• Aucun résultat trouvé

LE DEVELOPPEMENT DURABLE COMME AGIR COMMUNICATIONNEL

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "LE DEVELOPPEMENT DURABLE COMME AGIR COMMUNICATIONNEL"

Copied!
14
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-02511475

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02511475

Submitted on 18 Mar 2020

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

LE DEVELOPPEMENT DURABLE COMME AGIR COMMUNICATIONNEL

Michel Casteigts

To cite this version:

Michel Casteigts. LE DEVELOPPEMENT DURABLE COMME AGIR COMMUNICATIONNEL.

Colloque “ Les mots du développement : genèse, usages et trajectoires”, Université Paris Dauphine,

Nov 2008, Paris, France. �hal-02511475�

(2)

Colloque « Les mots du développement : genèse, usages et trajectoires»

13 et 14 novembre 2008 – Université Paris Dauphine

LE DEVELOPPEMENT DURABLE COMME AGIR COMMUNICATIONNEL

SUSTAINABLE DEVELOPMENT AS COMMUNICATIVE ACTION

Michel Casteigts

1

Abstract

Sustainable development emerged in the last third of the twentieth century, on the fringes of dominant social practices and representations as much as of constituted knowledge. It quickly established itself as a new principle of organization of collective perceptions and actions, colonizing at the same time language, imaginary, exchanges, techniques, values and standards, at the same time as he imposed himself on scientific theories and scholarly discourses.

To set some benchmarks in the history of this emergence is the object of this communication, which describes in broad outlines this singular trajectory, in its political, scientific and ideological dimensions. Then the purpose is to highlight the main effects of this upheaval in the field of social practices, using the theory of conventions and the theory of Communicative Action.

1

Inspecteur général de l’administration et haut­fonctionnaire au développement durable du ministère de  l’Intérieur . Professeur associé de sciences de gestion à l’université de Pau et des pays de l’Adour (IAE–

CREG). Contact : + 33 (0)6 87 24 19 56 ; <michel.casteigts@univ­pau.fr    > ; 

     <https://univ­pau.academia.edu/michelcasteigts> 

(3)

Keywords

sustainable development, social representations, theory of conventions, idéologie, communicative action, Foucault, Habermas

Résumé

Le développement durable a émergé, dans le dernier tiers du vingtième siècle, en marge des pratiques et des représentations sociales dominantes autant que des savoirs constitués. Il s'est rapidement installé comme nouveau principe d’organisation des perceptions et des actions collectives, colonisant à la fois le langage, l'imaginaire, les échanges, les techniques, les valeurs et les normes, en même temps qu’il s’imposait aux théories scientifiques et aux discours savants.

Poser quelques repères dans l’histoire de ce surgissement est l’objet de cette communication., qui en décrit à grands traits la trajectoire singulière, dans ses dimensions politiques, scientifiques et idéologiques. Il s'agit ensuite de mettre en évidence les principaux effets de ce bouleversement dans le champ des pratiques sociales, en utilisant pour cela la théorie des conventions et de celle de l’agir communicationnel.

Mots-clés

développement durable, représentations sociales, théorie des conventions, idéologie, agir

communicationnel, Foucault, Habermas

(4)

Introduction

Dans la préface de son livre Les mots et les choses (1966), Michel Foucault évoque « une région médiane » qui se situe « entre le regard déjà codé et la connaissance réflexive » et qu’il décrit ainsi :

Les codes fondamentaux d’une culture – ceux qui régissent son langage, ses schémas perceptifs, ses échanges, ses techniques, ses valeurs, la hiérarchie de ses pratiques – fixent d’entrée de jeu pour chaque homme les ordres empiriques auxquels il aura affaire et dans lesquels il se retrouvera. A l’autre extrémité de la pensée des théories scientifiques ou des interprétations de philosophes expliquent pourquoi il y a en général un ordre, à quelle loi générale il obéit, quel principe peut en rendre compte, pour quelle raison c’est plutôt cet ordre- ci qui est établi et non pas tel autre. Mais entre ces deux régions si distantes, règne un domaine qui, pour avoir surtout un rôle d’intermédiaire, n’en est pas moins fondamental : il est plus confus, plus obscur, moins facile sans doute à analyser. C’est là qu’une culture, se décalant insensiblement des ordres empiriques qui lui sont prescrits par ses codes primaires, instaurant une première distance par rapport à eux, leur fait perdre leur transparence initiale, cesse de se laisser passivement traverser par eux, se déprend de leurs pouvoirs immédiats et invisibles, se libère assez pour constater que ces ordres ne sont peut-être pas les seuls possibles, ni les meilleurs ... (Foucault, 1966, pp.11 et12).

