• Aucun résultat trouvé

Entre mythe et mensonge : le double jeu d’Erich von Stroheim

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Entre mythe et mensonge : le double jeu d’Erich von Stroheim"

Copied!
12
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-01431479

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01431479

Submitted on 10 Jan 2017

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

Entre mythe et mensonge : le double jeu d’Erich von Stroheim

Manuel Durand-Barthez

To cite this version:

Manuel Durand-Barthez. Entre mythe et mensonge : le double jeu d’Erich von Stroheim. Mechthild Coustillac, Françoise Knopper. Jeu, compétition et pouvoir dans l’espace germanique, L’Harmattan, pp.197-211, 2012, De l’Allemand, 978-2-336-00376-4. �hal-01431479�

(2)

Manuel Durand-Barthez (Ecole nationale des Chartes ; membre associé du Centre d’études et de recherches germaniques CREG – Université de Toulouse Jean-Jaurès) Entre mythe et mensonge : le double jeu d’Erich von Stroheim

« J’ai menti, sinon vous ne m’auriez pas cru. » : telles sont les dernières paroles du personnage agonisant qu’interprète Erich von Stroheim lui-même dans son premier film, Blind Husbands (Maris aveugles, 1918). Par le mensonge, le stratège abuse de la bonne foi du pauvre d’esprit, voire du pauvre tout court. Le fin politique, a fortiori le despote, mène

« son » monde jusqu’au moment où la fascination qui transforme son mensonge en mythe contamine son propre ego, le trompe par effet de miroir et entraîne sa chute. Le montage très habile d’extraits de films de propagande commandités par Nicolae Ceausescu1 révèle ce retournement. L’agressivité du Conducator suit une « courbe en cloche », emblématique de toute décadence, reprenant un modèle quasi mathématique que l’on retrouve dans pratiquement chaque film de Von Stroheim.

Lorsqu’elle perçoit la duplicité de son prédateur, la proie peut aller jusqu’à « collaborer » dans un mouvement où se mêlent indistinctement masochisme et culpabilité. Elle peut à son tour monter en grade, s’investir du pouvoir de brillant second et participer à la compétition en jouant avec le curseur de la vérité.

L’ambiguïté profonde qui empreint l’existence d’Erich von Stroheim suscite, sinon la pitié ou la condescendance, du moins la tendresse d’un regard amusé, voire complice. Le mythe est culturellement marqué, quasiment noble, peut-être même – jusqu’à un certain point – digne d’éloges. Le mensonge est à la fois coupable et enfantin. Car c’est à l’enfant que la notion de faute est bien souvent inculquée, dès le plus jeune âge. Mais on pardonne à l’acteur, on excuse sa verve de matamore, on rit discrètement ou l’on compatit en revanche lorsque le mythomane finit mal, à l’instar d’un compatriote écrivain de Stroheim : Joseph Roth, que nous évoquerons en conclusion.

Aborder de front le « cas Stroheim » est un exercice de phénoménologie abrupt exigeant d’observer le sujet sous de multiples facettes qui peuvent occasionnellement signifier tout et son contraire. Il convient donc de procéder méthodiquement. La première approche du personnage (gardons à l’esprit l’étymologie du mot, associée au masque du comédien) s’effectue tout naturellement par le biais de sa biographie. Ou plutôt des biographies, une demi douzaine parmi celles qui sont censées faire autorité, de « l’homme Stroheim ». Le château de cartes de sa vie s'est construit sur leur sable. Fanny Lignon, auteur de l’une des plus récentes2, évoque l’Urstroheim, dont les traits n’apparaissent qu’au terme d’un décapage rigoureux impliquant les investigations du chercheur. On ne peut qu’être frappé par la nature du contraste qui se fait jour entre les premières descriptions de son existence, marquées du sceau de la légende, mais avec un style enthousiaste, généreux et optimiste, - et celles que des chercheurs avisés ont ciselées avec sérieux et sans indulgence. Il nous est donné, d’ailleurs, à la lecture de ces documents, de faire le départ entre ce qui relève de la biographie proprement dite et d’un rapport de recherche. Ne fût-ce qu’en regard du style de ces relations, l’attitude de l’observateur change. Le chercheur ne peut s’empêcher d’élaborer une synthèse et de tenter, provisoirement, de conclure sur l’étude du cas. De fait, la posture du cinéaste, à la fois metteur en scène (démiurge) et comédien, écartelé entre sa vie professionnelle et son existence propre, empêche toute formulation de jugement, tant la part d’humanité fluctuante,

1 Autobiografia lui Nicolae Ceauşescu (L’autobiographie de Nicolae Ceausescu), film roumain d’Andrei Ujică, 2010

2 Fanny Lignon, Du ghetto au Gotha, Paris 1998, p. 29 sqq

(3)

versatile, en mal de désir, habite sa personnalité et ne fait bien souvent que refléter les errances du spectateur ou du lecteur.

Une fois que l’analyste a pu dresser la typologie des biographies, il lui appartient d’étudier le prolongement du personnage, sa création, qui le sous-tend, le supporte, jusqu’à ne faire qu’un avec lui. Ambivalence de l’être et de l’agir qui se traduit dans deux manifestations de la vie qu’il s’est forgée, en gardant à l’esprit un vocable anglo-saxon dont l’homophonie est en l’occurrence frappante : forgery (Fälschung). D’une part : la représentation (où « présenter à nouveau » est lourd de sens, comme si une première version devait être corrigée par une seconde), et d’autre part : le jeu. Or nous verrons précisément que l’une et l’autre de ces manifestations, de ces expressions, sont dictées par un impérieux souci de réalisme.

