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La Controverse dans le Mouzi

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Béatrice l’Haridon

To cite this version:

Béatrice l’Haridon. La Controverse dans le Mouzi . Études Chinoises, Association française d’études

chinoises, 2013, 32 (1). �hal-01494008�

(2)

La controverse dans le Mouzi

Résumé — Le Mouzi - hisme, et à ce titre est souvent étudié et cité comme un témoin crucial de l’introduction approche des procédés rhétoriques mis en œuvre dans ce texte : sous le feu roulant des questions et objections, Mouzi est amené dans le processus de cette controverse, à ! " # philosophique. Il se situe ainsi dans une tradition du débat (bian 彐) explicitement $% & '*+

/0" 1 permettant de rendre le bouddhisme acceptable aux yeux de ses contemporains, voire de les y convertir.

Au détour de recherches sur le Xinyu

㕘婆 (20$ )

de Lu Jia 映屰 (c. 250-c. 170), un texte visant à formuler un confu- cianisme politique à l’usage de l’empire naissant, encore chaotique, des Han (206 av. J.-C.-221 apr. J.-C.), se présenta sur ma route un témoin inattendu, un texte bouddhique, qui aurait été composé près de quatre siècles plus tard, à l’heure précisément où les Han som- braient dans la décomposition : le Mouzi 䈇⫸, ou les Doutes levés (Li

* Béatrice L’Haridon est maître de conférences à l’Université Paris Diderot.

L’auteur remercie Damien Chaussende de lui avoir donné l’occasion et l’idée

de travailler sur le Mouzi, Sylvie Hureau pour ses remarques et ses encourage-

ments au cours de la journée de l’AFEC où fut présentée une première version

de cet article, ainsi que Stéphane Feuillas pour sa lecture et ses commentaires

(3)

huo lun 䎮べ婾

1

) selon la traduction de Paul Pelliot

2

. Ce texte cite en effet, pour la première fois semble-t-il dans la traduction scripturaire des Han, des passages du Xinyu

3

, sans jamais préciser toutefois l’ori- gine de ces citations. Il puise aussi, explicitement cette fois-ci, dans les Classiques (le 3%et les

4

), le Laozi

5

et le '*, tout en présentant des passages inspirés du 41

㱽 妨 de Yang Xiong ㎂晬 (53 av. J.-C.-18 apr. J.-C.) et du +婾 堉 de Wang Chong 䌳⃭ (27-c. 100), sans toutefois les citer nommé-

ment. Le lecteur ne peut que s’étonner d’un recours aussi intensif que divers à la tradition classique chinoise et au Laozi pour défendre la Voie bouddhique

6

, cette doctrine étrangère et à bien des égards

1. Selon Yu Jiaxi, le titre original de ce texte serait Zhi huo lun

㱣べ婾 (Du

Traitement des confusions ; le caractère zhi aurait été remplacé par li suite à un tabou sur le nom personnel de l’empereur Gaozong des Tang) : cf. Yu Jiaxi ἁ▱

拓, « Mouzi Li huo lun jiantao » 䈇⫸䎮べ婾㩊妶 (Étude du Mouzi), 1936, rééd.

in Zhang Mantao⻝㚤㾌 (éd.), 56 *1'*+7

⚃⋩Ḵ䪈䴻冯䈇⫸䎮べ婾侫彐, Taibei : Dacheng wenhua, 1978, p. 165-192.

2. Cf. Paul Pelliot, « Meou-tseu ou Les doutes levés », 863, 1920, n° 13, p. 255-433. Cette traduction richement annotée est précédée d’une longue introduction discutant notamment des problèmes d’authenticité et de data- tion de l’ouvrage (à l’issue de laquelle Paul Pelliot se prononce en faveur de

ii

e

siècle), et suivie d’une

note additionnelle complétant la discussion sur la datation.

3. La présence de quatre longues citations du Xinyu dans le Mouzi est mentionnée dans un très bref article publié en 1992 : An Peisheng ⬱➡䓇, « Bu Xinyu si tiao zaoqi yinyongwen » 墄㕘婆⚃㡅㖑㛇⺽䓐㔯 (À propos de quatre citations anciennes du Xinyu), Dalu zazhi ⣏映暄娴, 1992, n° 85.4, p. 186.

4. Ces deux derniers textes ont été ajoutés au corpus des cinq Classiques à la Classiques. Lorsque le Mouzi mentionne ce corpus, il lui arrive d’ailleurs de varier entre les chiffres cinq et sept.

5. Sans pouvoir développer ce point, il importe de souligner que le Laozi ou Classique de la Voie et de sa vertu est, avec les , le texte le plus fréquemment cité dans le Mouzi, et d’une manière souvent inattendue, les citations du Laozi étant en général entrelacées avec des citations des . Mouzi en revanche refuse l’association du Laozi avec les pratiques d’immortalité ou la recherche de la longévité.

6. La citation des Classiques est une pratique fréquente dans les commentaires sur

les stras ou bien au cours des débats sur la doctrine bouddhique qui à l’époque

des Six Dynasties (221-589) se tiendront souvent à la cour des souverains. Des

(4)

encore étrange, face à un ou des interlocuteurs incarnant l’hostilité et les doutes des contemporains, en l’occurrence des lettrés confu- céens si l’on en juge par le contenu des objections formulées. Ces anonymes (huoren

ㆾṢ) sont des hommes dans la confusion ou

l’égarement (huoren

べṢ 7

) qui, à l’issue de cette défense construite en 37 temps, connaissent une sorte de conversion. Ce texte est donc souvent étudié et cité comme un témoin crucial de l’introduction du bouddhisme en Chine

8

, témoin sujet à caution cependant en raison des questions qui demeurent posées à propos de son authenticité. Si la majorité des auteurs qui se sont penchés sur ce texte, notamment