C’est précisément dans un lieu de ce type, en marge des pratiques et des représentations sociales dominantes autant que des savoirs constitués, qu’a émergé, dans le dernier tiers du vingtième siècle, le développement durable comme nouveau principe d’ordre ; c’est là qu’il s’est peu à peu installé, prenant solidement possession de l’espace, au point de coloniser à la fois le langage, les représentations, les échanges, les techniques, les valeurs et les normes, en même temps qu’il s’imposait aux théories scientifiques et aux discours savants. Poser quelques repères dans l’histoire de ce surgissement est l’objet des lignes qui suivent. Après avoir décrit à grands traits cette trajectoire singulière, dans ses dimensions politiques, scientifiques et idéologiques, il s’agira d’en éclairer les effets dans le champ des pratiques sociales, à la lumière notamment de la théorie des conventions et de celle de l’agir communicationnel.

Une trajectoire singulière

L’émergence institutionnelle

En matière de développement durable, la chose a existé avant les mots. La notion, sinon

la formule, est apparue à l’occasion de la Conférence des Nations Unies sur l'Environnement

réunie du 5 au 16 juin1972 à Stockholm. Dans un contexte marqué par les débats suscités par

(5)

le rapport commandé au MIT par le Club de Rome sur Les limites de la croissance

2

, la déclaration finale de la Conférence de Stockholm est fondée sur l’affirmation d’un nécessaire équilibre entre développement économique et social et préservation de l’environnement. Bien que l’expression ne figure explicitement pas dans la dite déclaration, l’écodéveloppement, première version du développement durable, devient le principe d’action de la communauté internationale dans le domaine de l’environnement.

Puis les mots ont existé indépendamment de la chose telle que nous la concevons aujourd’hui. L'expression sustainable development semble avoir été utilisée pour la première fois dans un document officiel en 1980, dans un rapport de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature et de ses Ressources consacré à la conservation des espèces. Il désignait un mode d’exploitation des milieux naturels propre à préserver la biodiversité. Le terme sustainable a probablement été emprunté au vocabulaire de l’exploitation forestière : la question de la durabilité des rendements forestiers a constitué tout au long du 20

ème

siècle un sujet de préoccupation constant des autorités américaines et a conduit notamment à la promulgation, en 1944, du Sustained Yield Forest Management Act

3

.

De 1980 à 1987, la notion de développement durable est restée extrêmement confidentielle et rien ne permettait de préjuger de la fortune qu’elle n’allait pas tarder à connaître. En 1987, la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, réunie à l’initiative de l’ONU et présidée par Mme Brundtland, premier ministre de Norvège, définit le développement durable comme un mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs

4

. Dès lors, les mots et la chose se rapprochent progressivement. Les conditions concrètes de réalisation des objectifs énoncés par le rapport Brundtland se précisent peu à peu, jusqu’en 1992 où la Conférence de Rio consacre le développement durable comme norme d’action collective. Elle le définit dans le cadre de vingt-sept principes, avant que ne s’impose progressivement la métaphore des trois piliers, faisant du développement durable la conciliation des exigences de la croissance économique, de la cohésion sociale et internationale et de la préservation de l’environnement.

Après la Déclaration de Rio, les choses s'accélèrent. Le concept poursuit une mutation qui transforme la notion politique en règle juridique. En Europe notamment, avec le traité d’Amsterdam

5

et de nombreux textes communautaires ou nationaux, le développement durable est devenu un principe normatif à part entière. En France, la Charte de l'environnement, intégrée dans le « bloc de constitutionalité » depuis mars 2005, indique dans son article 6 que les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. A cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l'environnement, le

2

 Diffusé de façon restreinte fin 1971, il fut rendu public en 1972 ( Meadows D., Meadows D., Randers J. et  Behrens III W., 1972).

3

 On peut également signaler dès 1927 un article de D.T. Mason , « Sustained Yield and American Forest  Problems » dans Journal of Forestry et en 1960 la promulgation du Multiple­Use and Sustained Yield Act.

4

 La première édition francophone du rapport Brundtland utilisait le terme développement soutenable, qui sera utilisé dans la littérature scientifique francophone jusqu’à la Conférence de Rio (cf.infra)

5

 Signé le 2 octobre 1997.

