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"Des guerres de papier. Ou la double vie des archives historiques libanaises de la Direction Générale des Antiquités"

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HAL Id: halshs-01836491

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Submitted on 12 Jul 2018

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”Des guerres de papier. Ou la double vie des archives

historiques libanaises de la Direction Générale des

Antiquités”

Candice Raymond

To cite this version:

Candice Raymond. ”Des guerres de papier. Ou la double vie des archives historiques libanaises de la Direction Générale des Antiquités”. C. Jungen, J. Sfeir. Archiver au Moyen-Orient, Karthala, pp.47-77, 2019. �halshs-01836491�

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Des guerres de papier. Ou la double vie des archives historiques libanaises de la Direction Générale des Antiquités

Candice Raymond (Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, ERC Social Dynamics of Civil Wars)

Les caisses en bois clair, serties de fer et ornées d’autocollants rouges portant la mention « fragile », sont posées les unes sur les autres. Elles remplissent une pièce créée par l’ajout d’une cloison vitrée dans l’entrepôt préfabriqué attenant aux bureaux de la Direction Générale des Antiquités (DGA). La préposée, dont le petit bureau est accolé à la cloison, se désole de l’orage de la veille : l’eau s’infiltre par de multiples endroits dans le local, mais elle ne peut vérifier sa progression parmi les caisses du fait de leur entassement. C’est d’ailleurs à chaque hiver le même problème, depuis la dizaine d’années que ces caisses ont été remisées là. Et la découverte, par l’archéologue alors en charge du tout nouveau projet de numérisation1, d’un cadavre de rat en état avancé de décomposition l’a définitivement découragée d’aller s’aventurer dans cette pièce sombre et encombrée. Au sein du service, on désigne ces caisses comme étant « les archives de la mutasarrifiyya », ce gouvernorat autonome mis en place dans le Mont-Liban ottoman entre 1861 et 1914. Mais en réalité, ce qu’elles renferment précisément reste un mystère, car personne n’a pu jusqu’ici les ouvrir toutes pour en recenser le contenu exact. Les fonctionnaires de la DGA semblent ainsi ignorer que ces caisses sont susceptibles de contenir bien d’autres documents historiques que les seules archives de la mutasarrifiyya. Car elles constituent en fait le reliquat de toute la collection d’archives historiques de la Direction, collection constituée entre les années 1930 et 1970, et qui, se trouvant mise en danger par les développements beyrouthins de la guerre du Liban (1975-1990), fut empaquetée, transportée secrètement vers un lieu jugé plus sûr, puis saisie par l’une des parties au conflit, avant d’être finalement rendue en 1999 à la DGA. Et laissée en l’état pendant plus d’une décennie dans cet entrepôt humide.

Retracer l’histoire de la collection archivistique que ces caisses énigmatiques contiennent potentiellement (puisque rien ne garantit que la collection ait été restituée dans son intégralité) nécessite dans un premier temps d’en baliser les contours, à partir des indications laissées par ceux qui ont participé à sa constitution ou qui en ont fait usage – puisque qu’aucun inventaire exhaustif n’en a jamais été fait (I). L’examen des différentes catégories de documents qui la composent et de leurs modes d’acquisition permettra alors de préciser la nature du projet intellectuel dont cette collection résulte : un projet proprement historiographique conformé à une lecture libaniste de l’histoire nationale (II). Il s’agira ensuite d’en suivre la double trajectoire intellectuelle et matérielle, en tant que corpus de documents historiques édités, publiés, critiqués (III & IV), et en tant qu’ensemble d’artefacts centralisés, déplacés, perdus et retrouvés (V). Sur ces deux plans d’existence, l’histoire de cette collection s’avère emblématique des conflits qui déchirèrent le Liban de la seconde moitié du XXe siècle. Car les différentes opérations auxquelles cet ensemble documentaire a été soumis (collecte, édition, déplacement, conservation) montrent à l’œuvre diverses logiques politiques, institutionnelles, scientifiques et mémorielles opérant au cœur des processus de construction-destruction-reconstruction de l’État et du régime régissant les relations intercommunautaires libanaises. Constituée en

1 L’enquête sur laquelle repose ce chapitre a été menée entre 2009 et 2012. Les

développements les plus récents du projet de numérisation dont il sera question infra n’ont pas été suivis au-delà de cette date.

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enjeu politique et symbolique, la collection d’archives de la DGA a connu une destinée à bien des égards parallèle à celle du projet d’État dont elle fut l’avatar archivistique, ce que la présente enquête entend mettre en lumière.

Des modes de constitution d’une collection documentaire

Ensemble éclectique de documents datant d’entre le XVIe siècle et la Première

guerre mondiale, les archives historiques de la DGA ont été progressivement collectées depuis la période mandataire jusqu’au milieu des années 1970. Créée sous le Mandat français comme Service des Antiquités du Haut-Commissariat pour le Liban et la Syrie, la DGA a connu plusieurs changements d’intitulé et de tutelle2,

mais son travail est demeuré régi par la Loi sur les Antiquités de 1933 jusqu’à l’adoption en 2008 d’une nouvelle loi sur les « biens culturels ». Alors que cette dernière reprend la définition internationale déclinant toute une typologie de « biens culturels » qui inclut explicitement archives et manuscrits, la lettre de la loi de 1933, en revanche, définit la notion d’antiquités non pas en spécifiant les catégories d’artefacts concernées mais en fonction d’une borne temporelle : « tous les objets produits par la main de l’homme, avant l’an 1700 (1107 de l’Hégire), quelle que soit la civilisation, à laquelle ils appartiennent ». La loi accorde néanmoins à l’autorité compétente d’assimiler aux antiquités tout bien immeuble postérieur à cette date « dont la garde constitue un intérêt public du côté historique ou artistique »3. Cette exception, destinée à la préservation des monuments historiques, a été dans la pratique étendue à d’autres catégories d’objets, et en particulier aux archives historiques. Car en l’absence de toute institution archivistique publique - le Centre des Archives nationales n’ayant été créé qu’en 1979 -, c’est l’administration en charge des Antiquités qui a mené une politique de collecte et de conservation des documents historiques antérieurs à la création de l’Etat libanais en 1920.

A l’origine de cette pratique, l’initiative d’un homme, l’émir4 Maurice Chéhab

(1904-1994). Curateur du Musée National à partir de 1928 puis Directeur des Antiquités jusqu’en 1982, Maurice Chéhab a marqué de sa forte personnalité plus d’un demi-siècle d’histoire de la DGA et, plus généralement, de l’archéologie libanaise. Dirigeant son service d’une manière très personnalisée, l’émir Maurice était « indéboulonnable et quasi-dictateur, un véritable Ottoman », selon les termes de l’un de ses anciens collaborateurs. Propos qui ne manquent pas d’ironie pour désigner ce descendant de l’illustre famille Shihâb, à la tête de l’émirat du Mont-Liban entre 1697 et 1841, dont l’un des aïeuls, l’émir Bashîr II5

, avait été érigé par

2

Le Service des Antiquités a été rebaptisé Direction des Antiquités après l’Indépendance, puis Direction Générale des Antiquités en 1966. Cette administration a été placée sous la tutelle successive du ministère de l’Education nationale, du ministère du Tourisme et enfin du ministère de la Culture lors de la création de ce dernier en 1993.

3 Art. 1 du décret n˚166/L.R. du 7 nov. 1933.

4 Le titre honorifique d’émir (prince) est jusqu’à aujourd’hui transmis de manière héréditaire

aux membres de trois familles libanaises, les Shihâb, les Arslân et les Abillama`, qui ont occupé le sommet de la hiérarchie notabiliaire à l’époque ottomane.

