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La forme et le mouvement : une approche sémiotique de l'italique et du tiret double chez Julien Gracq

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Academic year: 2021

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Prof. Dr. Marion Colas-Blaise (Université du Luxembourg)

La forme et le mouvement : une approche sémiotique de l’italique et du tiret chez Julien Gracq

Que les écrits de J. Gracq aient une « assise » européenne ne fait guère de doute. L’œuvre romanesque et non fictionnelle se prévaut d’une grande intimité avec la littérature, qui fait reculer les horizons : « Tout livre en effet se nourrit […], note J. Gracq dans Préférences (1989 : 864), non seulement des matériaux que lui fournit la vie, mais aussi et peut-être surtout de l’épais terreau de la littérature qui l’a précédé. Tout livre pousse sur d’autres livres […] ». Sont ainsi convoqués dans le champ de présence de l’écrivain ses « seuls véritables intercesseurs et éveilleurs » (1995 : 156) : Poe, Stendhal, Breton, mais aussi Wagner, qui concentre sur lui une part de l’attrait que J. Gracq éprouve pour l’Allemagne – une « admiration » qui lui a valu d’être admis « dans la catégorie de

„ceux qu’on peut appeler les Français /Allemands“ » (ibid. : 200). Certes, les partitions qu’il opère peuvent paraître subjectives et ses conclusions parfois superficielles : l’intérêt pour la littérature moderne de l’après-guerre semble modéré et la focalisation sur certaines figures essentielles du romantisme allemand – Novalis, Kleist, Hölderlin – est comme contrebalancée par le traitement plus expéditif réservé à Clemens Brentano, E.T.A. Hoffmann, Jean Paul ou Ludwig Tieck (Dettmar- Wrana 2000). Les traces laissées par ces fréquentations n’en sont pas moins diverses, contraignant plus ou moins l’interprétation1. Pour le vingtième siècle, on songera à O. Spengler et à E. Jünger, dont la présence, souterraine, incite le lecteur du Rivage des Syrtes à la collaboration interprétative (1989 : 1327-1382) : une présence plus diffuse pour Der Untergang des Abendlandes, plus ponctuelle quand s’esquissent des similitudes avec certains passages du roman Auf den Marmorklippen, « chef-d’œuvre » qui « nous remet en mémoire, écrit Gracq, la vérité du mot de Mallarmé : Le monde est fait pour aboutir à un beau livre » (ibid. : 980). La fascination exercée par l’Allemagne passe par Die Leiden des jungen Werthers, Götz von Berlichingen et Faust, même si, par ailleurs, Gracq reproche à Goethe – « maître Jacques de la culture allemande en gestation » (1995 : 716) – une « extrême intimidation paralysante » (1989 : 1384) et qu’il regrette « la froide épure des Affinités électives » et la « pesanteur du dernier Meister » (1995 : 716). Dans tous les cas, Goethe alimente les citations explicites et les allusions, qu’il s’agisse du « baiser des planètes » dans Les eaux étroites (ibid. : 527) ou de tel passage du Rivage des Syrtes : donnant le branle à une circulation des textes, la phrase « […] Orsenna se retranchait dans ses Mères les plus profondes » (1989 : 707) fait éclater sa linéarité et suscite, comme en contre-point, le mythe des Mères énoncé par Mephisto ou l’utilisation qu’en fait Spengler dans Der Untergang des Abendlandes. Parmi les faits marquants, on retiendra également la « traduction libre » de Penthesilea de Kleist, une

1 Voir en particulier les notices et notes de B. Boie, dans Gracq 1989 et 1995.

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« réécriture poétique » qui donne vie à une « Allemagne de légende » (ibid. : 1434, 1438).

Cependant, notre attention sera captée, surtout, par la préface destinée à une réédition de Heinrich von Ofterdingen de Novalis : selon J. Gracq, « nulle œuvre ne conserve mieux la transparence, le sentiment d’ouverture, de légèreté, de facilité extrême qui naissent d’un matin sans nuages […] » (ibid.: 989). Surtout, le romantisme allemand a des « affinités intimes » avec le surréalisme français qui, en l’occurrence, a fait office de médiateur. Sans doute constate-t-on, ici et là, une même

« effervescence admirable » (ibid. : 994, 984), une même volonté de libération de l’homme, une même poussée dé-limitante, voire il-limitante, en faveur du « fantastique dégel [qui], écrit Gracq au sujet du romantisme allemand, va rompre et dissoudre toutes les barrières » (ibid. : 986) : entre la nature et l’esprit, le rêve et l’état de veille, la vie et la mort, le soi et l’autre… En même temps, la communauté des visées rehausse d’autant les spécificités – l’opposition entre « l’angélisme » romantique, porteur du mythe d’un monde dénué de conflits, et l’intransigeance surréaliste – que résument des formules percutantes : le surréalisme « a vécu une révolte avant de vouloir une révolution » ; le romantisme allemand « est une révolution sans révolte aucune » (ibid. : 995).

Telle est, précisément, la problématique au cœur de cette étude : nous nous proposons de rendre compte de la force de mouvement telle qu’en particulier, elle impulse l’écriture, conférant aux discours de Breton et de Gracq l’efficience qu’ils appellent de leurs vœux2. Plutôt que de retracer le détail des filiations qui contraignent plus ou moins le décryptage des textes3, il nous importera de dégager, en deçà même des esthétiques considérées, les grandes orientations – les « registres sémiotiques » de base – qui les informent. Considérer qu’à l’instar du baroque, le surréalisme mais aussi le romantisme allemand sont « sans âge » (Berthier 1990 : 64), c’est avancer l’idée de la périodicité des formes, dont il faut ensuite étudier la diversité des réalisations, situées et datées.

Notre approche sera double : la validité des comparaisons sera fonction de la capacité à identifier, au plan du contenu générique, des opérateurs et des catégories discursives immanentes, avant l’approche particulière, qui visera à appréhender des singularités.

