Le Mirail) Ingo BereNsmeyer (Universität Giessen)

Lars BerNaerts (Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel) Faith BiNcKes (Worcester College – Oxford)

Philiep Bossier (Rijksuniversiteit Groningen) Franca Bruera (Università di Torino)

Àlvaro ceBallos Viro (Université de Liège) Christian cHeleBourG (Université de Lorraine) Edoardo costadura (Friedrich Schiller Universität Jena) Nicola creiGHtoN (Queen’s University Belfast) William M. decKer (Oklahoma State University) Ben de BruyN (Maastricht University) Dirk delaBastita (Université de Namur) Michel delVille (Université de Liège)

César domiNGuez (Universidad de Santiago de Compostella

& King’s College)

Gillis dorleijN (Rijksuniversiteit Groningen) Ute HeidmaNN (Université de Lausanne)

Klaus H. KieFer (Ludwig Maxilimians Universität München) Michael KolHauer (Université de Savoie)

Isabelle KrzywKowsKi (Université Stendhal-Grenoble III) Mathilde laBBé (Université Paris Sorbonne)

Sofiane laGHouati (Musée Royal de Mariemont) François lecercle (Université Paris Sorbonne) Ilse loGie (Universiteit Gent)

Marc mauFort (Université Libre de Bruxelles) Isabelle meuret (Université Libre de Bruxelles) Christina moriN (University of Limerick) Miguel NorBartuBarri (Universiteit Antwerpen) Andréa oBerHuBer (Université de Montréal)

Jan oosterHolt (Carl von Ossietzky Universität Oldenburg) Maïté sNauwaert (University of Alberta – Edmonton) Pieter VerstraeteN ((Rijksuniversiteit Groningen)

CoNseilderédaCtioN – redaCtieraad

David marteNs (KU Leuven & UCL) – Rédacteur en chef - Hoofdredacteur

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Elke d’HoKer (KU Leuven)

Lieven d’Hulst (KU Leuven – Kortrijk) Hubert rolaNd (FNRS – UCL)

Myriam wattHee-delmotte (FNRS – UCL)

Interférences littéraires / Literaire interferenties KU Leuven – Faculteit Letteren Blijde-Inkomststraat 21 – Bus 3331

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ComitésCieNtifique – WeteNsChappelijkComité

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émythifier et reCo

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N

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textualiser les mythes aNCieNs

Comparaison différentielle des mythes enchâssés chez Achille Tatius et Alonso Núñez de Reinoso

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Il serait beau de pouvoir commencer par démythologiser le terme [mythe] lui- même.2

Mythos – un terme avec une longue histoire, traduit et réactualisé dans nombre de langues, cultures, époques, et réinterprété selon différents présupposés, dans divers buts. Claude Calame a rendu attentif au décalage entre le concept moderne de mythe et le terme grec μῦθος :

[…] les Grecs n’ont jamais ni élaboré (a) un concept unitaire et défini du my- thique, ni reconnu (b) dans le trésor de leurs propres récits un ensemble répon- dant de manière précise aux contours de cette catégorie. […]

Sans doute conçus et en tout cas prononcés par les Grecs, les mûthoi sont des récits qui ne correspondent pour eux ni à une classe narrative, ni à un concept ethnocentrique, ni à un mode particulier de la pensée. Renvoyant quand il est employé au pluriel à un ensemble flou de récits, le terme mûthos ne désigne pas une catégorie indigène ; inversement, la catégorie moderne du mythe – récit traditionnel et fondateur, mais fictif par sa mise en scène du surhumain - n’est pas consacrée en Grèce par un signifiant spécifique.3

Dans les recherches sur ce qu’on appelle aujourd’hui communément le « ro- man antique », des textes d’une certaine étendue présentant en prose un récit non- factuel4 pour lesquels nous ne disposons ni d’une terminologie fixe ni d’une défini- tion antiques, on a recouru au mythe pour en expliquer la soi-disant origine. Selon Erwin Rohde, par exemple, le roman grec aurait remplacé les mythes anciens : « à la place de ces mythes-là se sont substitués ici les libres inventions de l’arbitraire illi- mité de la fantaisie individuelle » (an die Stelle jener Mythen sind hier die freien Erfindungen

1. J’aimerais remercier les éditeurs, Giulia Boggio Marzet, David Martens et tout particuliè- rement Franca Bruera, pour leur travail d’édition ainsi que pour leur disponibilité et leur patience.

Mes remerciements vont également à Ute Heidmann, pour ses précieux conseils et les discussions stimulantes que nous menons au CLE.

2. Harald weiNricH, « Structures narratives du mythe », dans Poétique, n° 1, 1970, p. 25.

3. Claude calame, Mythe et histoire dans l’Antiquité grecque. La création symbolique d’une colonie, Lau- sanne, Payot, 1996, pp. 9 et 45. Voir également plus récemment Claude calame, Qu’est-ce que la mytho- logie grecque ?, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2015, pp. 23-76, ainsi que Marcel détieNNe, L’invention de la mythologie, Paris, Gallimard, « Tel », 1981, pp. 15-49 pour un historique du développement de la science moderne de la mythologie.

4. Définition générale avancée par John morGaN, « Make-Believe and Make Believe : the Fic- tionality of the Greek Novels », dans Lies and Fiction in the Ancient World, s. dir. Christopher Gill &

Timothy Peter wisemaN, Exeter, University of Exeter Press, 1993, pp. 175-229, ici p. 175.

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der unbeschränkten Willkür individueller Phantasie getreten)5. Or, comme l’indique Bierl, ces dernières années on constate une tendance vers des « modèles plus libres d’interaction entre littérature et religion. Les critiques, aujourd’hui, se concentrent sur comment mythe et rituel influencent et informent l’intrigue romanesque » (freer models of interac- tion between literature and religion. Critics now focus on how myth and ritual influence and shape the plot of the novel)6. Une telle ouverture n’est que la bienvenue, aussi en ce qui concerne la possibilité qu’elle offre pour des collaborations interdisciplinaires dans l’étude des mythes et des différentes dimensions que ce phénomène complexe implique.

Dans ce qui suit, cette problématique sera traitée d’abord dans une partie méthodologique et théorique. Il sera question de la comparaison différentielle appliquée ici et j’exposerai la notion de mythes enchâssés, compris comme des représentations narratives d’histoires mythologiques insérées dans un cadre diégétique plus vaste.

Ensuite, j’évoquerai des exemples afin de montrer comment s’opère la recotextua- lisation d’histoires mythologiques qui seront ainsi considérées dans leur emplace- ment particulier dans les ouvrages étudiés. Enfin, le recours aux mythes antiques sera recontextualisé dans le contexte qui lui est propre. C’est dans cette double perspective que je propose de comprendre le verbe « reco(n)textualiser » dans le titre de cette contribution7.

1. p

résupposés méthodologiquesetbasesthéoriques

Pour commencer par des considérations générales, on peut avancer que l’ou- verture disciplinaire que je viens d’évoquer à travers l’exemple du roman antique ne devrait cependant pas se faire au détriment des approches discursives et textuelles.