Autrement dit, en représentation, Stroheim fera montre d’une obsession permanente de la copie conforme dans la réalisation des décors, à la limite de la pathologie, quitte à mettre en œuvre des procédés paradoxalement irréalistes vis-à-vis des principes courants de la mise en scène cinématographique, hollywoodienne de surcroît.

Par ailleurs, en jeu, c’est aussi une figure presque psychopathique qui va diriger les acteurs en adaptant à sa manière la méthode de Stanislavski. Louise Brooks a déclaré : « Si Von Stroheim martyrisait des acteurs, c’est parce qu’il ne savait pas comment les faire jouer. »3 Doit-on percevoir là l’ambivalence dont firent preuve à maintes reprises « ses » acteurs qu’on eut pu, à bon droit, qualifier de masochistes. On aura, de fait, l’occasion d’observer qu’en de nombreuses circonstances, ils ont payé – sinon de leur vie, à une exception près – du moins physiquement et moralement, à des degrés divers, parfois insupportables.

Le jeu se situe souvent dans des lieux fantastiques ou sordides. Vienne ou Monte-Carlo relèvent du premier type, les taudis de San Francisco et la Vallée de la Mort s’apparentent au second. Dans les deux cas, l’hypocrisie et la violence suscitent l’agression, criminelle ou sexuelle, dont les auteurs sont pratiquement excusés du fait de l’influence délétère qu’exerce sur eux la société. Excusés, certes ils le sont, mais la mort, souvent brutale, les surprend à la fin de l’histoire. Cependant, la méritaient-ils ? La réponse est pratiquement toujours négative et les personnages bien pensants ou réglés par les conventions les plus bourgeoises, apparaissent en fin de compte comme les véritables coupables. C’est pourquoi Stroheim choqua les mentalités nord-américaines, et joua d’un perpétuel phénomène d’attraction- répulsion, tant de la part du public que – et cela comptait plus encore – des producteurs de Beverly Hills.

Les biographies

Avant d’évoquer les différentes sources qui ont permis de faire un portrait changeant de Stroheim, il semble opportun de mettre en exergue le texte de l’unique projet théâtral qu’il conçut en 1912, soit trois ans après son arrivée aux Etats-Unis. Intitulé Brothers ou In the morning en fonction des biographies, cette pièce met en scène des nobliaux menant à Paris un vie dissolue. L’un d’eux, comte autrichien, officier supérieur de l’armée impériale, est criblé de dettes et fait, à la veille d’une tentative de suicide, la connaissance d’un prince dont les origines supposées se situent approximativement entre l’Europe centrale et l’Italie… Celui-ci tente d’aguerrir le moral du candidat à la mort en lui suggérant une métamorphose qui lui permettrait de reconsidérer son existence. Apercevant les Paradoxes de Max Nordau dans la bibliothèque du comte, il ne peut s’empêcher d’en citer un passage très caractéristique de l’attitude ambivalente de Stroheim :

Man vermeide sorgfältig die Geschmacklosigkeit, von sich zu sprechen.« Welcher Unsinn! Das Gegenteil ist richtig: sprich immer, sprich ausschließlich, sprich systematisch von dir. Mache dir

3 Bob Bergut, Erich von Stroheim, Paris 1960, p. 104

(4)

gar nichts daraus, wenn das den andern nicht unterhält. Zunächst interessiert es dich. Dann verhinderst du, daß während der Zeit, da du das Wort hast, von einem andern, vielleicht einem Nebenbuhler, gesprochen wird. Endlich bleibt von dem, was du sagst, immer etwas haften, selbst im widerstrebendsten Gedächtnisse. Natürlich wirst du die einfache Weisheit besitzen, von dir nur Gutes zu sagen. Lege dir in dieser Hinsicht keinen Zwang und keine Einschränkung auf. Rühme dich, lobe dich, preise dich, sei beredt, begeistert, unerschöpflich. Gieb dir die herrlichsten Beiwörter, erhebe das, was du thust oder gethan hast, in den siebenten Himmel, beleuchte es liebevoll von allen Seiten, dichte ihm Vorzüge an, erkläre es für die wichtigste Leistung des Jahrhunderts, versichere, daß alle Welt es bewundere, wiederhole nötigenfalls schmeichelhafte Urteile darüber, die du gehört hast oder die du frei erfinden kannst. Du sollst sehen, wie weit du mit diesem System kommst. (…) Die ungeheure Mehrheit aber, gerade die Menge, welche den Erfolg macht, wird dir glauben, dein Urteil über dich wiederholen und dir den Platz einräumen, den du dir angemaßt hast4.

Tels semblent avoir été finalement les préceptes qui dictèrent le comportement de Stroheim durant toute sa carrière.

Celle-ci, disions-nous, fut relatée à plusieurs reprises, mais d’abord en fonction des propos que tint l’acteur cinéaste lui-même auprès de ceux dont il s’était attiré la sympathie, allant même jusqu’à prétendre qu’existeraient des mémoires rédigées à partir de 1950, soit sept ans avant sa mort. L’un de ses biographes, Bob Bergut évoque les vingt mille pages d’un manuscrit qu’il n’a jamais vu et que la dernière compagne de Stroheim, Denise Vernac, demeura dans l’incapacité de produire au grand jour5.

