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Un Sudiste authentique dans un Sud réinventé

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Submitted on 14 Jun 2018

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Un Sudiste authentique dans un Sud réinventé

Emmeline Gros

To cite this version:

Emmeline Gros. Un Sudiste authentique dans un Sud réinventé. Littératures ”Les suds rêvés de Julien Green”. 76 (2017) :15-27. , 2017. �hal-01816140�

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Un Sudiste authentique dans un Sud réinventé

Emmeline GROS

Travailler sur le rapport entre le Sud et Julien Green, c’est un peu se placer comme un personnage de William Faulkner dans Absalon, Absalon ! (1936) ; c’est devenir Shreve McCannon le Canadien qui demande à son camarade à l’université : « Parle du Sud. Comment est-ce là-bas ? Que font les gens là-bas ? Pourquoi y vivent-ils ? Pourquoi vivent-ils tout court ?1 ». Et c’est alors risquer la réponse du camarade sudiste, Quentin Compson, qui affirme : « Tu ne peux pas comprendre. Il faut y être né »2. Ainsi, à en croire ce Sudiste pure-souche, vouloir aborder le Sud de l’extérieur serait donc un acte déplacé, un tabou peut-être : peut-on, après tout, jamais comprendre le Sud, ou du moins tenter d’approcher le Sud, nous qui ne pouvons être que des Shreve ?3.

Pourtant, force est de constater que le Sud et le mythe du Vieux Sud exercent un attrait non négligeable pour ceux qui n’y sont pas nés4. Jean Rouberol remarque, en particulier, « l’attrait sentimental du Sud pour nombre de Français5 » et nous dresse d’ailleurs une liste assez exhaustive de ces œuvres françaises qui ont pris le Sud pour toile de fond : « Le Sud d’Yves Berger, Louisiane, Fausse-Rivière et Bagatelle de Maurice Dénuzière, ou encore La Nuit du

Mississippi de Pierre Danton6 ». Une telle liste devrait peut-être nous inciter à nous demander, comme le remarque justement Jean Rouberol, « si l’on n’est pas en train d’assister à la naissance d’un roman sudiste français, comme il y a un Western Italien7

». Dans la liste que je

1

William Faulkner, Absalon ! Absalon !, trad. R.-N. Raimbault, F. Pitavy et Ch.-P. Vorce, Paris, Gallimard, 2000, p. 375.

2 Pour Jean Rouberol, en effet, « tout homme qui naît dans le Sud est le dépositaire d’un héritage qu’il peut

revendiquer ou renier, dont il peut être fier ou honteux, mais auquel il ne peut échapper » (L’Esprit du Sud dans

l’œuvre de Faulkner, Paris, Didier-Érudition, 1982, p. 12).

3 Jean Rouberol, op. cit., p. 12. 4 Pour ceux qui l’ont quitté aussi. 5 Jean Rouberol, op. cit., p. 11. 6

Ibid., p. 11.

7 Idem. N’est-on pas ici dans le prolongement de ce que Roger Asselineau percevait lorsqu’il voyait chez

Faulkner « une invention française » (« The French Face of William Faulkner », Tulane Studies in English, XXIII, 1978, p. 157-173). C’est ce même attrait que remarquait déjà Marcel Aymé en 1950 dans le New York

Times Book Review, lorsque il expliquait, par exemple, qu’« il est curieux que les Français, élevés dans

l’admiration des héros révolutionnaires, et qui ont lu La Case de L’Oncle Tom, éprouvent d’instinct un préjugé favorable aux Sudistes contre les Nordistes. [. . .] Une chose est certaine : l’attachement de William Faulkner (le plus Sudiste des écrivains américains) à sa province et sa fierté d’être Sudiste ne laissent pas les Français indifférents. Peut-être l’élément le plus important dans la formation de son génie (qu’un Français est mieux à même de comprendre qu’il ne peut comprendre un Américain de Boston) est-il son amour pour les malheurs de

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viens de citer, et parmi les grands oubliés de Rouberol, se trouve celui qui nous intéresse ici, Julien Green. Cette absence s’explique peut-être (et surtout) par l’ambiguïté de l’écrivain lui-même, victime, selon ses propres mots, de ce « malentendu incessant », car nous dit-il, « j’ai souvent passé aux yeux des Américains pour un Français. Je passe aux yeux des Français, mais avec plus de raison, pour un Américain. On s’étonne que j’écrive en Français »8

.

