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Les rapports entre la communication de l'État et la communication européenne

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Academic year: 2021

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Les rapports entre la

communication de l'État et la communication européenne

Mathieu FUSI

À partir de corpus de communications (interviews, discours, conférences de presse) de l’exécutif français, mais aussi de l’exécutif européen (en plus petit nombre), de nombreuses réflexions nous sont venues sur les rapports entre communication de l’État et communication européenne. Les différents éléments présents dans ce texte sont une présentation de ces réflexions ou plutôt une ébauche de réflexion, encore trop abstraite et qui mériterait d’être complétée, vérifiée, modifiée par un travail de terrain plus conséquent1. Nous proposons alors ici, sans prétention, quelques idées qui pourraient expliquer les raisons d’un monopole symbolique, toujours aux mains de l’État, qui pourrait se vérifier justement par les rapports entre communication européenne et communication de l’État pendant une crise financière internationale.

Précisions méthodologiques et épistémologiques sur les analyses de corpus

Il ne faut pas, selon nous, faire une analyse de corpus sans prendre la peine de contextualiser. Une communication n’intervient pas sans être liée à un contexte historique et social. Le Président français qui s’exprime sur la Crise des Subprimes en 2007 n’est pas le Président thaïlandais qui s’exprime sur la Crise asiatique en 1997. Nous allons alors voir rapidement ces contextes pour l’Union européenne et la France durant les trois crises financières internationales que nous avons choisies ; à savoir le Krach boursier de 1987, la Crise asiatique de 1997-1998, la Crise des Subprimes de 2007-2008.

Pour le Krach boursier de 1987, l’Union européenne n’existe pas encore, elle est toujours en construction. Les acteurs européens vantent déjà beaucoup le Grand marché à venir en 1992 avec le traité de Maastricht. Cette crise intervient tout juste après la signature de l’Acte unique européen (AUE) en 1986, préparant l’Union Économique et Monétaire (UEM). L’AUE est même considéré par P. Magnette2 comme un tournant libéral pour l’Europe politique. Pour la Crise asiatique de 1997-1998, la grande échéance pour l’Union européenne est sans aucun doute la monnaie

1 Le corpus de notre thèse portant sur les communications des membres de l’exécutif français est beaucoup plus conséquent. Un travail de complément a été fait pour une communication dans un séminaire en sciences de l’information et la communication. Les corpus complémentaires portés sur les communications de l’exécutif européen, ainsi qu’un corpus de comparaison entre les communications de l’exécutif français et l’exécutif européen quand les deux étaient présents au même endroit.

2 MAGNETTE Paul, Le régime politique de l’Union européenne. Paris : Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 2009, 318 p. (Références. Gouvernances)

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commune, l’Euro. C’est aussi pour la Commission européenne un scandale qui a abouti à la démission collective de la Commission Santer en 1999 (on doit malheureusement ce scandale à la commissaire française Édith Cresson). Ce scandale doit être pris en compte car il peut expliquer que la Commission européenne aurait pu être plus interrogée sur cet événement plutôt que sur la crise financière en cours à cette époque. Pour la Crise des Subprimes, le Traité de Lisbonne est l’objectif le plus important pour une Union européenne dite « en crise » après le rejet de la Constitution européenne en 20053.

En ce qui concerne la France, nous pouvons bien sûr relier les contextes décrits plus haut à celle-ci.

En effet, la France prend part à l’Union européenne, il ne fait donc aucun doute quant à son engagement déterminant – en tous cas par les membres de l’exécutif – dans les « projets » politiques et économiques européens. Il existe alors une correspondance entre ces contextes européens et les contextes nationaux français. Dans ce cas, nous pouvons plutôt éclairer sur ce qui transparaît au travers de ces trois crises financières internationales comme faisant partie du contexte, et cela au premier plan. Tout d’abord, la France est engagée dans un processus social d’intégration, décrit par N. Elias4 ; soit après l’unité politique formée par l’État-nation, une unité politique supérieure, l’Union européenne. N. Elias avait déjà perçu les difficultés sociales de cette intégration à travers le refus des individus, attachés à l’État-Nation. Mais au niveau politique les difficultés sont nombreuses également, comme en témoigne à l’heure actuelle le débat entre les souverainistes et les fédéralistes par exemple, que l’on retrouve dans les deux stratégies de construction européenne, soit l’intégration et la coopération5. Dans ces difficultés politiques, nous pouvons voir un paradoxe pour l’exécutif français soutenant un projet supranational qui le prive de pouvoirs de contrôle.