L’horizon théorique et méthodologique de notre réflexion sera constitué par la sémiotique tensive (Fontanille & Zilberberg 1998)4. Plutôt que de relayer la sémiotique structurale, à laquelle ont donné naissance A.J. Greimas et les chercheurs regroupés autour de lui, la sémiotique tensive propose un déplacement d’accent : en se tournant vers l’amont des concrétions signifiantes, en explorant l’en deçà des oppositions binaires, dites « discrètes », afin de capter les processus

2 J. Gracq cite A. Breton: « La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation ? » (1989 : 480).

3 Voir notamment Dettmar-Wrana 2000. Au sujet de l’intertextualité chez J. Gracq, voir Colas-Blaise 2004.

4 Voir également Cl. Zilberberg, De la nouveauté (à paraître).

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d’émergence des phénomènes et de schématisation de la signification, le caractère continu et graduel des tensions sémantiques et syntaxiques qui les parcourent, la dynamique des opérations ; enfin, en focalisant l’attention sur le sujet sensible et percevant, son être au monde et à l’autre. Sur le fond constitué par la distinction, chère à Saussure (2002 : 233), entre l’état et l’événement, on prendra appui sur des textes de J. Gracq – notamment André Breton, ouvrage auquel les critiques prêtent de grandes vertus mimétiques5 – qui affirment la prépondérance du mouvement et en proposent une manifestation linguistique concrète. La composante cinétique et ses variables seront mises en relation avec deux pratiques formelles récurrentes : l’emploi de l’italique mais aussi du double tiret, aptes à satisfaire à la double exigence de Breton, que Gracq fait sienne dans une large mesure : pour « capter de façon intelligente, transmissible, la pensée concrète », il faut « disposer les mots selon un ordre convaincant, et en même temps […] leur laisser courir leur chance entière, […] les laisser jouir jusqu’au bout de leur pouvoir unique de suggérer et de découvrir » (Gracq 1989 : 499, 481). La réflexion se développera en trois temps : tout d’abord, la mise en regard de l’art classique et du style d’A. Breton confirmera le caractère heuristique de la distinction entre l’état et le mouvement et exigera la convocation de catégories d’analyse appropriées ; on interrogera ensuite les modalités concrètes de la réalisation de la « phrase-mouvement » : l’attention sera focalisée d’abord sur la scription italique, qui non seulement intègre la composante du mouvement, mais apparaît comme auto-dialogique, en érigeant l’expérience perceptivo-cognitive de l’écrire en objet du dire ; enfin, considérant que l’emploi du tiret double relève, semblablement, d’une

« intervention » du sujet d’énonciation, on confrontera les « styles discursifs » sous-tendant les deux procédés formels, en s’efforçant d’en éclairer l’entre-jeu dans un extrait du Rivage des Syrtes.

1. L’état et le mouvement

Chez J. Gracq, la problématique du mouvement renvoie, d’emblée, à une interrogation sur la nature et la portée de l’acte d’écriture. Dans En lisant en écrivant, il résume ainsi les motivations profondes du geste d’écriture arrivé à un certain état de maturité : « […] l’habitude, qui peut créer un état de besoin, le goût défensif de donner forme et fixité à quelques images élues qui vont inévitablement s’étiolant, le ressentiment contre le vague mouvant et informe du film intérieur s’entrelacent inextricablement » (1995 : 656). Le projet d’expression ancré dans la « zone indécise » entre « l’excès et la pénurie de l’afflux », entre les débuts de l’écriture, marqués par une

« effervescence imaginative débordante », et son tarissement, lié au « déclin physiologique », pointe d’emblée les pouvoirs de l’activité scripturaire, mais aussi les risques inhérents. Ces réflexions

5 M. Murat (2004 : 232) note que « la critique constitue un travail de médiation : le portrait de Breton, campé de face dans la posture épique de conquérant de la vraie vie, se double d’un autoportrait en profil perdu. […]

à la manière de Breton « dévorant » Jacques Vaché, il s’assimile ses vertus et nous les restitue : l’intensité de l’émotion transcende presque partout le mimétisme ». Parfois, « la langue, le sens de la période, la poésie » séduisent J. Gracq plus que le « contenu » (1995 : 1034). Voir également Boie 1989 : 1272-1289.

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dégagent une exigence, elle-même liée à une condition de réussite de la production littéraire : si le substrat matériel du plan de l’expression doit être le dépositaire d’une mémoire discursive, il faut combattre tant l’évanescence que la dispersion, bref, contrôler le mouvement en le mettant au service de la stabilité de la forme et, simultanément, limiter le déclin de l’intensité et conserver, autant que possible, la « fraîcheur » initiale. À cette fin, il convient d’éviter que « fixation » ne rime avec « figement » : contrariant jusqu’au maintien même des contenus dans le champ de présence, le figement empêche le sujet énonçant – écrivain et lecteur confondus – de continuer à éprouver de l’intérêt. En lui demandant de commander la manière d’écrire et de lire, J. Gracq hisse la composante cinétique au premier rang des constituants. Croisant certaines des réflexions qui émaillent son œuvre critique, on apprend que l’acte d’écriture peut se réduire au « travail de transcripteur et de copiste » qui, « par intervalles dégrisants comme un jet d’eau froide, s’interpose entre l’agitation chaleureuse de l’esprit et la fixation matérielle de l’œuvre » (ibid. : 556). En revanche, ce que J. Gracq envie aux peintres et aux sculpteurs, c’est le mouvement : « le circuit de bout en bout animé et sensible unissant chez eux le cerveau qui conçoit et enjoint à la main qui non seulement réalise et fixe, mais en retour et indivisiblement rectifie, nuance et suggère […] » (ibid. : 556). Ainsi s’esquisse un rapport au langage quelque peu polémique : le sujet écrivant doit opposer au contre-programme manifesté par l’écoulement du temps et le dépérissement, mais supporté aussi par le pouvoir d’immobilisation de la matière verbale qui emprisonne le flux de la pensée, sa visée propre : le discours en devenir, pourvu de pouvoirs heuristiques, le processus d’une sémantisation toujours relancée, qui implique vivement l’énonciataire.

D’où, de manière insistante, ces détours qui visent à approcher la pensée « moderne » – l’effort de repositionnement dans le monde, de réajustement du rapport au langage, que réclame le « climat nouveau » né avec le bergsonisme (1989 : 475) – à partir de ce qu’elle nie : le classicisme français.

