• Aucun résultat trouvé

FORME ET SIGNIFICATION DE L'ATTENTE DANS L'ŒUVRE ROMANESQUE DE JULIEN GRACQ

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "FORME ET SIGNIFICATION DE L'ATTENTE DANS L'ŒUVRE ROMANESQUE DE JULIEN GRACQ"

Copied!
34
0
0

Texte intégral

(1)
(2)

FORME ET SIGNIFICATION DE L'ATTENTE

DANS L'ŒUVRE ROMANESQUE

DE JULIEN GRACQ

(3)
(4)

MARIE FRANCIS

Maître de conférences l'Université du Caire à

FORME ET SIGNIFICATION DE L'ATTENTE

DANS L'ŒUVRE ROMANESQUE DE JULIEN GRACQ

A.G. NIZET 3 bis, Place de la Sorbonne

1979

(5)
(6)

AVANT-PROPOS

La première remarque qui s'impose au sujet de l'Atten- te porte sur le caractère d'universalité qui marque son instauration dans la nature humaine. L'Attente est une attitude essentielle, une habitude entitative de l'être hu- main ; c'est la prise en charge de la situation d'un homme devant une possibilité de son être propre ; elle apparaît à l'homme comme une nécessité pour orienter sa vie... Chez Julien Gracq, et il le constate lui-même, 1'« attente joue un rôle considérable » (1) et toute son œuvre est codée par cette dimension du Guet, thème-pivot, pensée et principe même de son écriture. A l'attente, Julien Gracq donne un timbre jamais entendu qui signifie une certaine manière, originale, d'être au monde. On ne peut mieux méditer sur un thème qui se rapporte si radicalement à la réalité ter- restre de l'homme que dans l'œuvre romanesque de Gracq, à travers une conception nouvelle de l'attente, à travers une écriture fascinante.

L'entreprise est téméraire et hasardeuse. On ne pénètre pas aisément dans une œuvre si évidemment ésotérique.

C'est s'offrir complaisamment aux sarcasmes des critiques avertis. D'un tel travail, je ressens vivement l'inachevé, les insuffisances. Mais peut-être offre-t-il quelques perspecti- ves...

Avec Mallarmé « je sais à tout le moins la gratuité de se substituer aisément à une conscience > (2) d'autant plus que Gracq, dans sa création, se dégage invariablement des significations et atteint à une ambiguïté qui, du moins au premier abord, selon le mot gracquien, « sème » quelque

(1) « Entretien sur 'Un Balcon en Forêt' » entre Julien Gracq et Gilbert Ernst, 12 juillet 1971, publié dans L'Herne, N° 20, 5 décem- bre 1972, p. 214.

(2) Œuvres complètes de Mallarmé, p. 517.

(7)

peu le « désarroi » (3). Œuvre qui s'inscrit dans une pro- vocation au référentiel et non dans une docilité à un ordre conventionnel. Il faut plonger dans ses zones d'ombre où, comme l'écrit un poète d'aujourd'hui, « la vérité est contact plus que formule » (4), pour y rejoindre le rêve latent, et non seulement percevoir l'obscur, mais se mettre du côté de cette obscurité, en préserver le secret et en goûter la saveur. Œuvre qui rappelle celle de Jünger, « arche fer- mée (...) solide et étanche, comme un bateau qui tiendra la mer » (5). Dans la littérature, son apparition a été fulgu- rante. C'est en 1951 que le prix Goncourt attribué au Rivage des Syrtes a révélé au public un écrivain jusque-là admiré par une élite. Mais Gracq, donnant un exemple louable de modestie et de caractère, a refusé le prix (6), après avoir dénoncé les complaisances et les bassesses d'une Littérature à l'estomac (en 1950). Julien Gracq continue son chemin « entouré de l'estime générale » comme l'écrit Robert Kanters (7) « avec la même modestie, la même ri- gueur (...) un homme discret qui est l'honneur vrai des lettres de ce temps ». Mais le souvenir d'une réflexion de Gracq impose silence :

Faut-il absolument parler de moi (...) explore(r) l'homme plutôt que I'oeuvre ? (8)

Qu'il me soit permis quand même d'évoquer ici l'atti- tude de Julien Gracq à mon égard, une attitude toute d'af- fabilité, de cordialité, qui ne se sont jamais démenties, tant dans nos entretiens que dans nos contacts épistolaires. Pour

(3) « Entre l'écriture et la lecture », in La Nouvelle Revue fran- çaise, 1er mai 1969, p. 741.