5 Le long règne de l’émir Bashîr II, de 1788 à 1840, a été marqué par d’importants

changements démographiques, économiques et politiques qui ont bénéficié tout particulièrement aux chrétiens du Mont-Liban, principalement maronites. Il s’est terminé par l’occupation égyptienne du Bilâd al-Shâm (1831-1840), à laquelle s’est rallié l’émir. Une insurrection populaire, soutenue par une intervention militaire anglo-ottomane, renversa l’émir en 1840. Sa chute inaugura une longue phase de « transition sanglante » (F. Traboulsi, A

History of Modern Lebanon, London, Pluto Press, 2007, p. 24) qui vit l’abolition du système muqatâ`ajî ayant assuré jusque-là la domination fiscale, judiciaire et politique du Mont-Liban

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l’historiographie nationaliste libanaise comme l’un des héros de l’indépendantisme anti-ottoman de la Montagne libanaise6. Du fait de ses origines familiales comme de sa position institutionnelle, l’émir Maurice bénéficiait d’un vaste entregent, ce qui a joué un rôle majeur dans la constitution des archives de la DGA.

C’est en effet par l’intermédiaire de ses propres réseaux, familiaux, politiques et académiques, que Maurice Chéhab a pu procéder, à partir de 1930, à l’acquisition de la plupart de ces documents, souvent négociés pièce par pièce. Il a été assisté dans cette tâche par deux personnalités scientifiques éminentes évoluant dans les deux grandes universités de l’époque, Fouad Ephrem al-Boustany et Asad Rustum. Avec Fouad Boustany, professeur de littérature arabe et d’histoire à l’Université Saint-Joseph (USJ), l’émir Maurice partage une même formation intellectuelle acquise au sein de l’université jésuite et une même origine montagnarde7. Tous deux

conservaient d’ailleurs de nombreux contacts dans le Mont-Liban, contacts qui ont été mis au service de la collecte. En la personne d’Asad Rustum, professeur d’histoire à l’American University of Beirut (AUB), l’émir trouve l’un des premiers historiens libanais acquis au positivisme de l’école méthodique française et à son obsession documentaire. Asad Rustum s’était lancé depuis les années 1920 dans une quête effrénée des documents historiques relatifs à la période d’occupation égyptienne du Bilâd al-Shâm (1831-1840), l’ayant mené de Saida et Tripoli à Jérusalem, Jaffa et Naplouse, en passant par Damas, Hama, Antioche et Alep. Ayant arpenté les couloirs des institutions officielles et des bibliothèques, frappé aux portes des notables pour leur demander d’ « ouvrir de vieux “sacs” d’archives familiales »8,

il a ainsi rapporté plusieurs milliers de pièces, conservées pour la plupart à la bibliothèque de l’AUB. Mais Asad Rustum a aussi remis tout ou partie de ceux relatifs au Mont-Liban au service que dirigeait alors Maurice Chéhab, sans qu’il ne m’ait été possible, néanmoins, de déterminer comment et selon quels critères a été effectuée la répartition des documents entre ces deux institutions.

Maurice Chéhab a pu ainsi acquérir, personnellement ou grâce à la collaboration de ces deux historiens, plusieurs lots de documents manuscrits issus d’archives familiales locales (familles Khâzin, Shihâb, Bayhum, Abillama`, etc.), la plupart originaux mais aussi, quelques fois, sous forme de reproduction photographique lorsque leurs propriétaires n’ont pas souhaité se dessaisir de leurs archives9. Ces

archives privées constituent l’une des pièces maîtresses de la collection de la DGA, en particulier pour l’histoire de l’émirat, puisque les documents touchant aux affaires officielles demeuraient la propriété personnelle des notables qui en avaient eu la charge. Selon l’émir, cette collection d’archives locales manuscrites comptait en 1974 plus de 200 000 pièces10.

6 Conformément à l’usage libanais, la Montagne (avec majuscule) désigne ici le Mont-Liban

(en arabe Jabal Lubnân, ou al-Jabal).

7

Bien que né à Homs, où son père était médecin, Maurice Chéhab est issu de la branche maronite de la famille Shihâb, installée principalement dans le Mont-Liban, tandis que la branche sunnite de la famille a conservé le fief historique familial dans le Wâdî Taym (Hasbaya), à l’extrême sud-est de la Bekaa. Quant à Fouad E. Boustany, il est né à Deir al-Qamar (dans le Chouf), ancienne capitale du Mont-Liban émiral.

8

A. Rustum, Al-usûl al-`arabiyya li târîkh Sûriyâ fî `ahd Muhammad `Alî Bâshâ [Les sources arabes de l’histoire de la Syrie à l’époque de Muhammad Ali Pacha], Beyrouth, American Press, vol. 1, 1930, p. vi.

9

M. Chéhab, « Les archives historiques du Liban », in J. Berque, D. Chevallier (dir.), Les

Arabes par leurs archives, Paris, Ed. du CNRS, 1976, p. 56-57. 10

Ibid., p. 57. Dans sa thèse d’État publiée trois ans plus tôt, Dominique Chevallier affirmait

quant à lui que les archives de la DGA comprenaient 15 000 pièces, recensées dans un registre d’inventaire, et qu’un fichier des matières était en cours d’élaboration (D. Chevallier,

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A cette collection s’ajoutent deux séries de registres administratifs, l’une appartenant au qâ’imaqâm chrétien ayant administré la partie septentrionale du Mont-Liban sous le régime dit de la « double-préfecture » (al-qâ’imaqâmiyyatayn) instauré dans la Montagne entre 1843 et 1860, l’autre constituée des archives officielles du Conseil administratif de la mutasarrifiyya, régime mis en place à la suite de la guerre druzo-maronite de 1860 et qui a perduré jusqu’à la Première guerre mondiale11. La

première série de registres, demeurés propriété personnelle du qâ’imaqâm, a vraisemblablement été acquise de la même manière que les autres archives privées. Le qâ’imaqâm chrétien appartenait en effet à la famille Abillama`, dont l’un des descendants, l’émir Selim Abillama`, a été le collaborateur de Maurice Chéhab au sein de la DGA. Il existe entre les familles Shihâb et Abillama` une tradition d'alliance matrimoniale datant du XVIIIe siècle et qui se serait perpétuée au moins jusque dans les années 196012. Il est probable que l’acquisition d’une partie des archives de la famille Abillama`, dont les registres du qâ’imaqâm, ait pu être effectuée par l’intermédiaire de l’émir Selim, et l’on peut noter a contrario l’incapacité de la DGA à se procurer les archives du qâ’imaqâm druze13. Quant à la seconde série de registres, devenue après la chute de l’Empire ottoman propriété de l’État au même titre que le palais de Beiteddine où elle était entreposée, sa conservation a été confiée à la DGA par les services fonciers libanais14.

Enfin, la collection de la DGA comprend deux derniers types de documents. Il s’agit, d’une part, d’une collection d’estampes sur le Liban constituée pendant la période mandataire : surtout des copies, que Maurice Chéhab a lui-même collectées en Europe, et quelques originaux achetés sur le marché international et gracieusement offerts au Musée par le Président de la Banque de Syrie et du Liban de l’époque15.

D’autre part, un effort de repérage des archives étrangères portant sur le Liban a donné lieu, pour certaines d’entre elles, à l’acquisition de copies microfilmées. Certaines archives autrichiennes portant sur les événements du XIXe siècle ont ainsi pu être reproduites par l’entremise de l’ancien ambassadeur d’Autriche au Liban, tandis qu’un archéologue de la DGA, Youssef Hajjar, a été missionné à Londres pour

1971, p. xiv). L’écart entre les chiffres avancés respectivement par Maurice Chéhab et par Dominique Chevallier pourrait s’expliquer par le fait que ce dernier n’ait pris en compte que les pièces dûment inventoriées. Or d’après certains témoignages, cette pratique était loin d’être systématique au sein de la DGA, y compris pour les collections archéologiques. C’est d’ailleurs pour cette raison, et du fait de la destruction de certains des inventaires existants, que la DGA n’a jamais été en mesure d’identifier avec précision les pertes subies dans ses fonds aux lendemains de la guerre de 1975-1990.