(6)

développement économique et le progrès social.

Une reconnaissance scientifique inégale

Si, à compter de 1992, le développement durable a acquis une incontestable légitimité institutionnelle et trouvé une expression juridique croissante, la situation était plus contrastée dans le champ académique. Sans prétendre à l’exactitude d’une analyse bibliométrique rigoureuse, un recensement sommaire des ouvrages ou des articles dans le titre desquels figurent les termes de sustainable ou sustainability, pour l’aire anglophone, ou durable et durabilité, pour l’aire francophone, permet d’identifier le moment où la notion de développement durable a acquis droit de cité dans les différents domaines de l’économie et de la de gestion

6

.

Le premier constat est l’absence de référence antérieure à 1987 et l’apparition simultanée, à partir de 1987, des termes concernés dans plusieurs domaines de l’aire anglophone, avec des articles de revue:

­ Goodland R. and Ledoc G., 1987,  « Neoclassical Economics and Principles of Sustainable Development », Ecological Modeling, Vol. 38 

­ Nijkamp P. and Soeteman F., 1988, « Ecologically Sustainable Development: Key Issues for Strategic Environmental Management  »,  International Journal of Social Economics, Vol. 15, No. 3­4 

­ Pearce D., 1988,  « Economics, Equity and Sustainable Development  »,  Futures  (UK), Vol. 20, No. 6 

­ Tisdell C., 1988,  « Sustainable Development: Differing Perspectives of Ecologists and Economists, and Relevance to LDCs  »,  World Development, Vol. 16, No. 3 

­ Vestøl, J. A. and Høie H., 1989,  « Sustainable Agriculture: Assessments of Agricultural Pollution in the SIMJAR Model », Statistical Journal, Vol. 6, No. 3 

­ Barbier E., 1989,  « The Contribution of Environmental and Resource Economics to an Economics of Sustainable Development », Development and Change, Vol. 20, No. 3 

­ Batie S.,1989,  « Sustainable Development: Challenges to the Agricultural Economics Profession  », American Journal of Agricultural Economics, Vol. 71, No. 5  

et les premiers ouvrages 

­ Redclift   M.,   1987,  Sustainable   Development:   Exploring   the   Contradictions,   London, Methuen

­ Collard   D.,   et   al.,1988,  Economics,   Growth   and   Sustainable   Environments,   London, Macmillan

­ Turner R. K., 1988,  Sustainable Environmental Management: Principles and Practice

6

 Il est incontestable qu’une telle démarche peut conduire à des résultats sensiblement différents de ceux 

qu’aurait donnés une investigation sur les textes eux­mêmes. Mais elle n’est pas illégitime pour autant, dans 

la mesure où elle permet d’identifier le moment où le terme est suffisamment reconnu pour servir de repère 

dans la communication entre auteur et lecteurs potentiels.

(7)

Boulder (CO), Westview Press 

­ Ahmad   Y.   J.,   et   al.,   1989,  Environmental   Accounting   and   Sustainable   Income, Washington, World Bank, 1989

­ Daly H. E. and Cobb J.J. Jr., 1989,  For the Common Good: Redirecting the Economy Toward Community, the Environment, and a Sustainable Future, Boston (MA), Beacon Press

Pourtant, bien avant 1987, les problématiques couvertes par la notion de développement durable étaient largement représentées, mais les mots pour le dire étaient autres :

- Hartwick J.M., 1977,  « Intergenerational Equity and the Investing of Rents from Exhaust­

ible Resources  », American Economic Review, 77, 5

- CapeGlaeser, Bernhard (eds.), 1984, Ecodevelopment : concepts, projects, strategies, Ox- ford, Pergamon Press

­ Neary, J. Peter and Sweder Van Wijnbergen (eds.), 1986,  Natural Resources and The Macroeconomy, Cambridge MA, MIT Press

Cela confirme le caractère fondateur du rapport Brundtland dans la légitimation de la référence aux notions de sustainability et de sustainable development.

Par contre, pour l’aire francophone, il faut attendre le début des années 1990 pour trouver les premières références significatives :

- Vaillancourt J.-G., 1990, « Le développement durable ou le compromis de la commission Brundtland . Désarmement, développement et protection de l’environnement », Cahier de la recherche éthique, n°15, Fides éd.

