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L'invention de la catastrophe au 18e siècle : la faute à Rousseau ?

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L’invention de la catastrophe au 18e siècle : la faute à Rousseau ?

Anne-Marie Mercier-Faivre

To cite this version:

Anne-Marie Mercier-Faivre. L’invention de la catastrophe au 18e siècle : la faute à Rousseau ?. 7e festival francophone de philosophie, “ La catastrophe, une chance ? ”, Sep 2012, Saint- Maurice, Suisse.

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(2)

L’invention de la catastrophe au 18 e siècle : la faute à Rousseau ? 1

Anne-Marie Mercier-Faivre IHRIM, Université Lyon1

Si je suis aujourd’hui devant vous, pour parler de ce sujet très actuel et qui préoccupe chacun, c’est pour évoquer les conclusions d’un colloque que nous avons organisé sur ce sujet à Lyon.

Le colloque s’est tenu en 2005, anniversaire de ce qu’on a appelé le « désastre de Lisbonne », tremblement de terre qui a ravagé la ville le 1er novembre 1755 ; l’ouvrage est paru chez Droz en 2008 sous le titre, « L’invention de la catastrophe au dix-huitième siècle ». Il ne s’agissait pas bien sûr de prétendre que le 18

e

siècle avait connu les premières catastrophes, au sens strict. Mais de dire qu’à cette époque ce que l’on entend par ce terme au sens moderne avait pris corps. Pour que les choses soient claires, et éviter de fâcher les spécialistes des périodes antérieures, nous avons ajouté à ce titre un sous-titre : « du châtiment divin au désastre naturel ». On l’aura deviné, notre titre principal imitait celui du très beau livre de Jean Starobinski L’Invention de la Liberté, paru chez Skira en 1964, et repris chez Gallimard en 2006. Dans la préface de notre livre (que j’ai rédigée avec Chantal Thomas), nous écrivions : « Nous avons préféré le mot « invention » à celui de « découverte » (ces termes sont très proches au dix-huitième siècle) : l’étymologie du terme « découverte » évoque un dévoilement de quelque chose qui aurait été déjà là ; le terme « invention » évoque aujourd’hui davantage la fabrication de nouveaux outils

2

». En effet, la notion moderne de catastrophe est un outil pour penser et pour agir. Cette réflexion concerne aussi bien notre temps. La catastrophe définissant la société dans laquelle elle apparaît, nous avons proposé un éclairage du 18

e

siècle à travers elle

3

, mais si « la catastrophe explique le 18

e

siècle, le 18

e

siècle explique encore mieux la catastrophe

4

», comme nous l’écrivions dans notre préface.

Pour nous, ce n’est pas seulement le 18

e

siècle mais toute la modernité qui se constitue à ce moment dans son rapport à cet objet.

Je proposerai ici un parcours des raisons pour lesquelles nous voyons dans le 18

e

siècle une période fondamentale pour ce sujet, en commençant par m’interroger sur les raisons de l’apparition du sens moderne du mot « catastrophe » : avec son allure grecque il semble avoir collé à son objet actuel (son « signifié ») depuis toujours. Or, il n’en est rien. Ce changement dans le vocabulaire, qui intervient au 18

e

siècle est un symptôme d’un changement dans les mentalités : de la peste de Marseille en 1720 au tremblement de terre de Lisbonne de 1755 ou à celui de Calabre de 1783, beaucoup de choses changent. Pas seulement par « la faute à Rousseau » comme je le suggérais par le titre de cette communication, ni par celle de Voltaire dont il sera aussi question, puisque c’est en réponse à Voltaire que Rousseau écrit sa lettre sur la Providence

5

, mais aussi du fait de l’avancée des sciences et de la philosophie, du développement de la presse, et d’un changement du goût esthétique. Enfin, je tenterai de répondre à la question « la catastrophe, une chance ? », posée par ces rencontres de Saint- Maurice.

1 Conférence donnée au 7

e

festival francophone de philosophie, « La catastrophe, une chance ? », Saint- Maurice (Valais, Suisse), 7-8 septembre 2012.

2 Anne-Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas, « Écrire la catastrophe » (préface), L’Invention de la catastrophe au XVIII

e

siècle. Du châtiment divin au désastre naturel, Genève, Droz, 2008, p. 8.

3 Cet ouvrage est issu d’un colloque intitulé « Écrire la catastrophe au XVIII

e

siècle », organisé par le groupe d’études du XVIII

e

siècle de Lyon (UMR 5611 LIRE (devenue IHRIM), CNRS – Université Lumière Lyon 2), du 20 au 22 janvier 2005.

4 Anne-Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas, « Écrire la catastrophe » ouvr. cit., p. 7-8.

5 Rousseau, Œuvres complètes, t. IV, Lettre de J. J. Rousseau à M. de Voltaire, Paris, Gallimard (« Pléiade »), éd. R.

Gagnebin et M. Raymond, 1969, p. 1059-1073.

(3)

Du « fléau » à la « catastrophe »

Avant le 18

e

siècle, lorsque la terre tremble ou qu’une épidémie fait rage on parle

6

de

« désastre » (« grand malheur, désolation ») ou de « fléau » (« affliction envoyée du Ciel »).

Le mot « catastrophe » n’est pas employé couramment en ce sens avant le milieu du siècle.

Pour une définition du mot « catastrophe », dans le sens moderne qui nous occupe, on peut citer celle qui est proposée par le site de la fédération internationale des sociétés de la Croix rouge et du Croissant rouge :

« Une catastrophe consiste en un événement soudain et désastreux qui perturbe gravement le fonctionnement d'une communauté ou d'une société et cause des pertes humaines, matérielles et économiques ou environnementales dépassant les capacités de la société ou de la communauté à faire face à l'aide de ses propres ressources. Bien qu'étant souvent causées par la nature, les catastrophes peuvent aussi avoir une origine humaine

7

. »

Mais bien sûr on connaît des usages courants du terme pour désigner des événements de moindre gravité ; certains dictionnaires contemporains donnent comme synonyme le terme

« accident ». On peut aussi régulièrement lire dans la presse des titres évoquant un match catastrophique, une catastrophe domestique, etc… On peut « éviter une catastrophe » en réparant un robinet qui fuit.

