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LA CRISE SANITAIRE CHANGE-T-ELLE LE RAPPORT AU TEMPS DES JEUNES

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Academic year: 2022

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2020 2021

02 23 62 20 95

metropole.rennes.fr/le-bureau-des-temps

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L’ART, UN TEMPS À PART?

MAXIME ABOLGASSEMI LATIFA LAABISSI VINCENT MARIETTE

TEMPS DE CONNEXION,

TANT DE QUESTION : INTERROGEONS- NOUS SUR NOS PRATIQUES

SEVERINE ERHEL

LA CRISE SANITAIRE CHANGE-T-ELLE LE RAPPORT AU TEMPS DES JEUNES

JOCELYN LACHANCE

DONNER DU SENS AU TEMPS QU’IL RESTE

LAURE NOUALHAT

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LE TEMPS ZÉRO DE L’ENGAGEMENT ARTISTIQUE Latifa Laâbissi : J’ai commencé la danse assez jeune.

À un moment, il y a eu une décision assez brutale de faire de l’art : je suis partie un matin au lycée et je ne suis jamais rentrée. C’était l’affirmation de mon désir de faire la danse. Après, ça s’est enchainé. Je suis allée aux États-Unis pour travailler avec Merce Cunningham, puis je suis revenue en France comme interprète et j’ai commencé à chorégraphier des pièces. Inconsciemment, faire de l’art, c’est l’intuition que ça va être un lieu pour soi. C’est une stratégie de survie. Charles Juliet a parlé du moment où il a pris la décision d’être écrivain : il avait besoin d’écrire et il s’est jeté dans la bataille. C’est un geste qui n’était pas héroïque mais qui s’imposait. Ne pas le faire était un renoncement impossible, ce n’était pas négociable de lui-même à lui-même. J’ai ressenti la même chose. Ce n’est pas du courage, j’ai juste l’im- pression d’être à ma place. Se sentir légitime est émi- nemment politique : c’est une façon de ne pas renoncer à soi et c’est très important.

Vincent Mariette : J’ai entamé des études d’histoire mais je n’avais pas l’envie d’en faire quelque chose de professionnel. J’avais une envie de cinéma. Je pensais que la seule solution était de passer par une grande école, par la méritocratie. J’ai tenté le concours en scé- nario de la FEMIS. J’avais au fond le désir d’être réali- sateur, mais je n’en étais pas là. Petit à petit je me suis donné l’autorisation, je me suis senti légitime d’essayer de faire des films en tant que réalisateur.

LE TEMPS DANS UNE / D’UNE ŒUVRE D’ART

Latifa Laâbissi : Au départ, ma pièce Consul et Meshie devait durer sept heures – finalement, elle dure 4 heures 30. C’est un duo avec l’artiste allemande Antonia Baehr sur les questions de nature et culture. Dès le départ, on savait que ça ne rentrerait pas dans les normes habi- tuelles, autour de soixante minutes. On n’en a parlé à personne mais on avait l’intuition qu’il était important pour le public de traverser ce nombre d’heures pour passer dans un autre régime de perception. Au-delà de soixante minutes, un autre rapport se crée. Les specta- teurs sont installés très confortablement. Au bout d’un moment, ils commencent à se relâcher. Notre désir, c’est qu’il se passe des choses assez intéressantes pour qu’ils restent 4 heures 30. C’est très complexe. Notre hantise était qu’ils restent seulement quinze minutes. La bonne surprise, c’est qu’ils restent au moins 1 heure 30. Le côté immersif et captif agit vraiment. Mais ça a posé beaucoup de problèmes de production.

Vincent Mariette : Dans un récit de cinéma, le plan-sé- quence est ce qu’il y a de mieux. Il n’y a pas de coupe,

le spectateur se laisse entraîner dans ce flux. Dans mon film Tristesse Club, il y a un plan-séquence de trois minutes. Les principales raisons étaient pratiques, logis- tiques, économiques : c’était mon premier long-métrage et je n’avais pas beaucoup d’argent, donc pas beaucoup de temps de tournage. Le plan-séquence est du temps gagné sur le tournage. Le piège, c’est que s’il n’est pas bien rythmé et qu’on s’ennuie, on ne peut rien faire après au montage. Alors on répète, on fait plusieurs prises. Ce n’est pas très compliqué, mais l’air de rien c’est technique. Il y a plein de choses à régler. Si ça ne rentre pas, on a perdu son pari contre le temps.

Latifa Laâbissi : J’ai travaillé une chorégraphie inspi- rée d’Hexen Tanz, un solo que Mary Wygman a réalisé en 1926 et qui continue de marquer les danseurs et les chorégraphes. C’est une danse de sorcière, et c’est surtout un geste qui est très libérateur, qui est du côté de la puissance féminine. C’était un ovni à l’époque et ça le reste aujourd’hui. Cette danse dure huit minutes, j’en ai pris un extrait de 1 minute 32 et je l’ai redistribué sur 32 minutes. C’était très compliqué à réaliser. J’ai fait appel à une autre artiste qui m’a fait travailler avec une métrique hallucinante, et j’ai demandé à un musicien d’étirer le son. Il ne s’agissait pas d’étirer pour étirer, mais de s’autoriser à faire de cette chorégraphie une expérience différente. Le côté vivant d’un spectacle, c’est de s’auto- riser à redistribuer le temps. Certains matériaux ont des durées précises, d’autres sont beaucoup plus aléatoires.

Si l’on est contraint de suivre une musique ou si c’est un duo, il y a un temps à respecter et le corps métabolise cette durée.

LE TEMPS DE LA CRÉATION ET DE LA PRODUCTION Vincent Mariette : Une fois qu’un producteur a donné de l’argent, il faut écrire une première version dialoguée, puis d’autres ensuite. C’est du temps : le temps de res- tructurer un projet qui soit performant artistiquement.

Pour certains, trouver de l’argent ne va pas poser de problème, pour d’autres il va falloir réécrire et presque faire des « versions pirates » pour satisfaire le financier.