(4) Y. Bonnefoy, « La critique anglo-saxonne et la critique fran- çaise », in Preuves, janvier 1959, p. 72.

(5) Julien Gracq, « L'œuvre d'Ernst Jünger en France », in L'Her- ne, op. cit., pp. 206-207.

(6) « Je tiens tout de même à redire au Jury, sans plus d'acrimo- nie qu'il ne faut — je sais on ne me croirait pas — qu'il y a des écrivains pour qui la manne publicitaire n'excuse et ne couvre pas tout, qu'un écrivain a le droit de choisir sa voie vers le public... » Interview : « Quelques réflexions sur un drôle de prix », Arts, N° 336, 7 décembre 1951, p. 1.

(7) « Les chemins de Julien Gracq », in Le Figaro Littéraire, n°

1249, 27 avril-3 mai 1970, pp. 16-17.

(8) Propos recueillis par Jean Duché : « Julien Gracq exprime fermement son refus d'être un écrivain 'pin-up' », Le Figaro Litté- raire, 1er décembre, p. 3.

(8)

ses propos révélateurs qui ont permis l'orientation de cette thèse, qu'il accepte mes remerciements — et si j'ai un peu trop lourdement pesé sur un texte qui est raffinement exquis, je m'en excuse au rêveur. Pour l'intérêt qu'il a pris à mon travail, que Julien Gracq veuille bien trouver ici l'expression de ma gratitude.

Ma reconnaissance va également à Monsieur le Profes- seur Jean Levaillant dont les encouragements et les con- seils précieux ont dirigé mes recherches, durant mon séjour à Paris.

Je tiens aussi à remercier Monsieur le Professeur Jean- Yves Tadié qui a été, au Caire, le directeur de cette thèse, pour ses remarques et suggestions, pertinentes et judicieu- ses.

(9)
(10)

NOTA BENE

Cette étude portera sur les récits de Julien Gracq, qui constituent son œuvre romanesque. Toutes les citations de ces récits sont tirés de leur édition de 1970, chez José Corti.

Les récits gracquiens seront désignés en abrégé comme suit :

Au Château d'Argol C.A.

Du Beau Ténébreux B.T.

Le Rivage des Syrtes R.S.

Un balcon en forêt B.F.

La Presqu'île Pr.

« La Route » et « Le Roi Cophetua » qui font partie du recueil de La Presqu'île seront représentés entre guille- mets avec l'abréviation Pr de La Presqu'île. La nouvelle

« La Presqu'île » sera désignée en note par l'abréviation Pr, et dans le texte, elle sera représentée entre guillemets pour éviter une confusion avec le titre du recueil de La Presqu'île qui sera souligné, mis en italique.

Les mots en italique dans les récits de Gracq seront sou- lignés, dans cette étude.

(11)
(12)

Je me sentais de la race de ces veilleurs chez qui l'attente interminablement déçue alimente à ses sources puissantes la certi- tude de l'événement.

Le Rivage des Syrtes, p. 35

INTRODUCTION

(13)
(14)

Pour éclairer l'Attente, chez Gracq, il est essentiel de considérer les diverses influences littéraires sur son récit (« Toute œuvre est un palimpseste » dit Allan (1)), de rechercher ses répulsions et attractions électives. Certes, le secret du « gracquisme » n'est pas dans l'étude de ces affi- nités ou de ces antipathies littéraires mais cette confron- tation servira à mieux dégager l'originalité de Julien Gracq.

Gracq est fasciné par les mythes, les légendes du Moyen Age dont il parle longuement, en particulier dans l'avant- propos de sa pièce Le Roi Pêcheur. Parmi les « grandes légendes qui (lui) parlent directement », il distingue celle du Graal (2) qui marque profondément son optique. Aux nombreuses interprétations de la légende du Graal, il ajoute la sienne dans le Roi Pêcheur, tout en s'inspirant, d'autre part, du Parsifal de Richard Wagner (3). Cependant il se libère de l'interprétation traditionnelle et wagnérienne (pro- che de la geste du Moyen Age) jusqu'au point d'aboutir à une vision entièrement originale. Comme Robert Kanters le remarque, « la tentative de M. Julien Gracq qui se réfère lui-même au précédent wagnérien (4) est une tentative pour délivrer le Graal d'une part de l'enchantement chrétien, d'autre part de l'enchantement musical », pour « repren- dre le bien de l'homme à la religion et à la musique » (5).