Ces emplois semblent des usages hyperboliques du terme général de « catastrophe ». C’est en partie vrai. Mais ils sont aussi des traces d’un usage ancien. En effet, ce mot commence à cette époque à désigner un événement de grande ampleur. Dans notre ouvrage, Michael O’Dea a étudié cette question, je résume ici quelques points de son analyse

8

.

Dans le dictionnaire de Furetière (1690), dictionnaire qui a grandement influencé celui de l’Académie, on lit :

« CATASTROPHE, s.f. Terme de Poësie. C’est le changement & la revolution qui se fait dans un Poëme dramatique, & qui le termine ordinairement. Ce mot vient du Grec, katastrophi, subversion, renversement, bouleversement, l’issue d’une affaire. »

Ainsi, le terme désigne dans les dictionnaires soit une fin dramatique (dans les deux sens du terme), soit un renversement de situation qui affecte une personne. Mais on le trouve employé dans le sens moderne plus tôt.

Je m’attarderai un moment sur ce point, considérant que l’emploi d’un mot nouveau désigne souvent l’arrivée d’un nouveau concept. Gardons en mémoire les éléments sémantiques de tragique, de surprise, de retournement radical, proche d’une révolution (au sens large qu’avait ce terme à l’époque, avant 1789).

D’après l’enquête menée par Michael O’Dea, on le trouve pour la première fois dans ce sens chez Montesquieu, dans les lettres sur la dépopulation des Lettres persanes (lettres CVIII, Rhédi à Usbek, et CIX, Usbek à Rhedi)

9

. Rhédi, qui passe en revue le globe entier, ou presque, affirme avoir trouvé sur la terre à peine la cinquantième partie des hommes qui la peuplaient du temps de César. Il conclut :

« Voilà, mon cher Usbek, la plus terrible Catastrophe qui soit jamais arrivée dans le monde : mais à peine s’en est-on apperçu, parce qu’elle est arrivée insensiblement […] » (p. 433-434).

6 Dictionnaire de Furetière, 1690.

7 http://www.ifrc.org/fr/what-we-do/disaster-management/about-disasters/what-is-a-disaster/

8 Michael O’Dea, « Le mot « catastrophe », in Anne-Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas, L’Invention de la catastrophe au XVIII

e

siècle, ouvr. cit., p. 35-48.

9 Montesquieu, Œuvres complètes, t. I, Lettres persanes, édition de Ph. Stewart, C. Volpilhac-Auger, et al. (Oxford, Voltaire

Foundation, 2004).

(4)

Ici, la « catastrophe » est lente et invisible (on est parfois aujourd’hui proche de ce sens lorsqu’on évoque les catastrophes climatiques). La réponse d’Usbek, qui donne les premiers éléments d’explication, apporte aussi des précisions lexicales :

« Je ne te parlerai pas de ces Catastrophes particulieres, si communes chez les Historiens, qui ont détruit des Villes, & des Royaumes entiers : il y en a de generales, qui ont mis bien des fois le Genre Humain à deux doits de sa perte » (p. 436).

Une « Catastrophe particuliere », loin d’être le drame d’un seul homme, touche des villes et des royaumes entiers. On voit naître ici une réflexion nouvelle sur le destin des empires (Montesquieu a publié la même année les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, 1721) comme sur le destin de l’humanité tout entière, menacée par les « catastrophes générales ».

Michael O’Dea montre d’autres occurrences du mot chez Montesquieu qui indiquent un lien avec le Déluge et avec les théories de l’histoire de la terre, notamment lorsqu’il évoque celles de Réaumur. L’origine du sens moderne du mot chez Montesquieu peut venir aussi, d’après lui, de la tradition anglaise. En effet, on trouve des définitions du mot catastrophe dans les dictionnaires anglais du XVI

e

siècle telles que : « a subuersion : the ende of a commedy : the ende of any thing » et l’on trouve un emploi moderne du terme chez un auteur que Montesquieu a lu, Thomas Burnet.

Thomas Burnet a publié en latin les deux premiers livres de sa Telluris theoria sacra (1681), qu’il traduit et adapte lui-même en anglais sous le titre The Sacred Theory of the Earth en 1684

10

. Quand Burnet emploie le mot catastrophe, c’est pour désigner les révolutions de la terre telles qu’elles sont évoquées dans la Bible, celle du passé (le Déluge), celle à venir (la conflagration finale annoncée par l’Apocalypse).

Ainsi, le monde est dominé par la catastrophe, elle est son début et sa fin.

L’exemple de Burnet, qui fonde toute son histoire de la terre sur des catastrophes successives, comme celui d’autres auteurs anglais ayant écrit sur le même sujet ont pu influencer la réflexion de Montesquieu. Cela permettrait d’expliquer « pourquoi le mot catastrophe se met en mouvement d’une manière si frappante pendant le 18

e

siècle français, acquérant de nouveaux sémantismes qui avant la fin du siècle supplantent des sens apparemment bien établis, en particulier celui qui relie le mot au destin d’un seul individu

11

», tout en gardant certains traits du sens théâtral : effet de surprise et d’horreur, terreur et pitié, catharsis...

2 Au commencement, le Déluge…

Le modèle classique de réflexion sur la catastrophe, c’est bien sûr l’épisode du Déluge, que l’on nommera plus justement le « déluge universel ». En effet, on compte dans la tradition classique plusieurs déluges comme celui de Deucalion en Thessalie ; l’article « déluge » de l’Encyclopédie ajoute les inondations modernes des Pays-bas. Dans le Déluge de la Bible, punition divine contre la corruption des hommes, la terre entière est dévastée et seule la famille de Noé, réfugiée dans la fameuse arche, est sauvée avec les animaux qu’elle a emmenés avec elle. Accepter cette histoire, c’est d’une part donner du crédit au récit biblique, quelque incroyable qu’il soit, d’autre part y trouver une preuve de l’unité de l’espèce humaine et de l’universalité de la morale et de la religion des premiers temps (les autres religions n’étant que des versions dégradées ou des errances d’un esprit malade après Babel). Mais cette histoire a à composer avec la rationalité scientifique et est relue à la lumière des diverses théories physiques qui émergent.