Comme l’enjeu théorique et méthodologique de notre essai concerne la convocation des mêmes catégories d’analyse pour des esthétiques tendant, l’une, vers l’état, l’autre, vers l’événement, on déclinera différents points de vue. Globalement, la pensée classique préfère la modalité aspectuelle terminative de l’achevé, de l’apparu ou du déjà fait, et la pensée « moderne », la modalité inchoative de l’apparaissant ou du se faisant : d’un côté, « il s’agit qu’avant tout rien n’échappe […] des articulations internes de la pensée » ; de l’autre, il faut capter la pensée émergeante,

« l’affleurement […] à la conscience » qui « participe toujours plus ou moins du caractère émouvant de la naissance » (ibid. : 474-475) – et l’on songe, inévitablement, à la célébration de la visée incidente par le romantisme allemand (ibid. : 988). Le défi à relever ensuite concerne le maintien

« dans la nouveauté » : si pour Schlegel, « l’éternelle mobilité du chaos infini » est servie par l’ironie (ibid. : 996), nous nous demanderons sous quelles conditions la phrase de J. Gracq peut,

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telle celle de Breton, « prolonge[r] son appel indéfini à la chance et à la rencontre, reste[r] ouverte, disponible […] » (ibid. : 486). Plus précisément, la tension aspectuelle achevé / non achevé – homologue de la tension fermé / ouvert –, il faut la rendre intelligible – la « résoudre » – en dégageant un ensemble de dimensions et de sous-dimensions, telles que les projette la distinction, en sémiotique tensive, entre deux valences ou axes graduables, dont les variations sont corrélées en raison converse ou inverse l’une de l’autre : d’une part, l’axe de l’énergie, plus ou moins intense, devient l’expression de l’affectif et du sensible ; d’autre part, l’axe de l’étendue accueille l’intelligible, les manifestations du nombre, de la mesure, de la localisation spatio-temporelle. À la suite de Cl. Zilberberg (2000), on admettra quatre sous-dimensions contractant entre elles des relations définies : celles du tempo et de la tonicité pour l’intensité ; celles de la temporalité et de la spatialité pour l’extensité ou étendue : ainsi, le bref contraste avec le long pour la temporalité, le fermé avec l’ouvert, le concentré avec le diffus pour la spatialité. On y ajoutera l’effet produit tant au niveau du sujet qu’à celui de l’objet, ou de leur interaction nécessaire : il s’agira de déterminer les conditions d’accès à la valeur pour le sujet et de rendre compte de ce qui, au niveau de la morphologie de l’objet, le rend apte à accueillir les investissements axiologiques.

En plaçant la distinction aspectuelle dans la dépendance des différences de tempo – la lenteur et la vivacité, le ralentissement et l’accélération –, ainsi que des changements de la tonicité, qui arbitre le partage entre l’accentué et le non-accentué, on peut espérer dénouer les syncrétismes. De fait, le régime classique réclame une dualité des points de vue : statique et définitionnel (Gracq 1989 : 474), dès lors qu’on a en vue l’état d’équilibre, ou processuel : placée sous l’autorité du tempo, la pensée « analytique », sur laquelle est censée se mouler la forme verbale déployée dans l’étendue spatio-temporelle, fait alors choix de la modération. Surtout, le tempo apparaît comme globalement égal à lui-même et la durée ne connaît ni contractions brusques ni dilatations. Le régime spatial fait prévaloir la clôture d’un tout qu’il est possible de parcourir, en vérifiant la participation des parties à l’agencement de l’ensemble. En vertu d’une tonicité « moyenne », l’énergie est suffisante : elle est dépensée de proche en proche – régulièrement, dira-t-on, et avec mesure ; elle ne s’épuise pas avant le terme vers lequel elle tend et dont elle ne conteste nullement la capacité à contenir, c’est-à-dire à tenir dans les limites fixées et à éviter les excès. Dans ce cas, la forme peut « cerner d’un contour qui ne tremble pas la pensée fluente, […] la capturer au-delà de tout risque d’évasion dans un réseau sans fissures de signes sans ambiguïté […] » (ibid. : 474). Proposé à une saisie englobante qui fait le tour en prenant en compte les détails nécessaires, les caractères définissants, et pourvu d’une certaine autonomie, l’objet classique peut ainsi se prévaloir, écrit J. Gracq, d’une « expression parfaite » (ibid. : 474). Ou, plus exactement, la « perfection » est envisagée comme le produit d’une rencontre : la morphologie de l’objet le destine à un certain type de jonction, une saisie perceptive

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caractérisée par un tempo, une tonicité ainsi qu’une aspectualisation spécifiques. On ne s’étonnera pas que le « détachement » de la pensée – « toute aspirée déjà par cet anonymat strict de la perfection qui passe pour lui ménager on ne sait quelle vie seconde […] » (ibid. : 474) – ait alors comme corrélat affectif l’« athymie » du sujet (Greimas & Fontanille 1991 : 167).

À l’inverse, pour le surréalisme et le romantisme allemand, le mouvement est déterminé par des

« différences de potentiel » importantes : l’écart entre la vitesse et la lenteur, l’accentuation et la désaccentuation. On y verra les conditions minimales de la rupture brutale et des revirements provoqués par des « secousse[s] historique[s] […] violente[s] » (Gracq 1989 : 994). Ensuite, le mouvement intègre le changement : gardant les mêmes présupposés tensifs, il faudra déterminer, pour une direction donnée de la tension, les modalités du déploiement – heurté, avec de fréquents rebondissements, ou plus lié et harmonieux, comme pour le romantisme allemand, dont Gracq souligne le « charme sans âge et inépuisable », la répugnance pour « tout antagonisme irréductible, […] tout conflit insoluble », la « capacité, qu’il croit sans limites, de digestion, d’enveloppement, d’absorption » (ibid. : 995-996). Dans le sillage de Breton et de Gracq, nous mettrons l’accent moins sur l’alternance paradigmatique que sur sa complexité et sur la coexistence ou la modulation syntagmatiques : nous montrerons que la vitesse excessive a de l’intérêt dans la mesure où elle contraste vivement avec une lenteur relative, qu’elle relaye, prépare ou met en évidence ; la durée qui s’allonge vaut par rapport à sa contraction soudaine, l’espace ouvert négocie le passage à la clôture, et inversement. Il appartient à la scription italique, portant à son apogée la valeur générale de soulignement6, de signaler un lieu critique : l’extensité étant gouvernée par l’intensité, nos préoccupations visent à rendre compte du style discursif directeur selon qu’il se règle, comme dirait Cl. Zilberberg (De la nouveauté), sur le survenir, qui caractérise l’« opérateur syntaxique » de la concession, ou sur le parvenir, lié à l’implication. On étudiera l’impact du mouvement tant au niveau des mots qu’à celui du rapport avec le sujet écrivant.