Pour Gracq, « la quête du Graal fut une aventure terres- tre. Cette coupe existait, ce sang ruisselait, de la vue duquel les chevaliers avaient faim et soif » (6). Dans les récits gracquiens, la Queste prend son sens de quête humaine et

(1) B.T., p. 70.

(2) Julien Gracq, Les yeux bien ouverts, Préférences, p. 61.

(3) Dans une interview des Nouvelles littéraires (25 juillet 1963, p. 2), on demande à Gracq : « Dans une île déserte quel livre (...) emporteriez-vous ? — Julien Gracq : « (...) j'emporterais Parsifal »...

A cet ouvrage, il emprunte l'épigraphe d'Un balcon en forêt.

(4) Il s'y réfère dans le livre de Poulet, Aveux Spontanés, p. 120.

(5) « Le Roi Pêcheur », in Table Ronde, juin 1949, p. 1016.

(6) B.T., p. 72.

(15)

la vertu exaltée n'est plus le courage mais la persévérance dans la soif. De cette légende du Moyen Age, Gracq relève surtout le motif de l'attente ; attente lourde de significa- tion : « Rien à faire ! Attendre - espérer - implorer (...) Quel métier d'homme !... » (7). Alors que chez Wagner, la geste aboutit à la cérémonie du Graal et à l'apothéose de Parsifal, dans Le Roi Pêcheur, la quête reste ouverte : Per- ceval repart, tous les personnages gracquiens continuent d'attendre. Gracq le dit lui-même, il est attiré par les his- toires « ouvertes » du Moyen Age pour ce qu'elles recèlent

« de tentations permanentes » (8)... Les récits de Gracq empruntent au Roi Pêcheur son motif et ses personnages, placent une attente consentie, savourée, au-dessus de sa réalisation. Leur dynamique ne tient pas à l'événement lui- même, mais à ce qui se passe « avant » l'événement, à ce qui le prépare, ce qui le rend imminent.

Quête et Attente attestent une œuvre d'art partagée entre un rêve de mouvement et un rêve d'immobilité. On ne pourra que le constater, l'attente gracquienne revêt tan- tôt l'aspect d'une « quête » (9), d'une recherche active, tan- tôt d'un guet « immobile » (10), d'une tension fixe, et passe sans trêve du mouvement à l'inertie :

Dès que le mouvement affamé qui le portait de l'avant faisait trêve, il se sentait pareil à un bateau qui talonne sur un banc de sable, les côtes serrées par un étau mou (...) (11).

De l'attente gracquienne se dégage cet effet paradoxal qui est tout à la fois d'immobilisation et d'impulsion (12).

A côté de la quête moyenâgeuse, d'autres thèmes rappro- chent Gracq de la sensibilité romantique. Parmi ces thèmes, se distingue la Nature que l'art de Gracq a réactualisé et enrichi. Si, comme chez les romantiques, son paysage porte

(7) Julien Gracq, Le Roi Pêcheur, p. 24.

(8) Ibid., Avant-propos, p. 10.

(9) B.T., p. 150. Chez Gracq, la quête est surtout figurée par le thème privilégié du voyage.

(10) C.A., p. 63, B.T., p. 79, R.S., p. 53, 278, B.F., p. 155, Pr., p. 163...

(11) Pr., p. 57.

(12) Peut-être pourrait-on, sans pour cela diminuer l'influence de la quête moyenâgeuse, emprunter la thèse de Minkowski qui postule que l'attente se rapproche de l'activité lorsqu'elle se prolonge, car « tout phénomène qui dure s'imprègne par la force des choses de durée active. » Le temps vécu, p. 82.