10 Ses théories ont été réexaminées par Stephen Jay Gould (Time’s Arrow, Time’s Cycle

10

. traduction française par B.

Ribault, Aux racines du temps, Paris, 1990).

11 Michael O’Dea, « Le mot « catastrophe », art. cit., p. 47.

(5)

2 A La science

Maria Susana Seguin, qui a consacré un ouvrage au mythe du Déluge dans la pensée du 18

e

siècle, résume ainsi la situation :

« Sans entrer dans le détail des différentes théories sur l’universalité du déluge, à l’origine de l’un des plus florissants imaginaires scientifiques du 18

e

siècle, nous pouvons dire que la terre est successivement secouée, brisée, précipitée, violemment balancée dans l’espace infini ; le mouvement de rotation de son axe est subitement accéléré ou, au contrairement, brusquement arrêté

12

. »

Les savants et érudits des 17

e

et 18

e

siècles tentent de faire coïncider récit biblique et savoir de leur temps : la vérité doit être une et Dieu lui-même ne devrait pas bouleverser l’ordre qu’il a installé : ainsi, toutes sortes de théories sont mises à contribution pour expliquer le phénomène, le « miracle » ne suffisant plus à convaincre ; je cite encore Maria Susana Seguin :

« Le déluge est, pour les uns, le résultat de pluies extraordinaires, pour les autres, la conséquence du déversement des torrents internes de la terre, un gigantesque raz-de-marée, ou encore, le résultat de la fonte des glaces polaires. C’est tantôt le passage d’une comète, tantôt les effets de la lune ou du soleil, qui provoquent l’inondation. Les ‘’cataractes du ciel’’ et le ‘’grand abîme’’ font l’objet d’analyses détaillées : s’agit-il de simples nuages, de réserves d’eau que Dieu avait conservées depuis la Création, ou, comme le prétend l’abbé Pluche, ‘’d’un second océan […]

roulant sur la vaste étendue du Ciel pour y être dans la main de Dieu un instrument de fécondité ou de désolation

13

’’

14

? »

Ce mythe, tout autant que les tentatives de rationalisation qu’il suscite, fonde l’existence de la terre à partir d’une catastrophe. L’article « Déluge » de Boulanger dans l’Encyclopédie, développe ce point:

« plusieurs excellens naturalistes, tels que Stenon, Burnet, Woodvard, Scheuchzer, &c. adoptent le système de Descartes sur la formation de la terre : ce philosophe prétend que la terre dans son origine étoit parfaitement ronde & égale, sans montagnes & sans vallées ; il en établit la formation sur des principes de Méchanique, & suppose que dans son premier état c'étoit un tourbillon fluide

& épais rempli de diverses matieres hétérogenes, qui après avoir pris consistance insensiblement &

par degrés, ont formé suivant les lois de la pesanteur des couches ou lits concentriques, & composé ainsi à la longue le solide de la terre. Burnet pousse cette théorie plus loin ; il prétend que la terre primitive n'étoit qu'une croûte orbiculaire qui recouvroit l'abysme, ou la mer qui s'étant fendue &

brisée en morceaux dans le sein des eaux, noya tous ceux qui l'habitoient. Le même auteur ajoûte que par cette révolution le globe de la terre non-seulement fut ébranlé & s'ouvrit en mille endroits, mais que la violence de la secousse changea sa situation, ensorte que la terre qui auparavant étoit placée directement sous le zodiaque, lui est ensuite devenue oblique ; d'où est née la différence des saisons, auxquelles la terre, selon lui & selon les idées de bien d'autres, n'étoit point sujette avant le déluge

15

».

Certains, comme Court de Gébelin, auteur du Monde Primitif (9 vol., 1773-1782), utilisent cette théorie de la modification de l’axe de la terre pour supposer qu’une année durait autrefois exactement trois cent soixante jours, nombre parfait et harmonique qui permet de découper l’année en 12 mois de trente jours : la catastrophe aurait introduit de l’irrégularité (les saisons) et des mesures imparfaites ; elle aurait ainsi fait passer l’homme d’un monde harmonique et transparent à un monde en apparence indéchiffrable.

Nous sommes les héritiers de ces spéculations, si éloignées de nous qu’elles semblent être.

D’après Alain Corbin, le rapport au paysage des hommes de ce temps est lié à ces théories (ou celles-ci ont été favorisées par celui-là) :

« On comprend que l’océan, relique menaçante du déluge, ait pu inspirer de l’horreur, tout comme la montagne, autre trace chaotique de la catastrophe […]. Cette lecture répulsive s’accorde avec la

12 Maria Susana Seguin, « Au commencement, le Déluge », in Anne-Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas, L’Invention de la catastrophe au XVIII

e

siècle, ouvr. cit., p. 53.

13 Noël-Antoine Pluche, Le Spectacle de la Nature, Paris, chez la Veuve Estienne, Desaint, 1732-1750, t. III, p. 515.

14 Maria Susana Seguin, « Au commencement, le Déluge », art. cit., p. 53.

15 https://artflsrv03.uchicago.edu/philologic4/encyclopedie1117/navigate/4/3967/?byte=8878395.

(6)

certitude d’un monde en déclin. Quelle que soit leur ardeur au travail, jamais les hommes ne sauront recréer cette terre antédiluvienne, à la surface de laquelle restaient inscrites les traces du paradis terrestre

16

. »

Différentes théories scientifiques s’affrontent, qui seront au 19

e

siècle décrites comme théories « catastrophistes » (comme celles de Burnet, Boulanger, d’Holbach, puis Cuvier qui voient la formation de la terre comme une succession d’événements violents et soudains, qu’ils appellent « révolutions » ou « catastrophes ») et « actualistes ou gradualistes » (celles de ceux qui comme Buffon et Lyell supposent une évolution lente, toujours à l’œuvre aujourd’hui).