2. L’éclat énonciatif

En tant que lieu d’inscription privilégié de la réflexivité inhérente à une des formes d’auto- dialogisme selon Bakhtine (celle « du locuteur avec son propre mot ») où, en vertu du dédoublement méta-énonciatif constitutif de la modalité autonymique (Authier-Revuz 1995a : 133- 141) et donc d’une autoreprésentation de l’énonciation, la manière de dire est elle-même érigée en objet du dire, le signe italicisé est arraché à une transparence illusoire. N’allant plus de soi, il dénonce le « fantasme du un de l’énonciation » (1993 : 89), au profit de l’hétérogénéité qui,

6 On distinguera la valeur en langue des exploitations en contexte. Rappelant l’« espèce de mise en quarantaine par rapport au commun des mots qu’était […] l’italique », J. Gracq met en avant la valorisation positive du soulignement chez André Breton (1989 : 502).

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constitutivement, affecte le dire. Cependant, et non sans paradoxe, c’est à travers ce même surplomb énonciatif que l’énonciateur peut chercher à réassurer la « fiction narcissique de sa maîtrise instrumentale sur le langage » (ibid.: 89) : la mise en italique témoigne, ici, des tentatives de réappropriation singularisante de certains mots et donc d’une volonté d’adhésion marquée. Ainsi, pour que le signe italicisé, qui donne à voir « iconiquement » le mouvement de la main inclinant les lettres7, puisse imprimer à la matière verbale le mouvement de la pensée, le mot doit d’abord être saisi dans l’intégrité de son détachement : s’imposant comme une unité « nue », soustraite à l’emprise des collocations routinières, aux « abcès de fixation, engendrés par l’usage » dont parle A.J. Greimas (Bertrand 1993 : 30), il peut devenir l’interface entre le sujet et le monde qui, au-delà de rapports « litig[ieux] » (Gracq 1995 : 543), se veut porteuse d’un projet de vie : « Nom, adjectif ou verbe, le mot considéré dans son isolement, „en liberté“, polarise autour de lui comme de lui- même le meilleur de l’espoir de tout ce qui tend en nous à communier avec le monde […], à le comprendre mystiquement » (1989 : 480)8. C’est cette logique de la rupture, mais aussi de l’ouverture subséquente, qui favorise l‘« entrée en résonance » sensible (ibid. : 476, 480), qu’on s’efforcera de sonder, en esquissant les étapes d’une séquence.

Il se peut ainsi que le sujet d’énonciation provoque le « face à face » avec le mot dissident qui, arraché à son entour, finit par imposer sa présence. À la faveur d’un entrechoquement de la vitesse et d’une soudaine lenteur – « cette immobilité si improbable », que « nous ne pouvons nous empêcher de […] ressentir comme un excès en même temps qu’une perte de vitesse » (ibid. : 505) –, de la circonscription d’une portion d’espace couplée avec l’irruption de l’instant clos et son étirement interne – comme pour un arrêt sur image, nous dit Gracq –, l’intensification donne lieu à une véritable « tétanisation » du mot qui se maintient en un équilibre précaire, « à la limite même de la rupture » : il se présente comme une structure matérielle dynamique s’unifiant et se resserrant sur elle-même pour opposer une résistance à la pression des énergies. On assiste très précisément à l’émergence d’une figure dotée d’une certaine autonomie qui, en s’ouvrant, livre enfin au sujet énonçant l’« essence la plus intime » du mot, celle qui réalise une communion parfaite, grâce à

« quelque chose comme une longueur d’onde singulière, sur laquelle nous nous trouvons en prise un bref instant » (ibid. : 505). Le régime de la jonction, qui a cours pour la pensée classique, se trouve relayé par celui de l’« union » : de l’ordre du co-sentir, celui-ci se caractérise – comme le suggère également É. Landowski (2002) – par un état proprement « contagieux de la pensée » où,

7 Voir notre étude intitulée « Le texte et sa marque : de l’italique chez Julien Gracq » (à paraître) pour une analyse de l’italique dans la perspective d’une sémiotique du corps.

8 C’est se rapprocher d’une « langue de magie et de sortilège » (ibid. : 510), alors même que le langage, ce

« sédiment déposé par des âges lointains », paraît « s’interposer entre « la réalité » et nous » (Carrière 1986 : 164). L‘expérience peut rappeler les considérations sur l’autonomie du langage qui font dire à Novalis que seul le « pur jeu de mots » exprime « les vérités les plus magnifiques » (Saudan & Villanueva 2004 : 39-40).

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en deçà de « toute élucidation d’un contenu », « le seul passage d’un souffle impalpable sème en éclair d’un être à l’autre la floraison incendiaire d’un climat d’orage » (Gracq 1989 : 475-476).

Le « coup de théâtre de la trouvaille [de mot] » (ibid. : 506), emblématique d’une poétique de l’événement énonciatif qui correspond à un comble d’intensité, porte l’expérience à son paroxysme.

Relevant, fondamentalement, d’un style de la surprise et de l’éclat, cette poétique se manifeste au plan de l’expression par la survenue du mot juste, vers lequel le développement de la phrase tend obscurément, à travers des essais hésitants : l’écrivain associe le lecteur « au même sentiment de tâtonnement tout à coup illuminé par la trouvaille pure qui a été le sien » (ibid. : 506). La trouvaille correspond moins à une visée, préparée minutieusement, programmée et contrôlée par le sujet énonçant, qu’à une saisie brusque qui potentialise d’un coup, c’est-à-dire met à l’arrière-plan, ce qui a semblé y concourir. Alors que la logique est globalement augmentative, l’inaugural s’impose aux dépens de la progression de la phrase : en vertu d’une rupture proprement concessive, la

« trouvaille » survient malgré et contre le « cours égal d’une prose bien gouvernée » (ibid. : 477).