Mais comment s’étonner d’une telle ambiguïté ? Où ranger Green après tout ? Green, accueilli à l’Académie Française9

mais se décrivant pourtant comme « a Southern gentleman », présenté dans les manuels français comme « cet écrivain français, né à Paris de parents américains » mais que les anthologies américaines se plaisent à définir comme « un écrivain américain de langue française », semble ne pouvoir entrer dans aucun cadre géographique. Pourtant, Green fait la part belle au Sud si bien que sur ses dix-sept romans, six sont en effet situés aux États-Unis : la Trilogie du Sud (Les Pays lointains, Les Étoiles du Sud,

Dixie), ainsi que Mont Cinère (1926), Moira (1950) et Chaque homme dans sa nuit (1960)10. Mais si les œuvres de Green font la part belle au Sud, qu’y a-t-il de résolument sudiste chez Julien Green ? Telle sera la question que je vais aborder. Pour ce faire, je vais m’efforcer de situer l’œuvre de Julien Green dans la tradition littéraire du Sud : quels sont les liens qui unissent Green à sa région ancestrale ? Quelle place donne-t-il au Sud ? Et dans quelle mesure sa démarche, son discours, ses fantasmes sont-ils ceux d’un homme et d’un écrivain du Sud ?

La place du Sud chez Green, c’est bien évidemment avant tout le Sud que l’on retrouve en toile de fond de ses œuvres. Les ingrédients de la littérature sudiste, c’est vrai, sont réunis. Dans les six romans concernés, comme dans la pièce Sud, l'action se déroule dans les États du Sud des États-Unis. Le thé glacé, le mint-julep11, sont sur la table ; les instants de sieste, les

cette partie de son pays » (Marcel Aymé, « What French Readers find in William Faulkner’s Fiction », New York

Times Book Review, 17 déc. 1950, p. 4).

8

Ambiguïté également dans la réception de ses œuvres : selon Robert Brasillach, « un roman de Green, correctement écrit, paraît toujours être une excellente traduction, » alors que Pierre Brodin déclare que « la langue de Green est celle d’un grand écrivain français » (cité dans Yvon Rivard, Julien Green, romancier de

l’Exil, M.A. Thesis).

9 Dont il démissionnera en 1996 !

10 Ce choix d’œuvres tient à la nature même de notre sujet. Mais cela ne veut pas dire que l’esprit du Sud soit

absent des œuvres hors de Savannah, de Kinloh, de Dimwood, ni parfois de celles situées hors Sud. Léviathan (1926) nous décrit le voyage entre la France et Savannah. Son thème principal est la quête d’identité. Une autre « short story », « Le Voyageur sur la terre » (écrite un an plus tard), traite de schizophrénie, ou de la crise provoquée par la double personnalité d’un étudiant à la recherche de sa véritable identité. Comme l’explique Michael O’Dwyer, « even in Green earliest fiction, he conveyed a strong sense of place associated with the South, a sense of place linked to a quest for roots, self-knowledge and identity, ending in a mysterious death » (« The Quest for Identity in the Civil War Novels of Julien Green », The Georgia Historical Quarterly, LXXXII, 3, Fall 1998, p. 575-593).

11 Le mint julep est un cocktail alcoolisé généralement associé à la gastronomie du Sud des États-Unis et ayant

inspiré le mojito. Ce cocktail est traditionnellement créé à partir de quatre ingrédients : menthe, bourbon, sucre et eau.

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longues discussions, les amours perturbées d’une belle et de son beau rythment les journées alanguies ; les magnolias, la mousse espagnole, les chênes centenaires, les colonnes, les porches, complètent le tableau d’un paradis perdu.

Partant de cette évidence, on pourrait, bien entendu, juger du « sudisme » de Julien Green par son choix du Sud comme décor. On ressent d’ailleurs chez lui ce fort besoin de fidélité historique, comme si l’auteur cherchait à donner des gages de sa bonne foi, des preuves d’authenticité pour que le lecteur puisse y retrouver un accent ou une couleur locale. Un arbre généalogique détaillé accompagne Les Pays lointains (1987) ; dessins et cartes géographiques complètent Les Étoiles du Sud (1989). Comme le fait très justement remarquer Myriam Kissel, dans la première version inachevée de Mont-Cinère, la narration à la première personne traduit un lien étroit entre détails historiques et descriptifs : « Il y a quelques années je fis un voyage à Savannah12 » ou encore lorsque Green mentionne que « le 26 juin 1864, le général Sherman fit son entrée à Savannah »13.