On peut aussi vous dire que ça ne va pas pour des rai- sons structurelles, ou parce qu’un personnage n’est pas suffisamment fort. Ensuite, il y a le temps du tournage et de la post-production – le montage, le montage son, le mixage. En tout, on arrive facilement à trois ou quatre ans. Et puis on ne sort pas son film tout de suite. Mon premier long-métrage est sorti deux mois après l’avoir fini, le second neuf mois plus tard. La question, c’est : comment on négocie avec sa propre intégrité artistique.

Latifa Laâbissi : Nous avons créé la pièce Consul et Meshie dans un temps très court. En ce moment, je

travaille avec Manon de Boer, une artiste visuelle qui est dans un autre rapport au temps, dans des durées extrê- mement longues. Le processus a duré trois ans. Au dé- part j’étais très impatiente, mais j’ai appris énormément à ses côtés. Elle est au plus près des conditions de son propre désir. Lorsque Jennifer Lacey, une amie choré- graphe américaine, est arrivée en France, elle était éton- née qu’il y ait des soutiens publics et elle a été contente de pouvoir travailler avec un rapport au temps moins contraint. Mais quelques années plus tard, elle m’a dit qu’elle s’était un peu dégoûtée à faire des pièces de soixante minutes. Avant, elle avait moins de moyens mais elle était beaucoup plus libre dans les formats. Au fond, l’art comme une stratégie de survie, c’est aussi la ques- tion : comment peut-on trahir ça ? Je commence chaque matinée en faisant du yoga. J’ai la sensation d’avoir un luxe de temps, mais c’est un luxe qui n’en est pas un : c’est un temps pour que les choses se sédimentent autrement que par la simple volonté d’ouvrir mon studio de danse. On devrait tous pouvoir cultiver ça : c’est s’au- toriser à redéfinir pour soi-même les conditions de son propre désir. C’est une question éminemment politique, quel que soit son métier. C’est un rapport au monde, au temps, qui va peut-être tout changer et redistribuer la façon dont le temps s’écoule.

ECHANGES

Vous parliez de l’art comme une stratégie de survie.

Quel lien faites-vous entre cette stratégie de survie et ce terme de « performance » ?

Latifa Laâbassi : Je l’ai affirmé comme une stratégie de survie parce que c’était une rupture. Mon rapport au monde se distribuait d’une toute autre façon que ce qui m’était destiné. C’est un refuge, puis ça devient un lieu qui devient des imaginaires dont on fait quelque chose.

La performance, c’est un courant historique qui vient des arts visuels pour nommer des œuvres qui n’avaient lieu qu’une seule fois sous une forme donnée. La danse s’est réapproprié ce terme-là pour pouvoir loger tout ce qui ne rentrait pas dans son champ. Jusqu’aux années 1990, un danseur qui parlait était assez problématique. On était vite hors-champ. On sortait de la grammaire de la danse, on nous disait qu’on faisait de la « non-danse ». La per- formance donne l’impression d’être plus libre. C’est une autre stratégie, on peut s’autoriser plus de choses. En passant de la danse à la performance, la danse ose sortir de sa propre grammaire.

D’où vous vient votre inspiration ? Quel temps est imparti à la création ?

Vincent Mariette : C’est vaste et pas évident. C’est un cumul de tellement de choses, entre les inspirations

directes, les livres, les films ou les disques qui sont des objets de fascination… Il faut chercher loin en soi ce dont on a envie de parler. En cinéma, il faut trouver ce qui sera le cœur du récit et ce qui en sera la métaphore.

Depuis l’été dernier, je travaillais sur un projet, je pensais que c’était le bon mais je n’étais jamais satisfait. Et puis un jour, j’ai trouvé en une heure ce que serait mon pro- chain film. La question, c’est aussi de trouver l’évidence.

Il y a un temps de maturation qui est lié à l’inconscient.

Il faut trouver le moyen de provoquer le surgissement, mais dans le quotidien ce n’est pas évident. Il faut es- sayer de se créer cette espèce de jardin-là.

Latifa Laâbissi : Sur le projet autour de Mary Wygman, le déclencheur a été de voir cette danse. Pour Consul et Meshie, il n’y avait pas de projet, c’est parti d’une conversation, puis un lieu est arrivé au milieu de cette conversation. Même quand il y a un concept extrême- ment défini, la part inconsciente est valide. Pour moi, le plus gros du travail est de créer les conditions du surgissement, de ce qui va me dépasser. Ce temps n’est pas chiffrable, c’est compliqué de chiffrer le temps de l’inconscient… Parfois, le projet était déjà là depuis très longtemps, mais ce temps n’est pas quantifiable. Il y a aussi un temps où j’ai l’impression que tout est lié à mon projet, où je ramasse tout. C’est un état de porosité lui aussi inquantifiable. Le temps quantifiable est celui qui est lié à l’économie du travail. C’est le temps de la pro- duction et du flip parce qu’on ne sait pas si l’on va réunir les moyens dont on a besoin…

Une conférence proposée par le Bureau des Temps de Rennes

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5 mars 2020

Avec Latifa Laâbissi, danseuse et chorégraphe, et Vincent Mariette, scénariste et réalisateur.

Animation : Maxime Abolgassemi, enseignant et écrivain

L’art un à part ?

Maxime Abolgassemi : Nous avons changé notre rapport au temps. Nous vivons dans un sentiment

d’accélération et d’aliénation, pour reprendre les mots du philosophe allemand Hartmut Rosa. Nous sommes très sollicités, nous faisons beaucoup de choses en même temps alors que le cerveau humain n’est pas capable d’assurer du multi-tâches. Cela conduit à un éparpillement, un épuisement. L’art apparaît d’autant plus comme une sorte de refuge, de résistance. Il permet d’accéder au temps avec un T majuscule – d’accéder au temps hors du temporel.

Ouverture

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@BuroTempsRennes

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Une conférence proposée par le Bureau des Temps de Rennes

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10 décembre 2020 (en visio)

Séverine Erhel, maître de conférence en Psychologie cognitive (Université Rennes 2)

de connexion,

tant de questions : interrogeons nous sur nos pratiques

Avant le confinement, nous passions un tiers de notre temps sur les écrans. Ces pratiques ont explosé pendant le confinement. Le numérique a pu répondre à nos besoins, mais nous avons vu arriver ensuite une certaine lassitude. Quelles sont les limites de l’usage du numérique ? Comment repenser nos usages dans ce contexte et au-delà ?