Paul Pelliot, considèrent que le Mouzi

auteurs aussi fondamentaux dans la tradition bouddhique chinoise que Dao’an

忻⬱ġ(312-385) ou Huijiao ㄏ䘶 (vie

siècle) ont ainsi régulièrement recours

!"#Mouzi réside dans la prédomi- nance de la référence aux Classiques, alors même que l’exposé de la doctrine bouddhique reste extrêmement marginal et se limitant à un développement sur la vie et le nom du Bouddha occupant les deux premiers arguments. Un tel déséquilibre pourrait être lié au contexte de rédaction, caractérisé par une

"!

de datation que pose ce texte, il est impossible d’$"

7. Yu Jiaxi (op. cit., p. 181) considère que ㆾṢ est mis partout pour べṢ (voir p. 1, n. 26 de l’édition du 89). Dans les éditions courantes, べṢ n’apparaît qu’%’interlocuteur au moment où il connaît une conversion : voir par exemple ;⻀㖶普, in <* 媠⫸

普ㆸ墄䶐, Chengdu : Sichuan renmin chubanshe, 1997 (fac-similé de l’édition

du 57 ⚃悐⎊↲), vol. 8, chap. 1, p. 2.

8. À l’exception remarquable de l’étude de John P. Keenan, How master Mou

removes our doubts: a reader-response study and translation of the Mou-tzu Li-huo

lun, Albany: State University of New York Press, 1994. Cet ouvrage se fonde

sur la critique littéraire moderne, notamment la narratologie, pour analyser

les procédés rhétoriques du Mouzi. Il se présente sous la forme d’une traduc-

tion commentée en deux temps. À la suite de chaque argument est en effet

proposée une description de ses sources dans la tradition classique, puis une

analyse s’appuyant sur les outils critiques développés notamment par Seymour

Chatman ou Gérard Genette qui déclarait que « le véritable auteur du récit

n’est pas seulement celui qui le raconte, mais aussi, et parfois bien davantage,

celui qui l’écoute » (4 ===, Paris : Seuil, 1972, p. 267). John Keenan lit ainsi

ce débat comme une forme de narration inventant et rendant possible un lettré

chinois et bouddhiste.

(5)

ii

e

siècle de notre ère, ainsi que l’indique sa préface, d’autres auteurs

&'+/<

9

ont pointé de manière convaincante d’impor- tantes failles dans cette datation, et reporté la date de sa composi- iii

e

siècle, voire au début du v

e

siècle

10

. Le problème de la datation de ce texte importe avant tout du point de vue de l’histoire du bouddhisme en Chine. Cependant, quelle que soit la réponse donnée à cette question, le Mouzi n’en demeure pas moins un texte fondateur d’un point de vue littéraire et intellectuel. Il forme le premier chapitre du ; ⻀㖶普 (>

du bouddhisme)

11

compilé par Sengyou ₏䣸 (445-518) au début du vi

e

siècle, sous la dynastie Liang (502-557), et à ce titre constitue l’un des textes fondateurs d’un genre, la controverse entre les trois doc- trines (doctrine des lettrés, taoïsme et bouddhisme)

12

, qui connaît un riche développement au cours des Six Dynasties et continue jusqu’au début de la dynastie des Tang (618-960).

9. Fukui+/<䤷ḽ⹟枮, « Moushi ''» 䈇⫸̯䞼䨞, ?77197ἃ

㔁⎚⬠ (8/ ; 1?), v. 2 n° 2 et n° 3 (1951). Henri

Maspero considère pour sa part que le Mouzi aurait été composé vers 250 : voir H. Maspero, « Le songe et l’ambassade de l’empereur Ming : Étude critique des sources », Bulletin de l’=&>6$ "@A , 1901, n° 10, p. 95-130.

10. Erik Zürcher tend à proposer cette datation même s’il souligne l’impossibi- lité de clore le débat de l’authenticité avec les éléments dont nous disposons actuellement. Son principal argument concerne le texte lui-même. 8

?E85 F? 1, Leiden : Brill, 1959, rééd. 1972, p. 14 : « La nature même de cette œuvre, avec son argumentation systématique et extrêmement élaborée (qui ne se retrouve que bien plus tard dans d’autres textes représentatifs du même genre) conduit à reporter sa date de composition au iv

e

siècle ou au début du v

e

siècle. » 11. 89 n° 2102, vol. 52 : 1a-7a. Helwig Schmidt-Glintzer, Das Hung-ming chi

und die Aufnahme des Buddhismus in China, Wiesbaden : Franz Steiner Verlag GMBH, 1976.

12. Les controverses de l’époque des Six Dynasties se tiennent régulièrement à la cour, en présence de l’empereur, alors que notre texte se présente comme

%"Cf. Catherine Despeux, « La culture lettrée au service d’un plaidoyer pour le bouddhisme.

Le “Traité des deux doctrines” ( ) de Dao’an », in Catherine Despeux

(éd.), Bouddhisme et lettrés dans la Chine médiévale, Paris & Louvain : Peeters,

2002, p. 145-227.

(6)

Comme le remarquait Paul Pelliot dans son étude classique du Mouzi, cette défense du bouddhisme a ceci de déroutant qu’elle n’ex- pose pour ainsi dire rien de la doctrine, même si on y trouve un récit de la vie du Bouddha (1

er

argument). Si les arguments de cette contro- verse sont pour la plupart puisés dans le corpus des Classiques ou des maîtres de l’époque des Royaumes Combattants et des Han, sa forme lui apparaît en revanche étrangère à la tradition scripturaire chinoise : « Tel quel, je ne connais pas de précédent exact dans la lit- térature chinoise antérieure à Meou tseu. Les “philosophes” chinois anciens contiennent souvent des objections et des réponses, mais pas sous cette forme de dialogue régulier. Le type du Meou tseu rap- pellerait plutôt celui des Questions du roi Ménandre

13

. » L’innovation formelle du Mouzi est certaine, et s’illustre en particulier à travers son agencement selon le nombre symbolique de 37 paragraphes

14

comprenant une question (en général une objection) et une réponse.