Dans la suite des biographies les plus connues, celle de Peter Noble6 apparaît comme la première d’une série de textes empreints de la relation directe que fit Stroheim de sa vie, auprès de proches bienveillants et dépourvus d’esprit critique. L’ironie de l’histoire veut que, précisément, Noble ait été un critique de cinéma extrêmement réputé dans le milieu britannique spécialisé. Il sera copié presque mot pour mot dans son introduction vingt ans plus tard par Thomas Quinn Curtiss, ami intime de l’acteur, « biographe officiel », mémoire vivante d’un personnage forgé. Après avoir évoqué les splendeurs de la capitale de l’Empire, si souvent reconstituées dans les films de son mentor, Curtiss enchaîne : : « C’est dans cette Vienne-là que, le 22 septembre 1885, naquit Erich Oswald Hans Carl Maria von Stroheim, premier rejeton de Frederick von Stroheim, Commandant du Sixième Dragon, et de son épouse née Johanna Bondy, dont le frère était Conseiller Impérial. »7 . Propos que l’on retrouve dans le Who’s who in France de 1956 : « STROHEIM (Erich von). Pseudo de : Stroheim (Erich von Nordenwall). Né le 22 septembre 1885 à Vienne (Autriche). Fils de Hans Stroheim, fonctionnaire, et de Mme, née von Nordenwall. Etudes : Université de Vienne, Ecole des Cadets de l’Académie militaire à Neustadt (Autriche). Carrière : Lieutenant de cavalerie, journaliste. Emigre aux Etats-Unis… »

Curtiss poursuit dans la même veine : Stroheim serait sorti de l’Académie Royale et Impériale avec le grade de sous-lieutenant en 1902, plus tard mentionné comme lieutenant de Uhlans de la Division de Cavalerie du Second Corps d’Armée de Vienne en mission en mars 1909 sur les bords de la Save (à la frontière serbo-bosniaque), pris sous le feu des partisans serbes et faisant preuve d’une attitude héroïque. Enfin, malheureusement contraint de quitter l’armée pour ne pas avoir à y essuyer le déshonneur d’un homme croulant sous le poids des dettes. Sur ce dernier point, les témoignages les plus impartiaux concordent, mais par sur les événements précédemment décrits.

4 Max Nordau, Paradoxe, Leipzig 1885, ex. numérisé, Chap. « Erfolg » 11è § non pag.

http://gutenberg.spiegel.de/?id=5&xid=3841&kapitel=5&cHash=692ae4c2962#gb_found

5 Fanny Lignon (note 1), p. 15

6 Peter Noble, Hollywood scapegoat : the biography of Erich von Stroheim, London 1950

7 Thomas Quinn Curtiss, Erich von Stroheim, Paris 1970, p. 19

(5)

Le miroir commence à se ternir avec le critique belge Denis Marion, alias Marcel Defosse, assistant et co-scénariste de L’Espoir de Malraux. Dans les revues Sight and Sound (1961) puis Etudes cinématographiques (1966), il fait état de certaines sources, civiles ou militaires, qui démontent la légende8. Curtiss dira qu’elles résultent de falsifications nazies. Le critique américain Richard Koszarski reprendra les analyses de Marion en les développant dans un premier livre fort bien documenté : The Man you love to hate : Erich von Stroheim and Hollywood (1983), revu et augmenté en 2001 sous le titre : Von : the life & films of Erich von Stroheim9. Ce texte, le plus récent, peut être légitimement considéré comme la biographie la plus fidèle, du moins la plus proche de la réalité. Toute étude sérieuse du « cas Stroheim » passe par lui. En langue française, Fanny Lignon exploite intelligemment la première analyse de Koszarski et celle de Marion, en les développant avantageusement à partir d’une bibliographie importante.

En résumé : Erich Stroheim est issu d’une famille israélite, son père était chapelier, originaire de Gleiwitz en Prusse ; sa mère, Johanna Bondy (non « suffixée » von Nordenwall), fille d’un commerçant pragois.

Son séjour en caserne dura six mois à peine, du 23 décembre 1906 au 29 mai 1907, dans un régiment du train où il acquit le grade modeste de Superarbitriert (spécifiquement autrichien, à mi-chemin entre caporal et sergent) et sa réforme. Fanny Lignon ne mentionne même pas l’épisode bosniaque. Les rêves de conduite héroïque en tant que lieutenant de Uhlans étaient certes loin. De plus, la perspective de n’être qu’un Dragon de Moïse dans l’armée impériale et royale l’enchantait peu. Enfin, il est clair que ses frasques et folies de jeu devaient l’éloigner à la fois des régiments d’élite, puis de sa famille, en dernier lieu de son pays. D’où, selon toute vraisemblance, la décision capitale du départ en exil vers les Etats-Unis, en 1909.

Il y parvint le 25 novembre de cette année, à bord du Prinz Friedrich Wilhelm en provenance de Brême. En mer, il s’arrogea la particule « von » et se forgea une nouvelle identité à Ellis Island. Les bureaux d’immigration n’étaient alors pas d’une rigidité absolue et les contrôles portant sur le passé des candidats entrants n’étaient pas d’une rigueur inflexible. Tout, ou presque, était donc permis en matière de présentation de soi.

Un certain flou recouvre les quatorze mois suivant son arrivée. D’une manière générale, Stroheim fréquenta aussi peu la communauté juive que l’austro-allemande, tant à New York que, plus tard, en Californie. Dire qu’une telle attitude le mettait à l’abri des questions inquisitrices à l’excès serait probablement déplacé.

Pour Noble et Curtiss, l’existence de Stroheim aurait été mouvementée depuis son arrivée jusqu’en 1912 (peut-être au printemps), date à laquelle il arrive à San Francisco. Ces deux biographes ne manquent pas d’anecdotes invérifiables sur ses péripéties new yorkaises, à l’exception d’une seule : la durée de son engagement dans la National Guard de New York.

Celle-ci fut brève, du 30 janvier au 27 mars 1911, soit deux mois et non trois ans comme le prétend Noble ou deux ans et demi si l’on en croit Bergut.