11

Le système de la double-préfecture, mis en place après l’abolition de l’émirat et l’échec d’une tentative de gouvernement ottoman direct sur le Mont-Liban, reposait sur la division des différentes régions libanaises (muqâta`ât) entre deux préfets, l’un druze et l’autre maronite, assistés chacun par des délégués représentant les communautés confessionnelles de la Montagne. Après 1860, ces muqâta`ât ont été à nouveau réunies sous un même régime, la

mutasarrifiyya, à la tête duquel était placé un gouverneur ottoman, chrétien mais non libanais,

assisté par un conseil administratif central représentatif des communautés confessionnelles de la Montagne.

12

K. Salibi, The Modern History of Lebanon, London, Weidenfield and Nicolson, 1965, p. 9. 13 Certains témoignages rapportent que ces registres se trouvaient jusqu’à la guerre du Liban

en la possession d’une éminente personnalité intellectuelle druze, Aref al-Nakadi (1887-1975). Ancien juge et membre de l’Académie arabe de Damas, Aref al-Nakadi a été un ferme opposant au mandat français sur le Liban et la Syrie, et un fervent partisan de la cause nationaliste arabe après les indépendances. De telles positions pourraient expliquer d’éventuelles réticences à toute coopération avec la DGA dans son entreprise de collecte documentaire, en raison de la vision libaniste de l’histoire y présidant (voir infra).

14

M. Chéhab, op. cit., p. 58.

15 Id.

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la collecte des archives diplomatiques britanniques16. Mais la part la plus importante de la collection est constituée par les copies des archives diplomatiques françaises, italiennes et espagnoles acquises pendant plus de vingt ans par le diplomate et historien Adel Ismail pour le compte de la DGA. Les copies de plus de 100 000 documents ont ainsi été récupérées17.

Les modes d’acquisition de ces différents documents témoignent de l’interpénétration des logiques administratives, scientifiques, familiales, voire politiques, qui animaient alors la pratique institutionnelle de la DGA. Se déployant à partir de réseaux de relations interpersonnelles faisant intervenir des facteurs familiaux, communautaires, notabiliaires et mercantiles, le processus de collecte a été piloté par le directeur omnipotent d’une institution publique mettant à contribution tous types de ressources, matérielles, sociales et symboliques, au service de ce projet. Seul responsable de l’évaluation de « l’intérêt public » à caractère historique des pièces collectées, Maurice Chéhab occupe une position centrale dans un dispositif peu formalisé favorisant une gestion très personnelle du processus. Si « toute collection est suspendue à un acte de volonté »18, celle de la DGA apparaît comme résultant de la volonté d’un homme qui lui a imprimé son orientation générale en fonction de ses vues particulières plutôt que d’un mandat que lui aurait préalablement attribué l’autorité politique ou législative. Celle-ci n’a fait d’ailleurs que prendre acte d’une pratique instituée depuis plus de trois décennies lorsqu’elle a introduit, dans le décret redéfinissant la mission de la DGA en 1966, la « collecte des informations et des documents scientifiques et archéologiques ainsi que l’organisation des archives historiques [al-mahfûzât al-târîkhiyya] »19. Cette dernière notion ne fait d’ailleurs l’objet d’aucune définition, laissant à la DGA et à son directeur une appréciable

16 Voir le décret n˚7513 en date du 6 septembre 1961 précisant l’objet de cette mission. Il est

cependant surprenant de constater que la mission de Youssef Hajjar aux archives du Foreigh Office n’est pas mentionnée par Maurice Chéhab dans l’aperçu de la collection qu’il présente en 1974 (M. Chéhab, ibid., p. 59-60). La raison de cette absence réside peut-être dans le conflit personnel opposant les deux hommes, dans lequel ces archives britanniques auraient justement joué un rôle. En effet, d’après le témoignage d’un ancien de la DGA, un descendant de la famille Shihâb aurait revendiqué dans les années 1950-1960 la propriété du palais de Beiteddine. Dans son procès contre l’Etat libanais, il aurait bénéficié de l’appui officieux de son parent, l’émir Maurice. Le palais de Beiteddine avait été acheté par l’Etat ottoman à l’épouse de l’émir Bashîr II, puis sa propriété avait été transférée à l’Etat libanais lors de la création de ce dernier. Mais Youssef Hajjar aurait retrouvé dans les archives du Foreign Office l’acte de vente et une lettre de la veuve de l’émir, documents sur la base desquels le procès aurait été cassé. Cette anecdote, outre qu’elle puisse expliquer l’absence de toute évocation des archives britanniques dans l’exposé de Maurice Chéhab, illustre de nouveau la part des logiques familiales dans sa gestion du patrimoine historique libanais.

17

Ibid., p. 59. Avant de devenir ambassadeur du Liban, Adel Ismail a reçu une formation en

histoire à la Sorbonne, où il a soutenu en 1956 une thèse de doctorat consacrée à « la question druze entre 1840 et 1861 ». Il a produit par la suite plusieurs ouvrages historiques sur le Liban et sur le Moyen-Orient entre le XVIe et le XXe siècle. D’après lui, c’est au cours de la préparation de son doctorat que Louis Massignon lui a suggéré de compulser systématiquement tous les documents diplomatiques français relatifs au Liban, lui facilitant ensuite l’accès auprès des responsables des Archives françaises. Entre-temps, Adel Ismail avait été mis en contact avec Maurice Chéhab, qui l’a chargé de faire microfilmer les documents pour la DGA. Par la suite, il a été fait de même avec les archives espagnoles et italiennes lorsqu’Adel Ismail, devenu diplomate, s’est trouvé résider dans ces pays (A. Ismail,

Azma al-fikr al-lubnânî fî kitâba al-târîkh wa fî tawthîqih [Crise de la pensée libanaise en

matière d’écriture et de documentation de l’histoire], Beyrouth, Editions des œuvres politiques et historiques, 1998).

18

K. Pomian, « Les archives. Du Trésor des chartes au Caran », in P. Nora (dir.), Les lieux de

mémoire, tome 3 : Les France, vol.3 : De l’archive à l’emblème, Paris, Gallimard, 1992, p.

171.

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marge de manœuvre dans son interprétation. Dans la précédente définition de la mission de la Direction des Antiquités, il n’était envisagé que la seule « collecte des documents historiques se rapportant aux antiquités »20. Un tel intitulé laissait néanmoins la possibilité de faire entrer dans cette catégorie les archives historiques de la DGA, dans la mesure où elles étaient en effet susceptibles de documenter l’histoire de certains bâtiments historiques hérités de la période ottomane21. Mais si

cette acception des archives comme documentation se rapportant aux antiquités avait été déterminante, il resterait alors à expliquer pourquoi seul le Mont-Liban a fait l’objet d’une telle attention documentaire, alors que le mandat de la DGA couvre l’ensemble du territoire national et des bâtiments historiques qui s’y trouvent. Il apparaît à cet égard qu’une ambition plus large a présidé à la constitution de la collection d’archives de la DGA, celle de fonder en documents l’historicité de l’État libanais.