Ouverture

02 23 62 20 95

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ETAT DES LIEUX DES PRATIQUES AVANT ET PENDANT LE CONFINEMENT

L’étude Elfe réalisée avant le confinement révélait que 45 % des 0-3 ans avaient déjà utilisé un écran tactile, que 68 % des moins de 2 ans regardaient la télé tous les jours, et que le temps d’exposition au numérique était de 1h47 par jour chez les 3-6 ans. L’étude Inca 3 et l’étude Esteban montraient que les 3-17 ans passaient en moyenne 3h par jour sur les écrans. Selon l’enquête Ipsos réalisée pour Bayam, les 13-17 ans passaient en moyenne 15h11 par semaine sur Internet, les 7-12 ans 6h10, et les 1-6 ans 4h37. Enfin, des données de la CNIL montraient que 63 % des 11-14 ans étaient au moins sur un réseau social.

L’enquête CAPUNI réalisée par le GIS Marsouin en Bre- tagne pendant le premier confinement a révélé que 47

% des adultes s’estimaient moins efficaces en télétravail, 42 % aussi efficaces, et 11 % plus efficaces. Concernant l’empowerment numérique, 21 % des Bretons jugent qu’ils savent faire plus de choses en ligne depuis le confinement : consulter un médecin, faire ses courses, suivre la scolarité des enfants… S’agissant des enfants, l’étude Covid-Ecrans-En-Famille observait, pendant le confinement, un temps de consommation de numérique de 7 heures par jour pour les 6-12 ans, à des fins édu- catives (1h41), informatives (55 mn), récréatives (1h52 de contenus audiovisuels, 1h13 de jeux vidéo) et de so- cialisation (59 minutes). Le numérique a donc contribué à compenser certaines activités qu’ils ne pouvaient plus faire dans la vie réelle.

LES LIMITES ET LES RISQUES DU NUMÉRIQUE D’après le compte-rendu du HCST (Haut conseil de la science et de la technologie), les effets délétères du numérique sur la sédentarité ne sont pas évidents à dé- montrer. Il n’y a pas non plus de consensus scientifique quant aux effets de la lumière bleue sur le cristallin. Par contre, la lumière des écrans peut avoir un effet sur les cycles circadiens. Ainsi, consommer des écrans le soir repousse un peu l’endormissement. Ce n’est pas tant la luminosité qui pose problème, que l’activité à laquelle on s’adonne avant d’aller se coucher. Si vous êtes passif devant un écran, vous devriez moins être impacté que si vous faites un jeu vidéo.

Les troubles déficitaires de l’attention et de l’hyperac- tivité touchent des personnes ayant des difficultés à focaliser leur attention sur des tâches ennuyeuses pour elles, mais il s’agirait d’une association bidirectionnelle : des enfants ou des ados ayant des difficultés attention- nelles peuvent se mettre dans des activités numériques pour canaliser cette attention diffuse, mais certaines de

ces activités (comme le jeu vidéo) peuvent accentuer les troubles de l’attention.

Une méta-analyse publiée en 2019 Sheri Madigan observe que les contenus éducatifs de bonne qualité peuvent favoriser le développement du langage, mais que ceux de mauvaise qualité (publicités, dessins animés avec peu de langage…) peuvent avoir des effets délé- tères. En revanche, une autre étude de Sheri Madigan montre un poids très faible du numérique sur le dévelop- pement intellectuel de l’enfant. D’autres facteurs entrent en compte : une bonne qualité de sommeil, des activités physiques, une relation maternelle positive, un niveau socio-économique élevé.

On parle d’addiction à l’Internet : mieux vaut parler d’usage problématique. Il s’agit d’un trouble comporte- mental sans lien avec une substance donnée, qui repose sur un usage compulsif et excessif d’Internet et interfère avec les activités de la vie quotidienne. Ses symptômes sont très proches de l’addiction : des activités sur Inter- net qui deviennent prépondérantes, une modification de l’humeur, un accroissement de la tolérance, des conflits intra-personnels (culpabilité) et interpersonnels (avec la famille, le conjoint, l’environnement scolaire ou profes- sionnel).

LE FLOW : UN ÉTAT NATUREL MAIS LE RISQUE D’UNE PERTE DE CONTRÔLE

Le flow est une des composantes qui fait que l’on a du plaisir à aller sur les contenus. Il s’agit d’un état d’ab- sorption intense, d’engagement profond que l’on peut ressentir quand on utilise Internet, les réseaux sociaux, les jeux vidéo en ligne, les applis de rencontre, etc. (mais qui peut aussi survenir avec le sport, la lecture, un bon film…). On peut facilement tomber en état de flow quand on utilise les réseaux sociaux. Cet état apparaît quand un individu dispose des bonnes compétences par rapport aux demandes cognitives exigées par cette activité, que celle-ci a du sens et une cible claire, et qu’il y éprouve de l’intérêt ou de l’amusement. Cette expérience opti- male devient en elle-même une récompense, qui amène à vouloir répliquer cet état. C’est un sentiment si fort que l’on peut oublier de manger ou ne pas entendre les per- sonnes qui nous parlent. Cet état est normal et pas né- gatif en soi, mais il peut être facilité par la manière dont les sites sont construits et designés, par l’exploitation de certains biais cognitifs et par certaines structures d’algo- rithme. On peut alors perdre le contrôle et se faire piéger par ces mécanismes de récompense.

LES MANIPULATIONS DES DARK PATTERNS

Les dark patterns désignent des interfaces conçues pour manipuler l’utilisateur, en exploitant certains aspects de la psychologie humaine (les « biais cognitifs humains »), pour l’amener à faire des choses qui sont favorables non à lui, mais à certaines entreprises. Il existe pléthore de dark patterns. Le nagging qualifie des intrusions répétées lors d’une tâche – quand, par exemple, vous êtes sur une appli et que vous recevez tout à coup une demande de géolocalisation. L’obstruction vise à dissuader l’utili- sateur de faire une action – par exemple se désinscrire d’un site comme Amazon, ce qui est très compliqué. La preuve sociale cherche à influencer les comportements des utilisateurs en décrivant ceux des autres utilisateurs – quand Booking, par exemple, vous indique qu’il ne reste que quatre chambres dans tel hôtel pour vous inci- ter à ne pas rater cette occasion. Le sneaking est l’idée de dissimuler ou retarder la divulgation d’informations pertinentes – tels que les frais de bagages cachés, dont les compagnies aériennes comme Ryanair sont les spé- cialistes. Les interfaces utilisateurs sont des manipula- tions qui poussent à faire certaines actions par rapport à d’autres – comme Amazon qui met en avant les produits Prime. Enfin, à travers l’action forcée, les utilisateurs sont tenus d’effectuer une action spécifique, sans pouvoir forcément la mener à terme – comme Facebook qui vous invite à paramétrer vos préférences publicitaires, mais qu’il est impossible de trouver (aussi appelé le « privacy zuckering »).