Mieux : l’effraction du mot fait d’autant plus « scandale » (ibid. : 504) que le cours de la phrase est

« uni ». Brièvement, la phrase qui surgit ainsi « à l’improviste, vraiment „au tournant“ », réussit à faire valoir l’intégrité du mot, « saisissant » le sujet énonçant, dont l’« éblouissement » (ibid. : 477) dans son excès signifie pour un temps le retrait cognitif : l’émerveillement se rapproche du sublime qui occasionne, selon Cl. Zilberberg, une « division du sujet, comme une rupture d’identité » (2000 : 109) ; le signe italicisé peut contraindre le sujet énonçant « à [se] frotter les yeux et instantanément à perdre pied » (Gracq 1989 : 504). Rompant avec les tâtonnements marqués par une atonie globale, l’événement de la concession est ainsi synonyme d’une intensification proprement subjuguante et d’une « libération soudaine ». Cependant, alors même que dans un troisième temps, la phrase « s’organise d’un jet », la direction décadente pourrait signifier l’affaiblissement de l’énergie distribuée sur les mots d’une phrase souvent « irradi[ée] […] d’un bout à l’autre » (ibid. : 506, 502),. Il est d’autant plus remarquable que grâce à l’italique inscrivant en creux la collaboration interprétative du sujet énonçant, l’intensification profite à une « logique » implicative, un déploiement tonique apparemment in(dé)fini : ouvrant sur le feuilleté des relations intertextuelles – fût-ce de manière plus allusive que pour le guillemet –, le mot italicisé implique le sujet dans un processus de relance répétée de la signification.

À cette poétique de l’éclat énonciatif, le « décrochement (typo)graphique » (Boucheron 2002 : 124) opéré par le double tiret oppose une logique de l’amplification : on cherchera à montrer qu’elle

« converti[t] la sujétion apparente à la syntaxe en un moyen de découverte et de libération » (Gracq

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1989 : 482)9. Explorant également les domaines syntaxique et énonciativo-discursif, on interrogera les effets produits sur le commerce de l’intensité et de l’extensité, avant l’étude d’un cas concret.

3. L’italique et le double tiret, ou la complexité des styles discursifs

Dans En lisant en écrivant, J. Gracq plaide pour « le libre mouvement orienteur de la phrase », au détriment des « solides sutures de la syntaxe française, qui veut qu’on rapproche toujours étroitement les deux bords avant de coudre ». Plus loin, il ajoute : « C’est pour certains le génie de notre langue de n’ajuster sa phrase que par boutons et boutonnières, et de traquer à mort l’amphibologie, avant tout à titre de laisser-aller. Et si ma pente naturelle est de donner à chaque proposition, à chaque membre de la phrase, le maximum d’autonomie, comme me le signale l’usage croissant des tirets, qui suspendent la constriction syntaxique, obligent la phrase à cesser un instant de tendre les rênes ? » (1995 : 734-735).

Devant la diversité et la complexité des analyses, on propose de séparer les niveaux, en privilégiant, d’abord, le cadre grammatical. À hauteur de l’ensemble de la phrase, le segment décroché, qui fait irruption sur la chaîne, a le statut d’une « insertion »10, d’un « ajout », comme en témoignent les métaphores – « bifurcations dans un chemin», « ramifications d’un tronc», « greffe d’un élément étranger sur le corps de base » (Authier-Revuz & Lala 2002 : 10) – qui prolifèrent dans les écrits scientifiques. Comme pour toute insertion, la nature périphérique de l’élément encadré par le double tiret se traduit d’abord par l’« accessoirité » syntaxique, l’instanciation lexicale pouvant appeler, par delà les bornes matérialisées par les signes (typo)graphiques, aux appariements sémantiques. La suite syntagmatique commande à l’intrusion même de l’élément adventice : alors que les commentaires opacifiants font la preuve de leur « liberté a-syntaxique » (Authier-Revuz 1995a11), la ligne de frayage entre les éléments nécessaires à l’unité canonique et les éléments satellites qui ne mettent pas dans leur jeu la modalisation autonymique respecte la frontière entre les constituants de l’énoncé d’accueil ; leur écartement ne porte pas vraiment atteinte à leur solidarité syntaxique. On a affaire à un type particulier de progression de la séquence, parfaitement « réglée », qui se prolonge de manière segmentée, à travers, précisément, la rupture instaurée par le double tiret.

9 G. Dessons met le tiret – « un signe nouveau en France au XIXe siècle » – en relation avec la « rythmique d’une subjectivité » (1993 : 131).

10 Voir Gardes Tamine (2004 : 92) : « L’insertion […] met en jeu des éléments non intégrés […] : ils ne se rattachent syntaxiquement à aucune unité de l’UTM [unité textuelle canonique] et on parle parfois à leur propos de constituants flottants. Il s’agit d’un mécanisme paradoxal : syntaxique, il joue en effet aux marges de la syntaxe. » À la brisure de la ligne scripturale correspond celle de la ligne mélodique. Selon M.-A.

Morel et L. Danon-Boileau, l’incise, qui « marque un changement de plan énonciatif, à la manière de parenthèses ou de tirets », se caractérise par une « rupture vers le bas ». Le « tiret simple » (qu’on ne traitera pas ici) est mis en relation avec la « saillance vers le haut » que constitue l’emphase lexicale (1998 : 59, 63).

11 Ces commentaires surgissent « en n’importe quel point de la chaîne entre deux mots ». La cohésion de la structure distingue la « rupture liée » de « l’irruption accidentelle d’un autre énoncé » (ibid. : 144-145).