- Hatem   Fabrice,   1990,   « Le   concept   de   développement   soutenable »,  Economie prospective internationale, 44, 4e trimestre 1990

- Brodhag C., 1992, « Le développement soutenable », Annales des Mines, Série « Réalités industrielles », numéro spécial « L'environnement, à quel prix ? », juillet­août.

- Godard  Olivier, 1994, « Développement durable et processus de justification des choix en univers   controversé   » ,   Communication   au   Symposium   International  Modèles   de développement soutenable   des 16­18 mars 1994, Université Panthéon­Sorbonne, C3E, Vol I

7

.

La référence qui précède, dans la mesure où elle utilise les deux expressions, nous permet de dater assez précisément le moment où, en français, le développement durable a supplanté le développement soutenable, c'est­à­dire entre 1992 et 1994, après que les documents de la conférence de Rio aient consacré la durabilité plutôt que la soutenabilité. Cependant, pendant

7

 Un an plus tôt, sur la même problématique, Olivier Godard n’utilisait pas la notion de développement  durable dans le titre de sa communication sur « Stratégies industrielles et conventions d'environnement : de  l'univers stabilisé aux univers controversés », Actes du Colloque  Environnement Economie, Paris, 15 et 16  février 1993, INSEE Méthodes ; pourtant, la même année il analysait le concept de développement durable de façon détaillé dans un article qu’il cosignait avec Olivier Beaumais dans le Revue Economique, vol. 44, sur 

« Economie, croissance et environnement. De nouvelles stratégies pour de nouvelles relations ».

(8)

quelques   temps,   l’expression   de   développement  viable  leur   a   disputé   la   vedette, essentiellement au Québec :

- Gariépy   M.,   Domon   G.   et   Jacobs   P.,   1990,  Développement   viable   et   évaluation environnementale en milieu urbain : essai d’application au cas montréalais, Université de Montréal, Notes de recherche

- Ferron P., 1993, « Passer d’une production agricole somptuaire à une agriculture viable », in Pleins feux sur une ruralité viable, Montréal, Editions Ecosociété

Un   autre   fait   notable   est   l’absence,   dans   cette   bibliographie,   des   grandes   revues généralistes et des revues de théorie économique, contrastant avec la présence précoce de grandes   revues   spécialisées  de   catégorie   1 :   l’acculturation   de   la   science   économique   au développement durable s’est faite essentiellement par l’intermédiaire de revues spécialisées dans les domaines de l’agriculture, de l’énergie et de l’environnement

8

. De façon corollaire, les   grands   noms   de   la   science   économique   ne   se   sont   que   tardivement   intéressés   au développement   durable,   la   précocité   de   Solow   (« Sustainability :   an   Economist’s perspective », in Dorfman R. and N.S., Economics of the Environment, New York, Norton, 1993) contrastant avec les contributions plus tardives de Sen (« Human development and Economic   Sustainability »,  World   Developement,   28,   2000)   ou   d’Arrow   (« Evaluating projects and assessing sustainable development in imperfect economies », Environmental &

Resource Economics, 26, No. 4,  2003).  

Hypothèses d’explication de cette abstention relative :

Pour qu’un discours soit pris « au sérieux » dans les champs académiques fortement structurés, il faut qu’il s’inscrive en forte césure avec les domaines adjacents notamment par le recours à une formalisation spécifique, critères que ne respectaient pas les premières réflexions sur le développement durable.

Sont également en cause les règles particulières régissant les domaines des sciences sociales, et notamment l’économie : rôle structurant des controverses et donc réticences aux discours qui ne s’inscrivent pas dans les lignes de front traditionnelles A compter de 1992 pour l’aire anglophone et de 1995 pour l’aire francophone, les références se sont multipliées au point de rendre un exercice de recensement sur l’ensemble du champ économique excessivement complexe au regard de sa valeur ajoutée, ce qui n’enlève rien à l’intérêt de recherches bibliométriques focalisées sur des domaines ou des thèmes plus précis.

Lecture idéologique

Les fonctions historiques de l’idéologie

Dans les moments charnières de l’histoire, lorsque les idées dominantes et les pouvoirs

8

 A l’exception notable de l’article de David Pearce dans Futures (UK) en 1988, mentionné plus haut.

(9)

établis ne réunissent plus les consensus nécessaires à un fonctionnement équilibré de la vie collective, s’impose la nécessité d’un réagencement des représentations et/ou des institutions.