LES PIÈGES DU MULTITASKING

Pour comprendre le multitasking, il faut partir de la no- tion d’attention. L’attention sélective permet de traiter les caractéristiques pertinentes d’un stimulus tout en inhi- bant les distracteurs : vous pouvez suivre une conversa- tion alors que la télévision est allumée et que vos enfants crient. L’attention soutenue permet de maintenir un ni- veau d’efficience élevé et stable au cours d’une activité : vous pouvez focaliser votre attention un certain temps et de manière assez intense pour réaliser une tâche (un ap- prentissage par exemple). L’attention partagée permet de traiter simultanément plusieurs informations pertinentes : vous conduisez et votre passager converse avec vous. On distingue aussi plusieurs formes d’orientation de l’atten- tion. Avec l’orientation endogène, l’attention se focalise sur un élément de manière volontaire. Avec l’orientation exogène, l’attention est captée par un stimulus extérieur.

Certaines études, qui méritent d’être creusées, montrent des associations – faibles mais non nulles – entre usage du numérique et troubles déficitaires de l’attention. Il faut être vigilant : il s’agit probablement d’un lien bidirection- nel.

Selon un mythe bien ancré, la génération des digital native, parce qu’elle est née avec les nouvelles techno- logies, serait capable de tout faire en même temps : re- garder un film, faire ses devoirs, écouter de la musique, répondre sur les réseaux sociaux… Une étude en situa- tion réelle a été menée à Rennes 2 : après vingt minutes d’un cours qui, habituellement, passionne les étudiants, ceux-ci ont été invités à remplir un questionnaire sur leurs pratiques de multitasking pendant ce cours, et à répondre à des questions sur ce qu’ils avaient mémorisé du cours. Résultats : 73 % des étudiants avaient fait du multitasking multimédia (texto, WhatsApp, Facebook, Snapchat, Instagram, etc.) et 66 % du multitasking non multimédia (conversations relatives à leur week-end, au cours, etc.). S’agissant de la mémorisation, leurs ré- ponses ont révélé que plus ils faisaient du multitasking multimédia, moins bonnes étaient leurs performances.

Il s’agit donc d’une pratique délétère, sur laquelle il est essentiel de former / éduquer les étudiants.

UNE « ZOOM-FATIGUE » QUI SE CREUSE

Quand on est sur Zoom, le système dopaminergique lié à la récompense n’est pas satisfait. On a un investisse- ment cognitif élevé pour rechercher des indices sociaux (contact visuel, indices non verbaux, etc.), mais ceux-ci sont un peu dégradés et l’on perd de l’information. De plus, quand on regarde une diapo, le système d’atten- tion conjointe est beaucoup plus compliqué qu’en réel.

Notre système cognitif essaie alors de compenser les informations que l’on n’a pas, ce qui réclame un effort cognitif et émotionnel plus intense. Par ailleurs, on est tenté de « multitasker » (regarder ses mails, envoyer un message…) ou de faire autre chose (vider son lave-vais- selle, régler un problème…) pendant que la caméra est désactivée. Enfin, il faut arriver à inhiber les perturbations de l’environnement (un enfant qui arrive et vous parle, le chat qui monte sur le clavier…). Tout cela peut expliquer la « Zoom-fatigue », mais nous avons encore besoin de recherches pour bien comprendre ce qui se passe.

DES RECOMMANDATIONS FACE À L’HYPER-CONNEXION Le plus important face à ces situations est d’alterner les activités et d’adopter des bonnes pratiques : se lever de sa chaise, faire des pauses, éviter les « Zoom-journées », prendre l’air, etc. On peut couper les notifications pour évi- ter d’être perturbé pendant une conférence : si j’ai un swit- ch attentionnel, je vais devoir me remobiliser sur la tâche et rattraper ce qui a été fait, et c’est cognitivement assez coûteux, donc fatiguant. Il faut savoir laisser tomber et faire autre chose, se caler des moments plus déconnectés, par exemple en ne travaillant pas sur ordinateur le week-end.

Il faut également prendre conscience de la technofé- rence, c’est-à-dire l’ingérence de la technologie dans nos communications interpersonnelles. Quand on est avec ses enfants, il faut essayer de couper et leur consa- crer du temps. C’est très important pour le développe- ment des tout-petits. Une clé importante dans la manière d’utiliser le numérique touche à l’image que l’on donne à nos enfants.

L’éducation aux médias n’est pas assez investie en France, or il est facile d’être happé par des systèmes informatiques que l’on ne connaît pas, à l’image de YouTube, dont l’algorithme vise à vous faire regarder le maximum de vidéos, intercalées avec des publicités : 70

% des vidéos visionnées sur YouTube sont des sugges- tions. Dans les vidéos suggérées, celles qui remontent en premier sont les plus visionnées. Certaines vidéos sont conçues pour être assez longues et remonter plus vite dans l’algorithme, et donc être plus facilement consul- tées. Sur Twitter, c’est un fil infini : il y a toujours un nou- veau tweet qui arrive. Cela fonctionne sur un biais cogni- tif appelé l’escompte hyperbolique, qui consiste à avoir toujours envie de rechercher une nouvelle information.

Comprendre le fonctionnement de ce système permet de mieux se prémunir de ses effets délétères. Il est impor- tant d’expliquer aux gens le fonctionnement de certaines plateformes pour qu’ils soient plus libres de choisir leurs contenus. L’éducation aux médias adresse aussi le problème des fake news ou la question des données personnelles. Idéalement, il faudrait des médiateurs du numérique dans toutes les écoles, mais aussi un relais d’information dans la presse sur des questions comme le fonctionnement de ces plateformes. Il reste énormément à faire !