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Opter, ensuite, pour les approches énonciativo-discursive et pragmatique, c’est repérer dans la phrase avec insertion et, plus largement, sur la surface du texte les traces d’une hétérogénéité que certains analystes de discours considèrent comme constitutive : pour E. Orlandi (2002 : 69), le texte est « traversé par différentes formations discursives – dans son rapport inégal et contradictoire aux sens, au politique, à l’idéologie » ; il porte la marque, selon la formulation de Pêcheux, de « ce qui parle avant, ailleurs et indépendamment » (ibid. : 69). Les insertions – paraphrases, reformulations en nombre théoriquement illimité… (Gardes Tamine 2004 : 179) – attestent la recherche de la plus grande adéquation entre le projet d’expression, le vouloir / pouvoir / savoir dire, et sa réalisation, mais témoignent aussi, globalement, de l’inachèvement du sens – « foncièrement inépuisable », selon E. Orlandi (2002 : 70) – et de sa relance continuelle, de « l’incomplétude du langage » (ibid. : 69), ou encore, dirons-nous, de l’ouverture du système de la langue par rapport aux positions déjà investies par l’usage. Les insertions font-elles peser sur l’ensemble phrastique ou textuel la menace de la prolifération anarchique, de la dispersion, de l’« incommensurable » ? Même dans le cas d’une hétérogénéité foncière, la menace est contenue : le tiret double dessine dans la matérialité linéaire du texte la rupture, mais aussi le lien ; le tiret ouvrant inscrit comme en creux la certitude de la reprise et de la suture relative. L’impression de laisser-aller se conjugue avec celle de la position de

« surplomb » de l’énonciateur et avec l’illusion d’une large maîtrise : tel est l’effet de sens produit par la partition ostensible de l’espace phrastique ou textuel, la territorialisation du sens régie par l’opposition essentiel / secondaire qui, en exhibant l’excès, reproduit et confirme « l’imaginaire du grammatical », son « caractère clair, distinct et organisé » (ibid. : 72). Dans ce cas, nulle digression (Sabry 1992), mais un mouvement de progression vectorisé, commandé par le poids du linéaire, par delà même les excroissances ponctuelles12. Il obéit à une dynamique particulière, qu’on s’efforcera de serrer de plus près dans la perspective de la sémiotique tensive.

Le style sélectionne la concession : le fragment inséré occupe l’espace et le temps aux dépens de et contre le cours syntaxique ; la phrase se poursuit au-delà du tiret fermant malgré la rupture.

L’accroissement de la tonicité est fonction, dans le premier cas, du tri et de l’exclusion du déjà-là et, dans le deuxième, d’une nouvelle prédominance du mélange, à travers le raccord et la reprise.

Contrairement à la scription italique, il s’agit moins, cependant, d’une poétique de l’événement paroxystique, qui surprend et subjugue, avant la propagation de l’énergie dans la phrase et les rapprochements intertextuels dont l’énonciataire prend l’initiative, qui combattent ou réparent son épuisement. Ici, la tonicité devient cumulative à cause de l’élément adventice. À hauteur de la progression d’ensemble, nous avons affaire à un style discursif complexe : la visée globale est celle

12 Selon S. Delesalle, les tirets préparent la reprise ; ils font émerger « une voix autre, certes, mais issue du texte lui-même et se prêtant donc de manière privilégiée aux insertions cataphoriques » (2002 : 174).

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d’un style implicatif qui intègre des « moments concessifs », selon la formulation de Cl. Zilberberg (De la nouveauté), qui bénéficie de l’intensité accrue en l’associant au développement extensif.

Marqué par des relances de l’énergie, le déploiement spatio-temporel signifie un progrès.

L’augmentation de la tonicité et l’accroissement de la valeur sont liés à une dynamique du retardement (Molinié 1986 : 73). L’étirement signalé par le double tiret ressortit au « jeu échelonné d’arrêts » qui, écrit Barthes (1970 : 82), s’oppose « à l’avancée inéluctable du langage », créant une attente dont la reprise après le tiret fermant signifie la résolution. Encore faut-il qu’une analyse affinée distingue l’insertion de l’énumération par juxtaposition, l’autonomie syntaxique de l’amplification intégrative, l’équivalence sémantique de l’addition (Gardes Tamine 2004 : 176-180).

Le double tiret se distingue de la parenthèse : si la phrase à rebondissements peut « magnétiser » tous les éléments aux alentours et en orchestrer la participation, c’est en raison d’un « contraste plus accentué » (Le Goffic 1993 : 66) avec la base, d’une mise « en évidence », « en vedette » ou « en relief » (Drillon 1991 : 332 ; Dupriez 1980 : 80 ; Védénina 1989 : 64 ; Riegel et alii 1994 : 97 ; Wilmet 1998 : 576) de l’élément décroché. On conçoit l’avantage d’un dédoublement du point de vue, qui isole l’unité suspensive, saisie dans son intégralité, et invite à s’interroger sur son organisation interne : dans quelle mesure concourt-elle à l’intensification générale ?

Cette question peut être abordée du point de vue de la gestion spatio-temporelle de l’ajout. La différenciation des aires textuelles traduit en surface la répartition de contenus dotés de « modes d’existence » (Fontanille 1998) distincts dans le champ de présence du sujet d’énonciation : quelles que soient les valeurs sémantiques dont l’insertion se charge en contexte, que les commentaires, précisions… portent sur le dit ou le dire, sur le déjà-donné ou l’à-venir, le segment décroché fait accéder à la réalisation13 des contenus qui entrent en concurrence avec ceux que l’interruption de la ligne discursive et textuelle a potentialisés, mis en mémoire et en attente, voire virtualisés ou

« oubliés », avant qu’ils ne soient réactualisés (admis dans le champ de présence) et réalisés à leur tour, quand la phrase se poursuit au-delà du tiret fermant en renouant avec ses antécédents syntaxiques. L’insertion, quant à elle, prête ses contours au « hors-texte », à des possibles – des variantes, des reformulations, des commentaires et des précisions – que la mise en texte a d’abord exclus14. C’est se donner l’illusion de dépasser le déjà-dit, de maintenir une imperfectivité au moins temporaire. Dotant le discours de couches de profondeur, prenant en considération le va-et-vient entre actualisation et réalisation pour le fragment inséré, entre potentialisation et réalisation pour la base, on peut ainsi rendre compte de l’entrée en tension de grandeurs co-occurrentes, dont la densité

13 « Le mode réalisé, écrit J. Fontanille (1998 : 276-277), est celui même par lequel l’énonciation fait se rencontrer les formes du discours avec une réalité, réalité matérielle du plan de l’expression, réalité du monde naturel et du monde sensible pour le plan du contenu .»

