P IERRE C RÉPEL
Le dernier mot de Condorcet sur les élections
Mathématiques et sciences humaines, tome 111 (1990), p. 7-43
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LE DERNIER MOT DE CONDORCET SUR LES
ÉLECTIONS
Pierre
CRÉPEL1
RÉSUMÉ -
Nous reconstituons ici le dernier mémoire (inédit) de Condorcet sur les élections ; ce texte étaitéparpillé
en désordre dansplusieurs
volumesdifférents
des recueils de manuscrits de laBibliothèque
de l’Institut.Seul le début du mémoire a été
publié,
dans le Journal d’Instruction Sociale en 1793.En comparant les
différentes formes
d’électionsproposées
par Condorcet à partir de l’Essai surl’application
del’analyse
(1785)jusqu’à
la Terreur, nous pouvons suivre l’évolution de ses idées etl’adaptation
de ses principes théoriques aux conditions politiques concrètes.SUMMARY - Condorcet’s last paper on
Voting
TheoryWe reconstitute here Condorcet’s last (unpublished) paper on voting theory ; that very text was scattered in disorder in several volumes of Condorcet’s nachlass at the Bibliothèque de l’Institut in Paris. Only the
beginning
of it waspublished
in the Journal d’Instruction Sociale in 1793.Comparing
thedifferent
methodsof
votingproposed by
Condorcetfrom
the Essai sur l’application del’analyse
(1785) until the Terror, wecan follow
the evolutionof
his ideas and theadaptation of
his theoreticalprinciples
to actualpolitical
conditions.1 - INTRODUCTION : PEUT-ON ENCORE
ÉCRIRE QUELQUE
CHOSE SUR"CONDORCET ET LES
ÉLECTIONS" ?
Divers ouvrages connus
[Robinet, 1893 ; Alengry, 1903 ; Cahen, 1904 ; Baker, 1975...]
examinent les idées
juridiques
etpolitiques
deCondorcet,
leur évolution en interaction avec lemouvement
historique pré-révolutionnaire
et révolutionnaire. Onpeut
y suivre sespositions
surle droit de vote
(d’abord préconisé
pour les seulspropriétaires, puis
pourtous),
ses réflexionssur l’admission des femmes au droit de cité
(qui
ne se retrouvent pas dans sonprojet
deConstitution),
ses conditionsd’éligibilité,
decandidature,
etc.. La table desmatières, reproduite
ci-dessous,
de Surla forme
des élections donne un résuméparticulièrement
clair despositions
de Condorcet à cet
égard
en 1789.D’autres auteurs
[Arrow, 1951 ; Guilbaud, 1952 ; Black, 1958 ...]
étudient eux le"paradoxe
des
votes",
1"’effetCondorcet",
dans laperspective,
devenue célèbredepuis
les années50,
du"choix social". Une littérature
abondante,
surtout auxEtats-Unis,
étend etdéveloppe
desthéories
mathématiques
des élections àpartir
du travailpionnier
deArrow,
élaboré audépart,
comme on
sait, indépendamment
des idées de Condorcet.1 C.M.A.I. Université de Lyon I et R.H.E.S.E.I.S. du C.N.R.S.
Enfin, approfondissant
d’unpoint
de vueplus philosophique
laplace occupée
par la théoriedes
élections,
le modèle de 1"’homosuffragans",
dans lamathématique sociale,
dans les sciencesnaissantes de l’homme et de la
société,
voire dans l’histoire du calcul desprobabilités, plusieurs
ouvrages nous
apportent
un autreéclairage [Granger, 1956 ; Rashed, 1974 ; Baker, 1975 ; Daston, 1988].
Que peut-on
donc encore dire ? Trois thèmes àpeine effleurées
Au moins trois ensembles
importants
restentcependant aujourd’hui largement
en friche.1 °) D’abord,
il faudraitcroiser,
d’unpoint
de vued’historien,
tous les débats sur les formes concrètes d’élections avant etpendant
la RévolutionFrançaise,
en France ou non, avec lesthéories et
propositions
deCondorcet ; puis
voir l’influence de tout cet ensemble surl’après- Révolution,
dans tous les pays.Pour donner un
simple
aperçu, onpeut déjà rappeler
que, en1789,
on votedepuis longtemps
enFrance,
même sous la monarchieabsolue,
et dans le monde : décisionsconciliaires,
nominationsacadémiques,
assemblées localesconsultatives,
voire Etats-Généraux[Cadart, 1952...].