Alors les clivages traditionnels se brouillent et la ligne de fracture passe entre ceux qui voient l'avenir en termes de rupture et ceux qui défendent la continuité.  Leurs perspectives à long terme   sont   différentes,   parfois   contradictoires,   mais   à   moyen   terme   leurs   intérêts,   ou   la perception qu’ils en ont, convergent vers une modification de l'ordre établi pour les premiers, vers sa perpétuation pour les seconds. L'idéologie est le lieu où s'élabore leur commun destin

9

.

L’écodéveloppement comme compromis idéologique entre acteurs voulant rompre avec les modèles productivistes du néolibéralisme ou du communisme.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les puissances occidentales se sont attelées à la reconstruction de l’Europe avec la conviction que la croissance économique et le combat pour la  démocratie  étaient  indissociablement  liés.  La guerre  froide entretenait  l’idée  que l’économie de marché était le meilleur garant des libertés collectives et individuelles. Sur ces bases, les Etats­Unis et l’Europe connurent presque trente ans de croissance  économique ininterrompue, accompagnée d’incontestables progrès sociaux. Cette situation entretenait chez les dirigeants et dans les populations un fort optimisme dans l’avenir et une grande confiance dans la robustesse du modèle économique et social. Ce tableau idyllique a commencé à se craqueler vers la moitié des années soixante. L’enlisement des Etats­Unis au Vietnam, des crises humanitaires majeures, comme   celle qua provoquée la guerre du Biafra, les ultimes soubresauts de la guerre froide, amplifiés par la crise de Cuba et la révolution culturelle chinoise, ont mis en évidence la fragilité des équilibres politiques, militaires et économiques sur lesquels reposaient la prospérité et la stabilité du monde. 

En 1968, en Europe comme aux Etats­Unis, la révolte de la jeunesse contre la guerre, contre la société de consommation et contre les idéologies dominantes

10

 marquait la fin d’une époque. L’audience croissante des thèses écologiques venait amplifier la remise en cause d’un modèle   de   développement   fondé   sur   la   croissance   de   la   production   industrielle   et   la surexploitation des ressources naturelles. Cette contestation trouvait un terrain favorable dans la survenue d’un certain nombre de catastrophes naturelles ou technologiques qui mettaient en évidence la vulnérabilité des sociétés contemporaines, comme le naufrage du Torrey Canyon en mars 1967, qui provoqua la première grande marée noire en Europe ou le tsunami géant qui a ravagé le Bengladesh en novembre 1970 occasionnant plus de 400 000 morts. C’est dans ce contexte que s’est réunie la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et qu’a émergé   la   notion   d’écodéveloppement.   Il   s’agissait   d’un   compromis   idéologique

11

  entre

9

 La notion d’idéologie a mauvaise presse et fait l’objet de nombreux usages polémiques, hors de propos  lorsqu’il s’agit tout simplement de se référer à la logique des idées, cadre dans lequel Destutt de Tracy a  introduit le terme  dans son Mémoire sur la faculté de penser (1796) pour désigner la science ayant pour  objet l’étude des idées, de leur production et de leur transmission.

10

 « Althusser à rien » proclamaient vengeurs les graffitis de la Sorbonne.

11

 Comme le travail du rêve chez Freud, la production des discours idéologiques est le lieu d’une « élaboration 

(10)

écologistes, tiers­mondistes et tenants d’une croissance maîtrisée,  à un moment  où  le rapport Meadows nourrissait les débats publics. 

S’agissant   d’un   processus   mondial,   ses   bases   sociales   et   politiques   sont   difficiles   à identifier. Au­delà de l’alliance entre écologistes, tiers­mondistes et « développementalistes » mentionnée   plus   haut,   le   développement   durable   séduit   également   certains   adeptes   de l’économie sociale de marché et une frange importante de la social­démocratie. Face à eux, une   convergence   paradoxale   entre   néolibéraux   et   postmarxistes   rassemble   ceux   qui   de Washington à Pékin, en passant par Moscou, se prononcent pour le maintien d’un modèle de développement marchand et productiviste. Car, au­delà des clivages internes à chaque société, c’est plus largement entre les Etats que passe aujourd’hui la ligne de fracture. 

La force de l'idéologie du développement durable, c'est d'être une idéologie de la réconciliation des contraires (développement économique, cohésion sociale et préservation de l’environnement ; présent et futur ; solidarité de proximité et solidarité internationale). A ce titre, elle offre un cadre de référence adapté à l'élaboration de larges consensus sociétaux, particulièrement dans une configuration historique où il semble essentiel de dépasser des clivages hérités de l’histoire qui ne répondent plus (au moins l’opinion le croit elle) aux exigences du moment. Le succès exceptionnel du développement durable vient précisément du caractère flou et polysémique de l’expression, lui permettant de remplir cette fonction de réconciliation entre systèmes idéologiques et théoriques opposés.