Au contraire, il convient que les comparatistes et spécialistes des langues et des textes suivent l’invitation d’Ute Heidmann, à savoir de « définir comme notre objet d’étude proprement dit ce qui a trait à l’écriture et aux poétiques des textes anciens et modernes qui recourent aux mythes grecs […] et de considérer l’écriture des mythes comme une forme de représentation particulière à côté des formes de leurs représentations orales, rituelles, cultuelles, iconiques et autres »8. Cela est d’autant plus légitime que, comme l’explique Calame, « le récit que nous appréhendons, à tra- vers la catégorie moderne, comme “mythique” est par définition littérature […] les

“mythes” grecs ne peuvent avoir d’existence en dehors des mises en discours et des compositions poétiques qui les portent à leur public »9. Cette poïétique des mythes, au

5. Erwin roHde, Der griechische Roman und seine Vorläufer, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1974 (1876) ; sauf mention du contraire, toutes les traductions sont miennes.

6. Anton Bierl, « Introduction », dans Intende Lector – Echoes of Myth, Religion and Ritual in the Ancient Novel, s. dir. Marília P. Futre PiNHeiro, Anton Bierl et Roger BecK, Berlin/New York, Wal- ter de Gruyter, « MythosEikonPoiesis », 2013, pp. 1-4, ici p. 1.

7. Je m’inspire en cela de Jean-Michel adam, La Linguistique textuelle : Introduction à l’analyse textuelle des discours, Paris, Armand Colin, « Cursus lettres », 2011 (2005), p. 38 : « Nous écrivons

“co(n)texte” pour bien dire que l’interprétation d’énoncés isolés porte autant sur la (re)construction d’énoncés à gauche et/ou à droite (co-texte) que sur l’opération de contextualisation qui consiste à imaginer une situation d’énonciation qui rende possible l’énoncé considéré ».

8. Ute HeidmaNN, « Comment comparer les (r)écritures anciennes et modernes des mythes grecs ? Propositions pour une méthode d’analyse (inter)textuelle et différentielle », dans Mythes et litté- rature, s. dir. Sylvie Parizet, Paris, SFLGC, « Poétiques comparatistes », 2008, p. 143. Voir également la contribution d’Ute HeidmaNN dans ce numéro d’Interférences littéraires/Literaire interferenties où elle développe plus en détail ses propositions théoriques.

9. Claude calame, Poétique des mythes dans la Grèce antique, Paris, Hachette, « Hachette Univer- sité, langues et civilisations anciennes », 2000, pp. 13-14.

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sens étymologique du terme, c’est-à-dire une constante (re)mise en discours, accom- pagne l’histoire des mythes depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. D’où la pertinence de la démarche consistant à employer, avec Heidmann, le terme de « (r)écriture », qui vise à souligner, par son graphisme, que « les textes qui recourent aux mythes grecs sont à la fois des écritures et des récritures dans le sens où, dès l’Antiquité, elles reprennent, sous forme de nouvelles écritures et pour leur donner une nouvelle pertinence, des récits de la tradition hellène [et romaine] qui étaient toujours déjà des “vieilles histoires”, ta archaia »10. Ces (r)écritures sont souvent étudiées indépendamment de leur mise en discours et de leur co(n)texte et apparaissent répertoriées dans des dic- tionnaires de mythologie ou dans des catalogues comme celui de Hansen11.

La présente étude propose de comparer de façon co(n)textuelle les (r)écri- tures des mythes antiques dans Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius12 (IIe s. apr. J.-C.) et sa récriture Historia de los amores de Clareo y Florisea y las tristezas y trabajos de la sin ven- tura Isea, natural de la ciudad de Épheso qu’Alonso Núñez de Reinoso (que j’appellerai, par commodité, Reinoso), un converso espagnol exilé en Italie, publie en 1552 à Ve- nise13. Le premier texte commence par le récit d’un narrateur qui ne s’identifie pas et qui rencontre le protagoniste Clitophon. La suite de l’œuvre est constituée par le rapport de Clitophon sur son histoire d’amour avec Leucippé. Jusqu’à leur réunion finale, il leur arrive de nombreuses aventures. Pensant que sa bien-aimée est morte, Clitophon va jusqu’à se marier avec Mélité, une veuve d’Éphèse. Le premier mari de celle-ci n’étant pas décédé, le mariage est annulé. Il s’avère que Leucippé n’est pas morte non plus : elle revient sur scène et l’histoire se conclut sur le mariage des deux protagonistes. Dans sa récriture d’Achille Tatius, Reinoso modifie les noms des per- sonnages centraux : Clitophon devient Clareo, Leucippé Florisea et Mélité Ysea. Ce dernier personnage est à première vue une Florisea sans fleur (flor)14. Mais on peut aussi y voir l’expression « y sea », « [ainsi] soit-il », qui renverrait au terme « amen » : cela ferait allusion à la position d’Ysea, qui doit accepter ses mésaventures, ainsi qu’à la situation du converti exilé Reinoso dans le contexte chrétien15. Or même si Ysea

10. Ute HeidmaNN, « Comment comparer les (r)écritures anciennes et modernes des mythes grecs ? Propositions pour une méthode d’analyse (inter)textuelle et différentielle », art. cit., p. 143 ; l’auteure souligne.

11. William HaNseN, Ariadne’s Thread : A Guide to International Tales Found in Classical Literature, Ithaca, Cornell University Press, 2002.

12. Pour un travail concentré sur les mythes chez Achille Tatius, voir le chapitre 4 Pour un travail concentré sur les mythes chez Achille Tatius, voir le chapitre 4 « Thematic Myths, Pan, and Achilles Tatius » dans Edmund cueVa, The Myths of Fiction : Studies in the Canonical Greek Novels, Ann Arbor, Michigan, University of Michigan Press, 2004, p. 62-82. Voir également l’étude de Marcelle laPlace, « Légende et fiction chez Achille Tatius : les personnages de Leucippé et de Iô », dans Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n° 3, 1983, pp. 311-318.

13. Édition utilisée pour Achille Tatius : Jean-Philippe GarNaud, Achille Tatius d’Alexandrie.

Le roman de Leucippé et Clitophon, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 2002 ; sauf mention du contraire, les traductions du texte antique sont celles de Garnaud. Édition utilisée pour Reinoso : José jiméNez ruiz, Alonso Núñez de Reinoso. Historia de los amores de Clareo y Florisea y de los trabajos de Isea, Málaga, Publicaciones de la Universidad de Málaga, « Autores recupe- rados », 1997.

14. Christine marGuet, « De Leucipa y Clitofonte de Aquiles Tacio a la Historia de los amores de Clareo y Florisea de Alonso Núñez de Reinoso : un caso de reescritura novelesca entre traducción y creación », dans Criticón, n° 76, 1999, pp. 9-22, à la p. 16, considère Ysea comme une « Florisea sin la

“flor” ».

15. Dans une direction semblable, Elisabeth B. BeardeN, « Converso Convertida : Cross-dressed Narration and Ekphrastic Interpretation in Leucippe and Clitophon and Clareo y Florisea », dans Fictional Traces : Receptions of the Ancient Novel, I, s. dir. Marilia P. Futre PiNHeiro & Stephen J. HarrisoN, Gro- ningen, Barkhuis, 2011, pp. 127-150, en particulier p. 136 suggère qu’Ysea renverrait à Isaïe, aussi dans la perspective de l’exil ; dans ce sens, la figure serait à rapprocher de l’auteur réel, Reinoso, un converso, juif converti, qui a dû s’exiler de l’Espagne. Pour une lecture du texte dans la perspective de

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est délaissée comme la Mélité grecque, Reinoso lui assigne un rôle beaucoup plus important : ce n’est pas le héros qui raconte l’histoire, mais précisément cette Ysea.