Ensuite, dans ces trois crises financières internationales est mise en lumière la finance déréglementée, résultat d’une politique néo-libérale paradoxale d’un point de vue politique. Pour P.

Bourdieu6, très engagé vers la fin de sa carrière et (malheureusement) de sa vie – donc un P.

Bourdieu qui assume entièrement la non-neutralité de la science –, ces politiques néo-libérales sont des politiques de dépolitisation. Et celles-ci vont de pair avec la construction européenne, car dans le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui fait partie du Traité de Rome de 1957, il est écrit « Les États membres et l’Union agissent dans le respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre »7. Au final, c’est également un paradoxe, car cette finance déréglementée, libre en quelque sorte, a toujours besoin de l’État dans les moments durs.

Nous aimerions finir sur deux précisions terminologiques d’importance, puisque participant à notre réflexion. Premièrement, nous ne comparons pas l’exécutif français et l’exécutif européen, étant donné que les deux ne sont pas du tout les mêmes. Nous prenons seulement des « définitions

3 MAGNETTE Paul, WEYEMBERGH Anne, « Introduction » IN : MAGNETTE Paul, WEYEMBERGH Anne (dir.), L’Union européenne : la fin d’une crise ? Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles, 2008, pp. 7-12 (Institut d’Études Européennes)

4 ELIAS Norbert, La société des individus. Paris : Pocket, 1997, 301 p. (Agora)

5 QUERMONNE Jean-Louis, Le système politique de l’Union européenne. Paris : Montchrestien – Lextenso, 2010, 158 p. (Clefs. Politique)

6 BOURDIEU Pierre, Contre-feux 2. Pour un mouvement social européen. Paris : Raisons d'agir, 2001, 108 p.

7 Article 120 ; https://www.google.fr/url?

sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=2&sqi=2&ved=0ahUKEwioyZbY5LzQAhVMOxQKHRadA2cQFggiM AE&url=https%3A%2F%2Fe-justice.europa.eu%2FfileDownload.do%3Fid%3D3f92c4d9-e9ac-4887-b625- 2d813aa6ba36&usg=AFQjCNEbsH7htqtiUd-n-9F42GyDhhWDXA&bvm=bv.139250283,d.d24&cad=rja (consulté en novembre 2016)

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institutionnelles » comme point de départ ; autrement dit l’exécutif français est composé du gouvernement et de la présidence ; l’exécutif européen est la Commission européenne8 ainsi que le Conseil. Toutefois, ce Conseil est constitué par des acteurs politiques nationaux mais nous cherchons à réfléchir sur les acteurs politiques européens, d’où notre concentration sur la Commission européenne. Secondement, nous parlons de communication européenne au sens le plus simple, c’est-à-dire la communication émanant des institutions politiques européennes. On ne peut alors réduire la communication européenne à la communication de la Commission. Seulement, afin d’éviter une écriture trop lourde (en écrivant par exemple communication de la Commission européenne et Commission européenne dans la même phrase), nous écrirons parfois communication européenne et il faudra la comprendre comme communication de la Commission européenne, institution qui a une importance très élevée par ailleurs, car elle est l’organe moteur de l’intégration européenne9.

Incompatibilité de la communication européenne avec le monopole de la représentation de l’État

Il existe en France un monopole professionnel de la représentation de l’État. C’est déjà un parallèle entre la théorie des deux corps d’E. Kantorowicz10, qui explique que le Roi incarne le corps politique de la nation française, et le système politique français actuel où les ministres et le Président de la République incarnent l’État français. C’est-à-dire qu’ils le représentent comme s’ils étaient l’État. Ce type de représentation est une représentation-incarnation, au-delà de la « simple » représentation-mandat11. Pour résumer, c’est l’incarnation d'un principe juridico-politique de délégation de la souveraineté au travers des élections mais aussi un principe symbolique implicite qui légitime l’ordre politique, et donc une domination, celle de l’État.

