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Théorie de la régulation et rapport salarial

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Academic year: 2021

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Collection Études théoriques

no ET9001

Théorie de la régulation

et rapport salarial

par

Jacques Boucher

1990

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Cahiers du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) Collection Études théoriques – no ET 9001

«Théorie de la régulation et rapport salarial

Jacques Boucher

ISBN : 2-89605-032-9 Dépôt légal : 1990

Bibliothèque nationale du Québec Bibliothèque nationale du Canada

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Ce texte aborde l'approche théorique de la régulation par le biais du concept central qui y

est développé, le rapport salarial. La présentation de ce concept retrace le plus fidèlement

possible la cohérence de cette construction théorique en suivant l'évolution du rapport

salarial dans l'histoire de la production capitaliste.

En premier lieu, le rapport salarial est défini dans ses composantes que constituent les

normes de production, les normes de consommation et l'interrelation qui existe entre les

deux. Dès lors, on peut y retrouver les liens qui existent entre le rapport salarial et d'autres

rapports sociaux économiques comme le rapport marchand et les rapports de production,

tant de propriété que de possession. Dans le cadre de ce dernier rapport, on peut suivre

l'évolution du rapport salarial dans l'histoire du capitalisme à travers les trois phases ou

modes successifs de la régulation de l'accumulation du capital. Tout d'abord, la période de

régulation à l'ancienne établit le processus de la mobilisation de la force de travail et sa

désappropriation des moyens de production (soumission réelle). Dans une deuxième

période, celle de la régulation concurrentielle, on mit au point la production de masse par la

possession du travail (soumission réelle). Enfin, avec l'implantation de la régulation

monopoliste, le capital s'est associé la classe ouvrière dans la valorisation de la production

de masse.

Ce dernier mode de régulation à la base du rapport salarial fordiste est entré dans une crise

d'envergure à partir de la fin des années 1960. Les caractéristiques de cette crise et les

pistes proposées pour en sortir sont successivement examinées au niveau des normes de

production, des normes de consommation et du mode de régulation en vigueur, ce qui nous

conduit à l'hypothèse de nouveaux compromis qui redessineraient le rapport salarial et sa

régulation. Ces compromis s'articuleraient, entre autres, autour de la flexibilité de la

production, de la mobilité et de la polyvalence du travail, moyennant la sécurité d'emploi,

une certaine participation des salariés à la gestion, ce qui pourrait aboutir à une

remobilisation du travail et à une reprise du taux de productivité. De plus, le mode de

régulation devrait acquérir une dimension internationale dans une contexte de

mondialisation des marchés.

La démarche permet de saisir l'atout du concept de rapport salarial en même temps que

ses limites. D'une part, il constitue un instrument précieux pour comprendre la nature de la

crise actuelle et ses enjeux. D'autre part, articulée autour du rapport salarial, l'approche

régulationniste est jusqu'ici restée trop centrée sur les rapports économiques mettant de

côté d'autres rapports aux enjeux sociaux tout aussi importants, dans le champ de la

consommation, des rapports entre les hommes et les femmes entre autres. C'est ainsi qu'on

peut constater que cette approche théorique véhicule une vision plutôt classique des

classes sociales basée sur les rapports de production.

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réponse à une question d'examen de synthèse, une des exigences pour l'obtention du Ph.D. en sociologie à l'UQAM. Cette synthèse part d'une question posée par M. Benoît Lévesque, professeur de sociologie à l'UQAM. Je tiens à le remercier pour l'aide qu'il m'a apportée dans la préparation de ce texte.

La réponse a été rédigée au cours de l'automne 1987. Elle est reproduite comme telle ici, à l'exception de quelques mises à jour bibliographiques. Il est évident que depuis ce temps, de nouveaux apports ont fait avancer la théorie de la régulation. Ces avancées sont à la fois redevables d'éléments de critique de la théorie (cf. le Colloque sur la théorie de la régulation tenu à l'UQAM les 14 et 15 mars 1991) et de contributions dans des disciplines autres que l'économie, en sciences politiques surtout (JENSON, 1989; BOISMENU et DRACHE, 1990), mais aussi en sociologie (BELANGER et LEVESQUE, 1988 et 1990; LEVESQUE, 1990A et B). On comprendra que je n'ai guère pu tenir compte de ces développements des trois dernières années.

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Introduction ... 1

1.0 Rapport salarial et autres rapports sociaux ... 4

1.1 Rapport salarial et rapport marchand ... 6

1.2 Rapport salarial et rapports de production ...9

1.2.1 Rapport de propriété ... 11

1.2.2 Rapport de possession ... 17

(a) Régulation à 1'ancienne ... 19

(b) Régulation concurrentielle ... 23

(c) Régulation monopoliste ... 29

2.0 Rapport salarial et élaboration de nouveaux compromis sociaux ... 39

2.1 Epuisement du rapport salarial fordiste ... 40

(a) Les normes de production ... 41

(b) Les normes de consommation ... 43

(c) La régulation ... 44

2.2 Vers un nouveau rapport salarial? ... 47

(a) Les normes de production ... 49

(b) Les normes de consommation ... 55

(c) La régulation ... 61

2.3 Vers une régulation internationale ... 65

2.4 Conclusion: qu'en est-t-il des autres rapports sociaux.... 68

3.0 Rapport salarial et classes sociales ... 72

3.1 Deux classes fondamentales ... 72

3.2 Une classe intermédiaire ... 74

3.3 Une classe ouvrière en transformation ... 78

3.4 Conclusion: classes sociales et le hors-travail ... 80

Conclusion ... 83

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Introduction

II est actuellement de bon ton dans certains milieux d'affirmer que le travail constitue un marché comme les autres, qui fonctionne en vertu de l'offre et de la demande. Toute intervention extérieure, qu'elle soit étatique ou sous forme de coalition syndicale ou professionnelle, contribuerait à perturber ce marché. Celui-ci serait basé sur le libre choix des agents individuels qui accepteraient de travailler au prix du marché plutôt que de se retrouver sans emploi et sans revenu. Dans une telle perspective, le salaire devrait être fixé par la loi du marché concurrentiel et le chômage resterait une question de choix individuel. De la sorte, seul un taux de chômage naturel prévaudrait dans une situation de marché du travail libre, c'est-à-dire sans contrainte extérieure.

Mais le travail s'échange-t-il comme une autre marchandise? Ce libre choix des individus peut-il vraiment exister? Le travail et son mode d'exercice ne sont-ils pas plutôt modelés par les rapports sociaux qui structurent un ensemble social donné? Plus précisément, la forme d'utilisation du travail dans une société capitaliste ne prend-elle pas la forme du rapport qui s'établit entre le demandeur-utilisateur de la force de travail et la travailleuse ou le travailleur? Or ce rapport ne serait pas qu'individuel mais bien social, un rapport de classes. Les utilisateurs du travail demeureraient toujours dans le même groupe social et les fournisseurs de ce travail n'auraient d'autre choix que de se salarier pour vivre. Ainsi, le travail ne se présenterait pas comme un choix libre, mais comme un lien obligé dans un rapport social, plus précisément un rapport salarial.

C'est justement en terme de rapport salarial que la théorie économique de la régulation analyse l'utilisation et la prestation du travail. Rapports sociaux et classes sociales; voilà qui nous indique bien l'enracinement marxiste de la plupart des auteurs de cette théorie.

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(BOYER, 1986C) Or parmi les rapports sociaux, ces auteurs attachent une importance toute particulière au rapport salarial. Concept central de cette théorie, il se présente comme un pont en quelque sorte entre les rapports marchands et les rapports de production, où l'aspect valeur d'échange prend le dessus sur la valeur d'usage. (BOYER, 1986C: 44-45) La présente synthèse se propose de faire le point sur ce concept central dans la théorie de la régulation. Elle nous permettra de voir que ces liens de dépendance ou d'obligation des salariés sont bien réels, mais que la configuration de ces liens se transforme continuellement au fil des luttes sociales.

Dans une première étape, je retracerai d'abord la définition du rapport salarial dans ses différentes composantes pour mieux le situer ensuite dans l'ensemble des rapports sociaux tel que proposé par les régulationnistes. Cette première démarche nous aidera, dans un deuxième temps, à voir la place du rapport salarial dans l'élaboration de nouveaux compromis sociaux susceptibles de relancer l'accumulation du capital ou encore de conduire à une nouvelle forme de rapports. En troisième lieu, pour rester fidèle à la séquence de la question posée, je m'arrêterai sur la théorie des classes sociales qui sous-tend cette analyse.