Mais dans le même temps, il est possible, et éclairant, d’en saisir les précédents dans la tradition non pas bouddhiste, mais confucéenne.

Le Mouzi se situe en effet à bien des égards dans la continuité d’un exercice d’éclaircissement de la Voie en repoussant les doctrines adverses, présentées comme des obstacles ou des obstructions en rai-

>%"!

le maître confucéen Mengzi, le maître bouddhiste reconnaît que cet exercice participe du bian

彐, acte de distinguer, de discriminer, au

sein d’un débat qui l’oppose à ses contemporains, tout en tentant de dépasser cette opposition.

13. Paul Pelliot, op. cit., p. 258.

14. La valeur symbolique du nombre dans le Mouzi mériterait à elle seule une

étude, tant ce texte en est habité. Ici, le nombre 37 manifeste l’unité recherchée

entre la Voie du Laozi (en faisant référence au nombre de versets consacrés à

la Voie dans cette œuvre comptant en tout 84 versets) et celle du Bouddha (37

étant aussi le nombre de 7J7K, éléments ou auxiliaires pour parvenir à

l’éveil (sanshi qi daopin ᶱ⋩ᶫ忻⑩).

(7)

L’identité problématique du débat et de ses acteurs

Face à cette première apologie du bouddhisme en Chine, nous

%@- tion entre un bouddhiste et un/des lettrés confucéens. Or le maître de ce débat est un lettré converti au bouddhisme revendiquant un savoir aussi vaste que divers et refusant l’idée d’une hétérogénéité radicale entre tradition classique et doctrine bouddhique en soute- nant son argumentation à grand renfort de citations des Classiques et de Confucius, comme il l’avait déjà fait en sa jeunesse pour criti- quer ses contemporains versés dans la recherche d’immortalité :

Mouzi maîtrisait les Classiques, leurs commentaires ainsi que les écrits des divers maîtres. Son intérêt s’étendait à tous les textes, qu’ils soient majeurs ou non. Il lisait aussi les ouvrages traitant de l’art militaire bien qu’il ne les goûtât guère. Il étudiait même les textes sur les immortels et les techniques de longue vie, mais les critiquait et ne leur accordait aucune créance, les considérant comme absurdes et vains. À cette époque qui suivit la mort de l’empereur Ling [156-189], l’empire était proche du chaos. Seule la région de Jiaozhou connaissait un certain calme, et les hommes exceptionnels des régions du Nord vinrent tous s’y installer. Parmi eux, beaucoup s’adonnaient aux techniques des immortels, de l’abstinence de céréales et de longue vie. Nombreux furent ceux qui se mirent à leur école. Mouzi sans cesse les combattait à l’aide des Classiques, et aucun de ces magiciens taoïstes n’osait lui tenir tête. En cela, il était comparable à Mencius écartant les doctrines de Yang Zhu et de Mo Di. (Préface)

䈇⫸㖊ᾖ䴻⁛媠⫸ˤ㚠䃉⣏⮷有ᶵ⤥ᷳˤ晾ᶵ㦪ℝ㱽ˤ䃞䋞嬨 䂱ˤ晾嬨䤆ẁᶵ㬣ᷳ㚠ˤ㈹侴ᶵᾉˤẍ䁢嘃娽ˤ㗗㗪曰ⷅⳑ⼴ˤ

⣑ᶳ㒦Ḫˤ䌐Ṍⶆⶖ⬱ˤ⊿㕡䔘Ṣ①Ἦ⛐䂱ˤ⣂䁢䤆ẁ彇䧨攟䓇

ᷳ埻ˤ㗪Ṣ⣂㚱⬠侭ˤ䈇⫸ⷠẍḼ䴻暋ᷳˤ忻⭞埻⢓卓㔊⮵䂱ˤ 㭼ᷳ㕤⬇庣嶅㣲㛙⡐侇ˤ 15

15. Nous nous référons ici à l’édition du $

⎊㚠普ㆸ㕘䶐,

Taibei : Xinwenfeng chuban, vol. 25, p. 523.

(8)

L’interlocuteur remarque lui-même à plusieurs reprises que Mouzi ne fait pas appel au contenu même de la doctrine boudd- hique, mais plutôt au corpus des Classiques confucéens :

Si les textes sacrés bouddhiques sont si profonds et si merveil- leux, pourquoi ne les exposez-vous pas à la cour, ni ne les expli- quez au prince, ni même ne les pratiquez chez vous ou avec vos amis ? Pourquoi continuez-vous à étudier les Classiques et leurs commentaires et à lire les œuvres des maîtres

16

? (Vingtième argument)

⓷㚘ˤ劍ἃ䴻㶙⥁有渿ˤ⫸傉ᶵ婯ᷳ㕤㛅⺟ˤ婾ᷳ㕤⏃䇞ˤᾖᷳ

㕤敐攨ˤ㍍ᷳ㕤㚳⍳ˤỽ⽑⬠䴻⁛嬨媠⫸᷶烎

En expliquant la doctrine du Bouddha à l’aide des Classiques et de leurs commentaires, vous montrez une grande richesse d’expres- sion qui fait apparaître clairement le sens général, un style brillant qui confère de la beauté à vos paroles. La seule chose que l’on en

"

Mouzi répond : mon art du débat n’est pas en cause. Ma vision est large et c’est pourquoi je ne m’égare pas.