En Californie, il doit gagner sa vie en effectuant des travaux divers. Ses biographes s’accordent à dire qu’il fut représentant en papier tue-mouches. Il posa également des rails, mais était-ce en tant que manœuvre ou contremaître ? À cette occasion, Noble fait mention d’un officier mexicain, admiratif devant sa coupe de cheveux ras, qui l’incite à s’engager dans l’armée de son pays pour soutenir le président Francisco Madero menacé par le général Victoriano Huerta. Bergut relate la même anecdote, mais c’est le coiffeur de Stroheim qui l’aurait introduit à l’épisode mexicain. Curtiss, enfin, écrit que Stroheim, dans des circonstances identiques, « s’adressa à un personnage qu’il avait vaguement connu à New

8 Denis Marion, « Erich von Stroheim », in : Etudes cinématographiques [24]48-50 (1966)

9 Richard Koszarski, The Man you love to hate, Oxford 1983 et Von : the life & films of Erich von Stroheim, New York 2001

(6)

York, un marchand de munitions qui fournissait les Républiques d’Amérique latine où les coups d’état se suivaient en chaîne. Ce pourvoyeur d’armes ne pourrait-il pas procurer à un ex-officier autrichien une lieutenance en Argentine ou au Mexique ? »10 Quoi qu’il en soit, à peine Stroheim serait-il arrivé en territoire mexicain (si toutefois il y alla vraiment ; rien n’est moins sûr, tout au plus le temps d’un bref aller-retour), le président Madero est renversé puis assassiné par Huerta, le 22 février 1913. L’Autrichien rentre aux Etats-Unis sans avoir dégainé ni chargé sabre au clair. Tout porte à croire que cet épisode est assez fantaisiste, d’autant plus que son « auteur » l’a rapidement minimisé. Mais au-delà de l’anecdote (car on devine qu’il y en eut par dizaines dans les récits de la vie de Stroheim) c’est l’opportunité de se qualifier d’expert dans le métier des armes qui importait à l’acteur et qu’il nous importe de relater. En effet, Stroheim pouvait prétendre qu’il avait servi dans trois armées : l’autrichienne, l’américaine (à New York) et la mexicaine. À l’appui d’une telle affirmation, il aura pu se targuer, auprès des producteurs de Hollywood, d’être un fin connaisseur en affaires militaires, notamment pour les costumes (le prestige des uniformes et leur spécificité), le maniement des armes, enfin tout ce qui a trait aux arts de la guerre.

Cinéma : les premiers pas

Parmi les nombreux événements qui émaillent l’existence de Stroheim au lendemain de son arrivée en Californie, qu’il serait fastidieux de puiser l’un après l’autre dans les récits de ses biographes, on relèvera au passage un premier mariage malheureux en 1913, sanctionné par un divorce l’année suivante et, précisément en 1914, la formulation d’arguments spécieux pour échapper à son engagement auprès de l’Autriche après la déclaration de guerre. Il se dit prêt à partir, mais fait comprendre au consulat autrichien qu’il n’est pas en mesure de payer son voyage. Comme il est clair que Vienne n’y consentira pas, le retour lui est épargné, sans qu’il soit réellement responsable de cette déconvenue.

À l’instar de nombreux immigrants, il erre de chantier en chantier, assume avec philosophie l’exercice de multiples petits travaux, jusqu’à fréquenter de plus en plus la cattle yard de Hollywood. Ce « parc à bestiaux » réunit tous les candidats à la figuration et, qui sait, à l’interprétation proprement dite.

Il réussit à se faufiler sur le plateau de Birth of a Nation (1915), film culte et « historique » de D.W. Griffith, ce dernier qualificatif illustrant à la fois l’importance de cette œuvre sur le plan strictement cinématographique, mais aussi dans la symbolique identitaire des Etats-Unis.

Ce film a choqué en raison du contraste frappant qui dissocie ses deux parties. Jusqu’à l’accès de Lincoln à la magistrature suprême, c’est un enthousiasme justifié par l’esprit de libération, de démocratie et de justice, qui marque le synopsis. Dans un second temps, l’évocation obscurantiste d’une dictature noire, exercée au Sud sur les blancs, perturbe et surprend le spectateur sans lui laisser le temps de l’analyse et de la réflexion politique. Stoneman, sudiste blanc défait, appartenant à la classe des Scalawags, manipulateurs des noirs à des fins de récupération du pouvoir, « pilote » le mulâtre Sylas Lynch et le conduit à exercer sur les blancs un harcèlement qui confine presque au terrorisme et suscite de la part de ceux-ci une réaction violente concrétisée par la création du Ku-Klux-Klan. Que les dernières images laissent entrevoir une victoire du K.K.K., sans que l’irruption brutale du mot « End » permette au spectateur d’exercer son esprit critique avec toutes les nuances qui conviennent à ce genre de propos, c’est là ce que nombre d’intellectuels cinéphiles n’ont pas, légitimement, pardonné à Griffith.

10 Thomas Quinn Curtiss (note 6), p. 40-41

(7)

Il est surprenant d’éprouver la même sensation glaciale en voyant déferler les cavaliers blancs du Klan et les Chevaliers teutoniques dans l’Alexandre Nevski d’Eisenstein. Le rapprochement des deux symboliques, celles de l’ennemi, est frappant.

On peut imaginer que Stroheim ait été sensible à l’extrême ambivalence qui empreint ce film, qu’il s’y soit du moins « retrouvé », notamment à la lecture du premier « carton » (ou intertitre) du film :

Plaidoyer en faveur du cinéma.

Nous ne craignons pas la censure, car nous ne souhaitons pas choquer le public avec des propos inconvenants ou des obscénités. En revanche, nous exigeons, comme un droit, la liberté de montrer la face obscure du mal, de projeter la lumière de la vertu – une liberté identique en somme à celle que l’on concède à l’art d’écrire – cet art que nous révérons à travers la Bible et les œuvres de Shakespeare.