La Commission européenne en revanche ne représente, ni n’incarne un État. Elle peut en revanche être mandaté pour représenter l’Union européenne, mais elle ne l’incarne pas, même s’il est considéré comme l’exécutif européen. La communication européenne est donc incompatible avec le monopole de la représentation de l’État. Nos résultats montrent une absence très intéressante.

Pendant la crise asiatique, moins grave des trois crises pour la France, le président de la Commission, Jacques Santer, ne vient pas une seule fois s’exprimer sur le sujet en France. Peut-être est-ce à cause du scandale que nous avons évoqué plus haut. En tous cas, cette communication de l’État qui se fait tous les jours par l’exécutif français n’existerait pas pour la communication européenne, même si le sujet est assez grave comme une crise financière internationale.

Dès lors, d’un point de vue structurel, politiquement, la communication européenne bute sur la communication de l’État. On peut imaginer que la question principale pour la Commission

8 MAGNETTE Paul, L’Europe, l’État et la démocratie : le souverain apprivoisé. Bruxelles : Éditions Complexe, 2000, 261 p. (Études européennes)

9 ZARKA Jean-Claude, L’essentiel des institutions de l’Union européenne. Issy-les-Moulinuex : Gualino-Lextenson, 2014, 158 p. (Les Carrés. Droit, science politique)

10 KANTOROWICZ Ernst Hartwig, Les deux corps du roi. Paris : Gallimard, 1989, 638 p. (Bibliothèque des histoires)

11 SINTOMER Yves, « Les sens de la représentation politique : usages et mésusages d'une notion » [Document en ligne] Raisons politiques, n°50, 2013, volume 2, pp 13-34. Disponible sur : http://www.cairn.info/revue-raisons- politiques-2013-2-page-5.htm (consulté en mai 2016)

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européenne est la suivante ; comment représenter, au niveau mandataire comme au niveau

« d’incarnation » l’État, quand on a en face un monopole intact ? Dans nos résultats, ce fait s’exprimerait aussi par la faible mention des capacités d’intervention de l’État pendant les trois crises financières internationales. Autrement dit, la Commission européenne vante très peu voire pas du tout les actions de l’État pour gérer la crise, alors qu’il est un partenaire indispensable, même si l’exécutif européen parle souvent des acteurs politiques nationaux.

Accompagnement par la communication de l’État de la communication européenne

Cette incompatibilité que nous venons de soulever ne signifie pas du tout que la politique européenne n’arrive jamais en France. Déjà cela dépend de la nationalité du président de la Commission. Jacques Delors, président en 1987, intervient plus dans les médias français que José Manuel Barroso, président en 2007-2008. Il faut plutôt relever la dépendance du champ – au sens bourdieusien – politique européen vis-à-vis du champ politique national. Autrement dit nous pouvons poser la question de l’existence d’un système d’élites supranationales qui peuvent se détacher entièrement des intérêts nationaux12. Dans nos résultats, nous pouvons notamment voir par exemple que les présidents de la Commission, pour le Krach Boursier de 1987 et la Crise des Subprimes, font plus mention aux acteurs politiques nationaux que les membres de l’exécutif français font mention aux acteurs politiques européens. Ces différences dans les mentions souligneraient une contrainte de comparaison pour l’exécutif européen ou un emprunt symbolique à l’autorité de l’exécutif français pour se justifier ou expliquer, un peu comme s’il y avait un rattachement constant au champ politique national, alors que la tendance inverse n’existerait pas. Ce sont bien entendu des hypothèses à creuser. En tous cas nous pouvons donner les exemples, avec notre corpus sur le Krach boursier de 1987, où Jacques Delors se réfère très souvent aux acteurs politiques nationaux et pareillement pour José Manuel Barroso, mais un peu moins.