14 E. Orlandi (2002 : 66, 69) y verrait la concrétisation du rapport du sujet à la mémoire, comprise ici comme la « constitution » entrant en tension avec la « formulation », qui a trait à l’actualité.

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de présence peut être mesurée en degrés d’intensité ou de saillance. Ainsi, la topographie particulière et la suspension du cours de la phrase d’accueil dont le tiret ouvrant constitue la marque visible ne signifient pas le remplacement temporaire de certaines grandeurs par d’autres, jugées accessoires,mais bien plutôt leur maintien dans l’épaisseur mémorielle du discours. La compétition des contenus en vue de leur manifestation et leur superposition en un même point de la chaîne engagent ainsi une dialectique subtile. La gestion de l’étendue spatio-temporelle se complexifie singulièrement : à la stratification en couches de profondeur correspond l’entrée en résonance, à hauteur de l’ajout, du présent de l’énonciation avec les zones temporelles du passé récent et du futur immédiat correspondant à l’assise temporelle de la base syntaxique. L’illusion de la suspension du déroulement temporel de l’énoncé et de la création d’un « hors-temps fictif » (Authier-Revuz 1992 : 90) correspond à un mixte temporel, le « maintenant » de l’ajout réunissant des contenus temporels dotés de modes de présence variables, nouant les impressions persistantes aux anticipations.

Enfin, un extrait du Rivage des Syrtes permettra de cerner plus finement l’apport du segment décroché ; on lui demandera également d’éclairer l’entre-jeu du double tiret et de l’italique :

« […] ; à partir de la grande route d’enfance où la vie entière se serrait autour de moi comme un faisceau tiède, il me semblait qu’insensiblement j’avais perdu le contact […]. Et maintenant le sentiment inexplicable de la bonne route faisait fleurir autour de moi le désert salé – comme aux approches d’une ville couchée encore dans la nuit derrière l’extrême horizon, de toutes parts des lueurs errantes croisaient leurs antennes – l’horizon tremblé de chaleur s’illuminait du clignement de signaux de reconnaissance – une route royale s’ouvrait sur la mer pavée de rayons comme un tapis de sacre – et, aussi inaccessible à notre sens intime qu’à l’œil l’autre face de la lune, il me semblait que la promesse et la révélation m’étaient faites d’un autre pôle où les chemins confluent au lieu de diverger […]. La beauté fugace du visage de Vanessa se recomposait de la buée de chaleur qui montait des eaux calmes – le jour aveuglant de la mer s’embrasait au foyer retrouvé de milliers de regards où j’avais tenu – un rendez-vous m’était donné dans ce désert aventureux par chacune des voix d’ailleurs dont le timbre un jour avait fait le silence dans mon oreille, et dont le murmure se mêlait en moi maintenant comme celui d’une foule massée derrière une porte » (Gracq 1989 : 735).

La question centrale est celle de la régulation et de la relance du mouvement, dont il faut prévenir l’épuisement prématuré. S’enchaînant sur l’expression « perdu le contact », le groupe italicisé

« bonne route » signale un « relief énonciatif », qui donne à voir l’évidence fulgurante de l’adéquation retrouvée entre le « je » et le monde ; à quelques lignes d’intervalle, les marquages typographiques se répondent pour orchestrer la dénonciation et la liquidation du manque. La contraction maximale (aux plans du contenu et de l’expression) contraste, ensuite, avec le développement extensif amorcé par le tiret inaugural qui, dépliant le contenu sémantique du syntagme verbal « faisait fleurir autour de moi le désert salé », instaure avec lui un rapport global d’équivalence sémantique. La dynamique rappelle le modèle claudélien de l’horloge, commenté par J. Fontanille (2004 : 174-192), en associant la rupture ou le blocage ponctuel matérialisé par le tiret, l’accent qui relance le mouvement ou « échappement », le développement extensif auquel celui-ci

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donne lieu et la restauration de l’énergie. Au niveau du bloc délimité par les tirets initial et final, la dialectique de l’arrêt et de l’échappement de la force de mouvement est renforcée par la tension entre, d’une part, l’élan à chaque fois renouvelé et l’expansion apparemment libérée de toute contrainte et, d’autre part, lui conférant une forme, la régulation par les tirets récurrents ainsi que la pression exercée par des forces d’intégration internes. D’une part, les trois sous-phrases « non ligaturées » (Wilmet 1998 : 565) se prévalent d’une grande autonomie syntaxique, mais aussi référentielle. L’impression de clôture interne est favorisée, à chaque fois, par les phénomènes d’isométrie et d’hétérométrie par progression croissante du volume syllabique (sous-phrase 1 : a) 6 + 7 + 7, b) 3 + 5 + 5 ; sous-phrase 2 : 8 + 8 + 8 ; sous-phrase 3 : 4 + 5 + 5 + 6) ainsi que par des correspondances phoniques remarquables marquées par l’inversion (partielle) ou le parallélisme phoniques (par exemple : « s’illuminait », « clignement » « signaux ») et soulignant la progression sémantique (notamment : « lueurs errantes croisaient leurs antennes »). D’autre part, l’effet d’isolement, solidaire de celui d’un empilement apparemment non hiérarchisé des phrases insérées et donc de l’idée d’incomplétude et d’inachèvement, est combattu par un ordonnancement sous- jacent : s’ouvrant et se fermant par une comparaison et faisant ainsi l’objet d’une prise en charge intégrative, l’ensemble se construit, dans le détail, sur un parallélisme (réitération de l’insertion comme mode de construction) en régime ternaire caractérisé, du point de vue sémantique, par le maintien de la modalité inchoative en même temps que par une gradation (une intensification progressive corrélée avec l’occupation de l’espace) qui fait passer de la lueur faible et vagabonde à la lumière vive concentrée en un point et instantanée, avant son effusion et son rayonnement sur les entours. Après le franchissement transgressif de la ligne des patrouilles qui, depuis trois cents ans, sépare la Seigneurie d’Orsenna du Farghestan, ce passage met en scène la resémantisation progressive du cadre spatial que le sujet redécouvre ou réinvente et qui, en retour, doit conférer à la

« bonne route » une destination, un sens. De ce point de vue, nulle accumulation, mais plutôt une addition d’éléments tendant vers une sommation intégrative, une suite de phrases concourant – malgré et contre les déchirures du tissu textuel et discursif – à la re-fondation réciproque de « je » et d’un monde à nouveau chargé de valeurs – de cet autre qui fait face en se faisant regard (il est ainsi question de « signaux de reconnaissance »), ce vis-à-vis avec lequel la guerre ravivée permettra de nouer des relations « passionnelles ».