C’est ce que fit Stroheim durant toute sa carrière de cinéaste : montrer, avec toute la cruauté (au sens où l’entendait Antonin Artaud) inhérente au monde qui nous entoure, la lâcheté et l’hypocrisie qui animent les hommes. Quitte à choquer.

Pour l’anecdote, Stroheim joua dans The Birth of a Nation le rôle d’un Noir fidèle aux Sudistes, juché sur un toit pendant une bataille, abattu sous le feu des assaillants et faisant une chute. La cascade fut répétée, à la satisfaction du réalisateur. Cet épisode, très bref et somme toute assez banal, fut monté en épingle par le comédien en herbe et ses plus fidèles biographes. De fait, plusieurs témoignages concordent sur la présence relativement constante de Stroheim sur le plateau, et sur le jugement plutôt favorable qu’à l’occasion, Griffith pouvait émettre à l’égard de ce figurant passablement original. Il exerça une influence fondamentale sur Stroheim.

Pour mieux comprendre la manière dont « Von », comme le surnommaient ses proches, entendait faire du cinéma, il est intéressant de retenir d’une part les propos de Max Nordau sur les vertus du mensonge, et de l’autre les réflexions que lui ont inspiré le tournage d’une scène cruelle d’un film d’Allen Holubar : The Heart of Humanity (1918). Il fut réalisé peu après une œuvre de Griffith dont le titre est relativement proche : Hearts of the World. Tous deux appartiennent à la catégorie des films américains de propagande germanophobe incitant les jeunes à s’enrôler. Dans celui de Holubar, Stroheim incarne un officier allemand en opération dans un orphelinat de la Croix-Rouge au cœur de la campagne belge. La troupe s’y déploie, donnant un assaut facile et d’une rare agressivité. Ce personnage sied à merveille à l’Autrichien (qui donnera précisément sa nationalité comme excuse pour refuser d’être assimilé au germain coupable). De fait, lorsqu’il est confronté à des situations momentanément difficiles sur le plan financier, Stroheim obtient très facilement des « rôles de sale boche », ce vocable ayant Hun pour équivalent en langue anglaise des Etats-Unis.

L’officier Eric von Eberhard (alias von Stroheim) du Heart of Humanity agresse violemment une infirmière tenant un nourrisson dans les bras. Elle est contrainte de le lâcher et de céder à l’assaut de l’officier qui arrache son corsage avec les dents. Le bébé crie tant et plus, ajoutant à la fureur du Germain qui, excédé de ne pouvoir mener son forfait à bien dans ce vacarme, saisit l’enfant et le jette rageusement par la fenêtre. Cette scène, ce jeu, ont doublement marqué et l’acteur (en fait : les acteurs) et le public américain profondément choqué, à l’instar de la critique. Curtiss prétend que des recruteurs militaires attendaient les jeunes gens à la sortie des salles projetant ce genre de film11.

Interrogé sur cet épisode fâcheux bien plus tard, Stroheim déclara en 1942 : « Je me suis senti très mal à l’aise. Ce nourrisson s’est mis à pousser des cris épouvantables après la quatrième

11 Thomas Quinn Curtiss (note 6), p. 93

(8)

prise et devint pratiquement hystérique à la vue de mon uniforme gris. J’étais censé être le méchant dans le scénario, mais la vraie coupable était la mère prête à toucher un cachet de cinq dollars en laissant son enfant souffrir de la sorte. »12

Ce jugement, dans la bouche de Stroheim, est capital et régit son comportement sur le plateau tout comme, a fortiori, la conception de la plupart des synopsis qu’il écrivit.

Ainsi en est-il de son premier film, Blind Husbands (1918). Premier essai magistral qui propulsa son auteur au devant de la scène cinématographique, ce film porte en germe la morale de l’histoire évoquée à l’instant.

Un couple américain séjourne dans un village des Dolomites qui sert de base à des courses en montagne. Le docteur Armstrong est un chirurgien réputé, alpiniste aguerri. Il délaisse un peu ouvertement sa femme avec une morgue qui ne laisse pas indifférent un jeune officier autrichien de passage. Celui-ci la poursuit de ses assiduités en l’absence du médecin parti en excursion. Le Lieutenant Von Steuben, naturellement interprété par le réalisateur, ne peut aller au-delà d’un flirt relativement innocent. De plus, une lettre de la jeune femme exprime son souhait d’en rester là.

Le fil des événements conduit son mari à nourrir des soupçons à son endroit. Ce même fil amène les deux hommes à entreprendre l’ascension du Monte Cristallo. Le militaire, moins aguerri que le chirurgien, est essoufflé mais parvient au sommet. Une dispute s’engage alors au cours de laquelle Armstrong prend Von Steuben à partie : a-t-il oui ou non profité de son épouse, au sens le plus outrageant du terme ? Le lieutenant semble marquer un temps de réflexion particulièrement bref. « Oui », affirme-t-il sèchement et sans ambiguïté.

En colère, Armstrong coupe la corde qui l’associe à son compagnon d’escalade, entreprend la descente et fait une chute. Les circonstances font d’une part qu’il n’est que légèrement blessé mais que, d’autre part, il prend connaissance de la lettre de sa femme démontrant clairement qu’elle n’a pas « fauté ». À cet instant, Von Steuben affolé par l’appel du vide et son impéritie dans l’art de l’escalade, « dévisse ». Agonisant, ses dernières paroles sont recueillies par Armstrong. Le médecin lui présente ses excuses et lui demande pourquoi il s’est explicitement accusé d’un « crime » qu’il n’a pas commis. La réponse du lieutenant est à la fois tranchante et déconcertante : « J’ai menti, sinon vous ne m’auriez pas cru. »

Terrible, cette réplique est, aux yeux de Stroheim, l’illustration même de l’hypocrisie des conventions qui laminent la société. Il montre du doigt le vrai coupable : Armstrong, le mari indifférent vis-à-vis de sa femme, survivant indigne, salué et vénéré de manière injustifiée après ce triste événement, lors duquel les apparences accusaient le soldat célibataire et son libertinage. À certains égards, cette attitude retrouve celle de l’acteur commentant la scène fâcheuse du film de Holubar. Elle est typique également du « jeu de Stroheim ».