L’accompagnement par la communication de l’État de la communication européenne se démontre également dans les sommets internationaux – le nom l’indique dans un premier temps, il ne s’agit pas de sommets « intersupranationaux » – où les deux exécutifs sont présents. On pourrait penser l’inverse alors ; c’est la communication de l’État qui est accompagnée par la communication européenne. Cependant, ne serait-ce qu’au niveau médiatique, la présence du chef de l’État français semblerait plus « intéressante » pour les médias. Dans les conférences de presse conjointes, présentes dans nos corpus, les questions des journalistes sont le plus souvent adressées au Président français qu’au président de la Commission européenne. Au niveau des citoyens, nous pourrions penser qu’ils ont plus de chance de s’identifier au premier, de comprendre ses missions et ses objectifs que ceux du second.

Ensuite, les « routines » – à comprendre comme une habitude de faire entraînant une maîtrise et une certaine rationalité dans les pratiques – de communication, d’après nos résultats, sont très ressemblantes entre les deux exécutifs, ce qui renforce cet effet d’accompagnement. Ces routines partagent une forme promotionnelle envers l’État ou l’Union européenne, l’absence ou la quasi-

12 Question abordée par GEORGAKAKIS Didier (dir.), Le champ de l’eurocratie : une sociologie politique du personnel de l’UE. Paris : Economica, 2012, 356 p. (Études Politiques)

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absence d’une pédagogie – autrement dit pas ou peu d’explications sur la crise ou si ce ne sont les conséquences –, très peu de discours qui incriminent (Sarkozy ayant été le plus « violent » avec ses remontrances contre le capitalisme immoral en 2008). Nous pouvons noter les réactions moins policées de la part de Jacques Delors, ce dernier n’hésitant pas à « gronder » les chefs d’État européens après l’échec du Sommet de Copenhague « il a manqué que les chefs d’État et de gouvernement, au lieu de se plaindre, de discuter du détails, aient mis de l’ordre dans leur maison, donner des instructions à leurs ministres, et à ce moment là ils n’auraient eu à se prononcer que sur les 4 ou 5 options qui forment l’essentiel de mes propositions »13. En parallèle, en 2008, José Manuel Barroso est bien plus mesuré et se refuse à critiquer ouvertement les chefs d’État (exemple RTL)14. Il semble surtout obsédé par la construction européenne, et non pas tellement par la gestion de la crise en France, comme s’il n’avait pas vraiment à intervenir. Cela dépendre de la personnalité plus que d’une évolution politique.

Il reste maintenant à souligner que cet accompagnement ne signifie pas non plus que les deux communications partagent exactement les mêmes enjeux. Rappelons que les deux exécutifs occupent des positions différentes et c’est le plus clair dans la comparaison entre des conférences de presse communes pendant la Crise des Subprimes. Dans un premier temps, l’exécutif français vante plus l’État, et l’exécutif européen vante plus l’Union européenne. Dans un deuxième temps, l’exécutif français semblerait avoir plus à jouer sur la « scène partagée mondiale » – la politique qui est joué au niveau mondial, comme dans les sommets des G par exemple –, en tant qu’il incarne vraiment l’État français, alors que l’exécutif européen est au mieux un représentant mandaté. Dans un troisième temps, pour les communications qui ont lieu en dehors de la France, l’État est moins vanté par l’exécutif français, soulignant ici que le crédit politique (auprès des citoyens et des concurrents) est moins important à retirer sur la « scène partagée mondiale ». En somme, l’exécutif n’a pas à se soucier des électeurs. Il s’agit clairement d’un impératif moins fort.