On sait parexemple [McLean, Sommerlad, 1989]
que des formes d’élections liées à cellesproposées
par Borda et Condorcet avaient étésuggérées
par R.Lulle, puis
Nicolasde Cues
plusieurs
sièclesauparavant.
Biensûr,
la fin de l’AncienRégime
et la RévolutionFrançaise
voient une réactivation des réflexions de fond sur lasouveraineté,
lareprésentativité,
le droit de vote, les constitutions. C’est aussi le moment d’études
théoriques
ettechniques
surles formes d’élections elles-mêmes.
Si Condorcet
apparaît
comme le personnage central de cetteproblématique,
celuiqui
examineavec le
plus
de soin le lien entrephilosophie politique
et formesmathématiques
desprises
dedécisions,
il n’est certes pas lepremier,
même à sonépoque,
à considérer cettequestion mathématique.
On sait que, lors de la séance du 16juin
1770 de l’Académie des Sciences deParis,
"M. le Cher de Borda a lu un écrit sur laforme
desélections,
ce surquoi
l’Académie achargé
MM.Demairan, Demontigni, Dejussieu
et Bourdelin de rendre compte de cetteaffaire"
(Procès-verbal
de laséance).
Condorcet ne fait paspartie
de la liste desprésents
cejour-là,
maisson maître d’Alembert assiste à
l’exposé. Malheureusement,
les P.V. etpochettes
de séancesultérieurs n’en disent pas
davantage,
et le mémoire de Borda n’estreprésenté
que le 21juillet
1784 et
publié
la mêmeannée,
alors que Condorcet a terminé la rédaction de l’Essai surl’application
del’analyse,
et que Bossut et Coulomb ont lu unrapport
à cesujet
le 17juillet [Black, p. 179]. D’ailleurs,
Condorcet n’aborde de front la théorie des électionsqu’assez tard,
vers
1784,
dansl’Essai, précisément,
où elle y est subordonnée à d’autresobjectifs. Jusque
làsi Condorcet s’intéresse indirectement à la forme des délibérations
d’assemblées,
c’estplutôt
àpropos de
questions juridiques
liées à la défense decondamnés,
sous l’influence de Voltaire.D’ailleurs aucun de ses
premiers
manuscrits sur le calcul desprobabilités (1772-1774 ...) n’évoque
les modalités d’élections.Ensuite,
les débats relatifs aux formes d’élections sous la RévolutionFrançaise
sont certesexaminés par divers historiens de cette
période,
enparticulier
en relation avec les textes desconstitutions et lois électorales les
précisant (cf. [Godechot, 1979], [Wolikow, 1988]...) ;
maisc’est habituellement de
façon
assezgénérale
et peu"technique".
Enfin,
à la mort deCondorcet,
en1794,
onpeut
dire que les débats sur les formes d’élections ne font que commencer ! Tant chez les mathématiciens(dans
unpremier temps,
dumoins)
que chez les hommespolitiques (sans
discontinuerpendant
tout le XIXe et le XXesiècle,
cf. parexemple,
pour citer des livres devulgarisation : [Cotteret
etEmeri,1970], [Bon,
1978]...),
ils sedéveloppent régulièrement.
Pour nous limiter àquelques
aspectsqui
se réfèrentexplicitement
à Condorcet dans les décenniessuivantes,
onpeut
citer lesexpériences
etdiscussions à Genève dès
1794,
autour de Lhuilier(cf. [Mathématiques
et Scienceshumaines, 1976]),
les textes des constitutions et lois ultérieures(cf. [Godechot, 1979J),
les réflexions du cercle desIdéologues [Daunou,
anIX ;
Décadephilosophique: Morales, Gibelin...],
les modesd’élections à l’Institut de
France,
lesexposés
de Lacroix tant dans sa noticenécrologique
deBorda
[1799]
que dans son Traité élémentaire de calcul desprobabilités [le édition,1816 ;
2eédition, 1822...],
ou les interventions deLaplace
sous laRestauration, etc.).
Tous textes danslesquels
s’entremêlent d’ailleursl’ignorance,
lescompréhensions partielles
et lesmésinterprétations
des travaux de Condorcet.On voit donc
qu’un
telsujet
mériterait à lui seul une énorme thèse.2°)
Un autrepoint exige
des éclaircissements substantiels : c’est l’Essai surl’application de l’analyse
lui-même. Il est notoire que, Condorcet mis àpart,
personne n’ajamais
lu ce livre enentier.