La récriture est combinée à une suite d’Achille Tatius dans laquelle Ysea rapporte ses aventures après avoir été abandonnée par Clareo en les enchevêtrant avec une autre histoire, celle du chevalier Felesindos qu’elle rencontre sur son chemin16.

Il ne s’agira pas ici d’utiliser le texte antique comme modèle par rapport au- quel la récriture de Reinoso serait analysée, voire jugée. On évitera aussi d’aborder les deux ouvrages en focalisant uniquement sur ce qui leur est commun ; je pro- pose au contraire de dépasser ces positionnements qui s’avèrent statiques et peu fructueux en appliquant la méthode de la « comparaison différentielle » telle que la théorise Heidmann. À côté des ressemblances, les deux textes présentent en effet de nombreuses différences, qui marquent la spécificité des créations respectives, même dans la partie de l’intrigue où elles sont relativement proches. Comme l’indique Earl Miner, « ce qui est apparemment mais pas vraiment identique, révèle rapidement quelque différence » (what is presumptively but not actually identical soon betrays difference)17, car « il doit y avoir quelque différence ou sinon nous identifions au lieu de compa- rer » (some difference must exist or else we identify rather than compare)18. Encore faut-il aller plus loin, car les différences font partie ou, mieux, sont le résultat du procédé de différenciation inhérent à la création artistique car aucun auteur, peintre, composi- teur, cinéaste ou autre ne reproduit le même : il se différencie de ses devanciers et contemporains. Pour rendre justice à ce processus de différentiation, Heidmann a élaboré la méthode de la comparaison différentielle, qui « recourt à la comparaison avec l’objectif de différencier les créations littéraires et s’inscrit contre la tendance plus commune de les généraliser et de les “universaliser” »19, ce qui est particulièrement souvent le cas dans les études sur les mythes. Cette méthode nous engage à recon- naître que « malgré le trait commun perçu à prime abord, les phénomènes ou textes à comparer sont fondamentalement différents »20 et qu’il « importe de construire un axe de comparaison qui met les textes et œuvres sur un même plan, c’est-à-dire dans un rapport non hiérarchique et non-hiérarchisant »21. Cette exigence est d’autant

l’exil de l’auteur, voir Constance Hubbard rose, Núñez de Reinoso. The Lament of a Six-Teenth-Century Exile, Rutherford, Fairleigh Dickinson University Press, 1971.

16. Les relations exactes entre les deux textes posent certains problèmes ou incertitudes quant au fait de savoir si Reinoso connaissait le début du texte d’Achille Tatius. Pour une discussion détail- lée de la question, voir Loreto Núñez, « Dialogues entre un narrateur grec et une narratrice espa- gnole. Pour une comparaison différentielle de Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius et Clareo y Florisea d’Alonso Núñez de Reinoso axée sur l’enchâssement », dans Le comparatisme comme approche critique ?, Actes du 20ème congrès mondial de l’Association internationale de Littérature Comparée, à paraître.

17. Earl miNer, Comparative Poetics. An Intercultural Essay on Theories of Literature, Princeton/

New Jersey, Princeton University Press, 1990, p. 22.

18. id., « Some Theoretical and Methodological Topics for Comparative Literature », dans Poetics Today, n° 8, 1987, pp. 123-140, ici p. 137.

19. Ute HeidmaNN, « La comparaison différentielle comme approche littéraire », dans Nou- veaux regards sur le texte littéraire, s. dir. Vincent jouVe, Reims, EPURE, 2013, pp. 203-222, ici p. 203.

20. id., « Comparatisme et analyse de discours. La comparaison différentielle comme mé- thode », dans Sciences du texte et analyse de discours. Enjeux d’une interdisciplinarité, s. dir. Jean-Michel adam

& Ute HeidmaNN, Lausanne, Slatkine, 2005, pp. 99-118, ici p. 102 ; l’auteure souligne.

21. id., « La comparaison différentielle comme approche littéraire », art. cit., pp. 209-210, l’au- teure souligne ; voir aussi id., « (Ré)écritures anciennes et modernes des mythes : la comparaison pour méthode. L’exemple d’Orphée », dans Poétiques comparées des mythes. De l’Antiquité à la Modernité, s. dir. id., Lausanne, Payot, 2003, pp. 47-64, plus particulièrement pp. 50-51 ; id., « Comparatisme et analyse de discours. La comparaison différentielle comme méthode », art. cit., p. 103-104 ; id.,

« Epistémologie et pratique de la comparaison différentielle. L’exemple des (ré)écritures du mythe de Médée », dans Comparer les comparatismes. Perspectives sur l’histoire et les sciences des religions, s. dir. Maya

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plus importante quand on analyse et compare des textes reliés par des rapports génétiques, comme c’est le cas de ceux d’Achille Tatius et Reinoso. Dans ce genre de situation, on observe généralement deux tendances : il s’agit soit de démontrer ou d’infirmer l’hypothèse des relations entre les ouvrages, soit de défendre la valeur supérieure d’un des deux textes par rapport à l’autre. Ces deux façons de procéder sont intimement liées et relèvent d’une approche concentrée sur la continuité de la tradition classique ou des questions de réception. Or, comme l’indique Heidmann,

« une telle étude d’influence peut constituer une étape préliminaire indispensable à la comparaison de deux textes, mais leur comparaison proprement dite ne peut se faire que par rapport à une dimension commune aux deux textes qui les place dans un rapport non-hiérarchique »22.

Dans ce qui suit, j’avancerai quelques propositions dans ce sens, en retenant comme axe de comparaison un aspect textuel et compositionnel particulier de la (r)écriture de mythes : leur enchâssement narratif. Je ne me réfère pas à de simples mentions ou évocations ponctuelles, mais à des mythes enchâssés qui sont présentés dans des développements narratifs et insérés dans le cadre principal.

Encore faut-il ajouter ici quelques précisions d’ordre théorique et termino- logique. J’adopte la tripartition proposée par Gérard Genette entre l’histoire, vue comme « le signifié ou contenu narratif », le récit, compris comme « le signifiant, énoncé, discours du texte narratif lui-même », et la narration, « l’acte narratif pro- ducteur et, par extension, l’ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place »23. Toutefois, j’ai étendu la proposition de Genette dans le sens que je considère une histoire comme « une séquence de deux ou divers états séparés par un ou plusieurs événements qui établissent une séquence temporelle et/ou causale entre les différents états »24. Par cette définition, il est possible d’inclure dans le corpus d’autres développements tels que des rêves, des prophéties ou même des ek- phraseis quand l’objet décrit présente des séquences logiquement ou temporellement liées, ce qui est par exemple le cas dans les descriptions de tableaux représentant une histoire mythologique. L’enchâssement est compris ici comme un procédé d’inser- tion et de modification concernant la voix narrative, l’axe temporel (annonces, rap- pels) et/ou l’histoire racontée25. Les mythes enchâssés relèvent clairement du der- nier cas de figure, où s’opère un changement de sujet. Mais ils comportent aussi une modification temporelle dans la ligne chronologique. En ce qui concerne l’aspect de la voix narrative rapportant les mythes enchâssés, on constate qu’il peut y avoir changement de narrateur (par exemple à travers la délégation de parole d’un narra- teur premier à un narrateur-personnage), mais que ce n’est pas toujours le cas : un narrateur donné peut tout à fait intégrer un récit mythologique dans son discours.