De l’art du décor

Il y a comme un jeu de miroir dans l’art du mensonge. Le décor est une pièce du mensonge pétri de vérité. Il est trompeur à force d’être fidèle. « Von » était maniaque du décor bien fait, bien construit avec une exigence quasi pathologique impliquant une élaboration chronophage et occasionnellement des budgets excessifs.

Parfois, c’est anecdotique, tout simplement bizarre, spécialement atypique. Ainsi dans Blind Husbands, il étudiera les cartes géographiques pour retrouver en Californie, près d’Idlewild dans le Comté de San Bernardino, un pic ayant la même altitude que le Monte Cristallo, 10.495 pieds, soit 3199 mètres. Avec le même souci d’observation des cartes, il va reconstituer plusieurs quartiers de Monte-Carlo (capitale du jeu et de l’artifice) au mètre près,

12 Richard Koszarski, Von : the life & films of Erich von Stroheim, New York 2001, p. 98, note 31

(9)

faisant édifier un montage qui compte parmi les plus ambitieux de l’histoire du cinéma, du moins à cette époque, pour le tournage de Foolish Wives (1921). La présence saugrenue d’un tramway, inconnu à Monaco, fut la seule petite fantaisie, le grain de beauté du paysage… La venue d’un personnage important devait s’effectuer à bord d’un navire de guerre : il en réquisitionne un, réel, pour la circonstance. De même, il fait venir de Vienne le carrosse des Habsbourg pour Merry go round (1922) et sollicite de surcroît la présence de Karl et Zita, altesses impériales en déroute. Elles déclinent l’invitation mentionnée par Curtiss… Dans son chef d’œuvre Greed (1923), deux adversaires s’affrontent en plein désert. Stroheim ne veut pas entendre parler de sable rapporté en studio. Il exige le tournage dans la Vallée de la Mort, au mois d’août, par une température méridienne de cinquante degrés ramenée à trente-deux la nuit.

Moins lourde de conséquences, l’autre coquetterie du réalisateur de la Wedding March (1926) consiste en la confection de dizaines de milliers de fleurs de pommier en cire (50 à 500.000 selon les sources… !) que les techniciens de plateau devront coller à des arbres : la scène, printanière dans le synopsis, est tournée en été. Stroheim est exigeant par-delà toute mesure.

Ainsi dans Queen Kelly (1928) veut-il obtenir la « représentation » d’un son de cloches à proximité d’un lac. On lui propose de choisir, en studio, telle ou telle sonorité qui sera bien évidemment post-synchronisée. Il n’en veut pas, sous prétexte que les vibrations près d’une pièce d’eau n’ont pas la même résonance qu’ailleurs, notamment en atmosphère

« artificielle ».

De l’art du jeu

Si le décor constitue une pièce maîtresse de la psychologie du jeu chez Stroheim, il est clair que la direction des acteurs qui évoluent dans ces représentations du monde, à la fois fictif et réel, va marquer ces personnages, tant physiquement que psychologiquement.

Lors de la mise en scène de La Veuve joyeuse (The Merry Widow, 1925), Stroheim expliquait : « Ils m’ont qualifié de haïssable et disent que je parle à mes collaborateurs comme s’ils étaient des chiens, que je suis en vérité un Allemand typique d’avant-guerre. Mais je sais ce que je fais. C’est ma méthode. Je dois décaper ce vernis de fausse technique et faire émerger le sentiment profond qui constitue en quelque sorte un noyau enfoui par-delà le charme superficiel qui peut émaner d’une fille. Je leur lance des regards noirs. De leur vie, nul autre que moi ne leur a parlé aussi brutalement. Je les froisse durement, les bats avec une cinglante ironie, avec des mots d’une grande agressivité, avec mépris. Ils sont prêts à me quitter. C’est alors que je touche à la personnalité au plus profond et la guide vers son total épanouissement. »13

C’est là en quelque sorte une interprétation de la méthode Stanislavski, sans forcément que Stroheim en ait eu conscience. L’école russe ne renia pas l’influence que pouvait d’ailleurs exercer le cinéaste autrichien sur elle. Au point qu’Eisenstein l’invita en 1934, tandis que Greed et Foolish Wives étaient projetés dans les studios moscovites à des fins d’analyse et d’étude. Stroheim dut décliner l’invitation en raison de l’impossibilité de faire sortir des devises d’URSS, qui eussent permis de pourvoir à la subsistance de sa famille en son absence.

Il refusa également une rémunération « en fourrure »…

Nombreux sont les exemples de jeu forcé, où Stroheim obligeait les acteurs à se plier physiquement aux circonstances réelles de l’interprétation, à les éprouver dans leur chair à la limite du supportable. Applicables au cinéma qui ne suppose que la répétition limitée de quelques prises, ces épisodes auraient été inconcevables au théâtre qui implique une répétition quotidienne.

