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Le territoire, la territorialité et la nuit

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Le territoire, la territorialité et la nuit

RAFFESTIN, Claude

RAFFESTIN, Claude. Le territoire, la territorialité et la nuit. Actualités psychiatriques , 1988, no. 2, p. 48-50

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4358

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LE TERRITOIRE, LA TERRITORIALITE ET LA NUIT

Cl. RAFFESTIN*

Le rythme nycthéméral

"... ; et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres.

Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit". (Genèse I.4.5.). Toutes les grandes cosmogonies, à travers des mythes à forte charge poétique, ont fait une place au jeu de l'ombre et de la lumière, une place souvent prépondérante.

Les sciences de la nature, telles que l'écologie générale et la géographie physique, accordent aussi une place prioritaire au rythme nycthé- méral pour expliquer la photosynthèse ou les phénomènes climatologiques à grande échelle.

Mais paradoxalement les sciences de l'homme ne se sont guère préoccupées de la pratique et de la connaissance que les hommes ont de la nuit, sinon à travers des phénomènes comme le sommeil et les rêves. L'écologie humaine et la géographie humaine, à part d'inévitables parce qu'indispen- sables références au rythme nycthéméral ou à la nuit proprement dite, n'ont consacré que de rares études à ce phénomène. C'est ainsi que dans la géographie générale de la Pléiade, huit pages sont consacrées par Pierre Deffontaines à une

"Introduction à une géographie du sommeil et de la nuit"1. Plus révélateur encore, dans ce même volume, la nuit ne fait pas partie de l'index matières ! Est-ce oubli ou indication que la nuit n'est pas un phénomène digne d'analyse dans les sciences humaines ? Quoi qu'il en soit, nos sciences de l'homme sont "diurnes" à l'envi et elles refusent de prendre en compte la nuit qui

"symbolise la disparition de toute connaissance distincte, analytique, exprimable, bien plus la privation de toute évidence et de tout support psychologique"2. C'est sans doute que ces disci- plines accordent une importance excessive au sens de la vue comme Nunez dans la nouvelle de H.G.

Wells "Le pays des aveugles". Nul ne contestera que l'écologie humaine et la géographie humaine ont privilégié le sens de la vue comme mode d'ap- préhension des choses. Ne serait-ce pas justement

*Professeur

Centre d'Ecologie Humaine 5 rue Saint Ours, 1211 GENEVE 4 (Suisse)

parce que les choses sont plus importantes, dans la problématique classique, que les relations aux choses que la pratique et la connaissance de la nuit n'ont pas retenu l'attention ? C'est pure hypothèse de ma part car finalement je n'en sais rien et j'en sais d'autant moins que le problème n'a pas été posé en ces termes sinon par des poètes et des romanciers.

En effet, si les scientifiques ont négligé le rapport à la nuit, les poètes, pour ne prendre qu'eux, ont pressenti et célébré la puissance du thème nocturne. Bien plus, ils ont mis en évidence des rapports que nous n'avons pas su suivre. Je voudrais en donner deux exemples empruntés l'un à Novalis, dans les "Hymnes à la nuit" et l'autre à Rilke, tiré du "Livre d'images". Dans l'hymne II, Novalis écrit : "Seuls les insensés t'ignorent et ne connaissent d'autre sommeil que l'ombre miséricordieuse que tu projettes sur nous, dans ce crépuscule annonciateur de la Nuit vraie. Ils ne sentent pas ta présence dans le jus doré des grappes, dans l'huile miraculeuse de l'amandier, dans le suc brun du pavot".

Quant à Rilke, il écrit dans "Hommes de la nuit" :

"Les nuits ne sont pas faites pour la foule./ De ton voisin te sépare la nuit,/ et tu ne l'iras pas quérir en dépit d'elle".

Ainsi en quelques vers, la puissance du rôle de la nuit est non seulement évoquée mais précisée, voire repérée et située. Non, malgré le caractère digressif que vous attribuez peut-être à ces remarques liminaires, je ne m'éloigne pas du sujet que je me suis fixé à savoir le territoire, la territorialité et la nuit. En effet, Novalis, implici- tement, pose un problème d'échelle et Rilke deux problèmes, celui de densité et celui de limite. Cela nous ramène très nettement à la question terri- toriale et par conséquent à celle de la terri- torialité.

Le territoire et la territorialité

Le territoire n'est pas une notion purement spa- tiale car il se découpe, mieux il est découpé, dans une enveloppe faite d'espace et de temps. S'il est

Actualités Psychiatriques n° 2 - Février 1988

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découpé, c'est qu'à l'origine d'un territoire, il y a un pouvoir qui trace des limites. C'est l'exercice du

"regere fines" qui instaure non seulement un "en- deçà" et un "au-delà" mais encore un "avant" et un

"après". Cette double nature de la limite est celle qui est à l'oeuvre dans le mythe de la fondation de Rome. Le tracé de Romulus est un découpage dans une substance spatio-temporelle. Comme le rap- pelle Benveniste : "Dans la langue des augures,

"regio" indique "le point atteint par une ligne droite tracée sur la terre ou dans le ciel", puis

"l'espace compris entre de telles droites tracées dans différents sens"3. Le territoire est un produit humain et la limite qui le fonde est intentionnelle.