(Vingt-cinquième argument)

⓷㚘ˤ⏦⫸ẍ䴻⁛䎮ἃ婒ˤ℞录⭴侴佑栗ˤ℞㔯䅦侴婒伶ˤ⼿䃉 朆℞婈㗗⫸ᷳ彗ḇˤ䈇⫸㚘ˤ朆⏦彗ḇˤ夳⌂㓭ᶵべ俛ˤ 17

Une telle démarche pourrait apparaître comme une technique assez transparente pour remporter l’adhésion de l’adversaire en uti- lisant et en détournant ses propres références. Mouzi explique en effet en réponse à la vingtième objection que dans cette confrontation avec un homme sourd à la doctrine bouddhique, il doit s’appuyer sur leur fond commun, donc les Classiques, mais aussi le taoïsme philo- sophique, en particulier le Laozi. Pourtant, dans le vingt-cinquième argument, la référence au corpus scripturaire classique n’est plus un simple outil rhétorique mais la manifestation d’une largeur de vue,

16. Expression désignant les maîtres de l’époque des Royaumes Combattants et des Han, possédant et exposant un savoir « privé » par opposition au savoir universel des Classiques, objet d’une exégèse complexe se scindant en diffé- rentes lignées.

17. $, vol. 25, p. 526.

(9)

prônée par Mouzi en plusieurs occurrences de son texte comme le seul moyen de ne pas s’égarer et de ne pas se montrer vaincu dans le débat : À son interlocuteur qui se prévaut d’avoir réduit au silence les moines bouddhistes eux-mêmes

18

, il répond que ceux-ci se sont montrés vaincus et ont reculé « car leur étude n’avait pas encore atteint une dimension universelle et leur vision n’était pas encore assez large » (xue wei qia jian wei bo ⬠㛒㳥夳㛒⌂).

Cette particularité, un texte défendant la foi bouddhique sans pratiquement jamais exposer la doctrine, explique qu’après être devenu le premier chapitre du > - hisme, il se soit tout de même retrouvé classé dans certains catalogues

%%^_`ru ₺) ou « taoïsme » (dao

忻). Ainsi dans le « Traité bibliographique » 䴻 䯵⽿ du Sui shu 昳㚠 (Histoire des Sui, chap. 34), le Mouzi est classé

dans la catégorie des « Maîtres confucéens » (catégorie des zi ⫸ / sous-catégorie des ru ₺ : 䈇⫸Ḵ⌟⼴㻊⣒⮱䈇圵㑘) ; dans le « Traité

bibliographique » du /8

冲Ⓒ㚠 (F 8,

chap. 47, p. 2030), il est classé cette fois-ci dans la catégorie des maîtres taoïstes, mais celle-ci comprend trois grandes parties : les textes rattachés au Laozi d’une part et au <* d’autre part, et les textes combinant bouddhisme et taoïsme. C’est dans cette dernière partie qu’apparaît le Mouzi (᷁悐⫸抬 / 忻⭞栆 /䈇⫸Ḵ⌟䈇圵㑘).

Le N 8 (20 8 " {|} - gorie « Taoïsme » en y ajoutant les sous-catégories « Immortalité » (shen xian 䤆ẁ) et « Bouddhisme » (shi 慳) et n’intègre plus ce type de texte dans la catégorie « taoïsme » de son catalogue bibliogra- phique, mais le Mouzi fait l’objet d’un traitement exceptionnel et n’est pas transféré dans la catégorie « Bouddhisme » : il demeure dans la catégorie « Taoïsme », au beau milieu donc de commentaires du Laozi et du <*. D’autres textes qui dans le /8 se trouvaient dans son voisinage sont désormais classés dans la catégo- rie « Bouddhisme » ou « Immortalité ».

S’il est impossible donc de situer ce débat dans les catégories bibliographiques traditionnelles, tentons tout au moins de dégager

18. Argument 35, cité plus bas.

(10)

certaines caractéristiques formelles. Le Mouzi se présente comme un dialogue organisé en 37 échanges de question et de réponse. Malgré l’aspect très théorique de ce débat, il est précédé d’une préface

19

qui se caractérise par sa volonté de donner un contexte historique et

%% ~ la marge et relativement calme où se trouvent réunis des réfugiés de diverses régions. Le dialogue est discontinu, dans la mesure où l’on ne passe pas d’un argument à un autre en suivant une ligne de progression du débat, mais il présente cependant quelques grandes unités thématiques : ainsi, les arguments 5 à 11 tentent de réduire le

%

! devenue fondamentale sous les Han orientaux

20

. Les arguments 29 à 34 sont entièrement consacrés à une réfutation des pratiques de longue vie et d’immortalité. Contrairement aux dialogues des entre le Maître et un disciple ou encore un souverain, qui se rapportent fondamentalement à une situation d’enseignement et où d’ailleurs la question posée ne sert le plus souvent qu’à introduire et situer la réponse du Maître, nous avons ici la confrontation entre un maître et un interlocuteur anonyme, son égal, le lettré contempo- rain. Cette situation rappelle fortement celle des dialogues du 41

19. Selon la présentation du ;. Il est possible cependant que cette pré- face soit en fait une postface, à la manière de la plupart des xu ⸷, paratexte s’apparentant d’une part à l’autobiographie et d’autre part à la présentation de l’œuvre à laquelle il est rattaché. Ce xu a soulevé de nombreuses questions.

Il permet ainsi de dater le texte ;

- tuelles illimitées, ce qui a pu apparaître comme une marque d’inauthenticité, les auteurs chinois étant bien connus pour leur modestie : voir Erik Zürcher, op. cit., p. 15. On peut pourtant noter chez les fondateurs de ce genre littéraire qu’est le xu le même manquement à cette modestie légendaire. Ainsi, Sima Qian situe son œuvre dans la continuité des Classiques et de Confucius, Yang

%étude depuis son enfance, il n’est aucun texte qu’il n’ait pas lu.