C’est ce que font souvent les deux narrateurs principaux de nos deux textes, Clito- phon chez Achille Tatius et Ysea chez Reinoso.

BurGer & Claude calame, Paris/Milano, Edidit & Archè, 2006, pp. 141-159, plus particulièrement pp. 145-148.

22. id., « Comparatisme et analyse de discours. La comparaison différentielle comme méthode », art. cit., p. 105.

23. Gérard GeNette, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972, p. 72.

24. Loreto Núñez, Voix inouïes. Étude comparative de l’enchâssement dans Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius et les Métamorphoses d’Apulée, I, Saarbrücken, EUE, 2013, pp. 80-81, aussi avec d’autres références critiques.

25. Ibid., pp. 101-102.

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La considération des mythes sous l’angle de l’enchâssement nous donne la possibilité de nous approcher davantage de ce que préconisait déjà il y a plus de quarante ans Harald Weinrich en réaction aux travaux de ses devanciers tels Lévi- Strauss et de sa méthode « paradigmatique ». Weinrich invitait à considérer « que dans les récits mythologiques doit être reconnue la catégorie de la séquence narra- tive (Erzählfolge) […] l’ordre des événements mythiques réside tout entier dans la séquence narrative »26. Cela correspondrait dans le vocabulaire genettien, postérieur aux affirmations de Weinrich, à prendre en compte la façon dont l’histoire ou le dit, dans notre cas mythologique, nous est présenté : à savoir le récit, ou le dire. L’étude de l’enchâssement en tant qu’une sorte de procédé-miroir en miniature peut consti- tuer un poste d’observation pour considérer, dans les termes de Weinrich, « les signaux macro-syntaxiques et micro-syntaxiques qui constituent l’armature syntag- matique du texte » ; cela vaut « dans les mythes ainsi que dans les récits littéraires »27.

Dans l’espace dont je dispose, la comparaison des mythes enchâssés de notre corpus ne pourra être ni détaillée ni exhaustive ; je ne ferai que survoler quelques éléments28. L’exposé se veut plutôt une illustration des affirmations qui précèdent en vue de montrer un possible « mode d’emploi » pour l’étude des (r)écritures des mythes, à savoir l’application de la comparaison différentielle au procédé par- ticulier que constitue l’enchâssement de mythes. Les propositions touchent deux aspects complémentaires : elles visent à aller à l’encontre de la tendance consistant à isoler les récits mythologiques du texte et du contexte auxquels ils sont pourtant rattachés. Il convient au contraire de les reco(n)textualiser.

2. p

ouruNereCotextualisatioNdes mytheseNChâssés

Comme évoqué ci-dessus, je comprends par recotextualisation des mythes leur remise en relation avec leur co-texte. La co-textualité est définie par Adam et Heidmann comme « l’ensemble des relations qu’un texte donné entretient avec d’autres textes, coprésents au sein d’une même aire scripturale »29. J’élargis cette conception issue de l’étude de recueils aux interactions des différentes parties constituant une œuvre. Les mythes enchâssés dans notre corpus peuvent certes être étudiés isolément, mais ils doivent aussi être considérés dans leur relation co-tex- tuelle avec leur cadre respectif. Si les liens thématiques peuvent être mis en avant, ces aspects ne sont pas porteurs de sens en eux-mêmes, mais uniquement dans leur mise en discours et en récit. Je retiendrai ici seulement deux facettes à titre d’exemple qui montrent bien le lien co-textuel avec les projets respectifs de nos deux auteurs : le choix des narrateurs rapportant les mythes enchâssés et l’emplace- ment de ces insertions.

Dans l’ouvrage d’Achille Tatius, plusieurs figures rapportent des mythes en- châssés. Il peut s’agir d’un personnage dans l’histoire : un esclave chante l’histoire d’Apollon et Daphné (I, 5) ; Clinias, le cousin du héros, se livre à une sorte de

26. Harald weiNricH, « Structures narratives du mythe », art. cit., p. 29.

27. Ibid., p. 34.

28. Pour des analyses détaillées des mythes enchâssés chez Achille Tatius au niveau micro-syn- taxique, voir Loreto Núñez, « Mythes enchâssés dans un roman grec : Achille Tatius entre érudition et divertissement », dans Pallas, n° 78, 2008, pp. 319-334 ainsi que Voix inouïes, II, op. cit., p. 211-435.

29. Jean-Michel adam & Ute HeidmaNN, Le Texte littéraire. Pour une approche interdisciplinaire, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, « Au coeur des textes », 2009, p. 21.

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diatribe mythologique contre les femmes (I, 8) ; Ménélas, un ami du protagoniste, et ce dernier incluent des récits mythologiques dans un débat sur l’homosexualité et l’hétérosexualité (II, 36-37) ; Mélité essaie de séduire Clitophon par des histoires mythologiques (V, 16) et de se défendre des accusations de son mari par des argu- ments tirés de la mythologie (VI, 10) ; un prêtre d’Artémis raconte le mythe de Syrinx (VIII, 6). Clitophon en tant que personnage relate également des histoires mythologiques : sur Aréthuse et Alphée (I, 18), Héraclès (II, 6) ou Philomèle, Proc- né et Térée (V, 5). En tant que narrateur aussi, il intègre plusieurs développements mythologiques dans son récit : la découverte du vin (II, 2) et de la pourpre (II, 11) ; les mythes d’Andromède et de Prométhée mis en peinture (III, 6-8) ; l’épisode de Niobé (III, 15) ; l’histoire de Philomèle, Procné et Térée telle qu’elle est représen- tée dans un tableau (V, 3) ; la métamorphose de Rhodopis en source (VIII, 6). En outre, il y a la description du tableau représentant l’enlèvement d’Europe effectuée par le narrateur inconnu du début. On perçoit donc une relative variété en ce qui concerne les instances narratives qui prennent en charge les mythes enchâssés. Tou- tefois, il convient de nuancer cette affirmation à plusieurs niveaux. Premièrement, on remarque que le discours mythologique est uniquement énoncé par des person- nages libres. Si j’ai mentionné le récit d’un esclave racontant l’histoire de Daphné et Apollon, on doit ajouter que ses propos sont rapportés au discours indirect par Clitophon-narrateur, comme si un esclave n’était pas digne de transmettre ce genre de récit, du moins dans l’univers mis en place par notre narrateur. Deuxièmement, mis à part la figure de Mélité, ce sont exclusivement des hommes qui racontent des histoires mythologiques. Mélité constitue en quelque sorte une exception qui confirme la règle, car il s’agit d’une femme qui est mise au même niveau que les hommes dans la mesure où elle choisit son partenaire et n’a pas peur de s’opposer à son époux. Enfin, malgré la variété des narrateurs, force est de constater que Cli- tophon, en tant que narrateur, est celui qui rapporte le plus de mythes enchâssés.