La théorie de la régulation reste encore relativement nouvelle puisque sa première systématisation remonte à 1976 (AGLIETTA, 1976). Aussi se trouve-t-elle encore en phase d'élaboration et de première vérification sur différentes économies nationales dominantes, cela, en plein contexte d'étirement de la crise, de mutations économiques et sociales et de recherche théorique. (BOYER, 1986C) De plus, si les racines de cette approche restent fondamentalement marxistes, elle puise aussi à d'autres sources, tant keynésiennes

qu1institutionnalistes ainsi qu'à l'histoire économique. A cause de

cette nouveauté et de la complexité de ses sources et de son contexte d'élaboration, j'ai choisi, dans le cadre de ce texte, de retracer le plus fidèlement possible la cohérence de cette construction théorique en suivant l'évolution du rapport salarial dans l’histoire

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de la production capitaliste. Une telle option ne m'a guère laissé d'espace pour assortir cette présentation théorique d'un recul critique. J'ai plutôt profité d'une synthèse sur les mouvements sociaux (BOUCHER, 1990) et de l'opportunité de problématique qu'elle m'offrait pour articuler cette critique en m'appuyant sur les acquis de ma recherche sur le rapport salarial et l'exposé de sa cohérence.

Pour arriver au type de synthèse que j'ai choisi de faire ici, je me suis donc attaché à suivre de près les auteurs de la régulation. Je me suis évidemment appuyé sur les principaux ouvrages "fondateurs" (AGLIETTA, 1976; BOYER et MISTRAL, 1978; CORIAT, 1979; LIPIETZ, 1979) de la théorie de la régulation, mais aussi sur des synthèses plus récentes (BOYER, 1986A, 1986B et 1986C; BILLAUDOT et GAURON, 1985; AGLIETTA et BRENDER, 1984; DELORME et ANDRE, 1983), en plus de nombreux articles des mêmes auteurs. De plus, j'ai utilisé toute une série d'études sur la crise actuelle en rapport avec l'aspect international et surtout avec les nouvelles expériences d'organisation du travail afin de mieux exposer les concepts mis de l'avant par la théorie de la régulation.

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1.0 Rapport salarial et autres rapports sociaux

Pour définir de façon générale le rapport salarial, nous pouvons dire qu'il désigne:

"le processus de socialisation de l'activité de production sous le capitalisme: le salariat" (BOYER, 1986A: 18)

ou

"les conditions d'usage dans la production de la force de travail aussi bien que celle de sa reproduction" (BOYER, 1982A: 15).

Cet aspect de la socialisation fait ressortir que le travail, sous sa forme salariée, est utilisé en vue de la production de biens qui à leur tour trouveront une utilisation dans la société, c'est-à-dire qu'on leur reconnaîtra une valeur d'usage. La socialisation du travail dans le salariat implique donc un échange. De prime abord, on voit bien que le travail est échangé pour un salaire qui lui-même peut être échangé pour un bien ou un service, autrement dit, une marchandise. Le rapport salarial se trouve donc étroitement relié au rapport marchand. Aussi faudra-t-il examiner ce lien entre ces deux rapports fondamentaux dont la combinaison constitue le mode de production capitaliste (LIPIETZ, 1985: 30). Ceci nous amènera à nous arrêter à un autre rapport social fondamental, le rapport de production, ce qui nous permettra de mieux circonscrire l'articulation du rapport salarial selon ses normes de production et ses normes de consommation comme le laisse entrevoir la deuxième définition rapportée.

En effet, pour plus de précision, nous devons tenir compte des différentes formes du rapport salarial. On appelle

"forme du rapport salarial l'ensemble des conditions juridiques et institutionnelles qui régissent l'usage du travail ainsi que la reproduction de l'existence des travailleurs" (BOYER, 1986A: 18).

Ainsi, le rapport salarial rend compte d'un premier rapport, celui qui existe entre le capital qui utilise la force de travail

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et le travail qui assure la prestation de cette force de travail moyennant rémunération. Mais à l'intérieur de ce premier rapport s'établit un autre rapport: l'interconnexion entre la façon d'utiliser le travail, ou plus précisément de l'organiser, et la façon de le reconstituer, en dehors du travail, selon le mode de vie du lieu et du moment. Autrement dit, le concept représente le rapport entre les normes de production et les normes de consommation dominantes d'un ensemble social donné, à une période donnée. Ceci implique donc une évolution ou une transformation de ces normes au cours de l'histoire du capitalisme et par voie de conséquence, l'existence de différentes formes de rapport salarial. Une saisie valable du concept de rapport salarial ne peut contourner les spécificités de ces différentes formes et pour nous aider à le faire, il semble utile, dès le départ, de décomposer en quelque sorte la structure du rapport salarial afin de donner plus de cohérence et de précision à notre définition.

De fait, les normes de production recouvrent

(1) tout d'abord l'organisation du travail comme tel, son procès, les moyens mis en oeuvre pour la production,

(2) mais aussi la division sociale et technique du travail, la hiérarchie des qualifications qui en découle

(3) et les formes de mobilisation en même temps que de mobilité des travailleuses et des travailleurs par rapport à l'organisation qui utilise leur travail. Quant aux normes de consommation, elles concernent

(1) en gros, le mode de vie salarié et plus spécifiquement l'utilisation du revenu de salaire sous forme d'acquisition de biens, d'usage de services, etc.,

(2) ce qui implique aussi le principe de formation du salaire, qu'il soit direct ou indirect.

Il s'agit là des cinq composantes du rapport salarial. (BOYER, 1986A: 18 et 1986C: 49) Ce découpage nous suivra tout au long de notre étude du rapport salarial, y compris lorsqu'il sera question de la

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recherche actuelle de ce qu'il est convenu d'appeler des nouveaux compromis sociaux (deuxième partie).

1.1 Rapport salarial et rapport marchand

Une des caractéristiques fondamentales du capitalisme repose sur la prolifération des marchandises. C'est à partir de ce constat du cumul de marchandises comme "richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste" que MARX (1977: 41) aborde son analyse du Capital, comme le souligne d'ailleurs Alain LIPIETZ (1979: 77). On pourrait penser qu'il s'agit là de la caractéristique principale du capitalisme marchand et non pas du capitalisme industriel ou plus généralement du capitalisme productif. En effet, le coeur de cette forme de capitalisme ne consiste-t-il pas à produire? Certes, mais à mesure que s'est développée cette forme, le règne de la marchandise s'est élargi comme par nécessité. Nous allons maintenant tenter de comprendre pourquoi et en quoi cette réalité interfère fondamentalement dans le rapport salarial.

Pour saisir la nécessité du rapport marchand dans le mode de production capitaliste, il faut regarder comment ou plus justement par qui les choses sont produites. On s'aperçoit alors qu'elles le sont par des producteurs privés, indépendants les uns des autres. (LIPIETZ, 1979: 83; AGLIETTA, 1976: 30) Un producteur produit un bien pour un autre, sans que ce dernier n'ait eu à dire quoi que ce soit sur cette production, contrairement à ce qui se passe dans d'autres modes de production, féodal, artisanal ou autarcique. Cela, "pour le propre compte du producteur, de façon privée" (LIPIETZ, 1979: 83), pour son avantage ou son profit.

Mais comment le producteur privé arrive-t-il à faire en sorte que le produit de son travail soit utilisé? Inversement, comment le fruit du travail des autres le rejoint-il de façon à être consommé ou réutilisé par lui? Pour rejoindre l'autre, pour devenir social, les

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"travaux concrets réalisés de façon privée dans les différentes branches de la division du travail" doivent entrer dans un processus d'échange. (LIPIETZ, 1979: 85) C'est donc par l'échange que s'effectue l'allocation du travail qui devient social en vertu de l'échange même et que le produit de ce travail est réalloué entre les différentes unités privées. Par l'échange se trouve donc résolue la contradiction entre privé et social, entre investissement privé et travail social matérialisé dans la marchandise. On le voit bien, cette résolution, cette émergence de l'unité à travers le privé prend forme à travers les rapports sociaux et non pas seulement comme une nécessité naturelle en vertu de besoins.