La collection d’archives de la DGA, matériau d’un projet historiographique pour le Liban

Le fait que la DGA se soit mise à collecter des copies d’archives ne manque pas d’étonner si on le rapporte à la lettre de sa mission initiale : autant l’acquisition et la conservation de documents originaux de provenance locale en paraissent une déclinaison légitime, sous réserve d’une extension implicite de la notion d’ « antiquité », autant celles de copies d’archives étrangères témoignent d’une interprétation assez libre du texte officiel sur lequel s’appuie son mandat. Il ne s’agit plus, en effet, de collecter des artefacts présents sur le territoire national à des fins de sauvegarde et de mise en valeur, mais de rassembler un matériau défini en premier lieu par sa qualité documentaire. Peu importe, dès lors, qu’il s’agisse d’un original ou d’une copie, puisque seule sa valeur informative détermine la décision d’acquisition.

Cette caractéristique du processus de collecte signale que la constitution d’une collection de documents au sein de la DGA s’inscrit moins dans une logique de conservation qu’elle ne participe d’un projet de nature historiographique. Les considérations de Michel de Certeau sur l’établissement des sources comme première étape du travail d’écriture de l’histoire entrent clairement en résonance avec la pratique de la DGA :

En histoire, tout commence avec le geste de mettre à part, de rassembler, de muer ainsi en « documents » certains objets répartis autrement. Cette nouvelle répartition culturelle est le premier travail. En réalité, elle consiste à produire de tels documents, par le fait de recopier, transcrire ou photocopier ces objets en changeant à la fois leur place et leur statut. Ce geste consiste à « isoler » un corps, comme on le fait en physique, et à « dénaturer » les choses pour les constituer en pièces qui viennent combler les lacunes d’un ensemble posé a priori. Il forme la « collection ».22

Ce geste, qui est celui de l’érudit ou de l’historien dans le propos de Certeau, est ici effectué par une institution publique, ou à tout le moins par celui qui se trouve à sa tête. Or, les choix d’acquisition opérés par ce dernier ont dessiné les contours d’un ensemble documentaire dont la constitution semble avoir été orientée dès le départ par une représentation particulière de l’histoire libanaise, celle d’un érudit qui est à la

20 Art. 47 du décret n˚ 2859 en date du 16 décembre 1959.

21 Un archéologue de la DGA m’a par exemple expliqué en entretien comment il avait pu

identifier un ancien moulin grâce à une lettre évoquant un conflit d’héritage entre deux familles de la Montagne, reproduite dans un recueil de documents historiques publié par l’ancien employé de la DGA Selim Hichi (voir infra).

22

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fois un émir, un Shihâb et un grand commis de l’État. Les documents collectés, secrétés par l’histoire du Mont-Liban émiral et d’une administration locale appelée à former l’embryon du futur Etat libanais, délimitent le territoire symbolique à partir duquel l’État contemporain se voit doté d’une profondeur historique : c’est le Liban des « grandes familles » de la Montagne (les Shihâb, Abillama`, Khâzin…) élargi à quelques familles beyrouthines (les Bayhum), un Liban essentiellement notabiliaire – et à forte composante maronite23 - assurant, en dépit des conflits intercommunautaires et des changements de régime administratif, la continuité du pouvoir sur ce « noyau » libanais évoqué par Ahmad Beydoun, « chargé tout seul de préserver la pérennité du ‘‘Nom’’ [Liban] dont les autres parties se détachent, plus ou moins facilement, et auquel elles sont rendues lorsque les circonstances le permettent »24.

Cette définition territoriale de la base historique de l’État libanais contemporain apparaît d’autant plus clairement que la collection d’archives de la DGA n’est pas circonscrite par un intérêt exclusif pour les aspects politiques de l’histoire du Mont-Liban. Aux côtés des documents portant sur l’investiture de l’émir, sur les relations entre notables ou sur l’exercice local de la justice, ceux produits par la vie économique et sociale de la société montagnarde (registres fiscaux, actes d’achat et de vente, contrats de métayage, cahiers de comptabilité, listes de trousseau de mariage, etc.) en constituent en effet la plus vaste partie. En revanche, les registres des tribunaux shâri` de Tripoli, reflets du système administratif de gestion des villes au sein de l’Empire ottoman, dont Asad Rustum avait signalé dès les années 1920 l’existence et la valeur historique25, sont restés en dehors du périmètre d’intérêt de la

DGA. S’il s’agit bien de l’histoire de l’État que cette collection documente, cet État apparaît comme le produit de la société montagnarde et l’aboutissement quasi-naturel de sa destinée nationale. D’où peut-être le fait que, chronologiquement, ce soient d’abord les archives familiales privées qui aient été collectées, à partir de la période mandataire, puis, ensuite seulement, les archives administratives à caractère proprement public26. Peu importe, en outre, que cette histoire soit circonscrite à un noyau montagnard qui ne représente guère que la moitié de la superficie du territoire national contemporain, puisque l’État procède de cette expérience historique perçue comme singulière et non de l’acte constitutif de 1920 associant divers territoires au sein d’un cadre politique nouveau. L’histoire que cette collection préfigure est celle portée par la dynamique d’extension d’une autonomie née dans la Montagne, en direction de régions appelées à n’entrer dans l’histoire qu’au moment où elles sont

23

Du point de vue confessionnel, les familles Shihâb et Abillama` comptent plusieurs branches dont certaines se sont converties au maronitisme tandis que d’autres sont restées soit sunnites pour les Shihâb, soit druzes pour les Abillama`. La famille Khâzin est quant à elle maronite. S’il s’avérait que les archives collectées par la DGA proviennent bien des branches maronites des familles Shihâb et Abillama` (auxquelles appartiennent les émirs Maurice et Selim), il apparaîtrait alors que ce sont principalement les familles muqatâ`jî maronites dont les archives ont pu être collectées. Il n’a été remédié que très tardivement à l’absence d’archives issues des familles druzes, puisqu’il faut attendre la fin des années 1970 pour que la famille Joumblatt fasse don d’une partie de ses archives privées à la DGA. Ce point sera abordé dans la suite du texte.

24

A. Beydoun, Identité confessionnelle et temps social chez les historiens libanais

contemporains, Beyrouth, Publications de l’Université Libanaise, 1984, p. 37. 25

A. Rustum, op. cit., p. 16.

26 La logique archivistique ici à l’œuvre apparaît sur ce plan comme l’inverse de la logique

ayant présidé à la constitution des Archives nationales françaises. En France, en effet, le champ d’action de l’institution en charge des archives nationales a longtemps été circonscrit aux seuls documents d’origine publique, et il faudra attendre la fin des années 1940 pour que soit inaugurée une « politique active de sauvegarde des fonds privés » (K. Pomian, op. cit., p. 216).

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agrégées, de gré ou de force, à ce centre fondateur. Extérieures à cette genèse, elles le sont aussi de la collection d’archives qui en rend compte.

La collection de la DGA représente ainsi l’incarnation archivistique d’une certaine lecture de l’histoire du Liban, largement déterminée par la position sociale de son architecte. Il serait cependant réducteur de comprendre cette détermination de manière mécanique. Si le caractère intentionnel du geste collectionneur ne saurait être sous-estimé, ce dernier doit toutefois être replacé dans le cadre transactionnel qui organise chaque acte d’acquisition : à la volonté collectrice doit correspondre une volonté de céder, susceptible d’être motivée pécuniairement ou politiquement. La transaction implique en outre l’existence d’une relation de confiance minimale entre le propriétaire de documents et le collectionneur. De ce fait, la production de la collection implique, au-delà du seul collectionneur, l’ensemble des acteurs lui reconnaissant une légitimité à mener à bien ce projet, reconnaissance qui, dans le contexte mandataire, était loin d’être acquise au directeur des Antiquités. Il n’est ainsi pas exclu que certains propriétaires d’archives aient été réticents à l’idée de contribuer à un projet à la philosophie duquel ils n’adhéraient pas ou de collaborer avec des institutions dans lesquelles ils ne se reconnaissaient pas. De telles réticences, si elles existèrent, n’ont pu que renforcer la congruence entre le réseau des relations interpersonnelles activées à la faveur de la collecte et celui des soutiens à la conception libaniste de l’État.