Rôle de traduction de la communication de l’État

Si la politique européenne ne se déroule pas sur la scène politique nationale, elle a besoin d’une traduction pour exister. Par exemple, pendant la Crise des Subprimes, Christine Lagarde, ministre des Finances, et Éric Woerth, ministre du Budget, font des conférences de presse pour expliquer le plan de sauvetage des banques, décidé au niveau européen. Pendant la Crise Asiatique, ce sont toutes les fois où l’exécutif français explique que l’Euro est nécessaire et qu’il nous a protégé de la crise. Pendant le Krach boursier de 1987, ce sont aussi toutes les fois où l’exécutif français prône un approfondissement du système monétaire européen. En bref, la politique européenne nécessite une mise en scène nationale et réappropriation nationale, dont la forme ultime reste le référendum. Une traduction qui pourrait même se démontrer quand sur la scène européenne partagée, l’exécutif européen est là mais ne s’exprime pas – nous avons toutefois un seul exemple dans notre corpus.

Nos résultats montrent aussi que la communication de l’État, que ça soit sur la scène européenne partagée ou la scène nationale, vante souvent les actions de l’Union européenne. Nos résultats

13 Interview donnée par Jacques Delors à Antenne le 06/11/1987 ; disponible et consulté sur les serveurs de l’INA.

14 Interview donnée par José Manuel Barroso à LCI et RTL le 30/11/2008; disponible et consulté sur les serveurs de l’INA

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montrent une franche progression entre la première et les deux crises suivantes. Peut-être est parce que l’Union européenne n’existait pas et que le projet politique ne faisait pas encore l’objet d’une adhésion aussi forte. Mais aussi, pour nous, cela pourrait s’expliquer par une prise de conscience et une affirmation de la part de l’exécutif français que, pour une partie, la politique et le politique nationaux sont devenus européens.

Plus pratiquement, il ne faut pas oublier la traduction littérale, figurée par un problème de langue.

Le Français n’est pas la langue officielle de l’Union européenne. À niveau symbolique, il ne faut pas non plus sous-estimer la traduction culturelle, qui correspondrait à une adaptation à l’imaginaire français.

Entre la scène politique partagée au niveau européen et la scène politique nationale : l’exemplarité des crises financières internationales

Il nous faut commencer cette partie en expliquant différentes notions que nous utilisons. Précisons avant tout que cette partie est certainement la plus abstraite et, par là, la plus sujette à être critiquée – nous ne demandons pas autre chose par ailleurs. En effet, elle repose, rappelons le, sur une ébauche de terrain et fait appel à l’intuition en même temps qu’une déduction logique, bien incomplète. Nous voulons ici reconnaître, avec P. Bourdieu15, le rôle de l’intuition dans l’impulsion de la recherche scientifique ; rôle nécessitant évidemment, une « rupture », d’après le sociologue français, pour formuler des hypothèses qui permettront de répondre aux questions suscitées par l’intuition.

Par scène politique partagée au niveau européen, nous entendons toute la politique dans l’Europe politique mise en scène, que ça soit les décisions prises, les différents exprimées de manière explicite ou non, les négociations en cours ou les idéologies sous-jacentes. La scène souligne l’existence d’un lieu physique détaché des nations – donc reconnu explicitement comme dépassant ce cadre national – où cette politique, à laquelle prennent part à la fois l’Union européenne et ses institutions supranationales, à la fois l’État français et ses institutions nationales, se déroule de façon publique et cela principalement au travers de la communication et en présence des médias. La scène politique nationale a la même définition, à la différence qu’elle existe au niveau national. La scène politique partagée au niveau mondial a également la même définition, sauf qu’elle n’implique pas un lieu qui est détaché du niveau national – il n’existe pas, à proprement parler, de lieu supranational, à part peut-être les locaux de l’ONU –, mais plutôt un lieu rassemblant une négociation pour mener des politiques mondiales ou, plus exactement, partagées par différents nations.