Les mailles, les noeuds et les réseaux, qui sont l'expression générale et invariante du territoire, procèdent d'une volonté encadrée par un rituel politique et/ou religieux. A cet égard, le système de limites peut être ramené à quatre fonctions : traduction, relation, différenciation et régulation.

Fonctions qui ne caractérisent pas seulement les territoires concrets mais aussi les territoires abs- traits de nature symbolique par exemple4.

Dans ces conditions, le territoire est une réordination de l'espace dont l'ordre est à chercher dans les systèmes informationnels dont dispose l'homme en tant qu'il appartient à une culture.

L'espace, dès lors, informé par la sémiosphère, devient du territoire. Le territoire est le produit d'une écogenèse rendu possible par le mécanisme de la sémiosphère : "Au niveau de la sémiosphère, (la limite) détermine la séparation de ce qui est étranger, la filtration des communications extérieures, leur traduction dans le langage de la sémiosphère, et en outre, la transformation des non-communications extérieures en communica- tions, c'est-à-dire dans la sémiotisation et trans- formation en information de ce qui provient de l'extérieur"5.

Finalement le territoire c'est de l'espace et du temps informés par la sémiosphère propre au groupe auquel appartient tel ou tel individu. Cela revient à dire que si l'information change c'est-à- dire si le mécanisme de la sémiosphère se modifie, le territoire peut également changer. Autrement dit tout territoire est engagé dans un processus de territorialisation - déterritorialisation - reterrito- rialisation (processus TDR). Par là même, la territorialité, qui n'est rien d'autre que le système de relations que l'homme, en tant qu'il appartient à une collectivité, entretient avec l'extériorité et l'altérité à l'aide de médiateurs dans la perspective d'assurer son autonomie compte tenu des ressources du système, peut également changer. Le

49 territoire et la territorialité changent à court, moyen ou long terme. J'appellerai court terme, ici, la journée. Je veux dire qu'il y a un territoire et une territorialité diurnes et un territoire et une territorialité nocturnes pour les mêmes personnes et pour les mêmes lieux.

Le territoire, la territorialité et la nuit

Pour tenter d'illustrer cette opposition, je prendrai l'exemple d'un parc genevois, celui dit des Bastions dans lequel est implanté le bâtiment le plus ancien de l'Université. Du point de vue de l'enveloppe spatio-temporelle, on a affaire à une situation à grande échelle tant spatialement que temporelle- ment. Ce parc de quelques ha se prête assez bien à une analyse de la territorialité diurne et nocturne.

Pourquoi ? Parce que les situations sont aisément observables et par conséquent descriptibles et relativement maîtrisables. Cela dit, les fonctions urbaines de ce parc sont multiples et il serait possible, mais long, d'en dresser une liste exhaustive. De jour, les principales fonctions sont dévolues à la promenade, au passage car c'est un territoire de liaison, entre la haute et la basse ville, au séjour plus ou moins long pour les gens âgés et au jeu ou à la récréation des enfants d'abord mais ensuite des adultes jeunes ou moins jeunes. La fonction touristique, avec le mur des Réformateurs, est également importante selon les saisons.

En tant que territoire, le parc est bien délimité par des grilles scellées dans des murs bas. Le nombre des entrées est limité et il est facile d'en contrôler, voire d'en bloquer les accès. Des différences de niveau dans la topographie en font un parc avec des

"régions" distinctes chacune d ' e l l e s étant Caractérisée par des bosquets, des rocailles, des arbres d'espèces variées, des statues et un réseau de chemins et d'allées. C'est un territoire au plein sens du terme analysable en termes de mailles, de noeuds et de réseaux.

Bien évidemment, les "paysages", car il y en a plusieurs, sont variables selon les saisons. Du printemps à l'automne, de jour, le parc est une oasis de paix et de tranquillité où s'ébattent les enfants.

La démarcation précise du parc et sa position centrale dans le système urbain en font un territoire où prévaut une territorialité, un système de relations donc, de mères, de jeunes enfants, d'étudiants et de vieillards. Territoire bien balisé avec des repères commodes, il facilite la visibilité et donc la surveillance mais aussi l'isolement, la mise à l'écart si celle-ci est souhaitée.

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A partir d'un point choisi, une mère peut organiser une centralité et contrôler un système de distances par rapport aux enfants et surveiller, du regard, les allées et venues.