ECHANGES Véronique B.

Je suis éducatrice et je travaille avec des adolescents déficients mentaux, avec une orientation MDPH. Je travaille beaucoup avec eux sur tout ce qui est réseaux sociaux, et je voulais savoir s’ils avaient une sensibilité particulière du fait de leur déficience, et s’il fallait travail- ler ces questions avec eux d’une manière particulière.

Il y a peut-être des endroits où il est plus compliqué pour eux d’aller. Je vois parfois des gens qui présentent des troubles du spectre autistique et se déclarent comme tels parfois sur Twitter, et qui essuient parfois des remarques désobligeantes, pas du fait de leurs caractéristiques, mais parce qu’ils ont du mal à comprendre certaines situations.

Intuitivement, je dirais que le fait de passer par l’image, notamment par Instagram, peut leur permettre de montrer au public la façon dont ils perçoivent le monde.

Julien D.

Est-ce que chez les adultes, le temps passé dans les écrans sur la durée impacte la concentration, la mémori- sation ?

Il y a probablement des liens mais c’est encore difficile d’avoir un consensus là-dessus. Ceux qui ont tendance à faire beaucoup de multitasking auront probablement une plus grande sensibilité à la distraction dans d’autres contextes. Sur les capacités de mémorisation, je n’ai pas de données probantes, mais pour moi la consommation de numérique n’atteint pas réellement la mémoire.

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Une conférence proposée par le Bureau des Temps de Rennes

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1er avril 2021 (en visio)

Jocelyn Lachance, socio-anthropologue de l’adolescence – Université de Pau

Vivre avec son

d’adolescent(e)

Rythmes de vie, loisirs, rapport aux autres, au numérique, besoins physiologiques… autant de facteurs sur lesquels la gestion du temps varie entre générations. Les ados notamment semblent avoir un rythme bien à eux, désapprouvé parfois par leurs parents et éducateurs. Et si cette volonté de vivre à leur propre tempo était une manière de s’affirmer à un âge de transition ? Dans notre société, marquée par l’accélération sociale et l’incertitude du lendemain, comment arrivent-ils à se construire ? La crise sanitaire et ses effets sur le temps quotidien, et aussi sur les projections dans l’avenir ont-ils modifié ce rapport au temps des jeunes ?»

Ouverture

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LA CRISE SANITAIRE CHANGE-T-ELLE LE RAPPORT AU TEMPS DES JEUNES ?

On a le sentiment que le rapport au temps est différent entre les adultes et les jeunes et que la gestion du temps est parfois source de conflits ou d'incompréhension entre les générations. Qu’est- ce qui est le plus important de dire d’emblée pour comprendre la spécificité de l’adolescence aujourd’hui ? Est-elle vraiment différente de celle que nous avons connu ?

Si pendant longtemps, jusqu’à il y a vingt-cinq ans en- viron, on était déterminés par notre milieu social – on suivait la même voie et le même métier que nos parents –, depuis lors, on devient adultes par l’expérimentation.

On fait des tests et des essais en se demandant qui l’on est, ce que l’on va faire, ce que l’on va choisir comme façon de vivre. Ainsi, on avance lentement vers le chemin de l’autonomisation. On se pose alors naturellement la question de la valeur de notre expérimentation – est-elle positive ou négative ? Pour cela, on va solliciter le regard d’une personne extérieure pour obtenir sa validation.

Et cela, on le fait tout de suite. On ne peut pas attendre pour avoir des réponses à nos questions. De plus en plus de jeunes se retrouvent dans des fragilités identitaires et vont ainsi faire des expérimentations pour conjurer l’incertitude. On dit souvent que les adolescents sont dans l’urgence, mais c’est en fait un rapport au temps qui nous déroute, puisque le présent y joue un rôle très important et la question de la reconnaissance est, pour eux, au centre de ce sentiment d’urgence.

DEVENIR ADULTE, EST-CE APPRENDRE À GÉRER SON TEMPS ?

Il y a dans nos sociétés une injonction à l’autonomie.

Maîtriser son temps est une façon de signifier que l’on devient autonomes. Les adolescents vont ainsi grandir dans un monde où devenir adulte, c’est devenir auto- nome. Néanmoins, ceci est paradoxal : d’un côté, on veut les préparer au monde de demain en leur faisant accepter les rythmes et contraintes et d’un autre, on leur demande de nous prouver qu’ils sont autonomes.

Certains adolescents vont chercher des manières de se prouver qu’ils sont autonomes via des comportements de désynchronisation. Pour exemple, c’est un jeune qui va toujours venir rejoindre en décalé sa famille pour le repas, dans un retard finalement chronométré, tel un rituel. Ou encore c’est un autre qui se lève au dernier moment, sans prendre de petit déjeuner, pour se rendre au lycée, en se lançant le défi de tout de même arriver à l’heure. Les ado- lescents que je rencontre décrivent un quotidien assujetti aux horaires scolaires et familiaux. Ces comportements de désynchronisation sont une réponse à notre demande contradictoire – « fais selon nos horaires, mais apprends à gérer ton temps ». Ce que l’on constate, au début de l’ado-

lescence, ce n’est pas un désir chez eux de devenir adultes, mais plutôt de ne plus ressembler aux enfants. Tel un rite préliminaire, ils tournent le dos à leur identité du passé. Ain- si, ils changent très vite de repères culturels – le chanteur à la mode quelques mois plus tôt ne l’est plus… Ce sont des changements intragénérationnels. Avant, on disait qu’une mode correspondait à une génération, mais désormais un individu va suivre plusieurs modes. Cela renforce néces- sairement le sentiment d’urgence, car il faut constamment s’adapter aux codes culturels.

LA CRISE A-T-ELLE DES IMPACTS NÉGATIFS SUR LE TEMPS DES ADOS ?

Même si pour le moment je n’ai pas mené d’entretiens à ce sujet avec des adolescents, on peut émettre quelques hypothèses. Deux questions vont se poser :

> Qu’est-ce que je fais d’un rythme qui n’a pas de sens pour moi ? Chez les adolescents, en temps normal, les rythmes proposés par les adultes ne font pas l’unanimité (les longues plages de cours à la fac par exemple, sur lesquelles il est difficile de rester concentrés). La crise ajoute donc davantage de complexité à cette question.