Nous pouvons maintenant aborder les éléments qui sont apparus à l’analyse des corpus que nous avons constitués. Les crises financières internationales ne peuvent se régler seul pour l’État et il ne fait aucun doute que celui-ci a besoin du niveau international et du niveau supranational. Par ailleurs, l’Union européenne ne peut elle aussi régler seule ces crises, mais en tant que gardienne des traités, et surtout du grand marché, elle doit surveiller les agissements des États qui, pour

15 BOURDIEU Pierre, Homo academicus. Paris : les Éditions de Minuit, 1992, 317 p.

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résoudre la crise, peuvent avoir des attitudes qui nuiraient à la libre concurrence. Ce fut le cas par exemple pendant la Crise des Subprimes où le président de la Commission européenne bloqua des plans de soutien aux banques au prétexte que cela porterait atteinte la libre concurrence dans le secteur bancaire. De ce fait, les rapports entre scène politique partagée et scène politique nationale sont mis en évidence, que ça soit au niveau européen ou au niveau mondial.

La coexistence des différentes scènes politiques ne se fait pas sans heurt ou lutte. Nous pouvons émettre l’hypothèse d’une concurrence entre la scène partagée mondiale et la scène partagée européenne. Au fils des trois crises, cette concurrence semblerait, d’après nos corpus, basculer en faveur de l’Union européenne. En effet, les membres de l’exécutif français citent plus souvent cette institution supranationale comme un collaborateur qu’une autre, comme le Fonds Monétaire Internationale ou le G7 par exemple. En réalité, nous pensons que l’Union européenne fait partie du quotidien de la scène politique nationale, une tendance qui s’est renforcée de plus en plus. Toujours est-il que l’exécutif français semblerait n’avoir pas tout « à jouer » sur la scène partagée européenne, c’est-à-dire que la compétition et la négociation politiques (que ça soit pour l’imposition d’une vision, définition bourdieusienne de la politique16, ou la mise en œuvre de décisions) ne peut se dérouler uniquement au niveau européen. Il vise dès lors la scène partagée mondiale, ce que pourrait moins faire l’exécutif européen car il ne représente pas, au sens d’incarner, l’Union européenne, même s’il existe toujours le soucis chez le président de la Commission de la place de l’Union européenne à l’international.

Cette concurrence pourrait témoigner d’une lutte pour l’hégémonie entre États. Nos résultats montrent déjà ce soucis constant de l’exécutif français de vanter l’État. Bien entendu, cette promotion est un bénéfice pour eux, mais ils ont aussi tout intérêt à assurer une position dominante à la France. Cependant, nous pouvons considérer que l’exécutif français se trouve contraint d’aller jouer au-delà de la politique européenne, sur la scène partagée mondiale, puisque, comme nous l’avons dit, ces crises financières internationales n’ont pas de solution uniquement nationale. Ce secteur déréglementé, fortement investi hors des cadres nationaux en plus des cadres législatifs, poussent l’exécutif français à aller chercher des solutions au-delà du champ politique national et européen, et donc il ne joue pas que sur la scène politique européenne partagée et la scène politique nationale. Nous retrouvons ici une description tout à fait adéquate d’une configuration inter-étatique éliasienne17, où la participation à cette lutte pour l’hégémonie entraîne l’entretien de relations de concurrence entre États et où l’arrêt de cette participation revient à admettre la défaite, donc à se faire un dominé. Si nous suivons la théorie du sociologue allemand, cette situation est accentuée par un « double lien » (ou double contrainte comme il reprend le terme à G. Bateson18), consistant en un cercle vicieux. Il se manifeste par un accroissement de l’investissement dans la lutte pour sortir vainqueur, si tant est que cela soit possible, du fait que le concurrent accroît lui aussi son investissement. La France, par l’intermédiaire de ses représentants-incarnant, ne pourrait faire autrement que de prendre part à une compétition entre États, dans laquelle, nous dirions, se nouent à la fois des relations concurrentes mais aussi des relations de coopération dans ce qui est appelée la

16 BOURDIEU Pierre, « la représentation politique [éléments pour une théorie du champ politique] » [Document en ligne] Actes de la recherche en sciences sociales, 36-37, 1981, p. 18. Disponible sur : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1981_num_36_1_2105 (consulté en août 2014)

17 ELIAS Norbert, Engagement et distanciation. Paris : Pocket, 1995, 258 p. (Agora)

18 WATZLAWICK Paul et al., Une logique de la communication. Paris : Seuil , 1972, 320 p. (Points Essais).

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« mondialisation » ou la « globalisation ». Les membres de l’exécutif français auraient dès lors l’impératif de ne pas se retirer de la lutte, synonyme de défaite, et de chercher une position de pouvoir à la France, étant donné qu’il faut prendre part à cette lutte.