Green aborde aussi dans ses œuvres des thèmes chers aux auteurs du Sud, et en particulier, cinq des thèmes qui, selon Jack Butler, distinguent l’écrivain sudiste de tout autre écrivain, à savoir : un sens de l’appartenance à un territoire singulier, une importance accordée à la splendeur et/ou à la déchéance de familles du Sud, une façon de s’exprimer, la Bible, les Blancs et les Noirs mêlés dans un destin commun14.

Le Sud est donc un élément incontestable de la recette greenienne. Il ne faudrait pas pour autant assimiler Sud et projet littéraire chez Green, car il ne semble pas y avoir chez lui une volonté délibérée de parler du Sud, de faire parler le Sud, peut-être même de parler au Sud. Dans sa correspondance et au cours d’entretiens, Green s’est souvent expliqué à ce sujet, au point qu’une lecture hâtive de ses déclarations pourrait donner à croire qu’il tente d’éloigner ce « Sud » qui semble parfois un poids bien lourd à porter. C’est en effet dans son journal que Green s’exprime le plus clairement sur ce point, lorsqu’il dit, à propos de sa pièce Sud : « Je crois que j’appellerai cette pièce Le Lieutenant Ian au lieu de Sud qui peut prêter à confusion. En effet, ce n’est pas une pièce historique que j’ai voulu faire » (9 sept. 1952, à Robert de

12 Julien Green, Mont-Cinère, t.1, p. 1063. Cité dans Myriam Kissel, Le cheminement de l'écriture: l'espace dans

l'œuvre de J. Green, Peter Lang, 2005, p. 19.

13

Julien Green, Mont-Cinère, t.1, p. 1061.

14 « In all the authors of our grand canon, we think of 5 elements : we think of place ; we think of the darkness

and splendor of families ; we think of a way of talking ; we think of the Bible ; and we think of black and white locked into a mutual if inharmonious fate. These five elements made one, a recognizable world, a single defined real against which we could distinguish human motivation with remarkable clarity. To use, even though literature is science, a couple of scientific metaphors, being a Southern writer was like having some very clean and well-stained slides to put under your microscope. » (Jack Butler, Future of Southern Letters, New York, Oxford University Press, 1996 p. 35).

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Saint- Jean) ; « Je ne suis plus sûr du tout que Sud soit un bon titre [craignant] que le public ne soit lancé, à cause de cela, sur une fausse piste et qu’on attende une pièce sur la Guerre de Sécession » (27 déc. 1952)15.

Pourquoi donc vouloir s’éloigner ainsi du Sud ? C’est dans un excellent essai sur la littérature « régionale » qu’Eudora Welty nous apporte un début de réponse. Sud est un terme déplacé et le terme « régional », écrit Eudora Welty, « un terme mal choisi et en même temps, condescendant, car il ne permet pas de faire la différence entre le matériau brut, localisé, de la vie, et sa transformation en œuvre d’art. “Regional” est un mot de quelqu’un du dehors ; il n’a aucun sens pour celui qui est dedans et écrit, parce que, pour autant qu’il le sache, c’est de la vie dont il parle16. » Porter l’étiquette d’un écrivain régionaliste, c’est risquer, nous explique-t-elle, de devoir parler du Sud et pour le Sud. C’est, pour l’écrivain, commencer à reconnaître qu’il est avant toutes choses (et peut-être seulement) un écrivain du Sud et qui, de fait, se doit, de présenter le Sud ou d’interpréter ou de traduire le Sud au reste du pays. Le résultat est que l’écrivain ressent l’obligation (presque inconsciente) de devoir créer un type régional ou alors d’expliquer ou réformer le Sud à ceux qui le regardent de l’extérieur.

Green, semble-t-il, l’a bien compris. Lorsqu’un journaliste lui pose la question : « Est-ce que la trilogie du Sud est une fresque historique ou une réhabilitation du Sud ? », ce dernier se presse de répondre : « Je ne suis ni historien ni un fabricant de sagas. Dans ces romans, l’histoire n’est que le fond sur lequel s’inscrivent et évoluent des destins. Je m’intéresse aux sentiments des personnages. Les événements, victoires ou défaites, n’interviennent que pour modifier la trajectoire d’existences dont j’ai presque tout inventé »17

.