> Qu’est-ce que je fais du temps libre ? On revient là plus généralement à un paradoxe, le fait que dans nos sociétés, même si l’on a objectivement plus de temps qu’avant, on a le sentiment d’en avoir moins. Les adolescents, face à ce nouveau temps libre, perdent parfois leurs repères. Un de mes étudiants m’a dit être « noyé dans un océan de temps ». Aujourd’hui, nous avons tendance à maximiser notre temps, à faire davantage de choses dans un temps réduit. Par exemple, si vous assistez à une conférence dans une salle sans votre téléphone, vous ne ferez rien d’autre qu’écouter. Mais si vous y assistez en ligne, vous allez peut-être cuisiner, lancer une machine, vous occu- per des enfants dans le même temps… Nous sommes confrontés, avec cette crise, encore plus à ce phénomène.

QUEL EST LE RÔLE DES TECHNOLOGIES DE L’INFORMA- TION ET DE LA COMMUNICATION DANS LE RAPPORT AU TEMPS DES JEUNES ?

Les adolescents d’aujourd’hui sont en fait connectés à ces technologies par leur famille, qui leur achète tablette et/

ou téléphone. On entend souvent dire qu’ils sont toujours devant les écrans, mais « la socialisation de l’écran » se passe en fait en famille. Par ailleurs, la connexion a transformé l’expérience de la séparation. Des adolescents partis en voyage m’ont ainsi raconté que leurs parents leur avaient demandé de se munir d’un smartphone pour pouvoir les joindre. Dans ce cas, c’était finalement la dé- connexion qui devenait un symbole d’autonomie.

LE CULTE DE L’URGENCE DANS LA JEUNESSE Il y a, pour les jeunes, une injonction à l’expérimen- tation – et nous sommes tous coupables de cela, à différents niveaux – et certains ont tendance à se dire qu’ils doivent tester telle ou telle chose maintenant, au risque qu’ensuite il soit trop tard. J’ai ainsi travaillé sur la question de l’année sabbatique chez les jeunes. Quand on leur pose la question de la raison de cette envie de césure, beaucoup répondent qu’ils souhaitent découvrir le monde, ou se découvrir eux-mêmes. Mais certains in- diquent qu’ils doivent le faire maintenant, parce qu’après ils ne pourront plus. On sent donc bien là les effets du culte de l’urgence.

Nous avons aussi mené des enquêtes sur les tablettes numériques. Des enfants de 8/9 ans expliquent qu’ils ne savent pas quoi faire s’ils n’ont pas accès aux écrans.

Cela questionne le fait que l’on met les adolescents dans une position où ils doivent résister aux tentations alors même qu’ils sont connectés et disposent d’une série in- finie d’offres. Cette situation engendre des inégalités im- portantes : certains vont déployer des stratégies de résis- tance – ne répondent pas toujours à leur téléphone… –, mais la plupart n’y parviennent pas. Ce sont notamment ceux qui sont dans cette urgence du regard et de l’avis de l’autre.

INSTAURER DES REPÈRES TEMPORELS

Dans un contexte comme celui que nous connaissons depuis le printemps 2020, et surtout pendant les confi- nements, il peut être intéressant de réintroduire des repères temporels dans le quotidien pour que les jeunes retrouvent du sens – (un repas, un temps quotidien ou hebdomadaire où l’on instaure une activité en famille).

Si les adolescents sont étudiants dans une autre ville, ce peut être convenir ensemble de rendez-vous télé- phoniques, créer des rituels. Ces rituels de déconnexion ne doivent en revanche pas être une façon pour les parents d’imposer une puissance autoritaire en donnant une plage horaire précise où il n’est pas possible de se connecter. Il faut que la famille réfléchisse ensemble à un moment où la déconnexion serait envisageable et qu’il y ait un sens à cette déconnexion. Et si l’un des membres veut finalement se connecter, il doit se demander : en quoi ce moment de connexion est-il plus important que l’intérêt général de la famille ? La connexion est bé- néfique, bien sûr, mais si elle n’est pas structurée, elle risque de faire retomber dans la tentation de la maximi- sation du temps.

ÉCHANGES

Les jeunes adultes oublient-ils qu’ils ont été adolescents ?

Cet oubli participe de ce que je nomme « l’adophobie ».

De génération en génération, on a toujours la crainte que les adolescents viennent remettre en cause l’ordre établi. Au début de la crise, le discours – qui s’est de- puis amélioré – sur les jeunes était très négatif, un vrai

« bashing » médiatique ! Il donnait l’impression qu’ils étaient les grands responsables de la situation. D’ailleurs, il est facile de faire un petit test : quand vous lisez un ar- ticle de presse sur les jeunes, remplacez le mot « jeune » ou « adolescent » par « femme » ou par une minorité ethnique ou religieuse. La majorité des textes devien- draient inacceptables ! Quand on voit dans les médias des images d’adolescents faire la fête, on peut évidem- ment se dire que dans le cadre de la crise, ce n’est pas citoyen. Mais on oublie le sens que cela peut prendre à cet âge-là. Ce qui est important pour eux ne l’est pas forcément pour les adultes! Certains anthropologues ont montré que les fêtes ont structuré les sociétés pendant longtemps. Les temps festifs jouent un rôle de repère temporel. Or, en ce moment, il n’y en a plus…

LE RAPPORT AU TEMPS EST-IL LIÉ À LA CULTURE D’UN PAYS ?

En Occident, la ligne du temps se décompose entre passé, présent et avenir, alors que dans certaines autres sociétés l’avenir n’existe pas. Edward T. Hall, un grand anthropologue du temps, a étudié cette question du rap- port au temps marqué par le présent ou par la finalité.

Il donne notamment un exemple sur une situation de la vie quotidienne : un individu a un rendez-vous et marche dans la rue pour s’y rendre. Il croise alors un ami. Le premier type de personne va saluer brièvement son ami et dire qu’il n’a pas le temps de parler. Le deuxième type, lui, va prendre le temps de discuter, parce que le présent compte davantage pour lui que l’avenir. Nos sociétés occidentales se situent davantage dans le premier cas de figure, les sociétés amérindiennes plus dans le second par exemple. Une partie du racisme est fondée sur la discrimination temporelle, puisque l’on a considéré que le rapport au temps des sociétés occidentales était supé- rieur.