L’histoire jointe à l’histoire des mots fait qu’après le 18

e

siècle le mot « révolution » qui désignait essentiellement des accidents géologiques ne désignera généralement que des événements humains (et sera parfois bien affaibli

17

: voir le terme ‘’révolution’’ dans l’électronique, la mode, etc.) alors que « catastrophe » aura investi le domaine des événements inattendus et de grande ampleur. Catherine Larrère

18

indique que l’on assiste d’ailleurs depuis le 11 septembre 2001 à un nouveau glissement de sens, le mot

« catastrophe » passant du géologique à l’humain. On voit ici que l’humain et le physique se sont mélangés dans le lexique, ce qui peut laisser présager qu’ils se sont mêlés dans d’autres domaines.

2B la religion

L’interrogation des savants et leurs explications ne diminuent pas l’angoisse : face aux cataclysmes, l’homme s’est toujours perçu comme impuissant – à moins de compter sur l’indulgence divine. Le modèle du Déluge suppose dans la figure divine une volonté et un désir de punir. Dans ce contexte, la catastrophe a ceci de particulier qu’elle est un châtiment divin qui frappe aussi bien les innocents que les coupables. C’est sur cette question, qui pose le problème du mal et la place de la providence, que Voltaire et Rousseau se sont affrontés, comme on le verra plus loin.

Ainsi, lors de la peste de Marseille de 1720

19

, l’évêque de la ville, Mgr Belsunce, fait l’hypothèse que les désordres causés par les jansénistes peuvent être la cause du courroux divin, donc de l’épidémie, et multiplie les rassemblements et prières, au grand dam des autorités qui souhaitaient les limiter. Dans ce modèle de la catastrophe vue comme une punition, la divinité apparaît sous un jour peu amène. Cette idée d’une religion fondée sur la crainte est d’ailleurs partagée, de façon apparemment paradoxale, par des auteurs comme Hume, Fontenelle, d’Holbach, Vico… selon lesquels les hommes auraient bien pu inventer les religions pour répondre à leurs angoisses : selon eux, les catastrophes ont poussé les hommes à créer des dieux.

Aussi les théologiens modernes tentent-ils de donner une autre cause à la catastrophe et acceptent l’idée de l’importance des « causes secondes » (sècheresse, tempête, etc.) à côté de la « cause première », qui est Dieu. Selon Maria-Cristina Pitassi :

« le scandale de la mort des innocents, emportés par une colère divine apparemment aveugle, demeure. Pour essayer d’aplanir une difficulté qui met en cause au moins deux des attributs divins, à savoir la bonté et la justice, les pasteurs empruntent des voies différentes. La première, classique, propose de lire les fléaux dans une perspective eschatologique. C’est ainsi par exemple que Pictet reconnaît, dans la peste qui sévit en France voisine, le double visage d’un Dieu qui, en tant que Juge, punit les méchants par des maux annonçant ceux auxquels ils seront soumis à la fin des

16. Alain Corbin, Les Territoires du vide. L’Occident et le désir du rivage (1750-1840), Paris, Aubier, 1988 ; Flammarion (« Champs »), 1990, p. 16.

17 Voir Catherine Larrère, « Catastrophe ou Révolution : les catastrophes naturelles ont-elles une histoire ? », in Anne-Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas, L’Invention de la catastrophe au XVIII

e

siècle, ouvr. cit., p. 133-152, p. 134.

18 Catherine Larrère, « Catastrophe ou Révolution », art. cit., p. 152.

19 Voir Denis Reynaud et Samy Ben Messaoud, « La gestion médiatique du désastre : la peste de Marseille, 1720 », in Anne-

Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas, L’Invention de la catastrophe au XVIII

e

siècle, ouvr. cit., p. 151-158.

(7)

temps, alors qu’en tant que Père il fait endurer aux élus des souffrances qui les préparent à la gloire éternelle

20

. »

D’autres relativisent la notion d’innocent (qui l’est, de façon absolue ?) et remettent en cause l’adéquation malheur /châtiment divin, suivant l’exemple de Job : on ne peut savoir dans quel but Dieu frappe.

Je cite encore Maria-Cristina Pitassi :

« Le même Saurin, qu’on a vu innocenter les victimes des fléaux, rend hommage à la nécessité des châtiments divins : ‘’Il faut périr, ou il faut souffrir. Frappe, frappe Seigneur, pourvu que tu convertisses et que tu sauves’’

21

. D’expression de la colère d’un Dieu excédé par les péchés de ses créatures, les catastrophes deviennent ainsi une manifestation de son amour, tant pour ceux qui périssent que pour ceux qui survivent

22

».

Elie Bertrand, pasteur à Berne et ami de Voltaire, est un rationaliste qui tente de concilier savoirs scientifiques et religion :

« Ce n’est pas être physicien que de dire que Dieu est la cause immédiate des tremblements de terre, sans le secours des causes secondes, ou subordonnées, qui sont en sa puissance. Mais ce n’est pas être philosophe que de vouloir expliquer ces effrayants phénomènes comme s’ils étoient indépendants de la Providence

23

. »

Il propose une autre explication :

« Les tremblements de terre naturels qui, en nous montrant sans cesse que cette terre est fragile, nous apprennent qu’elle n’est pas faite pour nous, ou que nous ne sommes pas faits pour y demeurer toujours

24

».

On trouve un écho de cette description de la terre dans le poème de Voltaire, qui se plaint ainsi : « la terre où je suis, porte sur des abîmes, » et demande si Dieu « ne pouvait nous jetter dans ces tristes climats sans former des volcans allumés sous nos pas ? »

Les explications religieuses ne convainquent pas tout le monde, et le font de moins en moins.