13 Peter Noble (note 5), p. 59

(10)

Le tournage de Greed entraîne le décès d’un membre de l’équipe (un cuisinier souffrant d’hypertension) et des troubles graves chez quatorze des quarante-et-un membres de l’expédition dans la Vallée de la Mort. Lors du duel qui oppose les anciens amis devenus ennemis jurés, Stroheim s’exclame : « Luttez ! luttez ! Haïssez-vous l’un l’autre… autant que vous me haïssez tous les deux ! ». Dans une scène précédente, l’un des deux acteurs se plaint d’avoir été agressé physiquement par son protagoniste qui lui mord l’oreille violemment jusqu’au sang, lésion qui exige finalement des points de suture. Stroheim réplique, imperturbable : c’est dans le texte (de Frank Norris). Il fait plonger à plusieurs reprises un acteur censé se suicider dans les eaux glacées de la Baie de San Francisco. Celui-ci contracte une pneumonie ; mais la scène, jugée insatisfaisante, est supprimée au montage.

Dans la Wedding March, le comédien jouant le sinistre personnage du boucher brutal est condamné à répéter longtemps dans une chambre froide peuplée de carcasse avariées, à mastiquer sans relâche un morceau de viande putride, jusqu’à la nausée. Il peut dès lors interpréter sa partie avec le réalisme qui convient.

Stroheim prend son temps et manipule à souhait les acteurs. Tout est long, à la manière des films japonais des années cinquante, d’autant plus que les caractéristiques du cinéma muet favorisent la minutie dans l’expression. Il est intéressant de remarquer qu’à l’inverse, Jacques Doillon exerce aussi sur ses comédiens une pression qui les déstabilise en tant qu’individus, afin de les placer dans les conditions souhaitées par le metteur en scène pour l’interprétation proprement dite. Mais, durant le tournage en mer de La Pirate14, il fait observer qu’il doit respecter des modalités de travail identiques à celles du reportage en temps de guerre. Il n’a, pour une scène capitale, que quatre minutes durant lesquelles le « vrai » capitaine du « vrai » navire (hors jeu) peut ralentir le moteur. La scène est reprise trois fois, dans un climat de tension aigu qui contraint les acteurs à dégager d’eux-mêmes l’énergie exacerbée qui convient au texte.

Là, c’est la célérité qui induit la vérité du jeu, alors que chez Stroheim, c’est la lenteur, le jeu réitéré autant de fois que nécessaire, quitte à couper.

La coupure est fréquemment exercée sur les films de « Von ». L’exemple le plus frappant est celui de Greed, incluant initialement quarante-deux bobines, mutilé jusqu’à treize par June Mathis, chef monteuse de la Goldwyn, surnommée « la charcutière. »15 La production jugea que c’était encore trop et ramena la pellicule à dix bobines, soit le nombre standard communément admis à Hollywood. Pour Stroheim, c’est un livre dont on a arraché les pages.

Identité, duplicité

Le cas de Stroheim n’est pas unique dans la sphère intellectuelle ou artistique ; lorsque l’imagination confine à la mythomanie, il y a lieu d’examiner le fondement sociologique et historique d’une telle attitude. L’Autriche-Hongrie finissante n’est pas étrangère à la dichotomie, voire à la schizophrénie, dans ce comportement. Afin de mieux comprendre le phénomène qui put affecter Stroheim, sans doute convient-il, à ce degré de l’analyse, d’évoquer la figure de Joseph Roth. On connaît le goût (sans qu’il fût associé au plaisir, tant s’en faut) de l’auteur de la Marche de Radetzky, pour le déguisement autobiographique si nuancé, variable, au gré des rencontres. Le deuxième chapitre de la biographie que lui consacra David Bronsen est intitulé : Imagination et réalité16. Le mépris que, selon cet

14 Institut national de l’audiovisuel (I.N.A.) « Jacques Doillon : La Pirate, 28ème jour de tournage », in : Cinéma cinémas(04/04/1984),10min01s, 538 vues : http://www.ina.fr/art-et- culture/cinema/video/CPB8405123803/jacques-doillon-la-pirate-28e-jour-de-tournage.fr.html

15 Fanny Lignon (note 1), p. 193

16 David Bronsen, Joseph Roth : biographie, Paris 1994, p. 19-26

(11)

intellectuel d’origine juive natif de Brody, tout citoyen austro-hongrois né en Galicie pouvait essuyer de la part des gens « civilisés », des Berlinois en particulier, l’aurait incité à adopter une attitude mythomaniaque prononcée. Stroheim a dissimulé son ascendance israélite : la seule allusion antisémite qu’il ait pu oser se situe dans son essai théâtral Brothers au début de sa carrière, à propos d’un usurier juif décrit de façon caricaturale. Mais il comprit rapidement que la diaspora américaine ne lui pardonnerait jamais le jüdischer Selbsthaß qui minait la communauté viennoise.

En même temps, Stroheim affichait un attachement particulier vis-à-vis de l’Empire.

L’évocation de l’Autriche est fréquente dans ses films, tant à travers les décors (la reconstitution de Vienne avec le Prater est minutieuse et grandiose dans la Wedding March) que dans le jeu d’officiers de sa Majesté royale et impériale. Il partageait avec Roth la passion des uniformes : la symétrie de la coupe, la netteté, l’exigence de propreté malgré les péripéties militaires, l’uniformité – précisément. Stroheim a toujours régi, sur le plateau, cette partie liée au costume d’officier ou de soldat, « au bouton près ». Il considérait, avec Joseph Roth, l’uniforme comme un rempart contre le chaos, contribuant à éradiquer tout ce qui, dans les apparences de la vie, peut sembler mouvant ou flou. Il écartait par là les nuances très variées que superposent à la peau les costumes civils. Ce qui, paradoxalement, n’empêche pas l’auteur galicien d’adopter également un profil de Don Quichotte, voire d’anarchiste.

Ordre et honneur sont intimement associés dans La Grande Illusion (1937). La noblesse d’âme de Von Rauffenstein, l’officier supérieur dirigeant le camp de prisonniers, a frappé nombre de contemporains, y compris Goebbels et Mussolini. L’Italie, l’Allemagne, la Belgique et la France de Vichy (par le truchement de Tixier-Vignancourt) vouèrent le chef d’œuvre de Jean Renoir aux gémonies de la censure.