Mais on ne peut s’en tenir à cette lecture purement idéologique du développement durable, sans considérer les impacts croissants qu’il a dans le champ des pratiques sociales.

De l’idéologie aux pratiques sociales : conventions et agir communicationnel

Une attention particulière doit donc être portée à l’analyse des mécanismes concrets permettant à un objet idéologique, comme l’était le développement durable à ses débuts, de devenir en peu de temps hégémonique dans le champ des pratiques sociales. Les secousses de l’après-mai 68, le séisme plus récent de l’effondrement du bloc de l’Est et la désaffection croissante des opinions à l’égard des religions révélées ont consacré en occident

12

la faillite des systèmes traditionnels de prêt à penser. Dans ce désastre collectif, seule triomphe l’idéologie libérale, précisément parce que le libéralisme ne se présente pas comme une idéologie mais comme un principe pratique. C’est ce vide que vient occuper sur le même registre, c'est-à-dire en se présentant comme un principe pratique, le développement durable montre que rien n’est inéluctable, en s’imposant progressivement comme référence partagée

secondaire » qui permet aussi bien de nourrir des logiques d’affrontement que  de produire des « discours de  compromis » (Mounoud, 1997).

12

     Au delà de la sphère d’influence occidentale, le monde islamique prouve que l’idéologie a encore de 

beaux jours devant elle

(11)

au point de devenir la principale ligne de résistance à un modèle exclusivement marchand de développement.

Comment l'institutionnalisation d’un discours idéologique sur le développement durable a-t-elle pu créer de nouveaux repères, suffisamment forts pour fonder de nouvelles pratiques et rénover la régulation de l'action collective ?

Cette question nous conduit à examiner de plus près la façon dont les références idéologiques déterminent non seulement les jugements que chacun porte sur le monde social mais la manière dont il intervient et agit dans ce monde, en d’autres termes l’influence des représentations dans les pratiques les plus concrètes.

Idéologie et représentations collectives

Puisque les consensus idéologiques dominants conditionnent les visions partagées du monde, les débats idéologiques constituent l'instance de production des représentions collectives. Dans les phase de profonde mutation, ils sont un des lieux essentiels où se jouent les rapports de forces politiques, économiques, sociaux et culturels pour imposer comme légitime la logique, les valeurs et les règles du jeu d’un ordre sociétal nouveau. C’est là que se jouent les consensus et les conflits, les médiations, les transactions et les compromis qui vont déterminer le système d’acteurs et la configuration idéologique dominants.

Instrument de légitimation et de rationalisation de l’ordre social, l’idéologie est la matrice où se produisent, se reproduisent et se transforment les rapports sociaux. Elle est au cœur des processus de reproduction tels qu’ils ont été analysés par Pierre Bourdieu et Jean­Claude Passeron dans  La reproduction  (1970), car elle contribue à la perpétuation des hiérarchies sociales en les fondant sur la légitimation d’un arbitraire culturel.

Les références idéologiques de chacun – plus ou moins inscrites en continuité ou en rupture avec les discours dominants ­ constituent la dimension essentielle de l' « habitus », défini comme « un système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences   passées,   fonctionne   à   chaque   moment   comme   une   matrice   de   perceptions, d'appréciations   et   d'actions,   et   rend   possible   l'accomplissement   de   tâches   infiniment différenciées…» (Bourdieu, 1972, p.178).

On voit bien en quoi les processus majeurs de transformation de l’ordre social impliquent nécessairement   une   profonde   modification   des   rapports   de   forces   idéologiques   et   des représentations que véhiculent les discours dominants. Cette modification, dont le lieu est la

« zone médiane » décrite par Foucault, est d’autant plus efficace qu’elle ne s’engage pas

autour de notions fortement identifiées et dans des discours structurés, qui sont plutôt le fait

des « codes fondamentaux d’une culture » et des « théories scientifiques » ou philosophiques

aux deux « extrémités de la pensée », mais au contraire à partir de concepts « mous », comme

on a souvent qualifié le développement durable : c’est précisément cette plasticité qui leur

(12)

permet d’être fortement inclusifs et de coloniser de proche en proche les régions adjacentes

13

. Encore faut-il que ces représentations nouvelles soient à même de remodeler les pratiques sociales.