Les deux temps d’une politique d’édition historique

Si « le collectionneur devient un acteur dans la chaîne d’une histoire à faire (ou à refaire) selon de nouvelles pertinences intellectuelles et sociales »27, la DGA l’est à double titre : comme bâtisseur de cet ensemble documentaire et comme promoteur d’un projet éditorial. Bien que son activité éditoriale se soit surtout concentrée sur le domaine proprement archéologique, elle compte aussi à son actif plusieurs publications historiques portant soit sur l’histoire ancienne, soit sur l’histoire du Mont-Liban ottoman. Deux périodes peuvent ici être distinguées. Au cours de la première, allant de l’Indépendance de 1943 jusqu’aux années 1960, la DGA a successivement publié un dîwân de Nicolas al-Turk, poète de cour de l’émir Bashîr II (1949), un ouvrage intitulé Beyrouth, ville romaine (1952), et des extraits du manuscrit de Mikhâ’îl Mishâqa (qui avait été lui aussi au service des émirs Shihâb) portant sur l’histoire du Mont-Liban (1955). Ces trois ouvrages inaugurent deux collections intitulées respectivement « villes libanaises » et « textes et documents historiques », qui n’ont cependant pas compté d’autres ouvrages que ces trois-là. De nouveau, les coordonnées de ces publications dessinent les contours d’un discours historique typiquement libaniste : les manuscrits publiés portent tous deux sur le Mont-Liban aux XVIIIe et XIXe siècles et émanent des cercles proches de la dynastie Shihâb, tandis que la capitale du Liban contemporain, moins aisément assimilable à la dynamique historique de la Montagne, est célébrée à travers son héritage antique. On retrouve dans ces ouvrages la patte particulière des spécialistes de l’université jésuite : le père René Mouterde pour l’histoire de la Beyrouth antique, et Fouad E. Boustany pour l’édition scientifique du dîwân de Nicolas al-Turk et pour la codirection, avec Maurice Chéhab, de la collection « textes et documents historiques ». Et c’est à Asad Rustum, assisté par son ancien élève et préposé de la DGA au palais de Beiteddine, Subhî Abû Shaqrâ, qu’a été confiée l’édition du manuscrit de Mishâqa.

Cette activité éditoriale apparaît en parfaite continuité avec celle qui avait été impulsée, pendant le Mandat, par la Direction de l’Instruction publique et des

27

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Arts (de laquelle dépendait le Service des Antiquités) et le Haut-Commissariat français, et qui avait donné lieu à l’édition par Fouad Boustany et Asad Rustum de deux chroniques portant sur le Mont-Liban à l’époque des émirs Fakhr al-dîn II et Bashîr II. L’Indépendance de 1943 ne semble donc pas avoir constitué une véritable rupture ni sur le plan des priorités éditoriales de la Direction des Antiquités, ni sur celui des personnalités scientifiques impliquées dans leur mise en œuvre. Pour des raisons restées inconnues, cette politique éditoriale a cependant été suspendue pendant plus de quinze ans. La polarisation accrue des milieux intellectuels entre tenants du nationalisme arabe et défenseurs de « l’idée libanaise », engendrant une contestation du parti-pris idéologique de certaines institutions publiques, ainsi que la tentative de rééquilibrage de la position de l’État entreprise au cours de la période chéhabiste28, n’ont peut-être pas été étrangères à ce silence éditorial de la DGA dans le domaine historique.

Il faudra attendre les années 1970 pour que la DGA renoue avec l’édition de sources historiques, en publiant en 1971 un manuscrit anonyme relatant… l’histoire des émirs Shihâb. Ont suivi deux autres publications, d’inégale ampleur : le journal de bord d’un Libanais anonyme ayant vécu à l’époque de la mutasarrifiyya (1973), puis les registres de la qâ’imaqâmiyya chrétienne, publiés en quatre volumes entre 1974 et 1979. Ces trois publications sont dues à un même éditeur scientifique, l’historien druze Selim Hichi, qui était à l’époque fonctionnaire de la DGA29. L’orientation

historiographique générale de ces publications ne diffère pas fondamentalement de celle qui avait été promue après l’Indépendance, bien que l’on puisse déceler dans leurs préfaces respectives une insistance toute particulière sur la coopération entre les communautés du Mont-Liban. L’innovation réside davantage dans le fait que la DGA, qui s’était contentée jusque-là de parrainer l’édition de manuscrits dont elle n’était pas elle-même propriétaire, inaugure ici la publication de ses propres documents d’archives.

28 Le chéhabisme désigne à la fois l’expérience politique inaugurée par l’accession à la

présidence de la République du général Fouad Chéhab, dans la foulée de l’insurrection de 1958, et l’ensemble de principes qui y a présidé. Tentative de réforme « par le haut » reposant sur un effort de planification économique et de restructuration administrative mâtiné d’interventionnisme social, le chéhabisme s’est donné pour objectif le renforcement de la cohésion nationale en mettant l’accent sur le développement des régions périphériques et sur la construction d’un Etat fort et intégrateur. Il est d’usage de considérer que l’expérience chéhabiste, poursuivie par le président Charles Hélou, a pris fin avec l’élection, en 1970, du président Sleiman Frangié.

29 Selim Hichi est aussi l’éditeur scientifique de cinq tomes de Correspondances sociales et économiques des zu`amâ’ du Mont-Liban (1600-1900), publiés entre 1979 et 1988. Auteur

d’une thèse de doctorat consacrée au chaykh Bashîr Joumblatt (allié puis rival de l’émir Bashîr II que ce dernier fit éliminer en 1825), puis d’une histoire de la famille Joumblatt, Selim Hichi aurait eu accès à ces documents au cours de ses recherches dans les archives de la famille. Sur la couverture du premier volume édité en 1979 figure une mention selon laquelle les archives publiées auraient été issues d’un don de la famille Joumblatt à la DGA. Cette mention disparaît cependant de la deuxième édition du même volume, publiée en 1981. Ce don n’est pas signalé dans l’aperçu de la collection présenté en 1974 par Maurice Chéhab, et le contexte politique postérieur à cette date fait apparaître un tel geste, de la part de la famille Joumblatt, rien moins qu’anodin. Selim Hichi, qui a probablement servi d’intermédiaire, aurait quitté la DGA en 1977 suite à un conflit avec Maurice Chéhab (I. Shbârû, `Ayn al-Mraysa :

safha mushriqa min târîkh Bayrût wa dawr watanî qawmî lâ yamût, Beyrouth, Dâr Misbâh

al-fikr, 2000, p. 707). Cela expliquerait pourquoi ces volumes, dont la préparation avait probablement commencé alors qu’il s’y trouvait toujours, aient finalement été publiés sans éditeur officiel. La suppression de la mention du don à la DGA lors de la seconde édition reste cependant à expliquer, et la présence des documents originaux dans les caisses restituées à confirmer.

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Un autre projet éditorial d’ampleur a été lancé au cours de la même période. Il s’agit de la publication des documents étrangers dont les copies microfilmées avaient été collectées par Adel Ismail. En 1974, un accord a été conclu entre ce dernier et la DGA, le chargeant personnellement de l’entreprise. Ayant créé pour ce faire sa propre maison d’édition, Adel Ismail entame l’année suivante la publication d’une collection de Documents diplomatiques et consulaires relatifs à l’histoire du Liban et des pays du Proche-Orient du XVIIe siècle à nos jours, dont quarante-quatre volumes sont publiés entre 1975 et 1996. Faisant l’objet d’une édition de prestige, ces volumes ne constituent pas seulement un outil d’érudition à destination des chercheurs. Achetés par l’Etat libanais qui les redistribue aux personnalités politiques et de la haute fonction publique, ils représentent une véritable entreprise de monumentalisation de l’histoire nationale, à l’image des monumenta historica publiés par nombre d’Etats-nations européens au XIXe siècle30.