Le concept de marchandise ne peut donc pas être limité à l'utilité d'un objet (valeur d'usage) et/ou à sa réalité comme produit du travail, mais doit aussi désigner le rapport avec l'autre qui se réalise par l'échange. Ainsi, un objet n'acquiert sa valeur d'usage effective, le produit du travail humain n'est reconnu comme valide socialement qu'à travers l'échange, que si se trouve résolue la contradiction entre privé et social, entre travail privé et travail social. (LIPIETZ, 1979: 87) La portion de travail social incorporé dans un objet, c'est-à-dire le travail abstrait, comme ensemble des travaux privés socialement reconnus, constitue la valeur de celui-ci en vertu de l'échange, en vertu d'un processus d'homogénéisation de travaux privés sous forme d'équivalence (AGLIETTA, 1976: 30-32). La valeur de cet objet ne s'arrête pas à sa valeur comme substance, mais se réalise effectivement dans l'échange (LIPIETZ, 1979: 81-82), donc dans sa forme

valeur et valeur nécessairement quantifiée (puisqu1objet d'échange)

comme le souligne MARX (1977: 43).

Si la valeur prend forme à travers les rapports sociaux de l'échange, ces mêmes rapports entre humains "prennent nécessairement la forme d'un rapport quantitatif entre les choses, la forme valeur" (LIPIETZ, 1979: 87). Ils passent et s'expriment à travers des marchandises échangées dans leur dimension de "mesure sociale

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proportionnelle", "le temps de travail social nécessaire à leur production" l'emportant "de haute lutte comme loi naturelle régulatrice" (MARX, 1977: 71). Voilà pourquoi on parle de fétichisme de la marchandise. (LIPIETZ, 1979: 87-90) II s'agit du

"fait que les mouvements et les rapports entre les hommes dans leurs activités prennent la forme d'un mouvement ou d'un rapport entre leurs produits". (LIPIETZ, 1979: 87)

Par ailleurs, pour que le travail incorporé dans un objet soit considéré comme valeur, cet objet doit être utilisé, c'est-à-dire reconnu comme socialement utile. Autrement dit, il doit trouver preneur.

"L'échange n'est donc pas simplement mesure du travail incorporé dans une marchandise, il est reconnaissance sociale de l'utilité du travail dépensé dans cette production; il résout donc (moyennant des catastrophes...) la contradiction entre travail effectivement dépensé et travail nécessaire, forme dérivée de la contradiction privé/social." (LIPIETZ, 1979: 94)

Car il se peut bien qu'un objet ne trouve pas preneur et qu'ainsi, la portion du travail social qu'on y a incorporé ne soit pas du tout valorisé ou ne le soit que partiellement.

C'est à ce niveau-là que se joue tout particulièrement le jeu des luttes des coéchangistes: dans la recherche de la valorisation maximale du travail social introduit dans tel et tel produit, cette lutte prend la forme de la concurrence dans le rapport marchand. (LIPIETZ, 1979: 65) II s'agit là d'un enjeu critique pour chacun des agents productifs, mais aussi pour la cohésion sociale. D'un côté, l'entrepreneur pris individuellement doit allouer le travail au mieux, selon la branche et le type de production, pour que ce travail soit valorisé. Il doit de plus réallouer ce résultat de façon optimale pour assurer le reproduction de cet enchaînement et ne pas disparaître. Ce processus se réalise dans la lutte concurentielle. D'autre part, cette concurrence assure l'unité entre ces agents en lutte par ses lois

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immanentes, par son ordre qu'il impose. (LIPIETZ, 1979: 65) Ainsi, à travers la concurrence se reproduit l'unité comme résolution de cette contradiction entre lutte et unité à l'intérieur de la contradiction entre privé et social.

A l'intérieur du rapport marchand, il s'établit donc un rapport de concurrence entre les agents productifs. Mais ces agents productifs ne sont pas nécessairement des producteurs directs. En effet,

"Le travail sera dit privé si l'unité d'activité concrète est dirigée par un agent indépendant des autres capable de décider de l'affectation de cette activité et de disposer de son produit en ayant pour but ses propres intérêts. On dit gué l'agent est propriétaire économique de l'unité." (LIPIETZ, 1979: 83)

Dans le mode de production capitaliste, ce propriétaire ne fournit pas lui-même le travail nécessaire à la fabrication ou à la transformation d'un produit, mais il utilise la force de travail d'un autre pour le faire. Dans un tel contexte économique, la force de travail est considérée comme une marchandise, particulière certes, mais comme un bien qui entre dans le rapport d'échange entre le capitaliste propriétaire et le travailleur salarié. (AGLIETTA, 1976: 34-35) Déjà nous entrons ici dans un deuxième type de rapports, les rapports de production.

1.2 Rapport salarial et rapports de production

Comme nous venons de voir, dans le mode de production capitaliste, l'agent qui détient les moyens de mettre en route la production et de la soumettre à la valorisation ne peut être identifié a celui qui produit directement, le travailleur. Ce système repose sur une caractéristique fondamentale garante de sa propre existence: la séparation entre le travailleur, producteur direct, et les moyens de production qui, eux, sont détenus par un autre. Afin de mettre à exécution sa capacité de produire, le travailleur se voit obligé d'entrer en relation avec ce propriétaire de moyens de production, le

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capitaliste qui, en tant qu'agent privé indépendant, entre dans le jeu des échanges lui permettant, moyennant des risques, de valoriser pour son compte le fruit du travail de l'autre.

Cette séparation constitue le fondement d'un autre rapport social crucial, le rapport de production. Ce rapport fait qu'une bonne partie de la population se trouve en continuelle quête d'un travail salarié pour assurer son existence. En vertu de cette séparation, les travailleurs salariés ou prolétaires

"n'ont pas les moyens de se constituer directement en unité de production de l'économie marchande; ils ne peuvent acquérir de part sur le travail social en apportant directement sur le marché le produit de leur travail privé". (LIPIETZ, 1979: 131)

En effet, le salaire de leur travail va à l'achat de marchandises vouées à la consommation. Pour le capitaliste, au contraire, l'avance de ce salaire lui permet d'incorporer cette force de travail dans une production qui relève de sa décision et dont il dispose comme produit matérialisé. (AGLIETTA, 1976: 36; LIPIETZ, 1979: 135) Cette séparation assure donc la reproduction du rapport de production capitaliste.

Cette séparation s'articule selon un double aspect qui correspond à "deux niveaux de pouvoir sur les hommes et les choses, deux rapports de production": le rapport de propriété économique et le rapport de possession. (LIPIETZ, 1979: 129; 1984: 15-17) Le premier rapport touche la division sociale du travail et se définit comme

"la capacité d'affecter les forces productives, organisées dans l'unité sur laquelle elle porte, à telle ou telle production, et de disposer du produit". (LIPIETZ, 1979: 129)

Ce type de rapport a été plus particulièrement introduit ci-haut et il constitue l'objet de développement des prochaines pages. Nous nous arrêterons, dans un autre point, plus spécifiquement sur l'autre rapport qui lui est étroitement relié et qui regarde l'aspect plus concret des rapports de production (AGLIETTA, 1976: 26): le procès de production comme tel, la division manufacturière du travail, c'est-à-dire "la capacité de mettre en oeuvre les forces productives et de

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reproduire les conditions matérielles des processus productifs". (LIPIETZ, 1979: 129) II s'agit d'un rapport de possession.

1.2.1 Rapport de propriété

L'examen du rapport de propriété nous plonge dans le rapport salarial "qui fait de la force de travail une marchandise" sous forme de travail salarié (AGLIETTA, 1976: 34). La force de travail entre dans les termes d'un rapport d'échange lorsqu'elle trouve preneur. Par contre, elle peut aussi ne pas être validée socialement ou ne l'être que partiellement (chômage, salaire à rabais). Or il ne s'agit pas d'une marchandise ordinaire. En effet, n'entre dans l'échange, entre le travailleur et l'utilisateur capitaliste de sa force de travail, qu'une partie seulement du travail social produit par le travailleur.

"Ne figure dans la valeur de sa force de travail, sur le marché capitaliste, que le travail marchand qui sert à le reproduire: la valeur des marchandises qu'il doit acheter." (LIPIETZ, 1979: 135)

Le surplus de valeur incorporé dans le produit par cette portion de travail social se retrouve entre les mains du capitaliste qui, lui, cherche une valorisation de l'ensemble du produit. Il peut réallouer ce surplus comme il l'entend. Pour ce capitaliste, cette force de travail représente un coût de production comme les autres moyens qu'il utilise tels que la matière première, du travail inclus dans les biens de production et dans la mise en marché... "C'est pourquoi le rapport salarial est à la fois un rapport d'échange et un rapport de production." (AGLIETTA, 1976: 35) En même temps, les rapports de production se prolongent en quelque sorte dans des rapports de distribution, plus particulièrement en ce qui concerne le partage de ce surplus de valeur. (AGLIETTA, 1976: 36) Ainsi, à cause de cet accaparement du surplus, de cette extorsion de la plus-value par le capitaliste, ce rapport de production devient un rapport d'exploitation du travail.