Les 500 pages de l’Essai traitent de
multiples sujets
liés entre eux(jugements, élections, délibérations, témoignages ... ).
La théorie des électionsqui
s’endégage
n’en constituequ’une petite partie,
dont lesinterprétations
sont controversées. Il n’est pas si aisé de savoirquelles
sontexactement les formes d’élections étudiées et
préconisées
dans l’Essai :D’ailleurs,
de notables différencesd’interprétations
surl’intérêt,
et sur lasignification
même descalculs, apparaissent
dans
[Todhunter, 1865 ; Pearson, 1978 ; Guilbaud, 1952 ; Black, 1958 ; Michaud, 1985 ; Monjardet, 1985 ; Young, 1988 ...].
Un travailméthodique
de lecture et de traduction enanglais
a été
entrepris
récemment par[Urken
etal.]
pourl’Essai,
et par[McLean, Sommerlad,1989]
pour divers textes ; il
permettra
évidemment d’élucider certainspoints
obscurs.En d’autres termes,
s’imposent
donc à la fois unprolongement systématique,
d’unpoint
devue
mathématique,
des travaux deGranger
et de Rashed et une éditioncritique
del’Essai,
prenant
encompte
notamment les variantes des manuscrits encoredisponibles.
3 °)
Notre article vise unobjectif plus
limité etcomplémentaire :
- Examiner les formes
(techniques)
d’électionsproposées
par Condorcet dans l’ensemble de sesautres
publications
et manuscrits. Ces autres textespeuvent-ils
éclairer les passagesambigus
oudélicats de l’Essai ?
- Comment s’articulent les théories
mathématiques
de Condorcet et les formes électorales concrètesqu’il préconise
dans son activité d’hommepolitique,
au sein dequelle dialectique
entrela théorie et la
pratique ?
Est-il un’rêveur ? A-t-il évolué ? Onprolonge
ainsiGranger (p. 139- 143).
-
Enfin,
nous donnons uninédit,
retrouvé enplusieurs
morceaux dans les manuscrits de laBibliothèque
del’Institut,
etqui
constitue sans doute la dernière réflexion à ambitiongénérale
deCondorcet sur les élections.
Rappelons
brièvement pour cela les caractères différents des textes que nous allons considérer. L’Essai de 1785présente
un caractèrethéorique
et assezintemporel,
Condorcet lui donne uneportée
universelle. Par contre, les textessuivants,
même s’ils incluent des aspectsthéoriques
nonnégligeables, gardent
un tour circonstanciel irréductible :propositions
pour la Constitution des Etats-Unisd’Amérique (1787), propositions
pour résoudre la crise de l’AncienRégime (1788),
contribution aux Etats Généraux(1789),
institution d’un Conseil électif(1791),
nomination des commissaires de la Trésorerie
(1792), projet
de Constitutionrépublicaine (1793). Enfin,
les derniers("Sur
lesélections",
et les manuscritsinédits)
sont un retour à lathéorie,
au vu desexpériences
vécues sous la Révolution. A défaut d’être absolumentcomplet,
cet ensemble
possède
une diversité articuléed’angles d’attaque
pouvant permettre l’étude des cohérences et des évolutions de Condorcet.Six
questions
Nous
regarderons
donc seulement dans les différents textes de Condorcet les sixquestions suivantes,
en nouspenchant plus particulièrement
sur les aspectstechniques
etmathématiques,
c’est-à-dire pour l’essentiel sur la
question
n° 6 :1.- Théorie
générale : Rappels
sur la théoriegénérale
desélections,
existence d’uneopinion vraie,
défauts des méthodes connues(ordinaire,
Borda... ),
la méthode decomparaison
parpaires
et ses difficultésd’application
concrète.2.- Conditions essentielles : Trouver dans les cas concrets des méthodes de
"remplacement" qui
respectent
l’essentiel.3.-
Pluralités pratiques :
Réflexions sur l’étendue et les limites des droits de lamajorité,
cas oùl’on doit
exiger
despluralités supérieures
à1/2,
conditions del’égalité
concrète entre les votants, conditions de validité(quorum... ).