20. ‚ témoigne l’intégration dans le corpus canonique du %

⬅䴻"

(11)

de Yang Xiong, seul précédent d’une forme dialoguée discontinue et opposant deux interlocuteurs égaux et anonymes

21

, où les questions des contemporains, certes brèves, se muent souvent en attaques. Le Mouzi va encore plus loin cependant, en ce que les questions sont

<

apparaître l’opinion raisonnée de l’interlocuteur, tout en conduisant le maître à développer plus amplement sa réponse. De fait, le ou les interlocuteurs de Mouzi ne cherchent pas auprès de lui un ensei- gnement, mais plutôt à le faire revenir dans le droit chemin. Dans l’objection 35, l’interlocuteur de Mouzi donne quelques éléments très intéressants sur son identité :

Je me suis rendu par le passé dans le pays de Khotan

22

et y ai ren-

ƒ„ O].

Je me suis attelé à la tâche de les réfuter. Ils n’ont pu répondre et ont préféré prendre congé. Beaucoup se sont réformés et ont changé d’idée. Seriez-vous donc le seul à être si résistant à toute réforme ?

⓷㚘ˤ⁽▿忲Ḷ數ᷳ⚳ˤ㔠冯㱁攨忻Ṣ䚠夳ˤẍ⏦ḳ暋ᷳˤ䘮卓

⮵侴录徨ˤ⣂㓡⽿侴䦣シˤ⫸䌐暋㓡朑᷶ 23ˤ

Face à lui, Mouzi a également fait ses preuves de combattant.

Comme la préface le souligne dans un passage déjà cité plus haut, il est réputé – trop à son goût – pour son talent rhétorique et a su mettre en déroute tous ses adversaires. Les deux interlocuteurs de cette controverse sont donc deux égaux, du point de vue de leur talent oratoire, mais aussi de leur expérience : tous les deux sont ver- sés dans la culture littéraire classique et ont une connaissance du bouddhisme. Cependant, Mouzi, à la différence de son contradic-

21. Dans le +婾堉, Wang Chong présente parfois l’opinion commune en l’incarnant dans un interlocuteur anonyme. Mais ce procédé n’est que rarement

 de Wang Chong occupe en général tout le chapitre.

22. Royaume bouddhiste se situant sur la Route de la Soie, dans l’actuelle région du Xinjiang, qui fut un temps intégré dans l’empire des Han après sa conquête par le général Ban Chao 䎕崭 (32-102).

23. $, vol. 25, p. 527.

(12)

teur, n’a pas fait le voyage vers une terre bouddhiste

24

. Mais, comme le souligne John Keenan, sa position géographique, qui le situe à la lisière entre mondes civilisé et barbare, et sa condition historique, dans un ordre au bord du chaos, sont inséparables de sa conversion à une religion alors associée à l’étranger ou au barbare

25

.

Le débat ne se situe donc pas tant dans l’échange d’arguments que dans l’échange de questions acérées, prenant parfois plutôt la forme d’arguments massue, et de réponses qui visent à ménager un jeu, et par l’étude des Classiques d’une part, et d’autre part habité par la recherche de l’immortalité et les pratiques de longue vie. Mouzi adopte alors une stratégie rhétorique profondément inspirée du bian

彐 confucéen, auquel il emprunte un double mouvement d’inclusion

et d’exclusion : comme Mengzi et Yang Xiong

26

avant lui, qui pré-

24. L’interlocuteur se fait en effet un malin plaisir à souligner que Mouzi n’a jamais mis les pieds en terre bouddhique : « Vous qui vilipendez les immor- tels et méprisez le merveilleux, on a bien compris que vous ne croyez pas en l’existence d’une voie vers l’immortalité. Pourquoi alors réservez-vous votre

†être délivrés du monde [du shi ⹎ᶾ : l’expression est éminemment ambiguë ici car elle peut désigner le fait de parvenir à l’immortalité et de « dépasser le siècle », ou bien, dans un contexte plus strictement bouddhique le mouvement salvateur de « délivrance du monde »] ? Le Bouddha vivait dans un pays étranger que vos pieds n’ont

<<>"†@

ses textes [wen 㔯] pour croire en ses actions. » (argument 34). Il est de plus à noter qu’ils n’ont pas forcément connaissance du même bouddhisme, l’inter- locuteur ayant été en contact direct avec le bouddhisme tel qu’il s’est diffusé par la Route de la soie à l’intérieur des terres alors que Mouzi est en contact avec un bouddhisme « maritime », venu par le sud.

25. John P. Keenan, op. cit., p. 13.

26. Yang Xiong comparait lui aussi son œuvre à celle de Mengzi : « Auparavant,

Yang Zhu et Mo Di ont obstrué la route et Mengzi l’a rouverte par son argu-

mentation, lui rendant son ampleur. Par la suite, d’autres sont venus obstruer

la route, et j’ose me comparer à Mengzi. » Cf. Béatrice L’Haridon (trad.),

Maîtres mots, Paris : Les Belles Lettres, 2010, chap. II.20, p. 20. Il en est de même

pour Wang Chong : « La création de la Balance des discours est venue de ce que

les textes s’accumulant ont perdu tout véritable contenu, et que les paroles

creuses et fausses écrasent toute valeur authentique. Si l’on n’écarte pas les

discours creux, alors les textes d’ornement ne cesseront de se répandre, et les

(13)

sentaient la Voie confucéenne comme une voie universelle, tout en

% lever les obstacles à sa diffusion et sa circulation, Mouzi cherche à montrer que la Voie bouddhiste n’est en rien contradictoire avec les autres doctrines, voire qu’elle en forme le cœur, tout en la débarras- sant des confusions empêchant son développement. Sur ce dernier point, Mouzi exploite non seulement la forme du débat confucéen, mais aussi l’une de ses thématiques majeures, depuis Lu Jia, jusqu’à Yang Xiong et Wang Chong : la réfutation à la fois rationnelle, morale et politique de la recherche d’immortalité. À une époque où la recherche du 0KO est souvent confondue avec les pratiques d’im- mortalité dominantes dans l’espace chinois