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S'il est normal, pour le maintien de toute société, que la quantité de travail fournie soit supérieure à ce qu'il faut, comme part du travail social, pour que la force de travail se reproduise, le problème survient dans la répartition entre la valeur totale produite et la plus-value (LIPIETZ, 1979: 139). Autrement dit, la contradiction se situe entre la part de la valeur ajoutée que s'accapare le capitaliste et celle qu'il concède au travailleur sous la pression du marché du travail ou des luttes des travailleurs.

Pour formaliser les enjeux impliqués dans cette répartition, partons de la journée de travail. (AGLIETTA, 1976: 38-39) Sa durée formelle (T) est apparente, puisque tout ce temps attribué au travail ne produit pas de la valeur (tv). Cela, à cause de ce qui est appelé les pores du travail ou les temps morts, non productifs. Malgré tout, le travail fourni produit plus de valeur qu'il ne lui en faut pour se reproduire (tn), c'est-à-dire pour que les travailleurs salariés puissent se procurer le nécessaire à une existence "normale", selon les normes de consommation du lieu et du temps. C'est pourquoi le taux de plus-value (e) ou d'exploitation du travail peut se formaliser de façon suivante:

e = PL , selon cette formule plus connue, PL représentant la

plus-value et V, la valeur effectivement produite. (LIPIETZ, 1979: 139-141) A partir de cette formalisation, nous voyons bien qu'il n'existe pas mille façons de hausser ce taux de plus-value. Ceci tient essentiellement à trois modalités (AGLIETTA, 1976: 39):

(a) l'allongement de la durée du travail (T),

(b) la diminution de l'écart entre cette durée du travail(T) et le travail productif (tv), c'est-à-dire l'élimination des pores du travail ou l'intensité du travail

(c) et la baisse de la portion du travail nécessaire à la reproduction de la force de travail (tn).

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l'intensification du travail, la plus-value est définie comme absolue. (AGLIETTA, 1976: 39-40; LIPIETZ, 1979: 145-148) Si l'on peut mesurer la durée du travail, son intensité est beaucoup plus complexe à peser, puisqu'elle dépend du procès du travail, de la soumission de la force de travail au mouvement du système des machines utilisées. Ce procès reste sous le contrôle de l'entrepreneur indépendant, mais les résultats d'intensification sont homogénéisés dans l'ensemble de la production sociale à travers les échanges. Cependant les modifications d'intensité sont palpables lors de changements dans l'organisation du travail,donc lors d'une amélioration "de la productivité du travail, c'est-à-dire de la quantité de valeur d'usage produite pour une même dépense de travail abstrait" (LIPIETZ, 1979: 145), ce qui nous introduit à la plus-value relative. Avant de nous y arrêter, il importe de voir les limites inhérentes à la plus-value absolue. Elles sont, bien sûr, physiques et techniques; limites physiologiques, mais aussi plafonnement d'un système de machines établi. Elles sont également sociales, puisque tant la durée que l'intensité du travail se sont retrouvées au coeur des résistances ouvrières et des luttes de classes qui ont historiquement marqué les entreprises et les sociétés.

Ces limites ne purent être dépassées que par la troisième modalité susceptible d'accroître le taux de plus-value, c'est-à-dire la baisse du temps de travail nécessaire à la reconstitution de la force de travail. (AGLIETTA, 1976: 44) II s'agit de la plus-value relative. Dans ce cas-ci, la plus-value s'identifie étroitement à la productivité du travail et s'avère relative en vertu de la baisse de la valeur des produits pour un même montant donné de travail abstrait. Cet "abaissement de la valeur unitaire des marchandises" est rendu possible par la "modification de la composition technique du capital qui économise les forces de travail" (AGLIETTA, 1976: 43). Cette transformation des forces productives ne comporte pas qu'un aspect technique, encore une fois; elle transporte un poids profondément social (AGLIETTA, 1976: 43; LIPIETZ, 1979: 152). D'une part, elle contribue à accentuer la soumission de la force de travail au nouveau

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procès et d'autre part, elle joue dans les conditions d'existence des travailleurs. En effet, cette transformation ne touche pas que la section des biens de production (section I); elle vise, en bout de ligne, la baisse des coûts de production des biens de consommation (section II). Ainsi, les prix des biens de consommation diminuent, faisant du même coup reculer le temps de travail nécessaire à la reconstitution de la force de travail et rendant possible l'implantation de nouvelles normes de consommation.

On aura compris que l'appropriation, le cumul et la réallocation de plus-value sous forme de moyens de production (capital constant) et de travail abstrait (capital variable) constituaient la base même de l'existence et du maintien du capital. Sans production de plus-value, le capital disparaît. En même temps, la plus-value constitue un résultat des rapports de classes et un enjeu des luttes incessantes entre elles, cela, en vertu des rapports de production capitalistes. D'un côté, les producteurs directs, salariés, dépouillés de la propriété des moyens de production, donc prolétarisés, n'accèdent, en vendant leur force de travail, qu'aux biens qui peuvent assurer leur reproduction. Un accès à plus de valeur produite qu'ils ne consommeraient pas immédiatement risquerait de leur rendre accessible la propriété des moyens de production et remettrait en cause ces rapports de production. De l'autre côté, les capitalistes, propriétaires de ces moyens de production, se maintiennent dans leur position grâce à cette plus-value extorquée en allouant, de leur propre décision, la force de travail qu'ils utilisent et en réallouant de la même façon cette plus-value. Ils gardent ainsi la maîtrise sur le développement de la production et le cumul de la plus-value, ce qui est nécessaire pour se maintenir comme classe capitaliste. On aura donc compris que la continuation du capital dépend de deux conditions que je vais maintenant préciser: la reproduction de ces rapports de production et sa propre accumulation.

Une société ne peut cesser de produire ni de consommer, ce qui implique la reproduction des procès de production et de consommation.

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La reproduction de ces procès prend la même forme que le procès de production en vigueur.

"Si la production possède la forme capitaliste, il en sera de même de la reproduction. Là, le procès de travail sert de moyen pour créer de la plus-value; ici, il sert de moyen pour reproduire ou perpétuer comme capital, c'est-à-dire comme valeur rendant de la valeur, la valeur une fois avancée." (MARX, 1977: 403)

On peut donc avancer que la reproduction de la forme capitaliste signifie la reproduction des rapports sociaux qui la sous-tendent.

"La reproduction désigne la permanence des rapports sociaux par-delà le mouvement apparent des pratiques et des produits régis par ces rapports, et à travers ce mouvement." (LIPIETZ, 1979: 170)

Ainsi, toutes les transformations techniques et les réorganisations sociales du procès de travail sont la traduction de ces rapports sociaux, de cette lutte de classes dans la production. (LIPIETZ, 233-236) C'est sur cette base que s'opère la revolutionnarisation des moyens de production dans le but d'en tirer toujours plus de productivité ou de plus-value relative. Curieusement et contradictoirement, la reproduction ou la permanence de ces rapports nécessite ce continuel renouvellement. D'ailleurs, l'étude des conditions concrètes de ces transformations nous fera mieux voir l'approfondissement des rapports de production comme un rapport de dépossession, accentuant en quelque sorte la domination capitaliste sur le travail, mais de façon relative à cause de la résistance de ce dernier. Nous serons amenés aussi à examiner les conditions d'existence concrètes de la force de travail, du fait même du processus de reproduction de la force de travail, plus particulièrement dans les situations de recherche de plus-value relative ou dans un contexte d'accumulation intensive du capital. Mais auparavant, il nous faut éclaircir à quoi correspondent différents régimes d'accumulation du capital, ce qui nous permettra de mieux périodiser des phases de transformation des conditions de production et d'existence.

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Un régime d'accumulation se définit comme

"l'ensemble des régularités assurant une progression générale et relativement cohérente de l'accumulation du capital, c'est-à-dire permettant de résorber ou d'étaler dans le temps les distorsions et déséquilibres qui naissent en permanence du processus lui-même." (BOYER, 1986C: 46)

On reconnaît en général deux régimes d'accumulation dans l'histoire de la production capitaliste: l'accumulation extensive ou concurrentielle et l'accumulation intensive ou monopoliste.