Jusqu’en 1755, les tremblements de terre avaient lieu au loin (au Pérou, à Lima, en 1746, par exemple, on a compté 5000 morts

25

), ou dans des villes de moindre importance (Manosque dans le sud de la France, en 1708). Lorsque Lisbonne est en partie détruite, la stupeur est extrême dans toute l’Europe. Les rumeurs donnent à l’événement une ampleur encore plus grande : on dit que la capitale a été anéantie, on annonce 100 000 morts presque la moitié de la population (ce sera beaucoup moins), le roi dort dans son carrosse, ou sous une tente (faits réels et proprement scandaleux pour les contemporains). Le tremblement de terre, extrêmement violent (de magnitude 8,5 à 9), a été suivi d’un tsunami, puis d’incendies : une image d’apocalypse. Le courroux divin semble immense. La date (le 1

er

novembre est la date d’une fête religieuse) aggrave les choses. Tout cela doit être un signe, mais un signe de quoi ? Il faut se souvenir que le modèle mythique convoqué ici n’est pas tant celui du déluge, puisque la catastrophe est partielle ; par ailleurs elle touche une ville importante, ce qui est exceptionnel : la référence qui vient immédiatement aux esprits c’est l’histoire de la destruction de deux villes criminelles dans la Bible, Sodome et Gomorrhe. Lisbonne, ville pieuse où règne l’Inquisition aurait été détruite, alors que Paris et Londres, villes corrompues, seraient encore debout ?

Certains prennent le problème à bras le corps, comme le jésuite Malagrida qui prêche la repentance et publie le Jugement sur la véritable cause du tremblement de terre (1756) contre la brochure rationaliste commanditée par le marquis de Pombal (il est exilé pour cela et sera

20 Maria-Cristina Pitassi , « ‘’Je châtie tous ceux que j’aime’’ : la providence en question » in Anne-Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas, L’Invention de la catastrophe au XVIII

e

siècle, ouvr. cit., p. 63-,74 , p. 70-71.

21 Jacques Saurin, « Sermon pour le jeûne du XII. Novembre 1720 », p. 377-378.

22 Maria-Cristina Pitassi , « ‘’Je châtie tous ceux que j’aime’’ : la providence en question », art. cit., p. 74.

23 Elie Bertrand, Mémoires historiques et physiques sur les tremblements de terre. La Haye, Pierre Gosse, 1757, p. 5. En ligne : https://books.google.fr/books?id=7v04AAAAMAAJ (page consultée le 18 août 2012).

24 Id., p. 6.

25 https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_s%C3%A9ismes_au_P%C3%A9rou

(8)

brûlé comme hérétique quelques années plus tard pour d’autres raisons). Selon lui, à travers Lisbonne, Dieu aurait fait un exemple, condamnant son commerce, ses théâtres, son relâchement et seules des processions et des pénitences peuvent calmer la fureur divine.

On aura sans doute reconnu ici des éléments de Candide :

« Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé ; il était décidé par l'université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler

26

. »

3 Voltaire et Rousseau : débat sur la providence

Voltaire réagit, d’abord dans sa correspondance, puis dans un poème, qu’il commence très vite et publie à Genève en mars en 1756 avec le « Poéme sur la loi naturelle ». Le Poème sur le désastre de Lisbonne ou examen de cet axiome, « tout est bien » a été très travaillé et adouci après de nombreux débats avec ses amis suisses (à cette époque, Voltaire vit aux Délices) il l’accompagne de notes et d’une préface qui insiste sur le fait qu’il ne remet pas en cause la providence divine mais exprime des sentiments et des doutes sur la théorie de l’optimisme. Il en fait parvenir un exemplaire à Rousseau. Celui-ci lui avait envoyé quelques mois auparavant son second discours (sur les origines de l’inégalité), ce qui avait suscité un échange de lettres entre eux assez acide (« j’ai reçu monsieur votre nouveau livre contre le genre humain », écrit Voltaire à Rousseau).

Ce poème est d’abord un cri du cœur, l’effroi ressenti par un homme sensible ; mais aussi une apostrophe aux philosophes et une réflexion sur la condition humaine.

« Ô malheureux mortels! ô terre déplorable! […]

Philosophes trompés qui criez ‘’Tout est bien’’

Accourez, contemplez ces ruines affreuses,

Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses, Ces femmes, ces enfants l'un sur l'autre entassés, Sous ces marbres rompus ces membres dispersés Cent mille infortunés que la terre dévore, Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore, Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours Dans l'horreur des tourments leurs lamentables jours ! »

C’est aussi une tentative pour trouver les mots capables de décrire l’horreur. On y trouve des procédés proches du clichés (la mention des femmes et des enfants) des exagérations (les membres dispersés) des images fausses scientifiquement (on n’a pas connu en Europe de tremblement de terre dans lesquels la terre s’ouvre

27

). Ce texte utilise les ressorts de la représentation que l’on trouvera dans de nombreuses illustrations : il s’agit d’apitoyer en montrant les victimes et de donner une idée de la grandeur passée (ici, les « marbres »), des dégâts mais aussi du moment où la catastrophe a lieu. On en trouve une description dans Candide :

« ils sentent la terre trembler sous leurs pas ; la mer s'élève en bouillonnant dans le port, et brise les vaisseaux qui sont à l'ancre. Des tourbillons de flammes et de cendres couvrent les rues et les places publiques ; les maisons s'écroulent, les toits sont renversés sur les fondements, et les fondements se dispersent ; trente mille habitants de tout âge et de tout sexe sont écrasés sous des ruines, Le matelot disait en sifflant et en jurant : « Il y aura quelque chose à gagner ici. – Quelle peut être la raison suffisante de ce phénomène ? disait Pangloss. – Voici le dernier jour du monde ! » s'écriait Candide

28

. »

La question philosophique posée par Voltaire dans son poème apparaît d’emblée par

26 Voltaire, Romans et contes, Candide, éd. R. Pomeau, Paris, Flammarion (GF), 1966, p. 190.

27 Voir l’ouvrage de Grégory Quenet, Les Tremblements de terre en France aux XVIIe et XVIIIe siècles : la naissance d'un risque, Grenoble, Champ Vallon, 2005.