Dans l’univers représenté, dominé par les hommes libres, il est ainsi rehaussé en tant que narrateur premier du texte, en tant que nouveau « poète » qui entrelace son récit avec des mythes.

Cette concentration des récits à trait mythologique sur l’instance narrative principale est davantage accentuée chez Reinoso. À trois reprises seulement, ce sont d’autres figures qu’Ysea qui rapportent ce type de récit, toujours des femmes.

Dans la partie proche d’Achille Tatius, Florisea, la bien-aimée de Clareo, rapporte au ch. 15 des parallèles mythologiques pour répondre aux avances du mari d’Ysea ainsi que pour se lamenter de sa situation. Au ch. 29, des divinités mises en scène, Vénus et Pallas, rapportent leurs propres histoires. Au ch. 30, un chœur de jeunes filles chante les aventures en lien avec le bateau Argos et le navire de Pâris. La nar- ration des autres histoires de ce genre est concentrée sur la figure d’Ysea. En tant que personnage, elle invoque des histoires d’amours tristes au ch. 9 ou emploie des arguments tirés de la mythologie pour se défendre face à son mari au ch. 15. Son discours est rapporté au style indirect pour d’autres comparaisons avec des mythes d’amour aux ch. 9 et 10. Pour le reste, c’est Ysea, en tant que narratrice, qui a en quelque sorte le monopole de ce type de récit. Ce choix est fortement marqué lors du premier mythe enchâssé : dans sa récriture du passage chez Achille Tatius où il est question du mythe de Philomèle, représenté sur un tableau décrit par Clitophon- narrateur et re-raconté par Clitophon-personnage, Reinoso choisit de représenter le

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tout comme un rêve prémonitoire de Clareo, l’alter-ego de Clitophon. Toutefois, ce n’est pas lui qui raconte cette vision, mais bien Ysea qua narratrice (ch. 7). Depuis cette même position narrative, elle rapporte les histoires mythologiques qu’elle a brodées en tant que personnage du passé (ch. 9), les sépultures représentant des figures héroïques (ch. 10) ainsi que les histoires rattachées aux personnages rencon- trés lors de sa descente aux enfers avec le chevalier Felesindos (ch. 31).

Nos deux auteurs concentrent donc la narration de récits mythologiques sur l’instance narrative principale, Clitophon ou Ysea. Mais à travers la comparaison des deux textes, on perçoit que Reinoso le fait bien davantage. Il insiste de ce fait sur la fonction d’Ysea en tant que narratrice et, ce faisant, en tant que figure de poète.

C’est en effet cette facette d’Ysea que l’auteur castillan semble vouloir mettre en avant, en laissant de côté celle de son importance en tant que personnage de l’his- toire qu’elle raconte (j’y reviendrai).

Le deuxième aspect de la recotextualisation des mythes enchâssés concerne leur emplacement dans les deux ouvrages. Je pense en effet que leur positionnement est utilisé par nos deux auteurs pour mettre en avant des caractéristiques particu- lières de leurs textes. Si ces aspects sont similaires, ils poursuivent néanmoins des effets différents. J’évoquais au début la bipartition générale de l’ouvrage de Reinoso qui récrit d’abord le texte d’Achille Tatius (ch. 1-19) et ajoute après une deuxième moitié sur Ysea (ch. 20-32). Cette construction en deux parties est selon moi une ré- ponse claire à Achille Tatius, dont le texte est également biparti, mais selon d’autres modalités. Chez Achille Tatius, c’est à partir du livre V que la relation entre Clito- phon et Mélité commence : dans un premier temps, le lecteur prend donc connais- sance les aventures du protagoniste avec Leucippé ; dans un deuxième temps, entre en jeu la rivale amoureuse Mélité. Cette bipartition de contenu est accompagnée d’aspects plus formels, que j’ai étudiés ailleurs30 et dont je retiendrai ici un élément en lien avec l’enchâssement. On constate en effet qu’Achille Tatius intègre dans la première moitié de son texte des récits enchâssés de contenu très divers, portant majoritairement sur ce que j’ai appelé des histoires parallèles, à savoir des histoires où les protagonistes ne sont pas directement impliqués31. Les mythes enchâssés entrent aussi dans cette catégorie. La présence d’histoires parallèles et donc aussi de mythes intercalés est réduite dans la deuxième moitié : on y trouve seulement les histoires mythologiques de Procné, Philomèle et Térée (V, 3 et 5), de Syrinx (VIII, 6) ou de Rhodopis (VIII, 12). Dans cette deuxième partie, l’enchâssement se concentre bien davantage sur l’histoire principale, accentuant donc son importance.

À travers la bipartition de son texte32, Reinoso répond à Achille Tatius de façon très complexe. La première partie, qui se base plus directement sur l’auteur

30. Voir en général Loreto Núñez, Voix inouïes, op. cit., mais aussi id., « Digressions roma- nesques chez Achille Tatius. Voix enchâssées comme masques de l’auteur-narrateur », dans CentoPa- gine, n° 3, 2009, pp. 56-65. Voir également Tomas HäGG, Narrative Technique in Ancient Greek Romances.

Studies of Chariton, Xenophon Ephesius, and Achilles Tatius, Stockholm, Almqvist & Wiksells, 1971, qui insiste p. 105 sur le fait que les blocs descriptifs indépendants, en particulier d’œuvres d’art à sujet mythologique, se trouvent avant l’ellipse de six mois vers le milieu du récit (V, 8, 1-2) ; de plus, à p.

303, Hägg met en avant la transformation de Clitophon en narrateur toujours plus omniscient.

31. Voir Loreto Núñez, Voix inouïes, I, op. cit., p. 27 et 80 ou ibid. II, p. 9.

32. Cette bipartition n’est pas seulement percevable par la structure du récit ainsi que par les développements enchâssés et les événements de l’histoire qui y sont rapportés ; elle est aussi percep- tible dans les en-têtes de l’editio princeps que j’ai pu consulter dans le facsimilé : l’éditeur, vraisembla- blement Reinoso lui-même, a indiqué dans la marge supérieure de chaque page « Historia de Florisea » jusqu’à la p. 112 ; puis, à partir de la p. 114 et jusqu’à la fin, il a ajouté « Historia de Ysea » ; voir Antonio

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grec, bien que la figure d’Ysea soit beaucoup plus mise en avant que celle de la Mélité antique, contient également plus de récits enchâssés portant sur des histoires parallèles, parmi lesquelles des mythes. Dans la deuxième moitié, il y a beaucoup moins de récits intercalés, dont les épisodes mythologiques insérés dans les discours de Vénus et Pallas (ch. 29), ceux dans le chant cité au ch. 30 et ceux imbriqués dans le récit de la descente aux enfers au ch. 31. Or, au lieu d’accentuer davantage le personnage d’Ysea dans sa deuxième partie, Reinoso décide de lui faire rencontrer le chevalier Felesindos qui lui raconte son histoire d’amour malheureux (chap. 22) et qui joue un rôle plus important dans l’action suivante. Au moment où Ysea est en quelque sorte libérée du joug du prédécesseur, Reinoso la relègue de nouveau à une position inférieure ou du moins secondaire33. Cela pour mettre en avant l’image qu’il en présente depuis le début : ce n’est pas elle qui est la protagoniste absolue des aventures rapportées ; elle reste et restera toujours à l’ombre d’autres personnages.