L'accumulation extensive est rattachée à la hausse de la masse de la plus-value absolue. Il s'agit d'un "accroissement simple et quantitatif du capital" et cet accroissement s'opère à travers "1'extension du salariat par concentration de la propriété des moyens de production comme produit de l'accumulation" (LIPIETZ, 1979: 218). Cette extension s'est développée par la mobilisation forcée ou non de la force de travail sous forme salariée et par l'implantation du mode de production capitaliste dans de nouveaux domaines ou secteurs. Fondamentalement, cette forme d'accumulation se trouve à la base ou au départ des autres, par la soumission formelle du travail, en regroupant les travailleurs salariés sous l'autorité du capitaliste, en les séparant des moyens de production. Parce qu'accumulation de plus-value absolue, la hausse du taux de plus-value qui y prévaut s'appuie donc sur la durée et l'intensité du travail, comme je l'ai déjà relevé.

Quant à l'accumulation intensive, "elle a pour effet d'accroître la plus-value relative, en transformant le système des normes de production à travers une révolutionnarisation des forces productives" (LIPIETZ, 1979: 239) impliquant la soumission réelle du travail (LIPIETZ, 1979: 22-223). Parce qu'accumulation de plus-value relative, ce régime d'accumulation suppose aussi des modifications des conditions d'existence de la force de travail en vertu de la baisse des coûts de production (productivité) des biens de consommation. Il faut noter aussi que

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"l'accumulation intensive s'accompagne en règle très générale

d'une accumulation extensive, tout comme la plus-value relative

s'accompagne de plus value-absolue, dans sa masse mais aussi dans son taux". (LIPIETZ, 1979: 239)

Enfin, si cette forme d'accumulation se présente comme monopoliste, la régulation qui lui permet de se maintenir ne se limite pas à la concentration du capital et la formation de monopoles, mais s'appuie tout autant sur la contractualisation salariale, le recours à une monnaie à cours forcé et à une intervention spécifique de l'Etat. (LIPIETZ, 1979: 246-250) En bref, la monopolisation suppose aussi une transformation du rapport salarial, non pas un réaménagement des rapports entre capitalistes seulement.

Le passage d'un régime d'accumulation extensive à un autre à dominante intensive implique un changement de mode de régulation, plus spécifiquement, d'une régulation concurrentielle à une régulation monopoliste. La notion de régulation nous amène à tenir compte des rapports sociaux d'un angle autre qu'économique (rapports d'échange et rapports de production). Il s'agit des rapports juridiques (propriété, contrats salariaux, lois du travail, règlements...) (LIPIETZ, 1979: 140-141) et des formes institutionnelles que revêtent ces régularités (monnaie, le rapport salarial lui-même régulé par les conventions collectives et l'Etat, les formes de concurrence, le régime international) (BOYER, 1986C: 23-24; 48-53; LIPIETZ, 1985: 36).

1.2.2 Rapport de possession

Jusqu'ici, nous avons vu quel lien existe entre le rapport marchand et le rapport salarial qui, tout en portant en son sein des rapports d'échange, ne se résume pas à ceux-ci. Le rapport salarial est surtout modelé par les rapports de production et au point de départ, par le rapport de propriété comme il a été souligné. Or nous avons vu aussi que l'existence même du capital nécessitait la reproduction de ces rapports de façon à assurer

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a domination sur le travail. Cela, à travers des régimes d'accumulation et des formes de régulation différenciés. Cette domination s'est approfondie historiguement par un rapport de possession sur le travail gui se traduit, pour les travailleurs, en rapport de soumission, à travers des modifications du procès de travail (normes de production) et de leur mode de vie ou conditions d'existence (normes de consommation).

Nous sommes maintenant en mesure d'aborder cette évolution selon les cing composantes du rapport salarial telles gué signalées au départ. Ceci nous permettra donc de spécifier la définition du rapport salarial à travers le développement historigue et ses aspects plus concrets des différentes modalités gui l'ont constitué. Pour ce faire, nous pouvons emprunter une périodisation gui rejoint les deux grands régimes d'accumulation: extensive d'abord et intensive après la Deuxième guerre mondiale, périodes gui correspondent aussi à la distinction gué AGLIETTA et BRENDER (1984) font entre la société bourgeoise et la société salariale.

Il s'agit là des deux étapes gué distinguent couramment les régulationnistes (ROSIER, 1987: 82-83), une troisième s'annonçant avec la crise actuelle sans gué ses contours soient définis précisément. Cependant ces auteurs ne s'accordent pas tous sur cette périodisation, plus spécifiguement sur l'interprétation de la crise de 1929, considérée comme similaire à celles du 19e siècle par certains (LORENZI, PASTRE, TOLEDANO, 1980). Il existe aussi des divergences de points de vue entre Hugues Bertrand et Robert Boyer au sujet de l'arrivée de l'impact des biens de consommation sur la production (BOYER, 1986C: 80-81; ROSIER, 1987:82-83) .

Quoigu'il en soit des raisons évoguées, il apparaît plus fructueux d'utiliser la périodisation avancée par Robert BOYER (1986A:17; 1986C: 74-75) gui introduit une phase intermédiaire (du début du 20e siècle à la Deuxième guerre mondiale) caractérisée par une accumulation

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intensive, à l'aulne du taylorisme, mais sans l'apport de la consommation de masse, alors que la période suivante, caractérisée par le fordisme, s'appuie sur une consommation de masse (ROSIER, 1987: 83). D'une part, la prise en compte de cette deuxième période permet de mieux tenir compte de transformations importantes du procès de travail dans le sens de l'approfondissement de la prise de possession capitaliste du travail dans l'industrie, ce qui se trouve au coeur du présent propos. D'autre part, les auteurs qui se sont arrêtés à la description et à l'analyse des transformations des normes de production et de consommation ont toujours consacré une partie spécifique de leur travail à l'introduction du taylorisme. (AGLIETTA, 1976; CORIAT, 1979; LIPIETZ, 1979)

Pour examiner la teneur des différentes composantes du rapport salarial et leur évolution dans l'histoire du capitalisme, je vais donc me référer aux trois phases de régulation mises de l'avant par Robert BOYER. Il s'agit:

(a) de la régulation à l'ancienne et qui correspond à un régime d'accumulation à dominante extensive,

(b) de la régulation concurrentielle allant de pair avec une accumulation intensive sans consommation de masse

(c) et de la régulation monopoliste ou "administrée", assurant aussi une accumulation intensive, mais avec consommation de masse, cette fois.

Il va de soi que nous passerons assez vite sur la première période pour nous attarder à la troisième qui réalise en quelque sorte la plénitude du rapport salarial, sous forme fordiste, en intégrant l'ensemble du mode de vie salarié dans le mode de production capitaliste. (BILLAUDOT et GAURON, 1985: 77)

(a) Régulation à l'ancienne

La première phase d'accumulation sous mode de production capitaliste se caractérise surtout par la mobilisation de la force de travail de façon à la

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soumettre formellement ainsi que réellement au nouveau mode de production. (DE GAUDEMAR, 1976: 172-180) II s'est agi, au point de départ (accumulation primitive), d'exproprier la population campagnarde et l'embrigader comme travail sous autorité capitaliste. En même temps, s'opérait une saisie progressive, sous cette même autorité, du travail des métiers regroupés dans les corporations du Moyen-Age et dans la petite production artisanale indépendante. (GRANOU, 1974: 22) Cette force de travail fut regroupée dans les manufactures d'abord, puis dans la grande industrie avec le développement du machinisme, opération d'enfermement contraint de diverses façons, face à l'indépendance des métiers et au vagabondage. (GRANOU, 1974: 25; LORENZI, PASTRE, TOLEDANO, 1980: 61) Puis, grâce aux possibilités des nouvelles machines, des femmes et des enfants seront mis au travail salarié pour lutter contre le poids et l'indépendance des métiers. (GRANOU, 1974: 29; CORIAT, 1979: 34-39) Enfin, on utilisera la force de travail immigrante, non seulement aux Etats-Unis (CORIAT, 1979: 47-50), mais également en France, dès la fin du 19e siècle (LORENZI, PASTRE, TOLEDANO, 1980: 58).