Représentations et pratiques sociales: les apports de la théorie des conventions

L’économie des conventions, née au milieu des années 1980, éclaire les liens entre idéologie, représentations et comportements sociaux. Dans un contexte d’information imparfaite et donc de rationalité limitée, la coordination des actions et l’efficacité des échanges implique l’existence de conventions, règles non écrites qui garantissent la conformité aux usages des comportements de chacun

14

. Dans le champ microéconomique, elles rendent compte de l’efficacité de la coordination par le marché, malgré l’incomplétude des informations dont disposent les acteurs économiques sur les transactions dans lesquelles ils   s’engagent :   les   échanges   sont   régis   par   des   règles   non   écrites   qui   garantissent   la conformité aux usages des comportements de chacun, en complément des mécanismes de coordination marchande. Au delà de la microéconomie, le paradigme conventionnel a prouvé sa pertinence dans des domaines de plus en plus larges de la vie sociale, quand il s’agit de rendre   compte   d’un   « ensemble   d’anticipations   et   de   comportements   se   renforçant mutuellement,   émergeant   d’une   série   d’interactions   décentralisées »   (Boyer,   2002)

15

.   En considérant que les transactions économiques ne sont qu’un cas particulier de l’ensemble des transactions sociales, il est légitime d’introduire, dans un cadre conventionnel  élargi, une convention   de   durabilité   (Casteigts,   2003) :   il   ne   fait   aucun   doute   que   la   référence   au développement   durable   constitue   aujourd’hui   une   convention   commune   à   la   plupart   des stratégies collectives et des pratiques sociales.

Pour pousser plus avant l’identification des mécanismes qui conduisent des représentations collectives à la mise en cohérence des comportements individuels, se pose la question de la place du discours et de la communication dans la conduite de l’action.

L'efficacité pratique des discours idéologiques: un agir communicationnel

L'exemple du développement durable éclaire les fondements de l'efficacité pratique des

13

 Cela permet de réinterpréter les écarts dans le rythme de diffusion du développement durable dans les  différents champs disciplinaires, en fonction de la plus ou moins forte rigidité de leur appareil conceptuel et  des écarts plus ou moins grands qu’ils établissent entre les « ordres empiriques » et les représentations  théoriques.

14

 O. Favereau (1999) définit les conventions comme un ensemble de règles de formulation vague, d’origine obscure, de caractère arbitraire et dépourvues de sanctions juridiques,  ce qui les distingue des contrats.

15

 Quels que soient les efforts d’Olivier Favereau (2001) pour marquer ses désaccords avec Pierre Bourdieu, on

voit bien la forte articulation entre l’approche économique des conventions et l’approche sociologique de

l’habitus. 

(13)

discours idéologiques dans la logique du principe d'agir communicationnel de Jürgen Habermas (1981), c'est-à-dire d’un usage du langage orienté vers la recherche de consensus et la coordination de l’action collective.

Chez Habermas, ce consensus est différent de la notion de compromis. Il relève d’interactions spontanées immédiates et non de médiations ou négociations formelles. Cette immédiateté dans les transactions linguistiques suppose la référence à un « monde » commun

16

:

Si, dans la communication, ils veulent pouvoir s’entendre entre eux « sur quelque chose » ou, dans leur commerce pratique, s’ils veulent pouvoir tirer parti « de quelque chose », les sujets capables de parler et d’agir doivent nécessairement, à partir de l’horizon de leur monde vécu chaque fois partagé, se « référer à quelque chose » dans le monde objectif. (Habermas, 2001 [2006, p.24])

Il est évident que depuis quelques années le développement durable joue un rôle croissant dans la mise en commun de l’horizon du monde vécu et dans les références partagées.

Quelques exemples, parmi bien d’autres, illustrent la façon dont l’agir communicationnel est à l’œuvre dans les processus de développement durable :

- les débats publics sur les grands projets, notamment en application de la convention d’Aarhus ;

- les démarches de gouvernance territoriale (projets de territoire, conseils de développement, agendas 21 etc.).

En guise de conclusion

Dans La condition postmoderne, Jean-François Lyotard témoigne de son incrédulité pour les grands récits de la modernité, notamment la croyance béate dans la notion de progrès (cf.