Qu’il s’agisse des ouvrages édités par Hichi ou par Ismail, la DGA a adopté un mode de mise en valeur de sa collection d’archives par voie d’édition de recueils plutôt que par la publication d’études historiques réalisées à partir de ses fonds. L’édition de sources historiques, loin de n’être qu’une opération technique permettant la reproduction et la diffusion à plus large échelle d’un matériel archivistique donné, demeure un acte pleinement historiographique. Le choix des documents, la composition de l’ouvrage et les divers paratextes (préface, introductions historiques, titres, notes et commentaires, index, annexes, etc.) constituent autant de lieux d’une écriture de l’histoire qui ne se décline pas seulement sur le mode narratif. En promouvant la publication de ce type d’ouvrages, en son nom propre dans le cas des éditions de Selim Hichi ou sous forme sous-traitée dans celui des éditions d’Adel Ismail, la DGA participe bien de la production d’un discours historique qui, en l’occurrence, présente une homogénéité idéologique certaine même s’il émane, contrairement aux publications de la première période, d’auteurs musulmans31. Alors

que le rôle personnel joué par Maurice Chéhab dans la supervision de ces publications reste à peu près inconnu32, ni lui ni la DGA n’ont pourtant été pris explicitement à partie dans les controverses qu’ont suscitées certaines de ces publications : l’éditeur scientifique, assumant seul la responsabilité de ses éditions, a été le premier à être exposé aux critiques.

Raison d’Etat, éthique scientifique et guerre historiographique

A l’image de l’État libanais, la collection archivistique de la DGA a connu à partir de

30 O. Guyotjeannin, « Les grandes entreprises européennes d’édition de sources historiques

des années 1810 aux années 1860 », in B. Delmas et C. Nougaret (dir.), Archives et nations

dans l’Europe du XIXe siècle, Paris, Droz, 2004, pp. 135-170.

31 Preuve s’il est en que le critère confessionnel n’est pas la seule clé d’intelligence des

orientations historiographiques suivies par ces auteurs, tous deux fonctionnaires de l’Etat et tous deux originaires de la Montagne.

32

Concernant les publications de Selim Hichi, les témoignages d’anciens de la DGA tendent à établir que ce dernier travaillait sous l’autorité directe de Maurice Chéhab, mais sans que l’on soit en mesure de préciser quel type de contrôle celui-ci exerçait sur les publications. Il faut en outre considérer que les publications postérieures à 1975 ont paru en dépit de la fermeture des bureaux de la DGA, accréditant l’hypothèse d’un travail effectué en solitaire par Selim Hichi. Quant à Adel Ismail, il affirme que Maurice Chéhab a été impliqué, outre dans les discussions préliminaires définissant le format de la publication et les principes généraux y présidant, dans la sélection des documents à publier, qu’ils auraient effectuée conjointement (A. Ismail, op. cit., p. 72). Maurice Chéhab, qui avait préfacé le premier volume publié, n’a pris aucune position publique dans la controverse que la parution des volumes a soulevée (voir

infra), nous privant ainsi de toute information susceptible d’éclairer son rôle dans le processus éditorial.

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1975 une histoire faite de conflits et de déchirements. Cette histoire se décline sur les deux plans d’existence de ces archives, en tant qu’objets matériels qui, comme les autres artefacts possédés par la DGA et le Musée national, furent mis en danger par les développements du conflit armé sur le terrain, et en tant que produits éditoriaux, projetés comme presque toute production intellectuelle de l’époque dans l’arène du combat idéologique interlibanais.

Ce fut le cas pour certaines des publications de Selim Hichi, vivement critiquées, mais surtout pour les documents diplomatiques publiés par Adel Ismail, qui ont donné lieu à une vive polémique. Chronologiquement, les publications de ce dernier furent les premières soumises au feu de la critique. En février 1980, en effet, alors qu’une vingtaine de volumes avaient déjà été publiés, parut une Etude critique sur les documents diplomatiques et consulaires d’Adel Ismail signée par Antoine Hokayem, professeur d’histoire à l’Université Libanaise33. Hokayem, qui avait

lui-même consulté pour ses recherches les originaux de ces documents français, y procédait à une attaque en règle du travail éditorial d’Adel Ismail. La critique porte à la fois sur la sélection opérée dans la masse initiale de documents - que Hokayem considérait comme arbitraire, voire partiale -, sur les coupes non signalées effectuées dans les textes reproduits, sur la suppression, l’ajout ou la modification de certaines expressions (par exemple, « les chrétiens » changé en « les populations », « les ennemis des chrétiens » changé en « les Turcs », etc.)34.

Toute l’argumentation développée par Hokayem fut menée au nom de la « déontologie » (p. 10) que requiert la science. Disant s’être décidé à publier cette étude « par devoir envers [son] métier d’historien » (p. 9) et se défendant de toute logique politique ou confessionnelle, Antoine Hokayem se positionne du côté de la « recherche de la vérité », aussi douloureuse soit-elle, et questionne l’objectivité d’Ismail. Les efforts de Hokayem visant à placer son étude dans le cadre légitime de la controverse scientifique ont néanmoins été contredits par sa publication, deux mois plus tard, dans un quotidien affilié au parti phalangiste et par la virulente campagne de presse qui s’ensuivit.

L’année suivante, certaines publications de Selim Hichi furent à leur tour épinglées, l’affaire ne prenant pourtant pas les proportions polémiques du cas Ismail/Hokayem. Les critiques qui leur furent adressées, dans le cadre de deux recensions publiées conjointement dans la revue Panorama de l’actualité (revue elle aussi affiliée aux milieux phalangistes), en soulignaient surtout la faible qualité sur les plans technique et méthodologique35. Mais quelques indications laissées par leurs auteurs suggèrent aussi qu’ils suspectaient Selim Hichi d’avoir, à l’instar d’Adel Ismail, pris quelques libertés dans l’édition des textes. Jean Charaf remarquait ainsi que les documents du qâ’imaqâm chrétien reproduits dans les quatre volumes publiés ne portaient que sur les affaires financières, les différends personnels et les convenances sociales, bien qu’il doutât que les missions du qâ’imaqâm se fussent limitées à ces questions. Elias al-Qattar regrettait quant à lui, outre la sympathie affichée par Selim Hichi pour la

33

A. Hokayem, Etude critique sur les Documents diplomatiques et consulaires d’Adel Ismaïl, Beyrouth, s.e., 1980.

34 Pour un examen détaillé de la critique d’Antoine Hokayem et du déroulement ultérieur de la

polémique, voir C. Raymond, « Matière à controverse. La polémique autour de l’édition des

Documents diplomatiques et consulaires relatifs à l’histoire du Liban », Ateliers d’anthropologie, n˚ 36, 2012 [en ligne].

35 J. Charaf, « [recension de] Selim Hichi, Sijill muharrarât al-qâ’imaqâmiyya al-nasrâniyya fî

Jabal Lubnân », Panorama de l’actualité, n˚ 22, printemps 1981, pp. 53-55 ; E. al-Qattar, « [recension de] Selim Hichi, Al-murâsalât al-ijtimâ`iyya wa al-iqtisâdiyya li zu`amâ’ Jabal

Lubnân khilâl thalâtha qurûn (1600-1900) », Panorama de l’actualité, n˚ 22, printemps 1981,

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famille Joumblatt et son occultation du rôle joué par Saïd Joumblatt dans les massacres de 1860, le caractère désordonné et confus des recueils de correspondances publiés par Hichi, « laissant le lecteur dans le doute sur ce qu’il lit » (p. 58). Dans ces deux cas comme dans celui d’Ismail, l’attaque porte moins sur l’orientation historiographique explicitement exprimée par l’éditeur scientifique (sauf si celle-ci outrepassait définitivement le degré minimum d’impartialité apparente requis de la part de l’historien) que sur les interventions éditoriales affectant l’intégrité du fonds documentaire ou du document lui-même. Positionnant leur examen critique de ces publications sur le plan de l’exigence scientifique et de l’éthos professionnel de l’historien de métier, les auteurs récusèrent toute immixtion de considérations d’ordre politique, fussent-elle « les plus nobles »36 ou « purement humaines »37.