Ce faisant, Reinoso renforce un traitement déjà présent chez Achille Tatius qui au moment du mariage du couple principal laisse tout simplement tomber Mélité.

Par contre, l’auteur castillan met en avant une autre facette d’Ysea : celle qu’elle joue en tant que narratrice. C’est d’ailleurs l’innovation la plus importante par rapport à son devancier : à travers ce choix, il a changé toute l’histoire, même celle qui récrit Achille Tatius. Ce dernier procède différemment. Au lieu d’accentuer son narrateur, il le met en quelque sorte au second plan pour laisser le devant de la scène à l’histoire principale de Leucippé et Clitophon qui est celle inventée par Achille Tatius et dans laquelle Clitophon, qu’il soit personnage ou narrateur, n’est qu’une figure sur l’échiquier.

3. p

ouruNe reCoNtextualisatioNdes mytheseNChâssés

À côté de l’approche co-textuelle des mythes enchâssés chez nos auteurs, il convient aussi de procéder à une recontextualisation du procédé d’insertion de mythes en même temps que du discours impliquant des histoires mythologiques. Il ne s’agit cependant pas de dresser le panorama du contexte socio-historique, poli- tique et/ou culturel entourant le corpus, donc de parler du iie siècle gréco-romain et du xVie siècle européen. Cela dépasserait les limites de cet article, tout en offrant un apport relativement restreint pour la compréhension des procédés en question. En outre, force est de constater avec Adam qu’« il ne faut pas oublier que nous n’avons pas accès au contexte comme donnée extralinguistique objective, mais seulement à des (re)constructions par des sujets parlants et/ou par des analystes (sociologues, historiens, témoins, philologues ou herméneutes) »34. Adam invite à « (re)penser les

cruz casado, « La inacabada “Historia del caballero Felesindos”, de Alonso Núñez de Reinoso, en Clareo y Florisea (1552) », dans Revista de literatura, n° 56, 111, 1994, pp. 23-38, en particulier, p. 30.

33. Ibid., p. 34 qualifie Ysea dans cette partie portant sur Felesindos « d’une sorte de reporter […]

en perdant avec cela le peu d’entité que ce personnage avait jusque-là » (especie de reportera […] perdiendo con ello la escasa entidad que hasta ahora tenía este personaje). Santiago FerNáNdez mosquera, « Introducción a las narraciones bizantinas del siglo XVI : El Clareo de Reinoso y la Selva de Contreras », dans Criticón, n° 71, 1997, pp. 65-92, à la p. 77 la désigne comme simple « ombre du chevalier » (sombra del caballero).

Ana L. Baquero escudero, « La novela griega : Proyección de un género en la narrativa española », dans RILCE, n° 6.1, 1990, pp. 19-45, à la p. 29 va plus loin en considérant Ysea dans l’intégralité du texte comme un « narrateur-personnage témoin » (narrador-personaje testigo).

34. Jean-Michel adam, La Linguistique textuelle : Introduction à l’analyse textuelle des discours, op. cit., p. 38.

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rapports entre contexte, co-texte et texte »35 dans le sens qu’en tant que « réalité à la fois historique et cognitive, le contexte est lié à la mémoire intertextuelle. Ce n’est pas une donnée situationnelle extérieure […] tout texte construit de façon plus ou moins explicite son contexte d’énonciation »36. Il ne s’agit donc pas de reconstituer les contextes respectifs de production des textes de nos deux auteurs ni leur biogra- phie pour ensuite les injecter dans l’analyse de leurs textes37, mais de tenter de saisir ces indices au carrefour entre texte et contexte, dans l’entre-deux discursif. Dans ce sens, la prise en compte des interdiscours avec lesquels ils entrent en dialogue peut se révéler fructueuse, surtout lorsqu’il s’agit de s’intéresser à la pratique discursive que constitue la (r)écriture de mythes anciens.

Dans cette perspective, il est intéressant d’observer quelles fonctions et sta- tuts les mythes enchâssés ont dans le monde fictionnel représenté dans nos deux textes, car ces éléments relient nos exemples à des genres de discours variés. Les deux auteurs recourent au procédé de la comparaison mythologique, mais de façon différente. Plusieurs fois, Reinoso présente des comparaisons à sujet mythologique pour clarifier certains aspects de l’action. Il se livre ainsi à ce procédé au ch. 9 pour mettre en avant le portrait d’amour malheureux d’Ysea à travers ses lamentations monologiques, son discours à sa confidente Ibrina ou les histoires qu’elle représente dans ses broderies. On trouve un procédé semblable dans les lamentations de Flo- risea plus tard dans l’ouvrage ainsi que dans ses reproches face aux avances du mari d’Ysea (ch. 15). Achille Tatius emploie aussi le parallèle mythologique, notamment quand Clitophon se compare à Héraclès (II, 6) ou à Niobé (III, 15). Par ailleurs, l’auteur grec présente la comparaison mythologique surtout dans des contextes relevant de l’argumentation : les histoires traditionnelles sont utilisées comme des exempla pour convaincre quelqu’un ou défendre une position. Il s’agit d’attaquer les femmes (I, 8), de débattre sur l’homosexualité et l’hétérosexualité (II, 36-37), de convaincre Clitophon à céder à l’amour (V, 16) ou de se défendre face aux attaques d’un mari jaloux (VI, 10). Les deux derniers passages ont été repris par Reinoso, dans leur valeur argumentative (ch. 10 et 15) notamment, mais, pour le reste, l’au- teur castillan active moins ce potentiel des parallèles mythologiques. Il semble pré- férer y recourir pour donner plus de profondeur aux personnages. Cela se perçoit en particulier dans le cas d’un passage évoqué précédemment : dans sa (r)écriture du mythe enchâssé de Philomèle, Procné et Térée. Alors qu’Achille Tatius représente l’histoire sous la forme d’une ekphrasis d’un tableau suivie par un récit (V, 3 et 5), Reinoso transforme l’épisode en un récit de rêve (ch. 7). Il est d’ailleurs frappant que le procédé de description de représentations à sujet mythologique cher à Achille Tatius (I, 1 ; III, 6-8 ; V, 3) n’est pas aussi développé dans le texte castillan : les mentions des figures mythologiques représentées dans les broderies d’Ysea (ch. 9) et sur des sépultures qu’on découvre sur le chemin (ch. 10) ne sont pas accompa- gnées de notations détaillées sur les œuvres d’art. La mention de représentations artistiques sans qu’en soit fournie de description montre que Reinoso n’est pas intéressé par le fait de mettre en pratique le procédé rhétorique de la description.

Achille Tatius, par contre, n’hésite pas à inclure des passages qui lui donnent la possibilité de faire montre de ses capacités oratoires. Cela est à mettre en lien avec

35. Ibidem.

36. Ibid., p. 40.

37. Une telle lecture biographique a été proposée plusieurs fois pour Reinoso, voir notamment l’étude de Constance Hubbard rose, Núñez de Reinoso. The Lament of a Six-Teenth-Century Exile, op. cit.

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le contexte culturel de l’auteur où l’art du discours jouait un rôle considérable : depuis l’enfance avec les exercices comme les progymnasmata jusqu’à l’âge adulte avec les discours épidictiques, politiques et judiciaires, la rhétorique était omniprésente.