Tous ces bouleversements n'ont guère entraîné de modification dans l'organisation du travail. De fait, les procédés de travail développés antérieurement par les différents métiers ont été intégrés dans la manufacture. (GRANOU, 1974: 23) Cependant, le rassemblement des métiers dans la manufacture rendit possible une hausse de productivité à cause d'une accentuation de la division du travail entre un plus grand nombre de métiers, leur coopération (BILLAUDOT et GAURON, 1985: 68-69) et surtout à cause de la surveillance despotique à laquelle ceux-ci étaient soumis en vue d'obtenir cette coopération. (MARGLIN, 1973) Avec le développement du machinisme et de la grande industrie, la production s'est centrée sur les biens de production (section I), ce qui entraîna un accroissement du surtravail. (GRANOU, 1974: 26-27)

L'expropriation rurale et surtout le développement du machinisme ont introduit des différenciations ou clivages dans la force de travail. D'un côté, se maintiennent les métiers dont l'apport à la

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production reste absolument nécessaire à cause de leur savoir-faire. (CORIAT, 1979: 24-27) D'un autre côté, on se met à utiliser du travail sous forme précaire, au niveau du statut surtout (LORENZI, PASTRE, TOLEDANO, 1980: 61), qu'il s'agisse du tâcheronnat, du marchandage, du sweating system ou du travail à domicile en général, ou encore de l'utilisation du travail des femmes, des enfants et de travailleurs sans métier à mesure que les machines se perfectionnent (GRANOU, 1974: 29).

Sur quelle base les salaires de la classe ouvrière nouvellement née s'établissaient-ils? Lui donnaient-ils accès à plus de biens ou à de nouveaux biens? Les salaires sont d'abord attribués sur une base individuelle, à partir des rémunérations du mode de production antérieur. (GRANOU, 1974: 23) A d'autres moments, des législations fixaient un salaire non pas minimal, mais maximal. (DE GAUDEMAR, 1976: 175) Au cours de la première moitié du 19e siècle surtout, on a constaté une baisse du salaire nominal et de façon plus variable, du salaire réel. (GRANOU, 1974: 29) Cela, en vertu de l'accroissement du surtravail ainsi que de la concurrence entretenue à l'intérieur de la classe ouvrière elle-même avec l'utilisation du travail des femmes, des enfants, des expropriés sans métier et du travail sous forme précarisée. Par contre, pendant la deuxième partie du siècle, le salaire réel connaissait, statistiquement, une augmentation à peu près constante sans toutefois entraîner de changement dans les conditions d'existence ouvrière. (LORENZI, PASTRE, TOLEDANO, 1980: 59-60)

Le mode vie de la population ouvrière n'a donc pas changé pendant cette période, les salaires accordés suffisant à peine à la reproduction la plus simple de la force de travail. (GRANOU, 1974: 29-30) Dans bien des cas, les ouvriers et leurs familles ne pouvaient même plus profiter du mode de vie de leurs ancêtres paysans ou artisans. Cependant, cette reproduction était très souvent assurée par l'accès aux biens produits par ces modes de production antérieurs: mode artisanal, petite production marchande, agricole ou autre. (GRANOU, 1974: 43-44) II n'était donc pas question de salaire indirect pour la classe ouvrière.

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En cas de déficience, les besoins étaient assumés par les solidarités familiales, communautaires ou villageoises comme antérieurement. On relève cependant l'existence, dès le début du 19e siècle, d'institutions privées et même publiques d'assistance, comme en France par exemple. (DELORME et ANDRE, 1983: 470) Au sujet de cette période, nous pouvons résumer ainsi avec LORENZI, PASTRE, TOLEDANO (1980: 60):

"extension du travail d'une part, maintien d'une consommation alimentaire d'autre part, le capitalisme étend sa sphère d'influence sans toutefois bouleverser les modes de vie".

Quelles grandes caractéristiques pouvons-nous relever par rapport aux formes juridiques et institutionnelles de cette régulation à l'ancienne? Il nous faut retenir à la fois leur bouleversement et leur rôle de contrainte. En effet, le début de cette période fut marqué par des bouleversements très importants des institutions: passage d'un régime féodal dominé par la noblesse et le clergé a un régime bourgeois dominé par la propriété privée des moyens de production et un Etat gardien de ces nouveaux rapports sociaux. (GRANOU, 1974: 23-25; DE GAUDEMAR, 1976: 172-174)

Or cette révolution s'est réalisée sous la contrainte de l'Etat bourgeois en devenir, avec sa législation, qualifiée de "sanguinaire" contre les expropriés (MARX, 1977: 534-540; GAUDEMAR, 1977: 175-176). C'est bien ce qui en ressort au-delà des différentes lois pour protéger les enfants et les femmes des abus des employeurs. Ces lois n'ont pas fait qu'exproprier et enfermer les populations touchées dans les manufactures et les villes. Elles empêchèrent aussi la force de travail de s'associer pour se défendre et encadrèrent ces masses laborieuses face au vagabondage, à l'oisiveté, à l'incapacité (GRANOU, 1974: 25) et cela, politiquement même et idéologiquement, à travers les institutions publiques et politiques, les écoles, etc. (GRANOU, 1974: 32).

Malgré tout, les ouvriers s'organisèrent en syndicats et menèrent de grandes luttes dont les plus connues sont celles du Closed Shop en

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Angleterre et de la journée de 8 heures de travail aux Etats-Unis. Ces organisations regroupaient surtout les métiers et ce sont eux gui résistèrent le plus à coopérer à l'organisation capitaliste du travail. Cependant, aux Etats-Unis, la première grande organisation ouvrière de masse, les Chevaliers du travail (1869-1886), recrutait aussi bien les manoeuvres, les gens de couleur et les femmes gué les métiers. Le Trades Union Congress (TUC), organisé en Angleterre en 1868, forçait l'Etat à décriminaliser les coalitions d'ouvriers en 1871, motivant aussi le Canada a aller dans le même sens l'année suivante. (COLLECTIF, 1984: 53) La France avait déjà cessé de considérer comme délictueux ces regroupements en 1864 (BRON, 1968: 184-186), mais la Confédération générale du travail ne fut fondée qu'en 1885 (DELORME et ANDRE, 1983: 376)

Nous allons maintenant voir comment cette résistance des métiers allait être "domestiguée" et comment cet ensemble hétéroclite de la force de travail (plusieurs métiers différents, manoeuvres, femmes, immigrés) serait homogénéisé (AGLIETTA, 1976: 96) par la réorganisation du procès de travail.

(b) La régulation concurrentielle

Les capitalistes avaient essayé de réduire les coûts, de contourner la résistance des ouvriers de métier et d'acquérir leur pleine coopération par l'utilisation du travail des femmes et des enfants, par l'introduction des machines, de stimulants salariaux ou encore en retournant les métiers contre eux-mêmes avec le tâcheronnat (CORIAT, 1979: 45). Or c'est l'organisation tayloriste du travail qui allait y arriver en soumettant le métier, en garantissant la maîtrise patronale sur le travail et en assurant ainsi, au profit du capital, un rendement au travail et une croissance de productivité sans précédent.

"On peut définir le taylorisme comme l'ensemble des rapports de production internes au procès de travail gui tendent à accélérer la

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cadence des cycles de gestes sur les postes de travail et à diminuer la porosité de la journée de travail." (AGLIETTA, 1976: 94)

Ainsi, l'ingénieur Taylor, ce "grand théoricien de la dépossession" du travail (LIPIETZ, 1979: 224-226), contribua, plus que tout autre, à bouleverser l'organisation du travail avec ses principes qu'il désigna lui-même comme le Scientific Management. Plus que tout autre, parce qu'avant lui, Charles BABBAGE avait théorisé sur ces questions dès 1832 (BRAVERMAN, 1976: 72-75) et toute une génération d'ingénieurs contemporains ou un peu postérieurs cherchaient à mettre en route leurs trouvailles de rationalisation du travail. (BOYER, 1984: 43-44) Mais Taylor est toujours resté une figure de proue de cette orientation. Il a en quelque sorte systématisé une tendance déjà existante en ce domaine (BRAVERMAN, 1976: 80; BILLAUDOT et GAURON, 1985: 69) en luttant contre ce qu'il appelait la flânerie des ouvriers. Il ne s'attaqua pas surtout à ce qu'il qualifiait de flânerie naturelle, mais à leur flânerie systématique basée sur la défense de leurs intérêts les plus légitimes en cachant a leur employeur la quantité de travail qu'ils pouvaient normalement effectuer dans une journée. Le diagnostic taylorien reposait sur le constat que les métiers conservaient un monopole sur "la connaissance et la maîtrise des modes opératoires industriels", donc sur les temps de production (CORIAT, 1979: 45-46).