Dans le même entretien, Green explique une fois de plus que « rien n’a été voulu par moi dans les trois livres. Les magnolias, pas plus que le reste. » La déclaration peut surprendre18. Elle n’est évidemment pas à prendre au pied de la lettre ; Green reconnaît en effet l’influence forte de son héritage, de ses souvenirs d’enfant et de sa mémoire : « Je me suis plutôt laissé

15

Cité par Pascal Aquien dans « Présentation », Sud, Paris, Flammarion, 2008.

16 Eudora Welty, Place in Fiction, New York, House of Books, 1957. C’est en partie pour cela que Richard Ford

décidera de ne plus écrire sur le Sud.

17 Raphaël Sorin, « Visite à Julien Green », L’Express, 18 jan. 1995 <

http://www.lexpress.fr/informations/visite-a-julien-green_602284.html>, consulté le 17 déc. 2014. Dans ses œuvres aussi, Faulkner souligne cette osmose du réel et de l’imaginaire que l’on trouve aussi chez Proust : « Ainsi j’ai découvert des gens dont j’ai inventé certains et dont j’ai créé d’autres à partir d’histoires apprises de cuisinières et de palefreniers nègres de tous âges [. . .] créée, dis-je, parce qu’ils sont formés en partie de ce qu’ils étaient dans la réalité et en partie de ce qu’ils auraient dû être mais n’étaient pas » (Joseph Blotner, Faulkner. A Biography, New York, Random House, 1974, p. 546-47).

18 Cette déclaration nous rappelle d’ailleurs celle de Faulkner, qui dans une ironie provocatrice, aimait à raconter

que le Sud n’était peut-être finalement qu’accessoire dans ses œuvres, puisque, écrivait-il à Malcom Cowley, « [j]’ai tendance à penser que mon matériau, le Sud, n’est pas très important pour moi » (The Faulkner-Cowley

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5

conduire par des images flottantes, des impressions oubliées, des souvenirs et des sentiments d’autrefois qui me revenaient brusquement ».

Si Green prend soin de s’éloigner du Sud pour se rapprocher des sentiments, s’il prend soin de souligner aussi que sa pièce Sud, par exemple, n’est pas « une pièce sur la guerre » mais qu’elle est « un drame personnel19

», c’est parce qu’il sait pertinemment que, comme l’explique si bien Faulkner,

[…] c’est sur lui qu’il écrit, le Sudiste, et non sur ce qui l’entoure. Pour recourir à une figure, il prend d’une main l’artiste qui est en lui, de l’autre son milieu, et il fourre l’un et l’autre comme on fourre un chat griffant et crachant dans un sac de toile20.

Le résultat, par conséquent, n’est pas selon Jean Rouberol « une photographie [du Sud], ni même une transposition de la réalité, mais la présence d’un esprit, de tout l’héritage et de tout le vécu d’un homme enraciné dans son pays natal21

». Par conséquent, chez les romanciers du Sud, « l’ancrage dans une réalité locale ne saurait être confondu avec la volonté de cultiver le pittoresque pour lui-même22 ».

Et c’est précisément dans la mesure où cette peinture du Sud ne procède pas d’un dessein délibéré (c’est-à-dire d’un schéma préétabli) qu’elle peut être non pas exacte, mais fidèle. Comme le fait remarquer Claude Simon :

Naturellement, inévitablement même, l’art témoigne, mais au second degré, et il témoigne d’autant plus qu’il ne l’a pas cherché. Ce qui est important comme témoignage, c’est ce que l’auteur dit (de lui, de son époque) à son insu… Vouloir faire exister un roman par référence à une dite réalité, c’est comme si on jugeait de la qualité d’une peinture par sa ressemblance23

.

C’est donc à ce Sud passé (et non présent), plus légendaire que réel, plus vraisemblable qu’authentique, qu’il faut confronter l’œuvre de Green.

Le Sud, c’est au sens strict, ce rêve endeuillé de pierres tombales, ce vieux Sud disparu en 1865 avec la Guerre de Sécession. C’est le Sud de ses ancêtres, celui de sa mère, celui, nous dit-il, que « nous transportions d’appartements en appartements, » cette « Amérique surannée

19

Julien Green, Une langue est aussi une patrie, Œuvres complètes, vol. 3, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1961, p. 1267-1273.