L’homme cultivé, le πεπαιδευμένος, se devait de la maîtriser comme faisant partie de sa παιδεία38, surtout en tant qu’hellénophone sous l’empire romain39. Dans ce sens, il est intéressant de constater combien Achille Tatius recourt non seulement à des procédés rhétoriques en général40, mais aussi à divers progymnasmata qu’il inclut dans son texte : ἔκφρασις/description, μῦθος/fable, διήγημα/récit, σύγκρισις/

comparaison, ἐγκώμιον et ψόγος/éloge et blâme, ἠθοποιία/prosopopée, ainsi que discours dans des tribunaux qu’il met en scène. Souvent ces procédés sont reliés à la narration de mythes enchâssés et on constate que leur emplacement au sein de l’œuvre reflète une évolution à difficulté croissante. Prenons le cas de l’ekphrasis qui vient de nous occuper : on a d’abord une description pour ainsi dire simple sur l’enlèvement d’Europe (I, 1), ensuite le développement d’un diptyque sur la libé- ration d’Andromède et Prométhée (III, 6-8) et enfin la combinaison d’ekphrasis et récit pour Philomèle (V, 3).

Une autre différence entre nos deux auteurs se perçoit dans un autre emploi de récits mythologiques : les mythes étiologiques. Sauf pour la reprise de l’évocation de Daphné (ch. 11), je n’ai pas pu retrouver de récits étiologiques chez Reinoso.

Achille Tatius par contre en inclut plusieurs. Il parle des mythes tyriens de la décou- verte du vin (II, 2) et de la pourpre (II, 11). Il explique différentes métamorphoses : celles de Daphné changée en laurier (I, 5), de Philomèle, Procné et Térée en oiseaux (V, 5), de la jeune Syrinx en instrument musical (VIII, 6) et la chasseresse Rhodopis en source (VIII, 12). Dans la fiction, les transformations de Syrinx et Rhodopis sont rattachées à Éphèse. J’ai pu montrer ailleurs41 que les étiologies de notre auteur sont souvent représentées par un récit mis en scène oralement et connecté à un savoir populaire et local, alors que les descriptions ne présentent pas la même fonction ex- plicative et se rattachent plutôt à une culture générale, voire panhellénique42. Dans ce sens, le public peut se concentrer sur la représentation et moins sur le contenu et découvrir ainsi les particularités de notre auteur43. De plus, par leur lien avec le

38. Voir Alain Billault, « Approche du problème de l’ekphrasis dans les romans grecs », dans Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n° 2, 1979, pp. 199-204, là p. 200.

39. Voir notamment l’étude stimulante de Tim Voir notamment l’étude stimulante de Tim wHitmarsH, Greek Literature and the Roman Em- pire. The Politics of Imitation, Oxford, Oxford University Press, 2001.

40. Les liens avec la rhétorique se perçoivent même dans les digressions que l’on pourrait qualifier de (pseudo-) scientifiques ; voir le chapitre que Hans rommel, Die naturwissenschaftlich-para- doxographischen Exkurse bei Philostratos, Heliodoros und Achilleus Tatios, Stuttgart, Kohlhammer, 1923, p.

64-82 consacre à Achille Tatius : le critique y soulève à plusieurs reprises aussi les relations entre les excursus scientifiques de notre auteur et l’art oratoire.

41. Loreto Núñez, « Mythes enchâssés dans un roman grec : Achille Tatius entre érudition et divertissement », art. cit.

42. Mes conclusions sur le trait plutôt local des étiologies oralisées face à la facette pour ainsi dire panhellénique des ekphraseis chez Achille Tatius se distinguent donc quelque peu des affirma- tions d’Alain Billault, « Approche du problème de l’ekphrasis dans les romans grecs », art. cit., p. 200-201 : « […] décrire la folie de Médée ou l’égorgement de Polyxène par Néoptolème, c’est façonner un matériau culturel déraciné, tombé dans le domaine public de la Paideia, tandis que faire l’ἔκφρασις d’un tableau ou d’une statue, c’est s’attaquer à un objet matériel enraciné dans l’espace comme dans le temps et dont la nature esthétique est le fruit d’un acte délibéré de l’artiste ». Mais je suis d’accord avec lui quand il explique tout de suite après que l’insertion « dans une certaine tradi- tion littéraire [met précisément en avant] la singularité des ἐκφράσεις romanesques ».

43. Voir Shadi BartscH, Decoding the Ancient Novel : the Reader and the Role of Description in Heliodorus and Achilles Tatius, Princeton, Princeton University Press, 1989, p. 72 qui insiste sur le procédé d’Achille Tatius de recourir à des « stock subjects » pour mieux accentuer les spécificités de ses récritures et les nouveautés qu’il y introduit : « he uses convention itself to heighten what is unconventional ».

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trait graphique des peintures décrites, les ekphraseis sont raccordées à l’écriture. Cela donne de nouveau la possibilité à l’auteur de se mettre en avant à plusieurs niveaux : dans son savoir-faire narratif et ekphrastique, ainsi que dans sa connaissance de la tra- dition, une tradition essentiellement présentée comme hellénique. Le fait que dans cette culture on puisse trouver des explications ou étiologies pour des phénomènes qui sont « réels » dans la fiction peut encore une fois être compris dans le contexte de notre auteur : si Rome dicte en quelque sorte le présent, la culture grecque donne les explications du passé.

L’étiologie n’est pas représentée chez l’auteur castillan ; il recourt par contre à un procédé totalement absent dans le texte grec : il intègre les figures mytholo- giques dans le monde des personnages. En effet, Vénus et Pallas apparaissent sur la même scène que les autres figures humaines (ch. 29). De plus, Ysea accompagne Felesindos dans sa descente aux enfers où ils rencontrent nombreux personnages de la mythologie antique (ch. 31). Les frontières entre mythe et « réalité » dans la fic- tion ne sont de ce fait pas étanches. Au contraire, Reinoso présente les deux mondes comme s’ils faisaient partie du même univers. Cela se perçoit aussi dans les compa- raisons mythologiques que j’évoquais précédemment : on constate que les figures mythologiques sont mentionnées en parallèle avec des personnages historiques du passé. Au ch. 9, Ysea évoque dans sa lamentation Quinctius Flamininus, Catilina, Sémiramis, Pedanius Secundus, Alexandre le Grand, Marc Antoine et Cléopâtre, alors que face à son amie Ibrina elle mentionne Jupiter, Mars, Hercule, Myrrha. Flo- risea parle de Codros et de Crésus pour ensuite enchaîner sur Narcisse et Hippolyte (ch. 15). Il y a bien un décalage temporel, mais il n’est pas présenté comme extrê- mement grand : l’effet est comme si le passé mythologique et le passé historique se rapprochaient du présent de la « réalité » dans le monde de la fiction représentée.

Cela est à mettre selon moi en relation avec une facette du texte dont Reinoso parle dans la lettre dédicatoire au deuxième volume de l’ouvrage qui contient des poèmes.

L’auteur y explique avoir écrit cette « histoire passée » (historia passada) avec une

« moralité cachée» (abscondida moralidad) :

[…] todas las más cosas de aquella historia tienen secreto, porque por Florisea y Clareo se entiende quán obligados son los casados a guardar firmeza y usar virtud; por Ysea, quán bien están los hombres en sus tierras, sin buscar las agenas; […] ninguna cosa ay en toda aquella historia que no tenga algún exemplo para bien bivir.