Le deuxième point que nous voulons évoquer, beaucoup plus brièvement, par rapport à nos analyses concerne la complétion de la scène politique européenne et de la scène politique nationale par la scène politique partagée au niveau européen. En effet, si la communication de l’État laisse voir que l’exécutif français conçoit le système politique comme tendant en partie vers ce niveau supranational, et si la communication européenne se fait accompagner et a besoin du rôle de traduction, alors les deux scènes sont complétées par la scène partagée européenne. Pour les crises financières internationales, cela serait clair quand les négociations sont portées sur cette scène, notamment pour la dernière crise où l’exemple le plus frappant est la répétition de « sommets européens » ou de réunions pour sauver le système bancaire européen puis relancer la croissance européenne. Il y aurait ainsi un effet de complétion avec la nécessité pour la politique européenne (possédant sa propre scène) et la politique nationale (possédant sa propre scène) de se retrouver sur une scène partagée afin d’exprimer publiquement le gouvernement politique de l’Union, gouvernement qui a, sans discussion possible et logiquement (surtout dans le cas de l’Union européenne), des effets sur le politique. Plus simplement, d’un côté l’exécutif français reçoit des consignes à mettre en œuvre de la part de l’Union européenne et les accords ou désaccords éventuels ne sont pas uniquement discutés sur la scène nationale. D’un autre côté, l’exécutif européen ne peut faire de la politique « seule dans son coin », ne serait-ce que pour éviter les accusations d’autoritarisme.

Conclusion : monopole symbolique toujours aux mains de l’État

En guise de conclusion, nous voulons proposer une ouverture sur les monopoles de capitaux étatiques. Cette course au monopole19 commence au Moyen-Âge avec la constitution d’une famille royale dominante. Les différents capitaux, définis par P. Bourdieu20, sont les capitaux de force physique, économique, informationnel et symbolique. Il faut faire ici attention car cette notion de capital nous rapproche de la science économique. Il ne faudrait donc pas poser la réflexion de cette science sur notre objet de recherche, ce qui consiste surtout à ignorer les mécanismes sociaux en jeu21. P. Bourdieu22 critique effectivement l’économie pour son ignorance ou plus exactement son extraction des pratiques économiques de l’ordre social. Dès lors, quand nous parlons de capitaux, nous ne les comprenons pas comme des possessions à mettre à la discrétion d’un acteur qui peut les utiliser comme il le souhaite dans le but de les fructifier. Un capital d’État, bénéficiant d’un monopole, est une forme matérielle et symbolique de la domination de l’État, reposant sur des

19 ELIAS Norbert, La dynamique de l'occident. Paris : Presses pocket, 2003, 320 p. (Agora)

20 BOURDIEU Pierre, « Esprits d'État. Genèse et structure du champ bureaucratique » [Document en ligne] Actes de la recherche en sciences sociales, 1993, volume 96-97, pp. 49-62. Disponible sur : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1993_num_96_1_3040 (consulté en mars 2015)

21 PASSERON Jean-Claude, « L’inflation des diplômes. Remarques sur l’usage de quelques concepts analogiques en sociologie » [Document en ligne] Revue française de sociologie, n° 23, 1982, pp. 551-584. Disponible sur : http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1982_num_23_4_3604 (consulté en novembre 2016)

22 BOURDIEU Pierre, Les structures sociales de l'économie. Paris : Éditions du Seuil, 2000, 289 p. (Liber)

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manifestations et des expression légitimes et légitimantes de son utilisation. Autrement dit, un Président ne peut pas user du monopole du capital de force physique ou, le monopole légitime de la violence d’après la terminologie plus connu de M. Weber23, comme il le souhaite. On ne peut imaginer l’actuel Président François Hollande commander à l’armée d’assassiner tous ses opposants.