20 Faulkner continue ainsi : « Par milieu, je ne veux pas dire le monde dans lequel il vit, le plancher, le sol sur

lequel il marche, ou la ville, je veux dire sa tradition, l’air qu’il respire, son hérédité, tout ce qui l’entoure. Et pour quiconque, le passé est sans aucun doute très immédiatement partie du présent ». James B. Meriwether and Michael Millgate, Lion in the Garden. Interviews with William Faulkner, 1926-1962, New York, Random House, 1968, p. 203-204). Julien Green, depuis son enfance, pose la question de son identité : « Depuis ma jeunesse, j’ai été préoccupé par le mystère de l’identité […]. Je me demande […] si nous savons qui nous sommes » (Lettre du 6 avril 1973 à Louis-Henri Parias, cité dans Louis-Henri Parias, Julien Green, corps et âme, Paris, Fayard, 1994).

21 Jean Rouberol, op. cit., p. 27.

22 Ibid., p. 25. « L’artiste sudiste ne reproduit pas son milieu : il se collette avec lui, il se débat dedans, avec

fureur parfois. » (idem).

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[. . .] dont l’existence n’était plus vérifiable que dans les manuels d’histoire24 ». Au cœur de ces histoires, se trouve bien entendu « l’événement majeur pour le Sud, celui à travers lequel se scelle son destin, c’est évidemment la guerre de Sécession25

». Comme le fait remarquer Robert Penn Warren, cette guerre n’est pas seulement un événement historique, elle représente « l’histoire vécue dans l’imagination nationale26 ». Telle est bien sûr la condition de Julien Green27. Lorsqu’en 1919, il s’installe en Amérique pour y faire ses études, la guerre est encore assez proche pour que de nombreux habitants puissent s’en souvenir, mais assez éloignée pour qu’ait déjà commencé à s’élaborer, non pas le souvenir du Sud, mais bien le mythe.

Comme le précisent de nombreux historiens, pourtant, ce n’était pas tant les anciens combattants qui se faisaient le véhicule de la mémoire collective que « les tantes, les femmes qui n’avaient jamais capitulé28

». On retrouve cette tradition orale de ces femmes invaincues dans l’entourage immédiat de l’écrivain. Parlant de sa mère, Green expliquait que « de ses fils et de ses filles, elles avaient fait les enfants d’une patrie qui n’existe plus, mais qui vivait dans son cœur [. . .] Le Sud, dont l’histoire a effacé les frontières, Maman le réformait en nous avec ses principes qui ne souffraient aucune faiblesse, son idéal, sa religion austère29 ».

24

Julien Green, Une langue est aussi une patrie, op. cit., p. 397. Quel formidable écho ici à ces mots placés dans la bouche de Mr. Compson : « Nous possédons quelques vieilles histoires que nous nous repassons de bouche en bouche ; nous exhumons des vieilles malles, des vieilles boîtes et des vieux tiroirs des lettres sans formule de politesse et sans signature [. . .] nous entrevoyons vaguement des gens, ceux dans le sang et la semence qui nous étions nous-mêmes latents et expectants, dans cette pénombre indistincte du temps, doués à présent de proportions héroïques » (Absalon ! Absalon !, op. cit., p. 100-101). C’est Phil Stone qui, dans la préface au

Faune de Marbre de Faulkner, fait le premier référence à cet ancrage car « il y a des racines dans ce sol, aussi

sûrement, aussi inévitablement qu’un arbre […]. L’auteur de ces poèmes [Faulkner] est un homme enfoncé dans le sol de sa terre natale ; à tous les égards c’est, d’instinct, un sudiste, et qui plus est un Mississippien » (Marble

Faun, Boston, The Four Seas Company, 1924, p. 6-7). Green s’inscrit dans cette tradition d’un écrivain ancré,

puisque tout rapport au Sud chez lui est synonyme d’enracinement. Comme il nous l’explique, « [s]i j’avais des racines, elles poussaient là de ce côté de l’Atlantique » (Souvenirs des jours heureux, Paris, France, Flammarion, 2007, p. 19). Grâce aux fondations des souvenirs de l’enfance et de l’inconscient, grâce aux « briques et [au] mortier des paroles maternelles », « ce sont toutes ces années où nous avons vécu heureux, dans une maison imaginaire construite dans les airs. » (p. 19-20).