28 Ouvr. cit, p. 188-189.

(9)

l’apostrophe aux « Philosophes trompés qui criez : ‘’Tout est bien’’ ». Voltaire lui-même en a fait partie, lorsqu’il était encore un admirateur de Pope (qui a repris dans son Essay on man (1731) les théories de la Théodicée de Leibniz : « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles »). Dans Zadig ou la destinée, publié en 1748, cet optimisme était déjà bien entamé et les voies de la Providence apparaissent obscures. On le voit dans ce texte défendant l’idée que le mal a sans doute sa raison, une raison que l’on ignore le plus souvent ; l’homme de bien peut cependant trouver le bonheur en faisant usage de sa raison et en réglant ses désirs. En revanche, dans Candide ou l’optimisme, c’est une tout autre affaire et le ton est plus radical, sans doute à cause de sa réflexion sur les évènements de Lisbonne. Cette catastrophe a été un séisme intellectuel autant que physique en Europe; elle a marqué profondément les esprits de ceux qui croyaient au progrès et au bonheur comme Voltaire.

La théorie de l’optimisme suppose un créateur bienveillant, donc l’idée d’un monde réglé par la justice divine

29

.

Face à l’injustice, il faut trouver d’autres hypothèses que celles qu’il a suivies jusqu’ici, des hypothèses qu’il condamnait (notamment dans son hostilité à Pascal), aussi bien celles des religieux que celle des matérialistes, ou l’hypothèse, médiane, d’un Dieu indifférent

30

.

Autre question, si Dieu existe et s’il a construit un monde dont les lois naturelles rendent les catastrophes nécessaires, pourquoi se déclenchent-elles là où de nombreux humains sont rassemblés ? : « […] Je désire humblement, sans offenser mon maître, / Que ce gouffre

enflammé de soufre et de salpêtre / Eût allumé ses feux dans le fond des déserts. » Ici Voltaire souscrit encore à des théories providentialistes qui supposent que le mal est un mal nécessaire.

Je cite encore Elie Bertrand, pasteur mais aussi membre de plusieurs sociétés savantes et fondateur de la société économique de Berne :

« Ne doutons point que ces agitations de la terre n’ayent leur usage physique aussi bien que leur destination morale. Puisqu’elles sont si fréquentes […] je ne saurais les supposer inutiles, pour la conservation du méchanisme du globe

31

. »

Si les tremblements de terre sont un mal nécessaire, cela ne résout pas la question de :

« pourquoi à Lisbonne » où vivaient tant d’innocents – et de « bons catholiques – et non dans une ville plus corrompue ?

Enfin, Voltaire pose le problème général du mal : « De l'auteur de tout bien le mal est-il venu ? » On le voit, la perspective de Voltaire, déiste, reste religieuse. L’événement de Lisbonne est un scandale pour celui qui croit en un Dieu bienveillant et pense que l’homme est sur terre pour être heureux. La réponse de Rousseau au déiste Voltaire, dite « Lettre sur la Providence », sera dans un premier temps laïque et rationnelle, ce n’est pas le seul paradoxe de leur relation. Dans les Confessions, Rousseau résume ainsi les choses :

« Voltaire, en paraissant toujours croire en Dieu, n'a réellement jamais cru qu'au diable, puisque son Dieu prétendu n'est qu'un être malfaisant qui, selon lui, ne prend de plaisir qu'à nuire. […] je lui prouvai que de tous ces maux, il n'y en avait pas un dont la Providence ne fût disculpée, et qui n'eût sa source dans l'abus que l'homme a fait de ses facultés plus que dans la nature elle-même.

[…] Depuis lors, Voltaire a publié cette réponse qu'il m'avait promise, mais qu'il ne m'a pas envoyée. Elle n'est autre que le roman de Candide, dont je ne puis parler, parce que je ne l'ai pas lu

32

. »

Dans sa Lettre, datée du 18 août 1756, Rousseau fait plusieurs reproches à Voltaire : tout d’abord, il ne console personne, et à travers son ton pathétique, ne fait qu’exacerber la

29 « Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants / Sur le sein maternel écrasés et sanglants? / Lisbonne, qui n'est plus,

eut-elle plus de vices / Que Londres, que Paris, plongés dans les délices? / Lisbonne est abîmée, et l'on danse à Paris. » 30 « Ou l'homme est né coupable, et Dieu punit sa race, / Ou ce maître absolu de l'être et de l'espace, / Sans courroux, sans pitié, tranquille, indifférent, / De ses premiers décrets suit l'éternel torrent; / Ou la matière informe, à son maître rebelle, / Porte en soi des défauts nécessaires comme elle. »

31 E. Bertrand, Mémoire sur les tremblements de terre, ouvr. cit., p. 19.

32 Rousseau, Œuvres complètes, t. 1, Les Confessions, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard (« Pléiade »), 1959,

p. 430.

(10)

tristesse – par la même occasion il revient sur la cruelle lettre de Voltaire en réponse à son envoi du Discours sur l’origine de l’inégalité :

« […] vous ayez qualifié de livre contre le genre-humain un écrit où je plaidois la cause du genre- humain contre lui-même. […] en peignant les miseres humaines, mon but étoit excusable & même louable à ce que je crois. Car je montrois aux hommes comment ils faisoient leurs malheurs eux- mêmes, & par conséquent comment ils les pouvoient éviter

33

.

La suite reprend les théories de ses deux discours :

« Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu ; & quant aux maux physiques, si la matiere sensible & impassible est une contradiction, comme il me le semble, ils sont inévitables dans tout systême dont l’homme fait partie ; et alors la question n’est point, pourquoi l’homme n’est pas parfaitement heureux, mais pourquoi il existe

34

? »

Enfin, l’argument principal de Rousseau est que la responsabilité de la catastrophe incombe à l’homme et à lui seul.

« Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avoit point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, & que si les habitans de cette grande ville eussent été dispersés plus également & plus légérement logés, le dégât eût été beaucoup moindre

& peut-être nul. Tout eût fui au premier ébranlement, & on les eût vus le lendemain à vingt lieues de-là tout aussi gais que s’il n’étoit rien arrivé

35

. »

Il y aurait bien d’autres choses à commenter dans ce texte, mais je propose de retenir essentiellement cette thèse : il n’y a pas de catastrophe naturelle, il n’y en a que d’humaines.