Pour aller plus loin sur la question du temps

« L’adolescence hypermoderne: le nouveau rapport au temps des jeunes », de Jocelyn Lachance.

« La dimension cachée », d’Edward T. Hall.

« Accélération » et « Résonance », d’Hartmut Rosa.

« Le culte de l’urgence », de Nicole Aubert.

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Une conférence proposée par le Bureau des Temps de Rennes

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25 novembre 2021

Donner du sens

au qu’il reste

« TA COURSE ÉPERDUE EST PERDUE »

Réaction de la participante : « Je pense que ce n’est jamais perdu. Il y a toujours quelque chose à faire pour agir. Il faudrait peut-être juste s’arrêter de temps en temps pour regarder devant, sur les côtés et derrière. » Laure Noualhat : Cette course éperdue, c’est l’idée de ne pas savoir s’arrêter et d’avoir toujours quelque chose à faire. Ne rien faire, c’est le vide. Et si l’on ne faisait rien ? Je ne comprends pas la course éperdue vers l’EPR. Certains veulent en faire 10 alors que le premier n’est pas terminé, et que l’on est passé d’un budget de 3 à plus de 19 milliards d’euros. Quand on avait demandé à Edgar Morin de se prononcer sur l’EPR, il avait répondu : il est urgent d’attendre. Ne rien faire, c’est une pers- pective intéressante à titre individuel et collectif, même en tant que militant : un débat public, on n’est pas obligé d’y aller à chaque fois. Parfois, sur une forme d’urgence, les gens décident de bifurquer, de tout quitter, de démé- nager, sans savoir ce qu’ils vont faire derrière. Cette pré- cipitation à faire est dommageable sur plein d’aspects.

La réflexion est la base de la sagesse.

« LE TEMPS DE L’URGENCE »

Réaction du participant : « Le temps de l’urgence, c’est prendre le temps de réfléchir, d’analyser la situation, de voir où on en est. Alors on peut se mettre autour d’une table et décider ce qu’on va faire, avec qui. »

Laure Noualhat : L’urgence démarre quand c’est trop tard. On sait depuis longtemps que la dégradation est là, mais on n’agit pas car on n’est pas assez impacté.

Ce temps de l’urgence est donc super paradoxal. Mé- diatiquement, on nous fait croire que l’urgence, c’est maintenant, et que si ce n’est pas maintenant, c’est trop tard. Mais c’est trop tard depuis longtemps ! Le temps de l’urgence, c’est aussi agir pour aller mieux dans le temps qu’il nous reste. On peut ressentir une urgence intérieure à se mettre en mouvement pour se sentir à sa place.

Alors ce temps de l’urgence est moins paradoxal et plus accessible. Il n’y a même plus d’urgence, finalement.

Nos actes sont précieux pour nous, mais ils ne sont pas à la hauteur des enjeux. Il est urgent de retrouver nos périmètres d’action et de se contenter de ça.

« JE N’AI PAS LE TEMPS ! »

Réaction du participant : « Il faudrait déjà savoir quel temps il nous reste… »

Laure Noualhat : D’après différents sondages et études, 50 % des personnes estiment manquer de temps. Certains veulent bifurquer pour se désincarcérer d’un système qui décide pour eux, retrouver du lien avec

la nature et du lien social. Dans une petite ville, on peut davantage prendre le temps de rencontrer de nouvelles personnes, d’être dans la nature, de faire des choses pour soi – de la méditation, du yoga… Essayons aussi de jauger notre qualité d’écoute. Quand vous parlez avec quelqu’un, ce qu’il vous raconte résonne en vous alors qu’il parle de lui. Nos échanges, c’est 80 % de « moi je

» et 20 % d’écoute. Si l’on installe une véritable écoute, on crée un cadre où l’Autre se sent en sérénité et réelle- ment écouté. S’il y a des malentendus, c’est qu’il y a des mal-écoutés. L’écoute active peut faire gagner énormé- ment de temps.

« QUOI QUE JE DÉCIDE, C’EST DÉJÀ TROP TARD » Réaction du participant : « C’est assez pessimiste. Je ne dirais jamais ça, je suis plutôt optimiste. Il y a beaucoup de travail à faire mais il ne sera jamais trop tard. Même tous morts, il restera quelques humains pour changer les choses. »

Laure Noualhat : Cette phrase me fait penser à la façon dont fonctionne notre cerveau. Le cerveau décide avant nous : quoi que vous fassiez, c’est déjà trop tard ! Dans

« Le bug humain », Sébastien Bolher parle du striatum, un organe du cerveau qui commande nos actions et qui fait que nous avons survécu à 7 millions d’années d'évo- lution. Le striatum envoie des shots de dopamine dans cinq situationsprincipales : se nourrir, avoir des rapports sexuels (se reproduire), accéder à des informations sur notre environnement, atteindre un statut social élevé, économiser ses efforts. Un « like » sur Facebook libère de la dopamine, le système de récompense est activé…

voilà pourquoi les réseaux sociaux savent si bien nous ferrer… mais cela contribue au réchauffement clima- tique.

Cette phrase dit aussi qu’il est trop tard. On a déclen- ché une course éperdue. Les sociétés humaines se développent, s’organisent, se concentrent, et le système Terre se modifie. On nous dit qu’il y a un basculement d'une intensité inconnue jusqu’alors et d’une rapidité extrême. Quand bien même la COP serait hyper efficace, quelque chose est enclenché. On va continuer dans des conditions dégradées, sans retour en arrière possible à l’échelle de nos existences. Mais s’il est trop tard pour inverser la tendance, il n’est pas trop tard pour agir.