Ce ne fut qu’1998 qu’Adel Ismail, ayant pris sa retraite de la fonction publique, publia un ouvrage où il développait sa propre version des faits, répondant point par point aux critiques formulées par Hokayem. L’un des éléments intéressants pour mon propos réside dans son exposé du processus qui avait mené à la sélection des documents, Ismail insistant sur le fait que les choix et les coupes effectuées avaient été déterminés non par des considérations idéologiques ou confessionnelles mais au contraire par la volonté des autorités libanaises (Affaires étrangères et DGA) d’écarter tout élément susceptible d’attiser les tensions intercommunautaires. Le fait que le ministère des Affaires étrangères ait été impliqué dans la préparation de l’accord passé par la DGA avec Adel Ismail n’était en effet pas dû au seul fait que ce dernier fut diplomate : le caractère sensible de certains documents, dont l’ancienneté ne désamorçait point le potentiel explosif dans un contexte politique et communautaire particulièrement tendu, fondaient un intérêt public à la censure des documents. Apparaissant guidé par l’objectif de préservation de la paix civile, le ministre enjoignit Adel Ismail de supprimer tout élément susceptible de porter atteinte à « la dignité des personnes et leur vie privée, [à] l’inviolabilité [harâma] des religions et des confessions, [et aux] fiertés communautaires dont a souffert et souffre encore beaucoup le Liban »38.

Cette pratique d’épuration des documents tentant d’accommoder raison scientifique et raison d’État, loin de ne relever que de la conjoncture politique tendue des années 1970 et 1980, a connu plusieurs précédents tendant à l’ériger en norme de gestion des publications subventionnées par l’Etat. Parmi les publications de la DGA, l’édition du manuscrit de Mikhâ’îl Mishâqa par Asad Rustum et Subhî Abû Shaqrâ semble avoir été guidée par des préoccupations similaires. Intitulé initialement Al-jawâb `alâ iqtirâh al-ahbâb [Réponse à une suggestion des bien aimés], ce manuscrit a été publié en 1955 sous le titre Muntakhabât min al-jawâb `alâ iqtirâh al-ahbâb. D’après Wheeler Thackston Jr., qui a traduit l’intégralité de ces mémoires en 1988, ce sont des motifs d’ordre politique qui ont présidé au choix d’une édition sous forme de morceaux choisis (muntakhabât) - « suppressed from publication were all portions of the text that might have caused offense to any religious community in the Lebanon »39 - choix sur les raisons duquel les éditeurs restaient silencieux dans leur introduction du texte.

Ce procédé s’avère typique des limites imposées à l’érudition par des contraintes

36

A. Hokayem, op. cit.

37

E. al-Qattar, op. cit.

38 Lettre du ministre des Affaires étrangères, M. Fu’âd Naffâ`, adressée à Adel Ismail, en date

du 27 août 1974 (reproduite intégralement dans A. Ismail, op. cit., p. 62).

39

W. M. Thackston Jr., dans son introduction à M. Mishâqâ, Murder, Mayhem, Pillage and

Plunder. The History of the Lebanon in the 18th and 19th Centuries, New York, State

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politiques fortes tendant vers ce que l’on pourrait appeler une injonction coexistentialiste. Asad Rustum avait été le principal introducteur au Liban des normes techniques de l’édition dite critique ou scientifique, professant un idéal de respect des documents en rupture avec les pratiques littéraires de son temps40. Son œuvre ultérieure montre pourtant que d’autres normes, de nature politique, interviennent pour encadrer sa pratique éditoriale, le forçant à trouver des accommodements entre deux jeux de normes potentiellement incompatibles. Sa collaboration avec certaines autorités officielles (égyptiennes et libanaises) lui a certes facilité l’accès aux documents et aux ressources nécessaires pour les publier, mais dans le même temps elle a subordonné sa pratique éditoriale à des objectifs susceptibles de contredire son idéal méthodologique et l’a contraint à élaborer des compromis.

Les historiens qui se sont attaqués aux éditions d’Ismail ou de Hichi ont fait prévaloir une conception maximaliste de ce jeu de normes scientifiques et leur refus de toute compromission. Mais pour que leurs critiques prennent force d’évidence, il a fallu qu’intervienne une rupture profonde des conditions d’énonciation du discours historique au sein de la société libanaise. Le déchaînement de la violence à caractère confessionnel au cours de la « guerre de deux ans » (1975-1976) a en effet réactivé les mémoires communautaires druzes et maronites41, entraînant dans leur sillage la chute du « pacte de silence »42 frappant d’opprobre toute évocation du contentieux intercommunautaire résultant des affrontements meurtriers du XIXe siècle. Dans le contexte de la guerre civile, les impératifs de la coexistence ont perdu leur capacité d’encadrement du récit historique par l’imposition de tabous plus ou moins respectés par l’ensemble de la communauté historienne. Les conflits intercommunautaires du siècle précédent sont devenus l’un des topoï de la production intellectuelle de l’époque, s’incarnant notamment dans un mouvement continu de publication de sources historiques s’y rapportant43. Ce mouvement n’est

certes pas réductible à l’instrumentalisation de l’histoire par les acteurs du conflit, même si cette dimension fut présente dans un grand nombre des projets éditoriaux de cette période. Mais il participa de la guerre historiographique qui se joua parallèlement au conflit armé. Sur le plan des normes éditoriales mises en œuvre dans ces publications, deux orientations concomitantes mais divergentes peuvent être distinguées. D’un côté, certains ouvrages témoignent d’un affranchissement relatif des normes universitaires qu’un siècle d’édition de sources avait contribué à instaurer : on réédita à l’identique des éditions de qualité médiocre, sans révision de l’édition initiale ni apport éditorial quelconque. Il s’agit souvent là de produits éditoriaux issus des multiples maisons d’édition commerciales et/ou partisanes qui sont nées et ont proliféré dans le contexte chaotique des années de guerre. D’un autre côté, la confrontation entre universitaires se positionnant différemment sur l’échiquier politique et confessionnel a pu engendrer des usages stratégiques des

40 Asad Rustum, dans l’introduction de son premier recueil de sources arabes, s’en prenait

d’ailleurs à l’historien syrien Muhammad Kurd `Ali et à d’autres auteurs écrivant dans la revue de l’Académie arabe de Damas qui, en raison de considérations d’ordre littéraire et linguistique, n’hésitaient pas à corriger les textes des manuscrits qu’ils éditaient (A. Rustum,

op. cit., pp. 4-6). 41

Voir à ce propos les travaux de Dima De Clerck, en particulier D. De Clerck, « Histoire officielle et mémoires en conflit dans le Sud du Mont-Liban : les affrontements druzo-chrétiens du XIXe siècle », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n˚ 135,

2014, en ligne à : http://remmm.revues.org/8454

42 D’après l’expression employée par l’historien Paul Preston au sujet de la réconciliation

espagnole et repris par Marie-Claire Lavabre dans ses travaux sur la mémoire.