également Anthropologie des mondes contemporains de Marc Augé, 1994, notamment le chapitre 2, Consensus et postmodernité). Dans un contexte marqué par l’avènement de la société du risque (Beck, 1986), ne faut-il pas voir le développement durable comme un nouveau type de grand récit, adapté aux temps postmodernes ?

16

  Ce   qui   n’est   pas   très   éloigné   des   références   communes   au   monde   qui   sous­tendent   la   théorie   des

conventions…

(14)

Références bibliographiques (ouvrages cités)

A

UGÉ

Marc, 1994, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier

A

USTIN

J.L., 1962, How to Do Things with Words, Cambridge (MA), Harvard University Press; trad. franç. Quand dire, c’est faire, Paris, Le Seuil, 1979

B

ECK

Ulrich, 1986, Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag; éd. franç. La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier Flammarion, 2001; édition citée Champs Flammarion 2003.

B

OURDIEU

Pierre, 1972, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Librairie Droz

B

OURDIEU

P. et P

ASSERON

J.-C., 1970, La reproduction : éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Editions de Minuit

B

OYER

R., 2002, « Postface à l’édition 2002 », in BOYER R. et SAILLARD Y. (dir.), Théorie de la régulation – l’état des savoirs, Paris, La Découverte, nouv. éd.

C

ASTEIGTS

Michel, 2003, « Gouvernance et développement durable des territoires, entre coor- dination marchande, régulation institutionnelle et conventions territoriales », Forum de la régulation, Paris, 9-10 octobre

F

AVEREAU

O., 1999, « Salaire, emploi et économie des conventions », Cahiers d’économie politique, n°34

F

AVEREAU

O., 2001, « L’économie du sociologue ou : penser (l’orthodoxie) à partir de PierreBourdieu », in L

AHIRE

B., Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, La Découverte & Syros

F

OUCAULT

Michel, 1966, Les mots et les choses, Paris, Gallimard

H

ABERMAS

J., 1981, Theorie des kommunikativen Handelns (Bd.1: Handlungsrationalität und gesellschaftliche Rationalisierung; Bd.2: Zur Kritik der funktionalistischen Vernunft), Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag; trad. franç. Théorie de l’agir communicationnel (t.1: Rationalité de l’action et rationalisation de la société; t.2: Pour une critique de la raison fonctionnaliste), Paris, Fayard, 1987

H

ABERMAS

J., 2001, Kommunikatives Handeln und detranszendentalisiert Vernunft, Stuttgart, Philip Reclam jun.; rééd. Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 2005; trad. franç.

Idéalisations et communication. Agir communicationnel et usage de la raison, Paris, Fayard, 2006

L

YOTARD

Jean-François, 1979, La condition postmoderne, Paris, Editions de Minuit

M

EADOWS

Donella, M

EADOWS

Dennis., R

ANDERS

Jørgen, B

EHRENS

III William, 1972, The limits to growth, New York, Universe books; trad. franç. Halte à la croissance ? Rapport sur les limites de la croissance, Paris, Fayard, 1972

M

OUNOUD

Eléonore, 1997, L'Inscription sociale des discours et des représentations

stratégiques dans l'industrie de l'environnement, thèse de doctorat, HEC-Ecole Centrale

de Paris.

Références

Documents relatifs

Pour toutes les réponses aux questions ci-dessous vous devrez préciser exactement la bibliographie afin de pouvoir justifier votre réponse?. C'est-à-dire la source (page du livre

Pour toutes les réponses aux questions ci-dessous vous devrez préciser exactement la bibliographie afin de pouvoir justifier votre réponse?. C'est-à-dire la source (page du livre

Ils voyaient les signes de l’inachèvement d’un projet fondamental, celui de la « modernité des Lumières » (échec qu’on peut constater à travers le triomphe passager

alimenter le PNUD pour la finalisation et la mise en œuvre de l’agenda post-2015, notamment dans le cadre de sa mission de « localisation », par la constitution d’un groupe

o écrire, en respectant les critères d’évaluation, un texte court expliquant l’expression « Voir loin, c’est voir dans le passé », texte qui sera à rendre sur feuille pour

La théorie des situations didactiques est ici considérée comme un paradigme d’ana- lyse de l’enseignement et de l’apprentissage des mathématiques, à la fois pour l’analyse

Cette réflexion pourrait toutefois conduire à une singularisation du languedocien (voire la langue d’oc et le catalan), sur la seule base de sélections

et même s’il incarne avant tout un objet politique, le développement durable s’est rapidement invité dans le champ du droit, en interpellant l’ensemble de ses branches,