Dans la situation actuelle de l’État français, ces monopoles sont disputés par l’Union européenne.

Ils ne le sont pas dans leur intégralité, si l’on utilise les définitions de P. Bourdieu des différents capitaux. En effet, en ce qui concerne le capital économique, ce n’est pas l’Union européenne ou l’une de ses institutions qui vient prélever les impôts. En revanche, c’est bien l’utilisation de ce capital qui est discutée par l’Union européenne, utilisation que nous pouvons qualifier même dépendante de celle-ci. Par exemple, l’exécutif français, dans le cadre de sa politique budgétaire doit un respecter un principe dit de « discipline budgétaire » d’après le Pacte de Stabilité et de Croissance24. Toutefois, il existe un monopole de capital qui lui, même s’il est disputé, est toujours entier. Il s’agit du monopole symbolique. Pour P. Bourdieu25, ce monopole est particulièrement fondateur et moteur dans la constitution de l’État et son maintien. Il explique la légitimité des monopoles de capitaux économique, de force physique et informationnel, tout particulièrement parce qu’il les légitime.

Ce que nous montreraient nos analyses de corpus, ce serait l’incapacité de la Commission européenne a maintenir, au travers de sa communication, une expression symbolique assez forte pour s’affirmer comme une institution légitime. Elle souffre, et ce n’est pas la seule institution – l’Union européenne entière souffre d’un déficit de légitimité26 –, de cette incapacité car elle est perçue comme n’étant pas légitime. À vrai dire, les symboles européens mêmes sont bien trop calqués sur les symboles nationaux pour arriver à se détacher du niveau national27. F. Foret28 note aussi une mise en scène de la politique européennes inspirée de son homologue national. Nous nous accordons tout à fait avec cette idée et nos résultats le prouveraient. La communication européenne, pendant une crise financière internationale, ne parviendrait pas et ne pourrait pas – question que nous posons – à venir imposer l’ordre socio-politique dont l’Union européenne est l’acteur dominant. Le fait que les acteurs politiques nationales interviennent encore, et ce depuis la crise financière de 1987 (et certainement avant dans d’autre « événement de crise »), pour justifier et vanter l’Union européenne abonderait dans ce sens.

Les rapports entre la communication de l’État et la communication européenne, en ce qu’ils prouvent différents éléments (les différents points de cet article) signifiant l’importance supérieure de la première sur la seconde, sa légitimité et sa crédibilité plus forte, l’autorité qu’elle peut mobiliser et dont elle découle. Tous ces éléments joueraient, d’après nous, en faveur de l’hypothèse d’un maintien du monopole symbolique étatique. L’État peut rassurer, il peut maintenir la confiance

23 WEBER Max, Le savant et le politique. Paris : 10-18, 2002, 221 p. (Bibliothèque)

24 http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/finances-publiques/approfondissements/budget-contraintes- europeennes.html

25 BOURDIEU Pierre, Sur l'État. Cours au Collège de France (1989-1992). Paris : Seuil : Raisons d'agir, 2011, 656 p.

(Cours et travaux)

26 MAGNETTE Paul, L’Europe, l’État et la démocratie : le souverain apprivoisé. Bruxelles : Éditions Complexe, 2000, 261 p. (Études européennes)

27 FORET François, Légitimer l'Europe. Pouvoir et symbolique à l'ère de la gouvernance. Paris : Sciences po, les Presses, 2008, 290 p. (Sciences po. Fait politique)

28 Ibid.

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et communiquer envers les citoyens français, peu importe leur situation vis-à-vis de la crise financière, de manière quotidienne sans avoir à justifier cette action – puisqu’elle est légitime. La Commission européenne ne peut pas vraiment rassurer, à part les marchés financiers et cela principalement par des mesures incitatives (nous avons récemment l’exemple des Quantitative Easing). Elle ne s’adresse pas quotidiennement aux citoyens français et quand elle le fait, elle mobilise des formes, symboliques notamment, rattachées à l’expression et l’action de l’État.

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