27

, Mouzi doit montrer que sa défense du bouddhisme est sans rapport avec une accepta- tion de ces pratiques, bien au contraire. Cette défense du bouddhisme s’apparente donc en plusieurs passages à une critique sévère des pra- tiques taoïstes de longue vie, ce qui, on l’a vu dans la préface, est en droite ligne de l’« identité » lettrée de Mouzi, puisqu’avant même sa conversion au bouddhisme, il était déjà célèbre pour avoir bataillé contre ceux qui se mettaient à l’école des immortels.

faits authentiques ne seront plus reconnus. […] [Je] distingue clairement le

ƒˆ‰%ƒ

jusqu’au sommet de l’État], comment pourrais-je ne pas en discourir (lun 婾) ? Mengzi s’%Š%‹Œ Di envahissaient le discours des lettrés, et s’armant de paroles impartiales, il loua le vrai et rabaissa le faux. Les gens de son temps crurent qu’il aimait à débattre, alors Mengzi s’écria : “Comment donc pourrais-je me plaire à débattre ! C’est simplement que je n’ai pas le choix !” Aujourd’hui, moi non plus je n’ai pas le choix ! » +, chap. « Dui zuo » ⮵ἄ, Shanghai : Guji chubanshe, 1992, juan 29, p. 9.

27. &>‘ang-toutain, « Entre spéculation métaphysique et dévotion. La doctrine bouddhique en Chine avant le vii

e

siècle », in John Lagerwey (dir.),

>0, Paris : Les éditions du Cerf/

Institut Ricci, 2009, p. 609-611.

(14)

Un débat situé dans la tradition confucéenne du bian

En plusieurs passages de son œuvre, Mouzi doit répondre, non à des objections formulées envers divers aspects de la doctrine et des pratiques bouddhiques, mais à l’accusation de n’être qu’un homme du verbe, accusation classique déjà formulée à l’encontre de Mengzi.

Celui-ci est en effet l’inventeur d’une nouvelle forme de dialogue qui s’éloigne radicalement de l’échange entre un maître et des disciples, inscrit dans une pratique, un cheminement dans la Voie jamais

<%- parenter au débat, où sont mis en œuvre avec une grande maîtrise

%>%

de la Voie au moment même où il l’expose. Mengzi, célèbre à son époque pour sa maîtrise et son goût du débat (hao bian ⤥彗), le justi-

†!- saires, Yang Zhu 㣲㛙 et Mo Di ⡐侇 :

Le disciple Gongduzi demanda : « Les gens de l’extérieur vous considèrent tous comme un homme se plaisant à débattre. Puis-je vous demander ce qu’il en est ? »

Mengzi : « Comment pourrais-je me plaire à débattre ! C’est sim- plement que je n’ai pas le choix.

Depuis si longtemps que ce monde existe, il a traversé alternati- vement des temps d’ordre et de désordre. […] Lorsque le siècle tomba en décadence et la Voie [des Zhou] s’affaiblit, ressurgirent discours faux et actes violents. Il arriva que des ministres assas- "!

plein de frayeur, écrivit les Annales des Printemps et Automnes. […]

À cette époque, nul saint souverain ne survint, et les princes ne

connaissaient plus aucune contrainte. Les lettrés sans poste se

mirent à produire des discours contraires. Les doctrines de Yang

Zhu et Mo Di emplirent le monde, à tel point qu’il n’y fut plus

proféré aucune parole qui ne se rapportât à l’un ou à l’autre. Or,

Yang Zhu ramenant tout au moi conduit à l’absence de souverain

et Mozi prônant l’affection sans distinction conduit à l’absence de

père. Être sans prince ni père, c’est se retrouver réduit à l’état de

bête. Gongming Yi déclara : “Les cuisines du souverain abondent

en viandes grasses. Ses écuries sont peuplées de chevaux bien

nourris. Son peuple présente le visage de la famine. Ses terres

sont jonchés de morts de faim : c’est donc que les hommes sont

(15)

livrés en pâture à ses bêtes.” Mais les doctrines de Yang Zhu et de Mozi continuèrent pourtant à se répandre, tandis que la Voie de Confucius restait dans l’ombre. Ainsi les discours faux continuent à tromper le peuple et à empêcher toute diffusion de l’humanité et du juste. Lorsque l’humanité et le juste ne circulent plus, les hommes sont livrés aux bêtes, et bientôt ils se mangeront entre eux. C’est à présent mon tour d’être empli de frayeur. Je dois défendre la Voie des anciens souverains et écarter Yang Zhu et Mo Di, chasser les revenir. Car une fois dans les esprits, ils enveniment les actions.

Une fois dans les actions, ils enveniment le gouvernement. Si un Saint surgissait à nouveau, il ne changerait rien à mes paroles. […]

Comment donc pourrais-je me plaire à débattre ! C’est simplement que je n’ai pas le choix. Qui par ses paroles est capable d’écarter Yang Zhu et Mozi est le disciple du Saint

28

. »

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Deux siècles plus tard, Lu Jia, lui-même réputé pour être un éminent rhéteur (bian shi 彐⢓), jugement formulé par l’historien Sima Qian ⎠楔怟 (c. 145-c. 87) à la lecture de ses 20$

(Xinyu

㕘婆), présente l’art de l’argumentation tranchante comme

la seule arme dont dispose l’homme lucide et seul pour éclaircir la

%

29

. Chez Lu Jia, l’enjeu

28. MZ IIIB, 9. Cf. Yang Bojun 㣲ỗⲣ, '*1*⬇⫸嬗㲐, Beijing : Zhonghua shuju, 1960, rééd. 2005, p. 154-155.

29. Cf. dans le chapitre 5, intitulé « Arguments pour dissiper la confusion » (bian

huo 彐べ) : « Il faut d’abord châtier les factions constituées de sujets pervers et

(16)

est politique, il s’agit de trancher dans la confusion et l’aveuglement où est maintenu le Prince pour préparer un juste exercice du pouvoir.