Par ailleurs, si l'on notait, toujours de jour, les places des "sédentaires" ou des "semi-nomades", on constaterait qu'il s'agit d'une distribution vraisem- blablement aléatoire même si certains habitués laissent deviner des invariants dans leurs localisations. Il y a en effet des places très souvent occupées par les mêmes personnes. La densité maximum doit se situer aux environs de 17 h 00.

Dès la tombée de la nuit, la densité s'effondre rapidement et pendant deux heures environ, seule subsiste la fonction de passage sauf pendant les longues soirées d'été. Malgré un système d'éclai- rage, de nombreuses zones demeurent dans l'obscurité et le déchiffrement du territoire devient difficile voire impossible. Le système de limites vécu de jour comme une sécurité est vécu de nuit comme un danger car il isole des rues avoisinantes.

La sémiosphère ou ne parvient pas à décoder ou décode d'une manière inverse. Telle zone avec des bosquets qui, de jour, apparaissait comme un refuge, apparaît de nuit comme une source de dangers potentiels. Les repères, e accent grave, deviennent des repaires, ai, c'est-à-dire des lieux où l'on peut se cacher, des lieux d'où peuvent bondir des agresseurs. En somme, la nuit inverse la lecture du territoire : la paix diurne devient le danger nocturne. Le regard devient un médiateur moins efficace que l'ouïe. Celle-ci se substitue à la vue dans une large mesure. Alors que le paysage sonore est à peine pris en compte de jour, il devient source d'information prépondérante la nuit. Les distances sont appréciées et estimées à partir des bruits. Il en résulte une distribution déterministe conditionnée par les zones de lumières. Les passages se font d'îles de lumière en île de lumière.

A l'inverse, les îles d'ombre ne sont pas désertes et il s'y déroule une territorialité tout à fait spécifique : celle des homosexuels. Aux distribu- tions aléatoires diurnes se substituent des distribu- tions déterministes nocturnes : "passage" dans les zones de lumière et "relations homosexuelles" dans les zones d'ombre. La nuit conditionne deux pratiques territoriales tout à fait distinctes, juxtaposées, mais parfaitement séparées par une zone semi-lumineuse.

Le changement de médiateur modifie donc l'ap- préhension des distances et la notion de centralité est commandée par le jeu de l'ombre et de la lumière. On assiste ainsi à une transformation des rapports à l'extériorité et à l'altérité. Selon les relations souhaitées, la sémiosphère individuelle décode la lumière comme une promesse de sécurité

et l'ombre comme un risque de danger ou bien la lumière comme l'absence de rencontres intéres- santes et la nuit comme promesse de rencontres intéressantes.

Alors que de jour le parc des Bastions ne se distingue pas par deux territorialités, de nuit il est le lieu de deux territorialités hétérogènes, op- posées, voire conflictuelles. La nuit fait prendre conscience que le territoire le plus important est le territoire-enveloppe, celui de la peau et des habits.

C'est le seul point commun entre les sujets qui fréquentent les Bastions de nuit. Les passants craignent pour cet ultime territoire au sens de Goffman tandis que pour les homosexuels, cet ultime territoire devient lui-même un médiateur.

Quelles sont les différences fondamentales entre le territoire diurne et le territoire nocturne ? La question peut surprendre car le territoire du point de vue physique est exactement le même. Pourtant il n'en demeure pas moins que les relations, les territorialités sont modifiées. Par rapport aux pratiques et aux connaissances que les individus ont du territoire, les choses se passent comme si l'arrangement du territoire avait été changé.

L'arrangement des systèmes de relations, en somme la diathétique relationnelle, est différente.

Pour simplifier, on peut opposer une diathétique diurne à une diathétique nocturne. En d'autres termes, le jeu de l'ombre et de la lumière crée de nouvelles échelles et de nouvelles limites.

Le jeu du jour et de la nuit produit un territoire protéiforme parce qu'il conditionne des processus TDR en liaison avec des relations. Il est bien évident que ce jeu intéresse tous les territoires ce qui veut dire qu'il est transcalaire et qu'il pourrait être étendu à bien d'autres territoires. Le metteur en scène de théâtre qui, avec les mêmes objets sur la même scène, veut évoquer le jour ou la nuit le sait bien puisqu'il joue quantitativement et qualitativement avec les lumières.

Il me revient en mémoire un exemple tout à fait illustratif avec le narrateur de Eusmesville, livre de E. Jünger, qui de jour est historien et de nuit barman dans la citadelle du dictateur. Passer la limite de la citadelle, c'est passer pour lui du jour à la nuit, c'est changer de vêtement d'abord, c'est nouer d'autres relations ensuite et c'est enfin employer d'autres codes.

Il est tout à fait paradoxal que nous n'ayons pas accordé à la nuit la place qui nous permettrait de mieux comprendre le jour. Nos sciences humaines sont comme seraient des pièces de monnaie qui auraient été frappées sur le côté face mais pas sur le côté pile. □

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