Pour arriver à ses fins, Taylor s'appuya sur trois principes; (BRAVERMAN, 1976: 98-105)

(a) Tout d'abord, la direction de l'entreprise doit rassembler, classer, synthétiser tous les éléments de connaissance, traditionnellement entre les mains des ouvriers, pour en sortir les règles, les lois et les formules. Il s'agit de dissocier le processus de travail des connaissances et de l'art des ouvriers.

(b) Le deuxième principe consiste à sortir tout travail intellectuel de l'atelier et à le concentrer dans les "bureaux de planification et d'organisation" comme les désignait Taylor. Il s'agit de séparer les aspects conception et exécution du travail en

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considérant que le travail intellectuel (conception) tombe aussi sous ce même principe.

(c) Enfin, comme troisième principe, la tâche de chaque ouvrier est entièrement prévue à l'avance par la direction et lui est communiquée par des instructions, la plupart du temps écrites, sur ce qui doit être fait, la façon de le faire et le temps alloué (CORIAT, 1984: 337-338) pour l'opération. L'application de ce principe permet de contrôler chaque étape du procès de travail.

Le rassemblement de ces informations sous direction capitaliste et la simplification des tâches qu'il permet rend en effet possible le contrôle du travail et de son rendement sous l'autorité a la fois de la machine, de son rythme et du personnel d'encadrement. (AGLIETTA, 1976: 94-96) La baisse de porosité du travail et une meilleure utilisation des machines (rythme de travail, changement d'équipes) assurèrent donc l'accès à une plus-value relative aussi bien qu'absolue. Ford allait pousser à bout cette organisation taylorienne du travail. (BRAVERMAN, 1976: 16; CORIAT, 1979: 70-74) En systématisant la standardisation des pièces amorcée par Taylor et en les faisant circuler d'un ouvrier à l'autre sur une courroie continue, il épargna du temps de manutention, contrôla le rythme de travail et spécialisa encore plus les tâches. Cette nouvelle forme de contrôle permettait un dépassement des limites coûteuses des méthodes tayloriennes quant à la surveillance de ces ouvriers non qualifiés (BILLAUDOT et GAURON, 1985: 71-72), à leur entraînement préalable et au contrôle des temps alloués que la chaîne fordienne transformait en temps imposés (CORIAT, 1984: 337-338). Du côté du travail cependant, cette Organisation scientifique du travail voulait dire des modifications importantes quant aux qualifications exigées jusque-là et quant à la configuration de la classe ouvrière.

La simplification des opérations rendue possible par la séparation entre l'aspect conception et l'aspect exécution du travail engendra une forme de travail de plus en plus parcellisé, routinier et aliénant. Sans doute l'impact le plus important de la taylorisation consistait-il

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à enlever, à l'ouvrier, la maîtrise sur son travail et son emploi du temps, à l'aliéner de l'aspect pensée de sa production en lui arrachant la conception du travail (BRAVERMAN, 1976: 113-117), en expropriant son savoir (CORIAT, 1984: 337) ou peut-être plus spécifiquement en contournant et déformant le savoir-faire ouvrier pour le faire déterminer par d'autres salariés de façon dite scientifique (FREYSSINET, 1984: 322-325). Il s'ensuivit une déqualification ou une dégradation des capacités techniques des ouvriers. Pour une grande partie des tâches, on allait désormais employer de la main-d'oeuvre non qualifiée qui pouvait être entraînée très rapidement à exécuter la tâche unique et spécialisée que le service de planification et de direction lui assignerait.

L'intégration de ces travailleurs non qualifiés allait induire une importante modification ou recomposition de la classe ouvrière. (CORIAT, 1979: 62; BOYER, 1984: 40) De plus, comme le processus englobait aussi le travail de bureau (conception) (BRAVERMAN, 1976: 252-283), une bonne partie des salariés de ce secteur se trouva, elle aussi, réduite à l'exécution seulement de tâches souvent répétitives, se rapprochant ainsi de la condition des ouvriers spécialisés. Or on sait que les femmes ont été particulièrement mobilisées pour ce travail déqualifié. (BRAVERMAN, 1976: 245) Elles ont aussi été réquisitionnées massivement dans les usines en temps de guerre, lors de la Première Guerre mondiale en France par exemple (BOYER, 1984: 45). Aux Etats-Unis, on a mis à profit la population noire affranchie en la déplaçant du Sud au Nord et en la prolétarisant lors de la Deuxième Guerre mondiale. (AGLIETTA, 1976: 96) Enfin, dans ce même pays, dès la fin du 19e siècle (CORIAT, 1979: 47-53), comme plus tard en Europe occidentale (AGLIETTA, 1976: 96), l'immigration déversa dans les entreprises une masse d'hommes en âge de travailler mais sans expérience industrielle et sans qualification.

On peut voir qu'à travers l'implantation progressive de la rationalisation du travail à la Taylor, les normes de production furent

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progressivement et profondément bouleversées et avec elles, la composition de la classe ouvrière. Mais que s'est-il produit du côté du revenu de la classe ouvrière et de son accès à la consommation?

Taylor s'est détourné de la motivation salariale; il a plutôt mis de côté la recherche "du meilleur système de rémunération" pour s'attacher au procès de travail. (BILLAUDOT et GAURON, 1985: 70) En un sens, il se trouvait même à réduire les coûts du travail en employant des travailleurs non qualifiés. Pourtant, Ford allait doubler, dès 1914, les salaires de ce même type d'ouvriers. Mais cette application était limitée à son entreprise et n'empêcha pas, pour cette période, le maintien d'une régulation concurrentielle du salaire nominal. (BOYER, 1984: 39) En effet, les gains de productivité impliqués dans le taylorisme permettaient une embauche moindre, ce qui contribuait à constituer une armée de travail de réserve et faisait ainsi pression à la baisse sur le niveau de vie ouvrier.

De fait, par la majoration du salaire versé selon la quantité de pièces produites, Taylor visait surtout à débarrasser l'usine du syndicat ou à éviter que les ouvriers ne se syndiquent en contournant le tarif syndical et les caisses d'entraide et de secours gérées par les syndicats. (CORIAT, 1982: 90-91) De son côté, avec son fameux salaire de cinq dollars par jour, Ford voulait entraîner ses ouvriers à acheter ce qui était produit. (BILLAUDOT et GAURON, 1985: 78, 81-82)

Cette dernière politique salariale modifia la consommation des familles qui y avaient accès. Mais justement, y étaient exclus, en partant, les femmes, les hommes de moins de vingt-un ans et ceux qui n'avaient pas cumulé au moins six mois d'ancienneté dans l'entreprise. (CORIAT, 1982: 94-97) On comprend pourquoi le taux d'absentéisme et le turn-over baissa sensiblement à la Ford Motor Company dès l'application de ce principe. Plus, l'accès et le maintien de ce salaire doublé exigeait la bonne moralité, non seulement à l'usine, mais après le travail aussi, ce qui voulait dire proscription du jeu, de l'alcool, du

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tabac, etc. Il est facile de saisir que cette même politique modifia considérablement le mode de vie des ouvriers et de leurs familles. (BILLAUDOT et GAURON, 1985: 80-81) La femme est refoulée de façon permanente dans la maison familiale et de plus, les rapports sexuels s'en trouvent encadrés et stabilisés tout comme l'usage de l'alcool fut banni (prohibition de 1919 à 1933), pour la classe ouvrière du moins, comme le soulignait déjà en 1934 Antonio GRAMSCI (1975: 689-706). Cet ensemble disciplinaire assurait la régularité et un rendement optimal au travail.