Mouzi, bien que se situant sur un plan doctrinal, se présente aussi comme isolé face à ces « hommes du commun » qui les uns tiennent pour incompatibles la Voie du Bouddha et l’étude des Classiques, et les autres se fourvoient dans une assimilation abusive de la Voie du Bouddha avec la Voie des Immortels.

Il doit cependant répondre de son art du débat :

’ sa rhétorique. À quoi bon encore parfaire sa nature et pratiquer la Voie et sa vertu ?

Mouzi répondit : « Comme vous êtes dur à l’éveil ! Le discours et la discussion ont un temps. Qu Yuan [Qu Boyu] disait : “Quand le pays possède la Voie, je tiens droit mes principes. Quand le pays perd la Voie, je les enroule et les garde en mon sein.” Ning Wuzi était sage en période d’ordre et fou en période de désordre.

Confucius disait : “Ne pas parler à un homme avec qui on peut parler, c’est perdre un homme. Parler à un homme avec qui il est impossible de parler, c’est perdre ses mots.” Comme sagesse et folie ont chacune leur temps, la discussion a sa propre portée. Comment pourrait-il s’agir de discuter seulement sans jamais pratiquer ? » (Vingt-troisième argument)

⓷㚘ˤ⤪⫸ᷳ妨ˤ⼺䔞⬠彗忼ᾖ妨婾ˤ寰⽑㱣ね⿏Ⰽ忻⽟᷶烎 䈇⫸㚘ˤỽ暋ぇᷳ䓂᷶ˤ⣓妨婆婯婾⎬㚱㗪ḇˤ嗏䏿㚘ˤ⚳㚱忻

⇯䚜ˤ⚳䃉忻⇯⌟侴㆟ᷳˤ⮏㬎⫸⚳㚱忻⇯㘢ˤ⚳䃉忻⇯ヂˤ⫼

⫸㚘ˤ⎗冯妨侴ᶵ冯妨⣙Ṣˤᶵ⎗冯妨侴冯妨⣙妨ˤ㓭㘢ヂ冒㚱 㗪ˤ婯婾⎬㚱シˤỽ䁢䔞妨婾侴ᶵ埴⑱炰 30

Entrecroisant plusieurs citations des , Mouzi suggère que, comme la Voie de l’homme de bien varie selon les temps entre deux pôles, le manifeste et le caché, la sagesse et la folie, la parole n’est qu’un pôle, en rien contraire à la pratique. Cependant, ce que Mouzi appelle ici « parole » est fondamentalement une « parole

les hommes droits et intègres pourront être acceptés par leur temps et ainsi prendre part au gouvernement. » (Stéphane Feuillas, Béatrice L’Haridon (trad.), 20$ , Paris : Les Belles Lettres, 2012, p. 44).

30. $, vol. 25, p. 526.

(17)

écrite », et ce medium qu’est l’écrit joue en fait un rôle déterminant dans le déroulement du débat lui-même.

Le débat et sa représentation littéraire

Alors que Mengzi n’a pas d’autre choix que de débattre avec ses contemporains, laissant probablement à ses disciples le soin de noter ces débats, Mouzi en revanche refuse la polémique directe. Il faudrait donc dire à son propos, pour paraphraser comme lui l’« absence de choix » (bu de yi ᶵ⼿⶚) de Mengzi, qu’il n’a pas d’autre choix que

"

Laozi rompit avec la sainteté et abandonna la science. Qui prend soin de sa vie et préserve son authenticité ne voit pas sa détermina- tion troublée par les multiples choses extérieures. Perdre ou gagner un empire n’affecte en rien sa joie, le souverain ne peut en faire son ministre, ni les princes en faire leur ami. Voilà ce qui le rend précieux. [Considérant cela,] Mouzi se voua à l’étude de la Voie du

“ du Laozi. Il buvait la liqueur du Mystère [la Voie taoïste] et jouait de la cithare des Classiques. Les hommes du commun réfutaient souvent une telle démarche, disant qu’elle empruntait une voie hétérodoxe et se détournait des Classiques. Polémiquer avec eux aurait été contraire à la Voie, et rester silencieux était impossible.

Alors Mouzi se tourna vers l’écriture pour résoudre ces critiques, citant à l’appui les paroles des Saints et des Sages. Le titre de

%>~Les Doutes levés par Mouzi.

侩⫸䳽俾㡬㘢ˤᾖ幓ᾅ䛇ˤ叔䈑ᶵ⸚℞⽿ˤ⣑ᶳᶵ㖻℞㦪ˤ⣑⫸

ᶵ⼿冋ˤ媠ὗᶵ⼿⍳ˤ㓭⎗屜ḇˤ㕤㗗扛⽿㕤ἃ忻ˤℤ䞼侩⫸Ḽ

⋫㔯ˤ⏓䌬⥁䁢惺㻧ˤ侓Ḽ䴻䁢䏜䯏ˤᶾ὿ᷳ⼺ˤ⣂朆ᷳ侭ˤẍ 䁢側Ḽ䴻侴⎹䔘忻ˤ㫚䇕⇯朆忻ˤ㫚満⇯ᶵ傥ˤ忪ẍ䫮⡐ᷳ攻ˤ 䔍⺽俾岊ᷳ妨嫱妋ᷳˤ⎵㚘䈇⫸䎮べḹˤ 31

Ici, l’écriture de la controverse qui l’oppose à ses contemporains est décrite comme une « troisième voie » entre la polémique et le

31. $, vol. 25, p. 523.

(18)

silence. Cette mise par écrit n’emprunte donc pas, avec une immé- ” comme un texte autonome, obéissant à son propre rythme et à ses propres lois. Il semble en effet que Mouzi considère que le temps de la persuasion directe et du prosélytisme aux différents niveaux de la société ne soit pas venu, et qu’il emprunte donc la voie de l’écriture comme persuasion différée.