Ce qui nous semble un événement exceptionnel et inexplicable n’est qu’un effet d’une loi physique, que nous ne connaissons pas encore.

Rousseau ne retient que les « causes secondes », Dieu est absent de la discussion ; quant à l’optimisme, il est repris avec une modification :

« Pour revenir, Monsieur, au systême que vous attaquez, je crois qu’on ne peut l’examiner convenablement sans distinguer avec soin le mal particulier dont aucun philosophe n’a jamais nié l’existence, du mal général que nie l’optimisme. […] Ainsi, quelque parti qu’ait pris la nature, la Providence a toujours raison chez les Dévots, et toujours tort chez les Philosophes. Peut-être dans l’ordre des choses humaines n’a-t-elle ni tort ni raison, parce que tout tient à la loi commune et qu’il n’y a d’exception pour personne. Il est à croire que les événemens particuliers ne sont rien aux yeux du Maître de l’univers, que sa Providence est seulement universelle, qu’il se contente de conserver les genres & les especes, et de présider au tout sans s’inquiéter de la maniere dont chaque individu passe cette courte vie

36

. »

Dieu revient donc dans le débat, mais un Dieu qui n’intervient pas dans les affaires humaines, ni pour punir ni pour récompenser. Rousseau propose l’exemple d’un roi qui se préoccuperait du bien de son peuple sans se préoccuper de savoir si on est bien dans telle ou telle auberge.

Le problème du mal est évacué : l’indifférence de la nature ramène tout à l’accident et au hasard (ou à l’imprudence humaine), tandis que la croyance en l’immortalité de l’âme console de tout.

Pour conclure sur ces deux auteurs, on peut retenir que la catastrophe et la peur qu’elle engendre sont essentielles dans une argumentation religieuse, aussi bien du côté des croyants, catholiques ou déistes, qui l’interprètent de différentes façons que des matérialistes comme Diderot ou d’Holbach qui y voient la source des religions superstitieuses nées de la peur.

« Les catastrophes sont a-morales. La nature, lorsqu’elle engendre des catastrophes ne dit rien, n’enseigne rien. Il n’y a pas à l’interpréter. Il faut comprendre comment elle agit et s’efforcer de se protéger d’elle dans ses effets nuisibles

37

. »

Rousseau rejoint les matérialistes sur ce point, tout en faisant à cette occasion une profession de foi. Son originalité face à la catastrophe est de sortir le religieux de l’argumentation. Il le

33 Rousseau, Lettre de J. J. Rousseau à M. de Voltaire, ouvr. cit., p. 1061.

34 Ibid, id.

35 Ibid, id.

36 Ibid., p. 1069.

37 Anne-Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas, « Écrire la catastrophe » (préface), L’Invention de la catastrophe au

XVIIIe siècle, ouvr. cit., p. 7-8.

(11)

place du côté de la croyance et ne cherche pas non plus à justifier le récit biblique. Son originalité est d’avoir une position pragmatique, qui renvoie toutes les catastrophes à des causes essentiellement humaines.

En revanche, d’après Stéphane Pujol

38

, Rousseau propose une lecture purement catastrophique de l’histoire de l’humanité :

« Il n’y a pas de catastrophes multiples selon Rousseau, il n’y en a qu’une : l’acte de fondation de la société civile par laquelle l’homme perd sa liberté naturelle et s’aliène dans la vie sociale, ses inégalités de possessions, de richesses, de pouvoir, son oppression, ses violences. La nature est toujours bonne, la société vicieuse. Rousseau ne donne pas une interprétation religieuse à la catastrophe d’où s’origine la société. Il s’en tient à une interprétation morale

39

. »

4 Une chance ?

La catastrophe de Lisbonne a été un malheur pour les Portugais (et un malheur durable qui a encore des répercussions aujourd’hui), et peut-être une chance pour l’humanité, du moins pour l’Europe, dans la mesure où elle y a inauguré une culture du risque. Mais sur le plan littéraire, les catastrophes sont en général peu productives et suscitent sur le moment peu d’œuvres vraiment intéressantes. C’est ce que remarquait Chateaubriand à propos du Vésuve :

« Ce volcan n’a donc inspiré rien de remarquable aux voyageurs ; cela me confirme dans une idée que j’ai depuis longtemps : les très grands sujets, comme les très grands objets, sont peu propres à faire naître les grandes pensées ; leur grandeur étant, pour ainsi dire, en évidence, tout ce qu’on ajoute au-delà du fait ne sert qu’à le rapetisser. Le nascitus ridiculus mus est vrai de toutes les montagnes

40

. »

Sur le plan philosophique c’est autre chose ; certains considèrent le premier novembre 1755 comme la date d’entrée dans la modernité

41

: c’est la dernière fois que la question de Dieu et de la justice divine ont été au centre d’un débat public impliquant les penseurs les plus célèbres du temps ; les textes dont on a parlé valent par leur place dans le large débat sur l’optimisme et sur l’existence de Dieu, la Providence, la question du mal, l’avenir de l’homme, l’origine des religions et des sociétés… On pourrait dire la même chose aujourd’hui de la catastrophe du 11 mars 2011 (dite de Fukushima) qui traite ces questions à la lueur des préoccupations modernes de l’écologie et de ce que Jean-Pierre Dupuis appelle le

« catastrophisme éclairé ».

La catastrophe fait avancer la réflexion. Détachée du religieux, elle invite à une réflexion sur les possibilités de prévoir et de diminuer les effets de catastrophes que l’on sait désormais inévitables. La réflexion de Rousseau « que la nature n’avoit point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages » n’a certes pas été la cause de la naissance d’une politique du

« risque », ou de prévention, mais elle inaugure philosophiquement celle-ci et désigne l’homme comme seul responsable de son sort.