25 Jean Rouberol, op. cit., p. 93. 26

Robert Penn Warren, The Legacy of the Civil War, New York, Random House, 1961, p. 4. Et c’est à travers ces vieilles histoires que se transmet, non pas le souvenir, mais le mythe. C’est dans un texte resté longtemps inédit, dans une des deux introductions au Bruit et la Fureur, que Faulkner analyse (et chez lui, c’est exceptionnel) la condition de l’écrivain sudiste : le sud, c’est « ce rêve autochtone propre à toute collectivité d’hommes qui ont quelque chose en commun, quelque chose qui donne à leurs aspirations économiques et spirituelles la forme de villes, de maisons ou de comportements bien particuliers » (James B. Meriwether, A

Faulkner Miscellany, op. cit., p. 157).

27 Comme l’écrit Michèle Raclot, « c’est la mémoire qui constitue chez [Julien Green] la source créatrice par

excellence [. . .] elle est inséparable de l’imagination qu’elle conditionne et sans laquelle elle ne saurait créer » (Michele Raclot, « Mémoire et création romanesque chez Julien Green », Julien Green. Le travail de la

mémoire. Paris, SIEG, 2000, p. 1).

28 Cité dans Jean Rouberol, op. cit., p. 95. 29

Jeunes Années. Autobiographie, EDI8, 2011, p. 669-670. Ou encore : « Les paroles de ma mère demeuraient en moi comme un petit évangile de la rébellion » (p. 52).

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Cet héritage imprègne et investit le Sud que Green nous présente : « Ma fidélité au Sud remonte à mon enfance ; c’est un amour qu’on m’a légué, qui vit en moi, et se révolte contre la version imposée à l’histoire par les vainqueurs30. » Pourtant, si la guerre civile est partout, elle n’est en réalité nulle part : aucun des livres de Green n’est, au sens traditionnel du terme, un « roman de la Guerre Civile ». Louis Rubin fait, à juste titre, remarquer que la guerre de Sécession n’a pas encore trouvé son Guerre et Paix31

. La guerre de Sécession, « à travers le

prisme des souvenirs, n’est l’objet que d’une transposition romanesque épisodique32

». La guerre structure, par exemple, l’opposition entre un oncle favorable au Nord et le grand-père officier « 4 ans sous un général du Sud33 » dans Le Voyageur sur la Terre (1927), mais la guerre est le sujet dont on ne parle pas. Dans Mont-Cinère (1926), la guerre n’est évoquée qu’à travers un vieux manteau confédéré, troué et rapiécé. Dans la trilogie, l’essentiel de la vision de la Guerre Civile « continue de n’être qu’évoquée, menace diffuse dans les deux premiers volumes [et] personnage à la fois absent et omniprésent dans Dixie34 ».

On retrouve ici du Faulkner chez Green. Comme l’explique Rouberol, dans L’Intrus ou Les

invaincus de Faulkner (l’épisode des locomotives, par exemple), la Guerre Civile se trouve

résumée, figée en un instant d’immobilité : un après-midi de juillet 1863 où les armées alignées attendent le signe qui va faire basculer le destin. Dans ces œuvres, comme dans Dixie ou Les Étoiles du Sud, nous n’avons pas affaire à l’événement lui-même, mais à la fraction de seconde qui le précède, à l’instant où tout est encore possible, où rien n’est encore irrévocable. C’est cet instant où, selon Gavin Stevens dans L’Intrus, « tout est à présent [. . .]. Hier ne finira que demain et demain a commencé il y a dix mille ans [. . .] tout est en suspens, ce n’est pas encore arrivé, cela n’a même pas encore commencé, non seulement cela n’a pas commencé mais il est encore temps que cela ne commence pas35 ». Si chez Faulkner l’un des verbes qui revient le plus est « undefeat », chez Green, l’un des termes que l’on retrouve le plus est le nom « victoire » (j’en compte pas moins de dix dans Dixie). Le parallèle n’a pas de quoi choquer puisque cette non-défaite ou cette victoire chez les écrivains sudistes ne s’obtient en effet qu’en faisant revivre le passé et en lui conférant, à travers le récit, une sorte d’éternité.

30 Le Monde, 29 nov. 1967, Œuvres complètes, vol.3, p. 1523.

31 Louis Rubin, « The Image of the Army. The Civil War in Southern Fiction », in Southern Writers, Appraisals

in Our Time, ed. By R.C. Simonini Jr, Charlottesville, The University Press of Virginia, 1964, p. 53.

32 Ibid., p. 137. 33

Ibid., p. 134.

34 Anne-Cécile Pottier-Thoby. « Aux confins de trois conflits : la bell(e) écriture de Julien Green », Écriture(s)

de la guerre aux États-Unis des années 1850 aux années 1970, éd. Anne Garrait-Bourrier et Patricia

Goditkatchouk, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2003, p. 138.