Dès lors, la construction du texte trouve un sens profond. Nous avions vu que c’est à l’issue de la 38

e

réponse, où Mouzi explique la raison pour laquelle il se limite à l’exposé de 37 arguments, que l’interlocuteur (ou plutôt le lecteur devrait-on dire désormais) est

"•–

texte, inspirée à la fois de la doctrine bouddhique (les 37 éléments menant à l’Éveil) et du Laozi (37 étant le nombre de chapitres de son premier volet sur la Voie), plus encore que par la série d’arguments qui vient de se dérouler devant ses yeux. C’est le wen 㔯 lui-même qui est révélateur d’une « intégration » du taoïsme philosophique et du bouddhisme, parcourue par des motifs tirés des Classiques confucéens.

Cette défense du bouddhisme est donc habitée non seulement par la référence au corpus classique des lettrés confucéens, mais hérite de certaines de ses questions les plus centrales, celle même du rôle du débat et de la persuasion, mais aussi celle de la recherche d’im- mortalité, qui n’a pas pu être abordée dans le cadre de cet article.

En tant que premier chapitre du ;, le Mouzi constitue un modèle de débat visant à intégrer le bouddhisme au contexte chinois. Vu le réseau de références que nous avons mis en évidence, il apparaîtrait que, paradoxalement, il puise un grand nombre de ses moyens dans la tradition confucéenne, en héritant en même temps de son attitude ambivalente envers le débat et la persuasion, à la fois nécessaires et périlleux, risquant sans cesse de verser dans le règne du verbe au détriment de la pratique. Comme avant lui Mengzi, Lu Jia ou encore Yang Xiong, Mouzi prétend par son art du débat élar- gir et éclaircir la Voie plutôt qu’opposer une doctrine à une autre, et préparer ainsi la place à un bouddhisme chinois :

Quelqu’un opposa à Mouzi : « Cette Voie du Bouddha si excellente

et si vaste, comment se fait-il que Yao, Shun, le Duc de Zhou et

(19)

Confucius ne l’aient pas pratiquée ? On ne trouve rien à son propos dans les Sept Classiques. Vous qui adorez les Odes et les Documents, vous délectez des Rites et de la Musique, comment pouvez-vous pourtant vous attacher à la Voie du Bouddha et vous plaire à ses étranges doctrines ? Comment pouvez-vous placer cette Voie au- dessus des Classiques et des commentaires et la trouver plus belle que l’œuvre du Saint ? Mon humble avis est que vous ne devriez rien en garder. »

Mouzi répond : « “Tout texte ne doit pas forcément être fait des paroles de Confucius, toute médication ne doit pas forcément être

“—"•

<

soigner

32

.” L’homme de bien embrasse largement tout ce qui est bon. C’est ce qui le soutient. Zigong dit [à propos de Confucius] :

“Pourquoi aurait-il suivi un maître déterminé ?” Yao servit Yin Shou, Shun servit Wu Cheng, le Duc de Zhou étudia auprès de Lü Wang et Confucius auprès de Laozi. Pourtant aucun d’eux n’apparaît dans les Sept Classiques ! Bien que ces quatre maîtres soient des saints, les comparer au Bouddha reviendrait à comparer un cerf blanc à une licorne, ou encore une hirondelle à un phénix. Si Yao, Shun, le Duc de Zhou et Confucius se mirent à leur école, que devrait-il en être du Bouddha avec ses marques principales et secondaires, son don de métamorphose et sa puissance divine illimitée ! Comment peut-on en arriver à le rejeter et à refuser de l’étudier ? Les Cinq Classiques sont au service du juste, mais ne sont pas pour autant dénués de lacunes. Le fait que le Bouddha n’y fasse l’objet d’aucune mention ne doit pas nous étonner. » (Septième argument)

⓷㚘ˤἃ忻军⮲军⣏ˤ⟗凄␐⫼㚟ᶵᾖᷳ᷶ˤᶫ䴻ᷳᷕᶵ夳℞

录ˤ⫸㖊俥娑㚠〭䥖㦪ˤ⤂䁢⽑⤥ἃ忻╄䔘埻ˤ寰傥巘䴻⁛伶俾 㤕⑱ˤ䩲䁢⏦⫸ᶵ⍾ḇˤ䈇⫸㚘ˤ㚠ᶵ⽭⫼᷀ᷳ妨ˤ喍ᶵ⽭㇩

洚ᷳ㕡ˤ⎰佑侭⽆ˤグ䕭侭列ˤ⏃⫸⌂⍾䛦┬ˤẍ庼℞幓ˤ⫸届 ḹˤ⣓⫸ỽⷠⷓᷳ㚱᷶ˤ⟗ḳ⯡⢥ˤ凄ḳ⊁ㆸˤ㖎⬠⏪㛃ˤ᷀

⬠侩俫ˤṎᾙᶵ夳㕤ᶫ䴻ḇˤ⚃ⷓ晾俾ˤ㭼ᷳ㕤ἃˤ䋞䘥渧ᷳ冯 渺湇ˤ䅽沍ᷳ冯沛↘ḇˤ⟗凄␐⫼ᶼ䋞⬠ᷳˤ㱩ἃ幓䚠⤥嬲⊾䤆

≃䃉㕡ˤ䂱傥㌐侴ᶵ⬠᷶ˤḼ䴻ḳ佑ㆾ㚱㇨敽ˤἃᶵ夳姀ˤỽ嵛

⿒䔹⑱炰

32. Citation du Xinyu de Lu Jia. Cf. 20$ , op. cit., p. 21.

(20)

Dans ce passage, comme dans la préface, il semble cependant

que Mouzi, en défendant la place du bouddhisme, propose en fait

subrepticement non pas une simple coexistence avec le taoïsme phi-

losophique et la doctrine des lettrés, mais une articulation complexe

et nettement hiérarchisée, où Bouddha devient le cœur de la Voie, le

Laozi la liqueur, et les Classiques l’ornement musical.

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