Sur le plan politique, la catastrophe de Lisbonne a attiré l’attention sur l’absurdité des explications religieuses, sur l’incompétence de certaines autorités politiques et elle a facilité sans doute l’action de Pombal dans la modernisation du pays. La peste de Marseille a montré la responsabilité des négociants dans l’épidémie et les ressorts à l’œuvre dans les tentatives pour nier l’épidémie : raisons économiques, politiques (peur du désordre), sanitaires (physiologie de la peur) et scientifiques (poids des non-contagionistes à la faculté de Montpellier). Par son ampleur, la catastrophe dépossède parfois les instances de pouvoir et

38 Je résume ici l’analyse de Stéphane Pujol, « L’histoire comme catastrophe selon Rousseau », in Anne-Marie Mercier- Faivre et Chantal Thomas, « Écrire la catastrophe » (préface), L’Invention de la catastrophe au XVIIIe siècle, ouvr. cit., p.

91-109.

39 Anne-Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas, « Écrire la catastrophe » (préface), ouvr. cit., p. 12.

40 Voyage en Italie, Le Vésuve (5 janvier 1804), Genève et Paris, Droz et Minard, 1969, p. 110.

41 E Weigl, Lumières n°6, p. 109, citant Judith N. Shklar, The faces of injustice, New Haven, et Londres, 1990, p. 51.

(12)

laisse le champ à des personnalités, des hommes et des femmes d’expérience, des scientifiques inventifs.

L’épidémie a relancé la réflexion scientifique et l’intérêt de toute la société pour ces questions (le nombre de publications sur ce sujet se multiplie sur ce sujet pour retomber ensuite). On peut la comparer sur ce point au tremblement de terre de Calabre

42

.

Enfin, les catastrophes du 18

e

siècle ont créé un type de discours nouveau, dont il est difficile de dire si c’est une chance ou une calamité : le texte de presse catastrophiste. Nous avons étudié pour cet ouvrage et ailleurs la presse du 18

e

siècle de 1721 (peste de Marseille), 1755 et 1783 (tremblement de terre de Calabre, dit « tremblement de terre de Messine, tant il est vrai que la catastrophe urbaine frappe plus que les autres). Plusieurs traits apparaissent :

• Désinformation/information : quand l’administration de la ville et de la province est réticente à nommer la maladie, les journaux répandent la nouvelle (mais ils peuvent aussi donner des informations fausses et créer des paniques).

• Vulgarisation des savoirs, publicité des débats scientifiques, responsabilisation des citoyens.

• Compassion/entraide/création de communautés sont une autre marque frappante, commune avec le journalisme catastrophiste moderne.

Dans l’Invention de la catastrophe au 18

e

siècle, un article de Christophe Cave montre la généalogie de ce phénomène. Les questions qu’il soulève indique que pour les contemporains c’est une nouveauté.

« [Le goût du rédacteur de la Gazette de France] pour les désastres mettra le feu aux poudres : sa description de l’incendie de l’Hôtel-Dieu tombera sous le coup d’une double critique, en particulier de la Correspondance littéraire qui lui reproche de faire l’éloge des puissances en place, jusqu’à la fausseté ; de présenter sa « description » comme un spectacle, ce qui pose la question de l’esthétique de la catastrophe, du moins dans son usage journalistique

43

. Et de fait, Marin décrit ainsi la scène :

’’ Lorsque le feu eut percé les planchers et fait son explosion, on vit en même temps le spectacle le plus magnifique et le plus épouvantable. Qu’on se représente [etc.]

44

’’.

Un article de la Gazette des Deux-Ponts, en 1775, face aux descriptions trop « littéraires » d’un autre incendie, se posera la même question éthique et esthétique que la Correspondance littéraire

45

. »

La catastrophe est devenue ce qui fait vendre du papier, ce qui agite les journalistes, émeut le public. Prêt à se montrer généreux pour les malheureux concernés par le drame, il se met lui- même en scène, comme ceux de son groupe, dans une position de noble supériorité, de belle âme.

Conclusion

La catastrophe a pris une figure nouvelle au 18

e

siècle car c’est l’époque où, de plus en plus, au lieu de méditer sur les « fléaux » envoyés par la divinité, on s’interroge sur leurs causes physiques. On pose aussi la question de la responsabilité de l’homme : y a-t-il des catastrophes autres que « naturelles » ? Rousseau répond que oui, et bien d’autres après lui.

La catastrophe montre l’état d’une société ; on y lit ses connaissances, son rapport au monde et à la religion, à la science, à ses discours, sur quelles bases est construit le lien social et comment il peut se déliter. La catastrophe moderne, menace d’une fin probable et perçue comme de plus en plus proche, est un envers du Déluge, catastrophe heureuse selon Roland Barthes.

42 Voir mon article, « Le pouvoir d’intéresser », sur le tremblement de terre de Messine, in L’Invention de la catastrophe, ouvr. cit., 1783, p. 231-249.

43. Correspondance littéraire, 1773, Janvier (Tourneux, t.10, p. 154).

44. Gazette de France, n° 8, 25 / 01 / 1773.

45. Gazette des Deux-Ponts, n° 27, 03 / 04 / 1775, » Incendie. Allemagne, Hambourg, du 22 mars ». suite : /« dans la plupart

des descriptions que nous en avons vues, on a fait un tableau magnifique de l’effet des flammes. […] Il y a des gens qui ont

une singulière façon de voir. L’ami des hommes n’a certainement vu qu’un feu terrible ; il n’a entendu que les cris des gens

du moulin, et ceux des habitants d’une ville entière exposée à sauter en l’air »

45

.

(13)

L’Arche est un mythe heureux, l'humanité y prend ses distances à l'égard des éléments, elle s'y concentre et y élabore la conscience nécessaire de ses pouvoirs, faisant sortir du malheur même l'évidence que le monde est maniable. (Roland Barthes, Mythologies)

Privés de cette évidence, nous voilà réduits à contempler, sans dieu ni horizon, « l’étrange beauté de l’impuissance humaine

46

».

46 Henri-Pierre Jeudy, Le Désir de catastrophe, Aubier, 1990, p. 79.

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