« UNE RESSOURCE AUSSI RARE ET PRÉCIEUSE QUE L’ÉNERGIE »

Réaction du participant : « L’énergie est un concept que l’on a inventé pour transformer la nature en ressource. On peut la trouver partout. Ce qui est rare et précieux, c’est ce qu’on en fait. »

Laure Noualhat : Dans les milieux écolos, on parle beaucoup des ressources externes finies (les terres arables, les ressources halieutiques, l'énergie fossile, etc.), mais on ne parle jamais du temps. Or le temps n’est pas renouvelable à l’échelle de nos vies. La flèche du temps, comme celle du changement climatique, est à sens unique. Quand on bifurque pour se mettre plus en accord avec ses idéaux, on peut s’exposer au burn-out militant. La gouvernance horizontale (ou partagée), c’est sympa, mais on ne dit jamais à quel point ce peut être chronophage. Un militant engagé dans la transition doit préserver son temps, comme s'il s'agissait d'un bien précieux. Aujourd’hui le territoire français vibrionne, les gens se mettent en collectif pour « ré-énergiser » les territoires. Il y a une énergie folle. On veut faire quelque chose, et on veut voir un résultat dans l’année. Mais gare à l’épuisement !

« CHAQUE FRACTION DE DEGRÉ COMPTE, CHAQUE MI- NUTE AUSSI »

Réaction de la participante : « La précision ferme mon imaginaire. C’est comme le grain du sablier : a-t-il de l’importance ? »

Laure Noualhat : Dans leur dernier rapport, les scienti- fiques du Giec ont augmenté d'un cran la sémantique de la catastrophe. Ils font référence à de l'irréversible, à une humanité incapable de s'adapter, à des enfants concernés par le pire. L'expression préférée de Valérie Masson-Del- motte, vice-présidente du Giec, est « chaque fraction de degré compte ». J’ai ajouté « chaque minute aussi » pour ramener cela à notre existence. C’est un truisme : chaque minute compte véritablement ! L’individu ne représente que 25 % de la solution. Qu'il fasse bon usage de son pré- cieux temps… !

A Joigny, la petite ville de l'Yonne où je me suis installée, nous travaillons avec la « Fresque de la Renaissance écologique » développée par Julien Dossier [inspirée de l’Allégorie et effets du bon et du mauvais gouverne- ment peinte par Lorenzetti en 1338] pour se projeter en 2050. Nous avons ainsi une projection temporelle, chronologique, dans nos actions : certaines se mettent en œuvre la première année, d'autres, dans les cinq ans, d'autres plus structurantes encore dans les cinq à dix ans. A Joigny, nous avons formé beaucoup d’habitants à la Fresque et chacun a trouvé un endroit où agir. Nous sommes actuellement dans cet intervalle de 1 à 5 ans, et nous sollicitons la mairie pour de premières actions.

Chaque minute que l’on emploie sert à monter des pro- jets inscrits dans un temps long. Et comme on a obtenu des subventions dans le cadre du Plan de Relance, via l'Agence nationale de la cohésion des territoires, nous sommes en train d'embaucher un équivalent temps-plein pour ouvrir un tiers-lieu.

Journaliste à Libération pendant 15 ans, en charge des questions environnementales, Laure Noualhat se consacre aujourd’hui à la rédaction d’ouvrages et la réalisation de documentaires. Dans son prochain livre

« Bifurquer par temps incertains » à paraître en 2022, un chapitre intitulé « Ralentir » aborde le lien entre les enjeux écologiques et nos rythmes de vie.

Lors de la conférence, les participant·e·s étaient invité·e·s à tirer au sort des phrases issues de ce chapitre, à y réagir et à y faire réagir Laure Noualhat.

« NOUS SOMMES DES POISSONS ROUGES »

Réaction du participant : « Imaginons que la petite prin- cesse sur la planète dévastée se demande quel dessin elle peut faire : ce pourrait être un poisson rouge. »

Laure Noualhat : Une copine me dit souvent en riant : « J’ai la concentration d’un poisson rouge. » Malheureuse- ment, la blague a été rattrapée par la réalité. C’est vrai.

Des tests réalisés sur les millennials montrent que leur temps de concentration est de 9 secondes, c’est-à-dire une seconde de plus que le poisson rouge. Moi-même, ma concentration s’est dégradée ces vingt dernières années, et plus vite encore ces trois dernières années.

Avant, je lisais deux heures d’affilée. Maintenant, au bout de vingt minutes de lecture, il faut que je fasse autre chose. Je suis convaincue que les outils numériques peuvent poser de graves problèmes de santé publique. Et nous mener vers des scenarii à la Idiocracy !

ET MAINTENANT ?

Laure Noualhat : Pendant le confinement nous étions nombreux à être soulagé.e.s par cet arrêt forcé de la marche du monde. Nos corps étaient confinés, mais pas nos cerveaux… Nous aurions pu mettre à profit ce temps pour réfléchir et nous pencher, par exemple, sur l' « outil pour aider au discernement » du philosophe Bruno Latour, auteur, entres autres, de « Où atterrir ? ». [6 questions étaient posées, visant à savoir quelles activités les répon- dants souhaitaient ne pas voir reprendre, ou au contraire voir se développer après le confinement, pour quelles raisons et de quelles façons. Pour le consulter : http://

www.bruno-latour.fr/sites/default/files/downloads/P-202- QUESTIONS.pdf] A la sortie du confinement, on aurait dû mettre 7 milliards d’euros dans un grand plan de bifurca- tion nationale, basé notamment sur de la formation, de la pédagogie… On a loupé un coche et c’est dommage.

Un participant : Les outils numériques sont ce qu’on en fait. Il faudrait mettre en place une politique des usages par l’éducation, pour dégager le multitasking des priori- tés, pour reprendre le contrôle sur les outils qui ont une utilité. Nous sommes dans une période où il y a des choix politiques à faire. L’avenir est entre nos mains.

Laure Noualhat : Je ne crois pas que l’avenir soit entre nos mains. Il y a ce que l’on maîtrise et ce que l’on ne maîtrise pas. Avec le changement climatique, il y a des choses que l’on ne maîtrise pas – et certaines ne sont même pas intégrées dans les modèles. Je sais que je vais mourir, mais en attendant je dois vivre au maximum des capacités que me permet mon cerveau. L’humanité doit être dans cette disposition-là : faisons au mieux pour créer des îlots de résistance et de résilience ! Le tout dans la Joie et la créativité !

Conférence organisée dans le cadre des Temporelles : Quel est l’impact écologique de nos rythmes de vie?

Laure Noualhat, journaliste, autrice et réalisatrice

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