4.- Circonstances et
opérations préalables :
Nombre deplaces
àpourvoir, découpage
du corpsélectoral,
confection de la liste des candidats ouéligibles acceptés
pour le vote proprement dit(nombre
fixe ouindéterminé,
nombreoptimal, présentateurs, opérations préalables ... ),
scrutinuninominal ou scrutin de
liste,
élection immédiate ou àplusieurs degrés (ces expressions
étantd’ailleurs
susceptibles
deplusieurs interprétations).
5.- Déroulement et
pureté
du scrutin : Labrigue,
lespartis, les cabales,
les effervescencespopulaires,
leschangements d’avis,
faut-il des assemblées électorales ? faut-ilplusieurs
tours descrutins ?
6.- Formes de base : Formes
précises préconisées
pourl’élection,
forme dudépouillement,
forme des
opérations
annexes, casd’égalités,
votesincomplets,
vérification desqualités requises
pour ces
formes,
examens d’éventuelleslongueurs
etcomplications.
Notations
Afin de
pouvoir
comparerplus
facilement les différentes formes d’électionsproposées
parCondorcet,
noushomogénéisons
les notations ensupposant qu’il
y a : E électeursn concurrents ou candidats p
places
àpourvoir (n
>p)
N
désigne
le nombre de candidats quechaque
électeur inscrit sur sa liste2 - L’ESSAI SUR L’APPLICATION DE L’ANALYSE A LA
PROBABILITÉ
DESDÉCISIONS
RENDUES A LA PLURALITE DES VOIXNous
rappelerons
iciquelques
remarques sommairesindispensables
à lacompréhension
denotre article.
a)
On sait que, commeTurgot
et lesEncyclopédistes (plus qu’eux peut-être),
Condorcet est"persuadé
que les vérités des sciences morales etpolitiques
sontsusceptibles
de la mêmecertitude que celles
qui
forment lesystème
des sciencesphysiques..." [Discours préliminaire, p.1].
L’élection
s’apparente,
dans cecadre,
à un processus de recherche d’uneopinion vraie,
etCondorcet ne doute pas de l’existence de cette
opinion
vraie(y compris
enpolitique),
d’unmeilleur candidat pour telle ou telle
place,
etc. Il nes’agit
nullement pour lui de trouver uneconciliation,
unéquilibre
entre des intérêtsopposés,
ni de déterminerlequel
despartis
est leplus fort,
ni de se prononcer sur des programmes apriori
touségalement
valables(selon
desprincipes
de relativité ou de tolérancegénérale). D’ailleurs,
conformément aux idées admises auXVIIIe siècle en
France,
lespartis
sont essentiellement considérés en mauvaise part comme descabales,
desfactions, jetant
un écran entre la vérité et les électeurs. L’idée-même d’unereprésentation proportionnelle
sur liste de tendances est tout à faitétrangère
aux théories de Condorcet. L’idéequ’on pourrait procéder
àplusieurs
tours de scrutins en demandant aux gens dechanger
d’avis entre deux tours est sévèrement combattue.Toutefois,
Condorcetprécise
souventqu’une particularité
des sciences morales etpolitiques,
par
rapport
aux sciencesphysiques,
vient des causes d’erreurqu’on
y rencontre. Une tâchesupplémentaire
nous incombe : évaluer dans ce cas lesprobabilités d’erreur ;
ces calculsremplissent
ungrand
nombre de pages de l’Essai.b) Remarquons
que ces idées posentdéjà
de nombreusesquestions
et suscitent des calculsépineux
même pour des élections où 2 candidats A et B sont enprésence. Mais,
dèsqu’il
y a 3candidats, A,
B etC, apparaît
unproblème logique supplémentaire : qu’est-ce
que le résultat même d’un vote ? comment passer del’agrégation
desjugements
individuels à unjugement
collectif ?
[Voici
les références exactes de ces pages traitant des élections : Discourspréliminaire :
p.lvj-lxix, clxviij-clxxix.
Texte de l’Essai lui-même:p. 119-135,287-296].
Condorcet y examine les défauts de la méthode "ordinaire"
(soit qu’on exige
unemajorité
absolue,
soitqu’on exige
unemajorité relative),
de la méthode de Borda(qui
consiste àdemander à
chaque
électeur sonclassement, puis
à attribuer 2points
aupremier, 1
ausecond,
0au
troisième ;
et à additionner letout).