43 C. Raymond, « D’une guerre civile (à) l’autre. Les harakât de 1840-1860 dans

l’historiographie libanaise contemporaine », in F. Mermier, C. Varin (dir.), Mémoires de

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normes professionnelles poussant à l’inverse à produire des éditions de plus en plus soignées. Antoine Hokayem, Jean Charaf et Elias al-Qattar, trois principaux critiques évoqués ici, furent d’ailleurs les cofondateurs d’une maison d’édition se donnant pour spécialité l’édition de sources historiques. Le processus polémique enclenché autour des publications d’Adel Ismail a largement contribué à leur regain d’intérêt pour l’édition de documents d’archives, et la qualité scientifique de ces éditions a été à la fois enjeu et ressource dans ce processus polémique44.

En simplifiant à l’extrême sa teneur, la polémique entre Adel Ismail et Antoine Hokayem semble à bien des égards emblématique non seulement de cette « guerre sur l’histoire » (K. Salibi) qui a alimenté symboliquement la guerre civile, mais aussi de l’échec historique d’une certaine conception de l’État libanais. Les coupes et changements effectués se révèlent en effet essentiellement motivés par un désir d’euphémisation et de lissage des textes dans un esprit que d’aucuns n’ont pas hésité à qualifier de « culture du livre blanc »45. En introduisant maladroitement la raison d’État dans le champ historiographique, l’historien-diplomate et ses tutelles n’ont finalement pas pu éviter la polémique et les conséquences fâcheuses d’un mélange des genres qui, en cherchant à faire taire les documents au nom d’une coexistence libanaise mal en point, n’a réussi à remplir ni ses objectifs scientifiques d’accès à la connaissance, ni ses objectifs politiques de préservation du vivre-ensemble. Quant aux historiens critiques de ces pratiques, l’éthique scientifique rigoureuse au nom de laquelle ils sont intervenus publiquement s’est avérée constituer une ressource mise au service d’un projet historiographique non dénué, lui aussi, de considérations politiques. Dans la configuration du débat historiographique de l’époque, la vérité censée devenir scientifiquement accessible à travers les documents, celle d’une oppression historique des populations chrétiennes de la Montagne, se trouvait jouer en faveur du discours porté alors par l’une des parties en conflit. Il n’est donc guère surprenant que ce soit les historiens proches de cette partie qui se sont attelés à la critique d’éditions déterminées par un régime d’énonciation de l’histoire devenu obsolète.

Entre captation, restitution et délaissement : les caisses occultes

Lorsqu’Adel Ismail entreprit, à la fin des années 1990, de répondre aux critiques de ses détracteurs, il porta à leur encontre un certain nombre d’accusations qui replacent la lecture de la polémique dans un cadre confessionnel : toute la campagne aurait selon lui été orchestrée par un groupe de personnes, « les moines et leurs amis »46, qui n’auraient eu de cesse de s’opposer à un projet confié à un musulman alors qu’ils se considéraient, en tant que maronites, comme les seuls dépositaires légitimes de la mémoire historique libanaise. Frisant parfois la théorie du complot, la charge d’Adel Ismail repose sur une série d’épisodes (tentatives de pression, démarches entreprises au plus haut niveau de l’Etat, campagnes de presse, tentatives d’infiltration de son équipe de travail, etc.) impliquant des moines de l’Université de Kaslik, des historiens de la section Est de l’Université Libanaise, voire des responsables miliciens47. Ismail relate notamment qu’en 1976, un chef de

44

C. Raymond, « Matière à controverse. La polémique autour de l’édition des Documents

diplomatiques et consulaires relatifs à l’histoire du Liban », op. cit. 45

Les livres dits « de couleur » (blanc au Royaume-Uni et en Allemagne, jaune en France, orange en Russie…) désignent des recueils officiels de documents, essentiellement diplomatiques, produits et publiés au moment ou à la suite d’une crise afin de rendre compte, de manière en général favorable, de la politique extérieure de l’Etat considéré.

46

A. Ismail, op. cit., p. 76.

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guerre serait venu à une heure avancée de la nuit chez Maurice Chéhab, qui résidait dans l’enceinte du Musée National et des bureaux de la DGA, accompagné d’un moine « intéressé par l’histoire du Liban » et d’hommes en armes. Ils auraient affirmé détenir des informations selon lesquelles un groupe armé allait venir de Beyrouth-Ouest pour voler les pièces de valeur du Musée et lui auraient demandé en conséquence de leur en remettre certaines, parmi lesquelles les microfilms des archives diplomatiques, en promettant de les rendre à la DGA après les combats. L’émir Maurice aurait fermement refusé cette proposition – dont Adel Ismail laisse entendre qu’elle visait en fait à prendre possession de ces documents sous de faux prétextes – et les microfilms seraient restés au Musée48. Cet épisode a été implicitement confirmé par Antoine Hokayem lui-même dans l’ouvrage publié en 1998 en réponse à la relance de la polémique par Adel Ismail. Mais il y précisa que, d’après les informations qu’il avait pu recueillir, la manœuvre aurait eu pour but non pas de récupérer les microfilms, dont les originaux restaient de toute façon disponibles en Europe, mais de mettre en lieux sûrs les archives de la qâ'imaqâmiyya et de la mutasarrifiyya, documents originaux uniques dont la perte aurait été inestimable49. La distinction entre originaux et copies, non signifiante lorsque la collection d’archives de la DGA n’était appréhendée que comme matériau historiographique, est donc réactivée dans une situation où l’objet archive devient la cible d’une tentative présumée de vol ou de captation de la part de chacune des parties au conflit. Sa valeur ne découle plus des seules données historiques dont elle est le support mais redevient essentiellement déterminée par son caractère d’artefact singulier.

A la suite de cet épisode et en raison, plus généralement, de l’emplacement du Musée National et des bureaux attenants de la DGA sur la ligne de démarcation entre les secteurs Est et Ouest d’une Beyrouth en guerre, Maurice Chéhab prit diverses mesures nécessaires à la protection des collections archéologiques du Musée et de la collection d’archives de la DGA. En ce qui concerne cette dernière, il décida son déplacement, en toute discrétion, vers le palais de Beiteddine, dans le Chouf, cette région ayant été jusque-là épargnée par le conflit. S’y trouvaient déjà les registres de la mutasarrifiyya, qui étaient restés entreposés là même où le Conseil administratif avait pris l’habitude de siéger en été50

. Ce palais, construit par le célèbre aïeul de Maurice Chéhab, l’émir Bashîr II, avait été classé monument historique en 1934 et le Service des Antiquités chargé de sa restauration. Mais c’est surtout après 1943 que le palais de Beiteddine est devenu l’objet de l’attention publique, tout d’abord en tant que symbole du Liban nouvellement indépendant : le président de la République Béchara al-Khoury en fit sa résidence d’été officielle et y fit rapatrier en 1947 la dépouille de Bashîr II, mort en exil à Istanbul. Puis le palais a bénéficié dans les années 1960 de la convergence de préoccupations liées à la mise en valeur d’un patrimoine considéré comme « typiquement libanais » et d’autres

confessionnellement dès 1976 en fonction de la ligne de démarcation partageant la partie Ouest et la partie Est de la capitale. L’Université Saint-Esprit de Kaslik (USEK) est une université catholique privée fondée par les moines de l’Ordre Libanais Maronite en 1961 ; elle a accueilli en 1975 le siège du premier Front Libanais, coalition des partis politiques chrétiens opposés aux Palestiniens et à leurs alliés libanais du Mouvement National.

48

A. Ismail, ibid.

49

A. Hokayem, Manhajiyya `Adil Ismâ`îl fî nashr al-wathâ’iq al-diblûmâsiyya wa al-qunsuliyya.

Dirâsa taqwîmiyya [La méthodologie d’Adel Ismail dans l’édition des documents diplomatiques et consulaires. Etude évaluatrice], Beyrouth, Editions universitaires du Liban, 1998, p. 149.

50 Dominique Chevallier signala qu’au moment où il publiait son livre sur la société du

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