Ce que le dé-lié des insertions souligne avec force, c’est l’attention flottante de celui qui avance comme à tâtons : le « sentiment de la bonne route » est d’abord qualifié d’« inexplicable » et le détachement et l’antéposition du syntagme « aussi inaccessible à notre sens intime qu’à l’œil l’autre face de la lune » soulignent le caractère à la fois hautement désirable et quelque peu irréel de l’ « autre pôle où les chemins confluent au lieu de diverger ». C’est que précisément, ce pôle se

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verra prêter ses contours incertains par l’« ailleurs », auquel le marquage typographique confère une éclat particulier. Encore aura-t-il fallu, avant cela, une nouvelle enfilade de tirets, qui impriment une scansion à l’ensemble textuel délimité par la majuscule initiale et le point final, sans pour autant contribuer à la hiérarchisation et à ce qu’elle commande : la distinction entre éléments à statut central ou périphérique, essentiel ou accessoire… En mettant à chaque fois en œuvre la dialectique de la multitude et de l’unité / tout à reconstruire, en esquissant même une séquence qui mène du visage individualisant à l’homogénéisation d’une pluralité de regards constituée en totalité, et à la transformation de l’unité partitive en unité intégrale (par extraction de « chacune des voix… »), les trois sous-phrases appellent des appariements sémantiques. Cependant, même si l’effet d’intégration est corroboré par une « mise en facteur commun » qui rappelle les dispositions tabulaires (Catach 1994 : 76 ; Védénina 1989 : 62), même si la diversité de surface est sous-tendue par des régularités de construction (la proposition relative en clôture de chaque sous-phrase), en l’absence de toute base d’accueil, les sous-phrases se présentent moins comme des « ajouts » conjuguant discontinuité et continuité que comme des entités largement déconnectées les unes des autres, superposables et sans doute interchangeables. En produisant un effet d’infinitude et de mobilité supérieure, la libre réitération, au plan de la manifestation linguistique, de l’agencement segmentation-échappement incarne les formes de l’expérience perceptivo-cognitive du « je », c’est-à-dire montre le lien entre les « formes […] de présentation des états de choses » (Ouellet 1992 : 95) sur les plans phénoménologique et linguistique. La représentation verbale exhibe l’orientation perceptive du

« je », le rapport qu’il entretient avec une réalité à laquelle il assiste, ici, en observateur : cette réalité se découvre à lui de manière discontinue, à travers des fragments d’un donné sensible extéroceptif de nature visuelle ou auditive, qui sont eux-mêmes liés à une activité intéroceptive, des représentations mentales relevant de la mémoire, et génèrent des sensations largement euphoriques.

En même temps, cette réalité, la phrase, ample, riche en insertions, la suscite d’une certaine manière et l’invente plutôt que de la reproduire, tournée tout entière vers l’extérieur, foisonnant de possibles et, comme la syntaxe de Breton, se proposant comme un « moyen de reconnaissance et de conquête » (Gracq 1989 : 487). Là-dessus, le mot en italique crée de manière spectaculaire un événement énonciatif et en incarne un autre, cognitif et affectif : de la même manière que la

« trouvaille de mot » interrompt d’un coup la progression tâtonnante de la phrase, l’irradie et la redynamise, l’impérieuse évidence d’un lieu d’élection concentrant sur lui une cohérence supérieure s’impose au « je » de manière impromptue, sans réduire à néant les impulsions antérieures, mais en leur conférant leur sens et leur perspective. On notera que le mot concerné par le marquage (typo)graphique suscite une interprétation plurivoque, qui franchit les frontières mêmes du texte. Le tiret et l’italique signalent ainsi la combinaison de deux styles discursifs complexes. Dans le cas de l’amplification, la direction tensive prévalente est ascendante et la dominante implicative : l’élan

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initial et la relance de l’énergie profitent à la segmentation, à la progression, toujours en éveil, jusqu’à l’atteinte d’une limite. La dominante est-elle concessive, il incombe au développement extensif – au passage de la fermeture à l’ouverture – de soutenir la tonicité. En appelant une forme de clôture et de « saturation », l’expansion gère, globalement, le passage de l’inaccompli à l’accompli ; avec l’événement « exclamatif » – la concentration maximale de l’éclat qui touche le contenu et la forme –, l’aspectualisation se trouve inversée.

Conclusion

Comment faire participer l’écriture à la quête supérieure qui anime tant les romantiques allemands que les surréalistes : celle d’une « entrée en résonance » et d’une « communication » spontanées avec le monde ? Au terme de ces explorations, on dira que l’efficience de l’italique et du tiret – leur pouvoir de redynamisation de l’écriture gracquienne – tient à la complexité des styles discursifs, qui évitent un double écueil : l’épuisement du mouvement qui entraîne le figement de la forme, son affolement qui en compromet la stabilité, l’exténuation des valeurs intensives ou leur effondrement.

« Le langage peut et doit être arraché à son servage… », écrit A. Breton (1989 : 478) : décider de s’en remettre au mouvement de la phrase et à ses rebondissements, ou de confier son sort au mot qui « évoque », c’est avant tout s’ouvrir au foisonnement des possibles, faire l’expérience d’une

« liberté extrême » (ibid. : 483). Dans tous les cas, le choix de la concession s’avère décisif : c’est bien grâce à la concession, présupposée nécessairement – la liberté, nous rappelle Cl. Zilberberg (1992 : 68), s’éprouve d’abord comme libération – et réclamée ensuite, que l’éclat, d’une part, l’« élan libre prolongé » (Gracq 1989 : 486), d’autre part, ou leur conjugaison heureuse peuvent rendre vraiment présentes les valeurs de la « participation universelle ».

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