[…] toutes les autres choses de cette histoire-là ont un secret, parce qu’à tra- vers Florisea et Clareo on entend combien les mariés sont obligés à respecter la fermeté et à appliquer de la vertu ; à travers Ysea, [on voit] à quel point les hommes sont bien dans leurs propres terres, sans en chercher celles d’autrui.

[…] aucune chose dans toute cette histoire-là n’est dépourvue de quelque exemple pour une bonne vie.44

La lecture allégorique des protagonistes est aussi appliquée dans la lettre à des personnages mythologiques qu’on trouve chez les poètes : les géants représentent des hommes sans raison, Midas montre le désir des avares, Actéon le vice. Cette lecture des mythes se place bien sûr dans la continuité des interprétations allégori-

44. reiNoso, Lettre dédicatoire pour le deuxième volume de l’édition de Reinoso, De las obras en coplas castellanas y versos al estilo italiano, p. 370.

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santes du Moyen Âge et de la « survivance des dieux antiques » à la Renaissance45. Mais il est surprenant que Reinoso invite son lecteur à appliquer cette grille de lec- ture aux personnages humains « réels » ; ils sont ainsi de nouveau mis sur le même plan que les figures mythologiques. Les êtres du présent de la fiction se substituent ainsi aux constructions du passé. Peut-être a-t-on ici affaire à une mise en avant de l’homme face à la tradition, non seulement païenne mais aussi chrétienne. Cela serait d’autant plus fort provenant de la part d’un converso qui a dû s’exiler pour des raisons religieuses46.

Chez Achille Tatius, les histoires mythologiques ne sont ni mélangées à l’his- toire principale de Clitophon et Leucippé ni à des événements historiques. Au contraire, il est question de distance temporelle dans le passé avec des expressions comme « pas encore » (οὔπω ; II, 2, 3), « il fut un temps» (ἦν γὰρ χρόνος ; II, 11, 4).

Cela est à mettre en relation avec le fait que pour les Grecs, comme nous le rappelle Calame, ce que nous appréhendons comme mythe se rapporte surtout à des temps passés, à des ἀρχαῖα ou des παλαιά47. Dans ce sens, on trouve aussi chez Achille Tatius des références à la transmission de la tradition de ces éléments éloignés dans le temps : « selon les Athéniens » (Ἀθηναῖοι […] λέγουσι ; II, 2, 3), « les Tyriens croient » (Τύριοι νομίζουσιν ; II, 2, 1), « ils content » (διηγοῦνται ; II, 2, 2), « aux dires des Tyriens » (ὡς ὁ Τυρίων λόγος ; II, 2, 6), une « légende tyrienne » (μυθολογοῦσι Τύριοι ; II, 11, 4), « on raconte » (λέγουσι ; VIII, 6, 8) ou « dit-on » (φασιν ; VIII, 6, 11).

Or cette insistance sur les temps passés et leur transmission est aussi une façon de marquer la tradition grecque sous l’empire de l’autre, du Romain. Cela n’est pas fait frontalement, mais depuis une œuvre de fiction, comme celle de Reinoso.

*

* *

À côté des ressemblances qui les relient, notre parcours à travers nos deux textes nous a fait voir leurs différences. Ces spécificités méritent d’être prises au sérieux, d’être étudiées. Comme l’a toujours fait Heidmann dans ses divers travaux, Calame met explicitement en avant cette pluralité dans l’avant-propos de son livre récemment paru Qu’est-ce que la mythologie grecque : « Issu d’un ouvrage qui aurait dû s’intituler, au pluriel, Poétiques des mythes dans la Grèce antique… »48. Comme l’explique Heidmann, il est d’autant plus important de respecter cette variété pour « des pra- tiques et des formes d’écriture qui sont particulièrement sujettes à une réception

45. En référence à l’importante étude de Jean sezNec, La survivance des dieux antiques. Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l’humanisme et dans l’art de la Renaissance, Paris, Flammarion, « Idées et recherches », 1980.

46. Dans une perspective complémentaire à ma proposition, voir Miguel Ángel teijeiro

FueNtes, « ¿Un manual religioso en una novela de aventura? El Enquiridión de Erasmo y su influjo en el Clareo y Florisea de Núñez de Reinoso », dans Anuario de estudios filológicos, n° 9, 1986, pp. 279-293 : le critique propose de voir dans le texte de Reinoso des liens intertextuels avec l’œuvre d’Érasme, une figure très controversée par les autorités espagnoles de l’époque. Il convient ici de mentionner aussi la critique contre les établissements religieux qu’on perçoit dans l’épisode où Ysea essaie de trouver asile dans un couvent espagnol mais est rejetée car elle n’a pas l’argent nécessaire pour la dot ni l’ascendance demandée ; voir Antonio cruz casado, « Exilio y peregrinación en el Clareo y Florisea (1552), de Alonso Núñez de Reinoso », dans Anuario de la Sociedad de Literatura General y Comparada, n° 6-7, 1988, pp. 29-35, en particulier p. 34.

47. Voir p. ex. Claude calame, Poétique des mythes dans la Grèce antique, op. cit., pp. 11-12 ou plus récemment id., Qu’est-ce que la mythologie grecque ?, op. cit., pp. 24-26.

48. Ibid., p. 11.

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“universalisante” » qui ne focalise que sur le même49, comme les (r)écritures des mythes anciens ou les contes.

Dans son « Die Sage von Polyphem », Wilhelm Grimm, un des fondateurs de la démarche universalisante folkloriste des contes, a d’ailleurs posé les bases pour relier cette approche à l’étude des mythes anciens50. En philologie classique, on trouve des produits de cette connexion notamment dans le travaux de Hansen qui a catalogué diverses histoires surtout mythologiques sous la catégorie générale de ce qu’il appelle les « international tales in classical literature »51. Il en résulte une liste de cas, mais non pas d’études de cas. Les entrées répertoriées sont pratiquement isolées de leur co(n)textes. Or, Borges nous l’a montré dans « Pierre Menard, autor del Qui- jote »52, un nouveau « mythe » : aucune (r)écriture, d’un mythe, d’un texte, ne peut être une copie du discours qu’elle reprend ; elle sera toujours différente dans son texte et co(n)texte, dans sa poïétique.

Loreto Núñez CLE, Université de Lausanne MariaLoreto.Nunez@unil.ch

49. Ute HeidmaNN, « La comparaison différentielle comme approche littéraire », art. cit., p. 203.

50. Wilhelm Grimm, « Die Sage von Polyphem », dans Abhandlungen der Königlichen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, phil.-hist. Klasse, 1857, pp. 1-30.

51. William HaNseN, Ariadne’s Thread : A Guide to International Tales Found in Classical Literature, op. cit. ; voir son article récemment réédité id., « Odysseus and the Oar : A Comparative Approach to a Greek Legend », dans Approaches to Greek Myth, s. dir. Lowell edmuNds, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 22014 (11990), pp. 247-279.

52. Jorge Luis Jorge Luis BorGes, « Pierre Menard, autor del Quijote », dans id., Ficciones, Madrid, Alianza editorial, 2004, pp. 41-55 (11939).

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