Ildéveloppe
la méthodequi
luiapparaît
la seule naturelleet exacte, et
qui
consiste à comparer les candidats deux àdeux,
en considérant parexemple
que l’ordre A>B>C inclut exactement les troisjugements
suivantsA>B,
A>C et B>C. IIajoute
alorspour chacun des
jugements possibles
lessuffrages
obtenus et retient celui destriplets
dejugements qui
a obtenu le meilleur score. On saitqu’il
remarque alors la difficulté connueaujourd’hui (à
tort ou àraison)
sous le nom de"paradoxe
des votes" ou d"’effet Condorcet" : même si l’on interdit aux électeurs individuels lesjugements
incohérents oucycliques,
tels queA>B, B>C, C>A,
il sepeut
que le résultat collectif obtenu soitprécisément cyclique :
parexemple
A>B par 18 voix contre13,
B>C par 19 voix contre12,
C>A par 16 voix contre 15.Que
faire dans ce cas, du moins si l’on estobligé
de choisir ? Condorcetrépond :
exclure apriori
des résultats collectifspossibles
ceuxqui
sont incohérents et retenirparmi
les 6 résultatspossibles
cohérents celuiqui
a le meilleursupport
devoix ;
cequi
revient ici à inverser celui destrois
jugements qui correspond
auscore
leplus
serré : icichanger
C>A en A>C.Dans le
langage
deCondorcet,
cela s’écrit :"On
pourrait
donc choisir pour celui des six avisqu’on
doitadopter,
celui où la somme destrois nombres de ces suites
qui
yrépondent [c’est-à-dire
ce que nous avonsappelé
les supports de voix : ici 18 pourA>B,19
pour B>C et 15 pour A>C(puisque
C>A estinterdit)],
est laplus grande,
comme on afait précédemment ;
mais ..."(p.121).
Mais deux
points importants compliquent singulièrement
leproblème :
- Cherche-t-on à déterminer un
vainqueur
ou cherche-t-on à déterminer un ordre total sur les candidats ?- En fonction des
probabilités
d’erreur de chacun des votants, le résultat ci-dessus est-il celuiqui
maximise la
probabilité
d’obtenir celuiqui
est effectivement le meilleur candidat ?(car
tout cequi
a été dit au
a)
continue às’appliquer
et reste lapréoccupation principale
deCondorcet !)
Ces
questions
étant traitées defaçon
enchevêtrée et peupédagogique
parCondorcet,
onconçoit
doncqu’il puisse
y avoir des difficultésd’interprétation.
c)
L’affaire se corse encore dans le cas de n candidats(n >3),
d’autantplus
que larègle proposée
alors en cas d"’effet Condorcet" est un peuelliptique :
"3 ° on formera
un avis desn(n-1 )12 proposition qui
réussissent leplus
de voix. Si cet avis estdu nombre des
n(n-1 )...2
avispossibles,
onregardera
comme élu leSujet
àqui
cet avis accorde lapréférence.
Si cet avis est du nombre de2n(n-1)12 - n(n-1)...
2 avisimpossibles [c’est-à-dire incohérents],
alors on écartera de cet avisimpossible
successivement lespropositions qui
ontune moindre
pluralité,
et l’onadoptera
l’avis résultant de cellesqui restent ; " (p.126).
Il est clair que, pour n =
3,
cetterègle
coïncide avec celleévoquée plus
haut aub).
Parcontre,
prise
aupied
de lalettre,
elle necorrespond
pas engénéral
avec ce que nousappelons
larègle
deCondorcet, appelée
aussiaujourd’hui règle
deKemeny, procédure
médiane...(cf.
[Monjardet, 1985]),
à savoir le choix de celui des avis cohérentsqui a
le meilleur support de voix.Propose-t-il
ici unerègle
ou unalgorithme
de calcul ?S’agit-il
d’unenégligence
destyle,
d’une réflexion
insuffisante,
d’une erreur ? Un débat s’est instauré chez les théoriciens du choixsocial,
àpartir
des recherches de[Black, 1958], qui
donne troisinterprétations possibles,
p.175. Par des méthodes
différentes,
deux d’entre eux, l’un sans considérationprobabiliste [Michaud, 1985],
l’autre par considération duprincipe
de vraisemblance en théorie desprobabilités [Young, 1988]
ontargumenté
pour montrer que la cohérence d’ensemble de la théorie de Condorcetcorrespondait
bien à cetterègle, qu’il
fallait doncinterpréter
dansl’esprit
etnon à la lettre le passage de la page 126. L’intérêt de cette discussion vient aussi de
l’importance
de la
règle
de Condorcet dans lastatistique mathématique
actuelle. Nous n’avons pas trouvé dans cequi
subsiste de manuscrits de l’Essai de passagepermettant
de trancher sur cesdiscussion. Mais l’examen des textes
qui
suivront confirmeplutôt
cetteappréciation.