Comme nous venons de voir, le rapport de possession capitaliste s'est élargi au cours de cette période, d'une part, par l'accentuation du contrôle du travail dans les ateliers ainsi que dans les bureaux et d'autre part, par un début, tout au moins, d'extension de ce contrôle patronal dans la vie même des familles ouvrières et d'orientation proprement capitaliste de la consommation ouvrière. (GRANOU: 1974: 46-51; BILLAUDOT et GAURON, 1985: 77-82) Ce processus ne s'est pas réalisé sans résistance ouvrière, quand on pense a celle des syndicats de métiers, les fameuses campagnes de boycott de 1'American Fédération of Labor (AFL) aux Etats-Unis entre autres. En même temps, la soumission du travail au capital s'est approfondie à cause d'une certaine déconfiture des organisations ouvrières. (BILLAUDOT et GAURON, 1985: 72 et 74) Ainsi, pendant que le taylorisme et le fordisme marquaient l'Amérique de leurs premières empreintes, la puissante AFL s'enfermait sur son corporatisme et son affairisme, abandonnant la masse grandissante des salariés non qualifiés. (AGLIETTA, 1976: 111-113; CORIAT, 1979: 54-55) Cependant, après une phase de radicalisation et d'essai d'unification des travailleurs avec les Industrial Workers of thé World (IWW) (1915-1918) (DENIS, 1986: 43-58), une organisation de masse sur une base industrielle (différents métiers, ouvriers qualifiés ou non) ne vit le jour qu'en 1938, avec le Congress of Industrial Organizations. (AGLIETTA, 1976: 113; DEBOUZY, 1984: 21-23)

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qu'à partir du New Deal de Roosevelt, plus précisément avec le National Labor Relations Act du sénateur Wagner (DENIS, 1986: 213-216), même si l'idée du Welfare remontait aux années 1920, sous l'impulsion de Hoover de l'administration Coolidge (CORIAT, 1979: 92). En France, l'Etat avait déjà pris l'habitude d'intervenir socialement, tant au niveau de la gestion de la force de travail que de l'appui au logement ouvrier et de l'assistance sociale. (DELORME et ANDRE, 1983: 369-501) Mais avec le Front Populaire et 1'accord Matignon (BRON, 1970: 224-235), on verrait s'amorcer, là aussi, un nouveau type de rapport entre le capital, le salariat et l'Etat, impliquant la pleine reconnaissance syndicale, l'institutionnalisation de la convention collective et l'instauration du salaire indirect sous l'égide de l'Etat.

On le voit bien, même si elles ne sont pas encore généralisées dans les sociétés industrielles, toutes les conditions se trouvent en place pour la réalisation complète du rapport salarial, c'est-à-dire l'articulation entre les normes de production et les normes de consommation. Cet aboutissement ne s'est pas accompli d'un coup en toute conscience, selon un plan, mais bien à travers des essais plus ou moins fructueux, des conflits, des luttes et des résistances de part et d'autres entre les capitalistes et la classe ouvrière. (CORIAT, 1982A: 141; LIPIETZ, 1984; ROSIER, 1987: 59-60) Jusque-là, le rapport salarial se reproduisait selon un mode de concurrentiel de régulation; désormais une régulation de type monopoliste se mettrait au point. Avec les principes de Taylor et de Ford, on en était arrivé à une production de masse sans déboucher sur une consommation de masse; maintenant consommation et production de masse allaient se recouper inséparablement pour réaliser ce qu'on appelle le règne de la marchandise. (GRANOU, 1974; BILLAUDOT et GAURON, 1985: 105-106) C'est pour cette raison que cette nouvelle forme du rapport salarial est appelé fordiste.

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(c) Régulation monopoliste

Le rapport salarial fordiste, en gestation au cours des années 1930, s'est généralisé après la Deuxième Guerre mondiale dans la société américaine d'abord et, sous son leadership (BILLAUDOT et GAURON, 1985: 108-117), dans les pays de l'Europe de l'Ouest par le biais du plan Marshall, ainsi que dans une bonne partie des autres pays industrialisés. Il faut comprendre que cette extension s'est réalisée sur une base nationale, là où les conditions économiques et sociales la rendaient possible. Aussi l'Angleterre et l'Argentine manquèrent-elles le train à cause entre autres de la résistance de leur classe ouvrière respective. (LIPIETZ, 1985: 47; BILLAUDOT et GAURON, 1985: 126-127)

Ce nouveau rapport et sa régulation monopoliste ont assuré une continuité sans heurt dans l'accumulation intensive pendant une période de vingt à trente ans selon les formations sociales, ce qui est exceptionnel dans l'histoire du capitalisme. Mais que signifie ce rapport au niveau de chacune de ses composantes? En quoi consiste plus précisément la régulation qui assure sa reproduction?

Il n'est pas nécessaire de nous attarder ici sur les normes de production puisque leur mise en place historique a déjà été expliquée précédemment avec l'organisation taylorienne et fordienne du travail. Il suffit de rappeler tout d'abord la soumission réelle du travail qui en résulta. Même tous ces adoucissements qu'on tenta d'y introduire par les programmes de relations humaines ne firent reculer, dans les faits, ni le contrôle hiérarchique, ni même le despotisme de l'entreprise, pas plus que l'abrutissement du travail à la chaîne. De plus, la séparation entre travail de conception et travail d'exécution entraîna une importante déqualification du travail, aussi bien dans les bureaux que dans l'atelier. Il faut souligner aussi l'importante tertiairisation du travail salarié à partir de trois sources:

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l'entreprise, les fonctions intellectuelles (conception) des activités manuelles (exécution)

(b) et le processus d'accumulation du capital à travers la division du travail, ce qui nécessite des activités de valorisation (mise en marché, opérations financières, communications...) et de reproduction élargie des rapports capitalistes (administration, enseignement, santé...)

(c) en plus de la division sociale du travail qui tend à faire de ces activités un secteur à part. (LIPIETZ, 1979: 246; 1983B)

Ces conditions contribuèrent, avec la centralisation du capital (LIPIETZ, 1979: 246-249), à un impressionnant développement de la production et à une croissance continue du taux de productivité. Ces nouvelles normes de production identifiées comme la production de masse étaient déjà en place, aux Etats-Unis surtout, au cours des années 1920. Comment se fait-il qu'elles aient débouché sur la Grande crise de 1929 qui s'est prolongée pratiquement à toute la décennie suivante?

La crise des années 1930 origine d'un déséquilibre de développement entre les deux sections de la production. (AGLIETTA, 1976: 87; LIPIETZ, 1979: 323) En effet, déjà dans les années 1920, la croissance s'était alimentée à une suraccumulation de capital dans la section (I) des biens de production. Le surinvestissement qui s'y pratiquait se muta en dévalorisation du capital fixe de ce secteur, parce que la section (II) des biens de consommation, sous-développée, ne pouvait pas absorber la production de la section I. En effet, la production du côté des biens de consommation se concentrait surtout sur l'automobile, 1'électro-ménager et le logement. (AGLIETTA, 1976: 74-75) Or la classe ouvrière se trouvait généralement exclue de ces marchés. Seule la classe moyenne (AGLIETTA, 1976: 66-67), les propriétaires de petites et moyennes entreprises ainsi que les ouvriers qualifiés (BILLAUDOT et GAURON, 1985: 46) accédaient à ces biens grâce à leurs revenus, mais aussi au crédit qui commençait à leur être accessible (CORIAT, 1979: 145-146).

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De fait, on a statistiquement noté, pour la France, une baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée alors que se produisait une suraccumulation dans la section des biens de production. (BOYER et MISTRAL, 1978: 175; BOYER, 1982A: 16) Ce déséquilibre défavorable aux salaires maintenait basse la demande sociale de biens de consommation avec son effet dépressionniste sur la section des biens de production, effet qui à son tour contribua a déprimer l'autre section. Ainsi, cette crise était due à un niveau de revenu trop restreint pour que la classe ouvrière accède a la consommation et que par le fait même l'équilibre se réinstalle pour régulariser l'accumulation. Le problème n'était pas entretenu par le niveau de salaire réel qui n'a pas baissé même au pire de la crise, mais par la chute de l'emploi (BOYER, 1982A: 22-23), aucune provision de revenu n'étant accessible en période de chômage.

Le changement fondamental que nous pouvons observer entre les années 1930 et l'après-guerre consiste en ce que dans le deuxième cas, l'ensemble de la classe ouvrière accéda à la consommation des biens produits sous le mode de production capitaliste. Pour reprendre la formule de Robert BOYER (1982A: 16),

"on serait passé d'une accumulation intensive sans consommation de masse à une accumulation intensive centrée sur la consommation de masse".

Dans l'histoire du développement du rapport salarial, la période de régulation à l'ancienne avait bien établi le processus de la mobilisation de la force de travail et sa désappropriation des moyens de production (soumission formelle), tandis que celle de la régulation concurrentielle avait mis au point la production de masse par la possession du travail (soumission réelle). Voilà qu'avec l'implantation de la régulation monopoliste, le capital allait s'associer la classe ouvrière dans la réalisation ou la valorisation de la production de masse à travers la consommation de masse.

La nouveauté de la forme fordiste du rapport salarial réside donc dans ses normes de consommation. Or la consommation ouvrière repose à

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