points de vue
1800 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 19 septembre 2012
La physique des particules subatomiques est désormais formelle : elles possèdent l’étran ge propriété de se présenter tantôt sous des aspects corpusculaires, tantôt sous des aspects ondulatoires. C’est-à-dire qu’elles sont susceptibles de se montrer, lorsqu’on parvient à les observer, d’une manière continue, ininterrompue, comme d’une manière discontinue, sous forme alors de «paquets».
Voilà déjà un exemple que l’on pourrait qualifier d’impressionnant d’un mélange possible et alternatif de deux types d’iden- tité à un niveau basique, élémentaire.
Si, de ces profondeurs subatomiques, on fait un bond spectaculaire et qu’on se trans- fère dans le monde humain, on retrouve une perplexité semblable devant des situa- tions où quelqu’un semble posséder ou être victime d’un phénomène de double personnalité. A ce propos, on peut évi- demment soupçonner une banale tricherie aussi bien que l’existence de manifestations dont la nature essentielle échapperait à notre compréhension.
Toutefois, la neurologie, ou plutôt la neuropathologie peut nous amener à nous rendre compte de l’existence de manifes- tations ayant des caractéristiques disso- ciatives indiscutables chez les personnes atteintes. Il peut s’agir par exemple de phénomènes de «sortie du corps», de «split- brain», d’hémi-négligence ou d’atteintes épileptiques majeures. Bien qu’à l’heure actuelle, tant la notion de schizophrénie que celle d’hystérie mériteraient d’être quelque peu révisées, le fin fond de leur structure psychopathologique repose sur le concept d’une dissociation de la personne en cause.
Mais également, en face de manifestations bipolaires, on peut songer à y introduire la notion de «dissociation affective».
Et pourtant, en y réfléchissant, on peut retrouver une perspective dissociative ana- logue dans maintes situations ne sortant pas du domaine de la physiologie. En pre- mier lieu, penchons-nous sur la «dissocia- tion» quotidienne que nous subissons lors- que nous nous endormons le soir et lors- que nous nous réveillons le matin. Le soir,
face aux exigences d’un besoin de dormir, l’Homo diurnus, avec ses engagements rela- tionnels, ses habitudes bien établies, sa pleine conscience, perd pied et se voit ac- culé par un tout autre personnage qui le guette. Il va donc devoir céder la place à un être parfaitement égocentrique, replié à fond sur soi-même, dédaigneux autant des besoins d’autrui que des bonnes manières.
Tout cela n’est d’ailleurs que passager puisque le matin, comme si de rien n’était, voilà que réapparaît l’homme astreint à des rapports sociaux, à une conduite con- ditionnée par la notion impérative de nor- malité. Les rêves dont cet homme éveillé se souviendrait tant bien que mal pourraient à la rigueur lui faire croire avoir subi un quelcon- que sortilège nocturne, ou même une farce plutôt de mauvais goût.
Qui de ces deux personnages qui se suc- cèdent sans cesse tout au long de la vie est- il le plus vitalement puissant, le plus es- sentiel ? Pas facile de répondre à cette question pourtant inéluctable.
Quelque chose de bien différent, mais ramenant de nouveau à la notion de disso- ciation, nous est proposé par le rapport in- cessant entre mémoire et oubli. Ce phéno- mène pouvant donc se configurer comme dissociatif pour n’importe qui de nous tous serait à prendre en considération déjà dans une position de départ : pourquoi, de tel ou tel événement vécu, va s’opérer une hasardeuse, pour ne pas dire bizarre sélec- tion mnémonique ? Des images bien pré- cises d’un événement qui vont s’accrocher obstinément à la mémoire, images que, si nous devions faire un choix rationnel, nous ne retiendrions pas comme suffisamment valables, comme les images les moins re- présentatives. Alors que justement des ima- ges logiquement plus pertinentes sont sim- plement oubliées, ou tout au plus relé- guées dans une possibilité de récupération mnémonique marginale et difficile d’accès.
Dans une prise en considération encore plus simple, nous pourrions, pourquoi pas, avoir recours à des étiquettes évoquant des éléments dissociatifs dans toute conver- sion, qu’elle soit religieuse, politique, idéo- logique. Mais aussi dans des modifications soudaines de comportement, de prise de position de telle ou telle personne de notre connaissance et, pourquoi pas, de nous- mêmes. Dissociables que nous serions tous,
du moins virtuellement, aussi bien que dans l’espace de notre périmètre existentiel et le long du temps de notre vie entière. En ef- fet, un vieillard se reconnaît-il encore dans le jeune qu’il a été ? Un jeune est-il capable de s’identifier à l’avance au vieillard qu’il pourrait devenir – ou au vieillard qu’il pourrait ne pas devenir ?
Pour conclure ces réflexions, le question- nement le plus important qui surgit est de savoir, ou au moins de présumer, si toutes ces formes de dissociation ne représente- raient que des fissures dans notre tissu existentiel, autrement dit des faiblesses, des menaces intrinsèques pour notre pro- pre Moi. Ou alors seraient-elles un moyen, insuffisamment reconnu comme tel, de dé- fense contre le pire, de capacité naturelle de déjouer une rigidité mentale survenue chemin faisant, qui ressemblerait davan- tage à une mort précoce qu’à la persistance d’une vitalité prometteuse ?
Pr Georges Abraham Avenue Krieg 13 1208 Genève
Les vicissitudes de l’identité
… Qui de ces deux personnages qui se succèdent sans cesse tout au long de la vie est-il le plus vitalement puissant, le plus essentiel ? …
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