3 - LETTRES D’UN BOURGEOIS DE NEWHAVEN
(O.C.,
t.IX,
p.1-93 ; Corpus,
p. 205-272).
a) Propos général.
Circonstances : Cet écrit anonyme concerne la discussion de la Constitution
américaine,
alors en cours de rédaction.
La lettre 1
(p. 205-210)
sert d’introduction etindique
saphilosophie
du droit.La
question qui
nous intéresse ici est contenue dans la lettre 2(p. 210-245),
dontl’objet
estle suivant :
"exposer
la constitution d’un corpslégislatif unique,
la manièredeflxer
l’étendue et les limitesdu
pouvoir qu’il
doit exercer, etla forme
suivantlaquelle
il doitdonner
sesdécisions, afin
que lescitoyens puissent jouir
desavantages
d’une constitutionlibre, paisible
et durable. ".Seuls les deux
premiers points
de cettelettré (1. représentation
pardistrict,
droit de vote, 2.forme de
l’élection) (p. 210-223) correspondent
directement à notreobjet.
Dans la lettre 3
(p. 245-258),
il s’attache "à montrer comment cette constitution serait propre àdétruire,
autantqu’il
estpossible,
les causes d’erreur."La lettre 4
(p. 258-272), "objet principal
de cettecorrespondance",
vise à prouver"l’inutilité et le
danger
departager
lapuissance législative
endifférents corps."
b)
Examen des sixquestions :
p. 210-11 et 218-221.- Dans cet écrit anonyme, Condorcet se réfère à lui-même :
"Je crois devoir entrer dans
quelques
détails surla forme
des élections. Je nerépéterai point
ce
qu’a
dit sur cetobjet
M. lemarquis
de Condorcet dans son ouvrage sur laprobabilité
desdécisions ;
mais il meparoît
avoir démontrél...l" (p. 219).
2.-
Apparemment
rien sur cettequestion :
seule la méthode dedépouillement
permettra de remédier àl’impraticabilité
de la méthoderigoureuse (comparaison
parpaires).
3.-
Quorum :
"au moins la moitié du nombre desdéputés,
et dans cette moitié au moins desdéputés
des deux tiers ou des trois quarts des districts".(p. 211 )
4.- "Je voudrois d’abord que
l’état fût partagé
en districtsà-peu-près égaux
enpopulation
et enterritoire,
dont chacun nommât deuxreprésentans :
l’assemblée de cesreprésentans formeroit
lecorps
législatif.
J’en proposedeux, afin
que dans presque tous les cas il y ait dans l’assembléeun membre de
chaque
district."(p. 210-Il )
Remarques,
variantes etexplications,
notamment élection médiate : p.218-19, 220, 22J
"l...l
neregarder
commeéligibles
que ceuxqui
seroientproposés
par quatre électeursprésens, lesquels répondroient
en même temsqu’ils accepteroient"
"Dans cette
liste,
chacun des électeurs en choisiroitdix,
comme ceuxqu’il
croit lesplus dignes
d’êtreélus,
et l’on choisiroitparmi
ceuxqui
ont été nommés dans ces listes dedix,
lesvingt qui
ont eu leplus
desuffrages." :
cela diminue le nombre de candidats sansinjustice réelle,
il nes’agit
pas, àproprement parler
d’unpremier
tour, mais d’uneopération préalable permettant
aux électeurs de se prononcer en connaissance de cause sur un nombre raisonnable de personnes.5.- Pour "éviter que
l’esprit
departi
et les cabalesn’ayent
une tropgrande influence",
il faut uneassemblée électorale et une élection courtes.
6. - Problème
posé :
n= 20,
p =2,
E = 3000Méthode
proposée :
Chaque
électeur inscrit sur un bulletin les 20 noms par ordre de mérite :"Alors on verroit 1 0 si un des 20 est décidé
supérieur
à chacun des 19 autres par lapluralité
des
voix,
et alors il seroitélu ;
2 0 si un second est décidéégalement
à lapluralité supérieure
aux18 autres, il seroit élu.