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On retrouve aussi du Faulkner chez Green qui interrompt Les Étoiles du Sud après une victoire du Sud, la grande bataille de Manassas, justifiant ainsi cette fin : « J'étais trop ému, c'était hier. Continuer m'eût été cruel36… » Dans Sud, la gravité des événements de l'Histoire (ici la guerre de Sécession) semble s'effacer devant les enjeux de la passion qui déchire Ian, Erik et Régina. Dixie, à nouveau, se referme sur la seconde victoire de Manassas sans que la défaite du Sud soit évoquée. Bien sûr, et comme le dira lui-même Julien Green, il ne s’agit pas de refaire l’histoire avec des « si » : « Le jeune Ned a l'âge que j'avais, quand je croyais encore à nos victoires. Je n'ai pas voulu toucher à cette vérité37 ». Ce qui importe, ici, c’est la fascination de cet instant qui porte en lui tout le passé et tout l’avenir, et qui est par là-même un instant d’éternité38

. Comme l’explique très justement Rouberol, chez les écrivains du Sud, « la seule victoire véritable est celle de la mémoire et du verbe, parce qu’elle est une victoire sur le temps »39.

Le temps justement – et peut-être plus encore que le traitement de la Guerre de Sécession – est ce qui donne aux œuvres de Julien Green une approche résolument sudiste, faulknérienne même. On connaît, depuis le célèbre article de Sartre, les caractéristiques essentielles de la temporalité chez Faulkner (et plus largement chez les auteurs du Sud) : le refus du temps des horloges, symbolisé de façon éclatante par le geste de Quentin Compson brisant sa montre ; le mouvement immobile ou la stase, l’absence d’avenir ; le fait que « rien n’arrive, tout est arrivé40 ». Les liens entre cette conception du temps et la notion de destin sont également bien connus. Chez Faulkner, cette tentative d’annihiler le temps est la conséquence d’un destin bien particulier : celui du Sud où les survivants sont « condamnés à vivre41 ».

Chez Green, c’est l’image de la stase qui domine. Dans un certain nombre de cas, il ne s’agit pas de stase au sens strict du terme, c’est-à-dire d’un mouvement qui se fige, mais

36

Julien Green, Oeuvres complètes, Volume 7, Paris, Gallimard, 1994 p.1694.

37

Julien Green dans ""Dixie" De Julien Green. Les Contes De Green," Interview de Michka Assayas, Libération, 23 Feb. 1995. Web. 25 Mar. 2017. Mais l’innocence est toujours bien fragile chez Green : si vous y prenez garde, on sent que c'est une victoire à la Pyrrhus. Miss Llewelyn parle aux enfants, déjà dans ce qui précède, il y a le trouble. Le petit Ned n'a pas oublié les soldats allongés dans la grange, morts. Johnnie, son cousin, parle des prisonniers du Nord comme de soldats pareils à ceux du Sud, et alors Miss Llewelyn peut délivrer son message : « Amis, ennemis, tous des victimes… » (Idem).

38 On comprend alors que le Sud continuera à vivre « aussi longtemps qu’il y aura des vaincus ou des

descendants de vaincus pour raconter et écouter son histoire » (Jean Rouberol, op. cit., p. 119). C’est bien ici le « vertige du futur antérieur » dont parle Robert Ellrodt à propos de Faulkner (Âge d’or et Apocalypse, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 178). C’est bien ce monde au bord d’un abysse que décrit Susan Donaldson quand elle nous parle de Delta Wedding d’Eudora Welty: « a world on the edge of the abyss » (« Gender and History in Eudora Welty's Delta Wedding », South Central Review 14.2, 1997, p. 3-14).

39 Jean Rouberol, op. cit., p. 119.

40 Jean-Paul Sartre, « À propos de Le Bruit et la Fureur : la temporalité chez Faulkner » [NRF, LII, juin 1939],

Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 73. Ou encore, selon Sartre, la vision du monde semblable « à celle d’un

homme assis dans une auto découverte et qui regarde en arrière » (idem).