L’ordre militaire, selon Roth et Stroheim, n’est pas forcément associé à la terreur ou l’agression. François-Joseph organisait fréquemment des manœuvres permettant de jouer à la guerre sans l’entreprendre en raison des risques d’échec, qu’il gardait toujours à l’esprit.

Manœuvrer permettait aussi de « se montrer » sur le terrain, dans toutes les contrées de l’Empire. Jeu et représentation.

Dans son deuxième roman, intitulé Paprika17 (1935), Stroheim raconte l’histoire d’une jeune Rom, fille de la reine de son clan et d’un aristocrate hongrois. Au-delà du drame passionnel initialement destiné à l’écran, il est intéressant de noter le passage, au milieu du camp, de François-Joseph et d’un détachement en manœuvre. Il s’adresse aux Tziganes dans leur langue, délaissant l’allemand volontairement. La jeune et séduisante Paprika fait figure de bouc émissaire, tant au sein du clan que dans les palais hongrois où elle s’introduit subrepticement, au terme d’un long voyage initiatique marqué par de nombreux épisodes outrageants. Sa mère s’est rendue coupable d’une liaison avec un gadjo ; la reine du clan s’est compromise avec un prince de la nation régnante. De ce fait, l’identité de leur fille est double.

Mais Paprika est « reconnue » par l’Empereur, figure emblématique du bicéphalisme18 ; il reçoit publiquement son hommage et lui exprime sa volonté de la protéger.

Pour Roth et Stroheim, l’Empire correspond en quelque sorte à une « nécessité mélancolique ». Cependant l’intellectuel et l’artiste divergent sensiblement au sujet du septième art. Il est, à certains égards, vital pour Stroheim. L’auteur de la Légende du Saint buveur relate au contraire la déception suscitée par le cinéma, caverne où se projettent tristement des ombres. Dans l'Antéchrist, il reprend ce jeu sur le double du comédien, ombre de lui-même au cinéma et qui, sans cette ombre, n'a pas d'existence réelle. Et cette ombre

17 Erich von Stroheim, Paprika, New York 1935 puis version française, Givors (69) 1948. Il écrivit deux autres romans publiés en langue française: Les feux de la Saint-Jean, Givors (69) 2 tomes 1951-1954 et Poto-poto, Paris 1956

18 Erich von Stroheim, Paprika, version française, p. 373 sqq

(12)

devient immortelle de son vivant. C'est ce qui fait dire à Roth : « Hollywood est l'Hadès moderne. »19 L'ombre est finalement une variante du reflet ; l'individu schizoïde ne parvient pas à se débarrasser de sa double peau, carapace qui est censée atténuer son angoisse vis-à-vis de l'existence mais qui l'effraie finalement, à l'instar d'un être sauvage qui se rencontre pour la première fois dans un miroir.

Le cinéma fut bien, pour Stroheim, le lieu de la duplicité que suscita peu ou prou l’arrivée à Ellis Island ; la déclinaison d’une identité nouvelle, le lieu d’un grand nombre de possibles, fût-ce au prix des épreuves subies par tout self-made man. Le héros malgré lui de Blind Husbands est mort après avoir proféré un faux mensonge, car la vérité n’est pas crédible. À Hollywood, le mensonge fait vendre, car un réalisateur fils de chapelier modeste n’a pas la même allure qu’un officier de l’armée impériale. Et lorsque la germanité peut faire de l’ombre, l’austrianité sauve car elle est « propre » et fondée sur l’honneur. Stroheim surprend après s’est surpris lui-même : jeu de miroirs entre mythe et mensonge. Plus que jamais, le masque (le personnage) reste ancré dans l’histoire du cinéma, à laquelle il contribua notablement par le style de ses films muets. Histoire dont Maurice Bessy fut en France un témoin particulièrement influent ; il « épingle » ainsi Erich von Stroheim dans sa biographie :

« On l’aurait voulu Turc et pacha inflexible. Il avait des baise-mains d’aristocrate et des talons qui claquaient comme des castagnettes. Il savait diriger Tannhäuser, écrire avec fougue, prier comme un saint, aimer comme Casanova, insulter en grand seigneur. » 20

19 Joseph Roth, Juifs en errance [suivi de] L’Antéchrist, Paris 1986, p. 128

20 Maurice Bessy, Erich von Stroheim, Paris 1984, p. 14

Références

Documents relatifs

Maintenant, tout me monde sait que je suis à fond sur Lucas.. En plus, il a dû le lire

Cette phrase montre que Solvay prend appui sur son référentiel de compétences dans son nouvel accord de GPEC pour saisir les différentes sources de compétences : lors de la

Lorsque le jeune écrivain comprend qu'il était à son insu le protagoniste des événements compromettants dont il s'est inspiré, il est comme enrôlé dans sa pièce, tant et si bien

(Source : registre de débarquement du "Prinz Friedrich Wilhelm", New York). Pendant quatre années Stroheim va exercer mille métiers, se marier, divorcer. Au moment où

L’approche historique privilégiée dans certains chapitres révèle aussi la façon dont les relations concurrentielles sont remodelées en différentes occasions, ainsi que le

The second step explains this tension in the light of the neo-Kantian epistemological debate and shows how the main themes of this debate were central to Camap's

o écrire, en respectant les critères d’évaluation, un texte court expliquant l’expression « Voir loin, c’est voir dans le passé », texte qui sera à rendre sur feuille pour

Exit, voice and loyalty a ainsi pour objectif d’étudier les conditions de développement, conjoint ou non, des deux modes d’action, leur efficacité respective dans