Si aucun n’est décidé
supérieur
aux 19 autres par lapluralité,
alors on chercheroit ceuxqui
ont été décidés par la
pluralité supérieurs
à 18 autres, etinférieurs
à unseul,
et onpréféreroit
successivement entr’eux ceux pour
lesquels
la somme des voixqui
les ontjugés supérieurs
à undes 19 autres est la
plus grande." (p. 222).
Si
j’ai
biencompris,
ensuite pour ledépouillement,
il propose deprocéder
en troistemps :
-
partager
les 3000 billets en 150 groupes de 20 tirés au sort, et calculer les résultats de ces 150 groupes,- ensuite
partager
ces 150 résultats intermédiaires en 10 groupes de15,
et calculer les 15 résultatsobtenus,
- il reste alors à calculer la décision
qui
ressort des 10 résultats issus de la deuxièmeétape.
Comparaison
avec la"règle
de Condorcet" :Tous ces calculs intermédiaires semblent devoir se faire au moyen de
comparaisons
parpaires, probablement
par la méthode citée ci-dessus. Cette méthode ne me semble pascorrespondre complètement
à larègle
de Condorcet si l’effet Condorcet porte à la fois surplusieurs
candidats.D’autre part, il est clair que la forme du
dépouillement
peutchanger complètement
le résultatavec une
probabilité
assezgrande
si le corps électoral nedégage
que despréférences légères
entre
plusieurs
des candidats de tête.Sur un
exemple plus simple,
si l’on a 2 candidats pour une seuleplace,
et 25 électeurs(n
=2,
p =1,
E =25)
et que Al’emporte
par 13 voix contre12,
onpeut
calculer facilement laprobabilité
d’inverser le résultat endépouillant
par 5 groupes de 5. Ce n’est pas très loin de1/2,
donc
largement supérieur
à1/144768 (!).
4 - ESSAI SUR LES
ASSEMBLÉES
PROVINCIALES(O.C.,
t.VIII, p.115-659 ; Corpus,
p.273-435)
a) Propos général
Circonstances : Il
s’agit
depropositions
pour la constitution et les fonctions des assembléesprovinciales, question politique
degrande importance
en 1788.b)
Examen des sixquestions :
La
question qui
nous intéresse ici est traitée essentiellement dans l’article5,
Dela forme
desélections
(p. 334-347),
et dans la note I(p. 401-415).
1.- L’examen de "la seule méthode
qui puisse
conduire au véritablerésultat", "que je
crois laseule exacte"
(p. 337, souligné
parnous)
estreporté
en note1,
considérée comme unsimple
"extrait des
réflexions"
de l’Essai(p. 401).
L’examen des
réponses apportées
auproblème
dans différents pays est un peuplus approfondi (méthode ordinaire,
Borda avecpoids variables,
recommencerjusqu’à
l’obtention d’unemajorité,
second tour avec les deux candidats arrivés entête) (p.
336 et401-409).
Laméthode de
Borda,
même avecpoids
est considérée comme inférieure à la méthodeordinaire,
lesdéfauts de ces deux méthodes étant caractérisés par la
phrase
suivante :"La méthode ordinaire trompe, parce
qu’on y fait
abstraction dejugements qui
devraient êtrecomptés ;
la nouvelle méthode trompe parcequ’on
aégard
à desjugements qui
ne devraient pas êtrecomptés." (p. 409).
Condorcet se
penche
alors sur "la méthodequi
nous a servijusqu’ici
àjuger
les autres"(p.
409),
il concède"que
même pour trois concurrents, parexemple,
elle peutparaître
conduire àun résultat absurde en
apparence,
et dans la réalité n’en donner immédiatement aucun"(p.
409) ;
mais ilajoute
un peuplus
toin :"puisqu’il faut rejeter
uneproposition adoptée
par lapluralité,
il estplus
naturel d’abandonner cellequi
a la moindrepluralité" (p. 411), puis
conclut :
"La méthode
analysée ci-dessus,
est donc la seulequi puisse
conduire à connaître le vraijugement
de lapluralité
toutes lesfois qu’il existe,
etqui,
lors même que cejugement
n’existepas,
indique
encore lechoix Qui
doit êtreadopté
pour avoir un moindrerisque
de tomber dansl’erreur ;
cetteméthode
doit donc êtrepréférée." (p. 411-412, souligné
parnous).