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plutôt d’une sorte de mouvement immobile, où s’abolit le temps à mesure que le temps passe : Sartre aurait eu sûrement fort à dire sur ces horloges que l’on retrouve dans Dixie. Comme l’explique le narrateur, dans ce « Savannah en temps de guerre, les heures prenaient des dimensions jusque-là inconnues de tout système d’horlogerie. Il fallait surveiller la pendule du petit salon qu’on soupçonnait s’arrêter quand on ne la regardait pas42

». Ce n’est peut-être pas sans raison que Green, comme Faulkner, se plaît à décrire la vie en province : réglée comme une horloge, soumise à un rituel imperturbable, elle emprisonne l’homme dans un univers où, comme dans Dixie, le temps est « inutile43 » car les lendemains se lèvent, « comme pour célébrer le retour de l’ennui44

». Peter C. Hoy définit ainsi cette caractéristique du temps greenien : « Inversant la formule d’un dicton bien connu, on dirait que les jours se ressemblent mais ne se suivent pas. Ils sont un seul jour, un aujourd’hui monstrueux où le soleil peut se lever et se coucher un nombre interminable de fois45 ». Bien sûr, comme nous dit Géradine Chouard, « [r]aconter (rabâcher) toujours les mêmes histoires, c’est, d’une certaine manière, lancer un défi au temps qui passe, c’est s’octroyer une part de hors-temps dans le flux de l’histoire »46

. Green est alors, si l’on en croit la tradition et selon la définition donnée par Jean Jacques Mayoux, « résolument du Sud, [puisqu’il est] un homme pour qui l’avenir est une chose qui a existé jadis47

».

Pour Lucien Guissard, « [c]’est [l]e bond de la régionalité vers le monde qui donne la mesure des écrivains. Pourquoi, sans cela, l’Islandais Halldor Laxness aurait-il mérité le Prix Nobel, lui qui n’a pas d’autre sujet d’écriture que les pêcheurs d’Islande ?48

» Ce bond de la « régionalité » vers le monde, voici précisément ce que nous enseigne Julien Green.

42

Julien Green, Dixie, Paris, Fayard, p. 180.

43 Ibid., p. 11. 44 Ibid., p. 127. 45

Peter C. Hoy (dir.), Configuration critique de Julien Green, Paris, Minard, 1966, p. 43.

46

Géraldine Chouard, « Eudora Welty de A à Z : L’Amérique à la lettre », Transatlantica (En ligne), 1 | 2002, mis en ligne le 09 janvier 2007, consulté le 25 mars 2017. URL : http://transatlantica.revues.org/1183

47 Jean-Jacques Mayoux, « William Faulkner : I. Le temps et la destinée », Vivants Piliers : le roman

anglo-saxon et les symboles, Paris, Julliard, 1960, p. 231.

48 Lucien Guissard, Littérature et régionalité, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises

de Belgique, 1994, < http://www.arllfb.be/ebibliotheque/communications/guissard080194.pdf >, consulté le 10 mars 2017. « Les romans de “l’école de Brive” jouent sur le besoin d’identification ressenti par tous les lecteurs, mais d’abord par les lecteurs qui sont “du pays” ou connaissent une paysannerie comme la leur. L’identification à laquelle parviennent les lecteurs de partout en lisant Faulkner, ou Giono, ou Laxness, trouve devant elle l’obstacle de la différence, l’exotisme si l’on veut ; pourtant elle se réalise assez pour qu’on adopte ces écrivains dans une littérature universelle, au moins internationale. La thématique, la mythologie comme art de la fable, du “muthos”, sautent par-dessus les frontières. Si les langues locales ou les emprunts aux dialectes interviennent ici ou là, ils sont facilement dépassés par le lecteur ; ils ne jouent plus que leur rôle proprement régionaliste de signes de connivence et de preuves d’authenticité. […] L’espace parcouru est tellement riche et évocateur qu’on en retire une méthode nouvelle de traiter des rapports de la littérature avec la géographie ; au lieu des nationalités et des langues, il y a les communications transversales ; le recours à la régionalité fait naître des rapprochements peu aperçus qui débouchent sur la littérature et ses modes d’emploi, bien plus que sur le culte du pays natal. »

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Contrairement à la déclaration de Quentin Compson selon laquelle « il nous faudrait être né dans le Sud pour le comprendre, » le Sud, nous dit Green, n’est pas seulement une région des États-Unis, le lieu d’un décor de théâtre ou de fiction, ni même une étiquette à apposer sur un genre de littérature ; le Sud, ce territoire dont l’histoire a effacé les frontières, est aussi (et surtout) une province de l’esprit humain. Il faut refuser la fausse dichotomie selon laquelle Green serait un écrivain universel et non un écrivain sudiste : il est universel parce qu’il est sudiste et parce le Sud est universel.

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