Les difficultés de sa méthode sont examinées en
partie
àpartir
de la p.412,
mais Condorcetne la
juge
pas icicomplètement impraticable,
elle est mêmejugée envisageable
sous certainesconditions
(p. 342,
enhaut),
il dit seulement :"elle
entraînerait,
dans lapratique,
deslongueurs qui pourraient rebuter ;
et au lieu de proposer del’employer
pour lapremière fois,
et d’enfaire
enquelque
sorte l’essai pour des élections aussiimportantes
que celles des membres des assembléesprovinciales, j’ai préféré
enindiquer
une
fort simple..."
2.- "...dont le résultat n’est pas, à la
vérité,
defaire
connaître leplus digne,
mais de nefaire
tomber le choix que sur un homme
jugé,
par laplus grande pluralité, capable
deremplir
laplace qu’on
luiconfie" (p. 337).
Suit alors une
justification
àregarder
d’autantplus près qu’elle
necorrespond
pas totalement à cequ’il
soutient en d’autres occasions :"C’est
précisément
cequ’on
doit chercher pour lesplaces auxquelles
on supposequ’un grand
nombre de concurrentspuissent prétendre.
Eneffet
un trèsgrand
nombre de concurrents que l’on peutregarder
commeéligibles,
suppose nécessairement uneplace
queplusieurs
hommes peuvent
remplir,
uneplace qui n’exige
pas des talents vraimentdistingués,
et dès lorsune
place
pourlaquelle
il vaut mieux s’assurerdavantage
d’unsujet
vraimentcapable
del’exercer,
que de chercher avecplus
d’incertitudes celuiqui
serajugé
devoir le mieux laremplir." (p. 337).
3.- La
question
du quorum est considérée p. 346 defaçon analogue,
mais un peuplus précise
que dans la Lettre d’un
bourgeois
de Newhaven.4.- Pour que l’élection soit la
plus
vraiequel
est le nombreoptimal
de candidats surlesquels
lesvotants seront amenés à se
prononcer ?
"On évitera de lefaire
troppetit,
pour êtreplus
sûrqu’un
des concurrents auraplus
que la moitié desvoix,
et pour que lapartialité
des votants aitde
quoi
sesatisfaire
sans nuire à la bonté de l’élection. On évitera dele faire
tropgrand,
pour que lesélecteurs,
en cédant même aux animositésparticulières qui
lesporteraient
àrejeter quelques
hommesdignes
demérite, puissent
encore neprésenter
dans leur liste que dessujets capables." (p. 341)
Diverses
techniques
sontpréconisées
pour atteindre une limitationjuste
des candidatscomprise
dans une fourchetteacceptable (p.
343 et412-12).
5.- Notons en
particulier l’opposition
de Condorcet aux formes d’électionqui obligent
lesvotants à
changer
d’avis entreplusieurs
tours, ycompris lorsqu’il
y aplusieurs places
àpourvoir (p. 336) :
"il est très
important,
dans lesélections,
de neprendre
les voixqu’une fois,
pouréviter,
autant
qu’il
estpossible,
leschangements
d’avis. Ils peuvent avoirquelquefois
pourmotif
deslumières
nouvelles,
être le résultat d’un examenplus approfondi ,.
mais leplus
souvent, on peut les attribuer à desmotifs
moins purs : ilsencouragent
lescabales, ils fournissent
àl’intrigue
desmoyens de
tâter,
pour ainsidire,
lesopinions,
et d’assurer sa marche. "(p. 340).
Pour le déroulement du vote, il
envisage
soit des assemblées électorales lesplus
courtespossibles,
soit un vote parcorrespondance (p. 339-340), puis
examine laquestion
du secret duscrutin
(p. 344-45).
Les cabales et
partis
sont aussi abordés p. 414-15.6.- Nous
indiquons
ici le modèleprincipal préconisé,
p. 338.Problème
posé :
Egrand,
n nonfixé, p=1.
Méthode
proposée :
"chaque électeur formerait
une liste de 20 concurrents[N=201 qu’il
croit lesplus dignes
dela
place.
Si un seul d’entr’eux se trouvait dans
plus
de la moitié deslistes,
il serait élu.S’il s’en trouvait
plusieurs,
on choisirait celuiqui
se trouverait dans unplus grand
nombre.S’ils y étaient en même
nombre,
onpréférerait
celuiqui
se trouverait leplus
defois
dans les19
premières,
dans les 18premières,
et ainsi desuite ;
et, dans le casd’égalité parfaite,
ontirerait au sort : par ce moyen on choisirait celui
qui
aété jugé par
leplus grand
nombredigne
dela