(16)

les couleurs, les nuances des sentiments humains, si un lien étroit unit le paysage et les personnages, cependant, à la différence des romantiques, la nature gracquienne n'est pas une pure projection de l'âme des personnages ; chez Gracq, il y a analogie, correspondance, échange, commu- nication, aimantation entre les êtres et les choses. Dans Un balcon en forêt, le « pas indécis » de Grange scande une

« nuit (...) lourde et incertaine » (13) qui entre en réso- nance avec le personnage... La valorisation de la Nuit atteste une parenté avec Baudelaire, un des plus grands éveilleurs romantiques de Gracq qui n'est d'ailleurs « pas de ceux qui se défendent d'avoir subi des influences » comme il le dit lui-même (14). Son paysage romantique rappelle également celui de Chateaubriand que Gracq admire profondément :

« Nous lui devons presque tout, écrit-il » (15). Cette con- sanguinité de Gracq et de Chateaubriand s'affirme non seu- lement dans la somptuosité du paysage et le rythme de la musique en prose mais encore chez les personnages ; l'ima- ge de l'Enchanteur informe les personnages gracquiens, multiples René modernes dont les « poussées violentes, sau- vages, démesurées » (16) trahissent les « fibres romanti- ques » (17).

Cependant si Gracq est proche des romantiques fran- çais, il se rapproche encore plus des romantiques allemands comme il le fait d'ailleurs remarquer lui-même :

Je me sens beaucoup d'affinités avec le romantisme, mais plus avec le romantisme allemand qu'avec le romantisme français. (18)

« L'Attente », un des thèmes majeurs du romantisme alle- mand a nourri l'œuvre gracquienne et, dans ses Préféren- ces, Gracq parle longuement de cette « quête » romantique qui a séduit son imagination et dont il souligne « les res- semblances avec les quêtes de la Table Ronde » (19). Gracq est frappé par cette attente romantique où la possibilité se

(13) B.F., pp. 182-183.

(14) Parmi ces influences, Gracq cite celle d'un romantisme « qui se résume pour moi en trois noms : Baudelaire, Poe et Wagner », dit-il à Robert Poulet, Aveux spontanés, p. 120.

(15) Le Grand Paon, Préférences, p. 168.

(16) B.T., p. 55.

(17) C.A., p. 41.

(18) Le Nouvel Observateur, Interview, 5 avril 1967, p. 32.

(19) Novalis et Henri d'Ofterdingen, Préférences, p. 263.

(17)

lève dans toute sa force et admire cette « expansion con- quérante de la conscience » qui réalise l'accord de l'homme

« avec le monde extérieur, la fuite du temps, la mort » (20).

On retrouve chez son personnage-guetteur cet accord, cette intimité avec l'univers, avec la mort qui — et il accuse lui- même cette optique qui l'a marqué — « n'est qu'une révéla- tion supérieure de la vie » (21).

Comme les romantiques, Gracq est sensible aux mani- festations de la vie inconsciente, à la certitude irrationnelle, magique d'une autre réalité à laquelle nous appartenons et qui nous fait échapper à nos limites terrestres. Au-delà des apparences multiples, le héros gracquien accède à l'har- monie, à l'Unité de l'inconscient et de la conscience, cons- titue cette synthèse supérieure. Ainsi « la clôture qui sépa- re le rêve de l'état de veille sautera entièrement » (22) :

« le monde se fera rêve, le rêve se fera monde » (23). Dans l'oeuvre gracquienne, c'est « l'épanchement » nervalien « du songe dans la vie réelle » (24). Le songe nocturne, le rêve, cette récréation de l'imagination, et la sensation de rêve éveillé forment un thème aussi constant chez Gracq que chez les romantiques allemands. Dans son attente, le héros gracquien se réfugie alternativement dans l'onirisme et la réalité, tantôt se fuit, tantôt se retrouve.

C'est à la magie de la création poétique que le monde invisible est accessible, c'est par la poésie que l'unité de l'univers, matériel et spirituel, est saisissable ; expression d'une conscience supérieure, totale, « la Poésie (...) est le Réel absolu » écrit Novalis (25). Comme le monde d'Ofter- dingen, l'univers gracquien est « un monde entièrement soluble dans la poésie » (26) où l'attente est incantation,

« sorcellerie évocatoire ». Loin d'être un romancier analyste qui se perd dans des réflexions psychologiques, Gracq est un véritable poète en prose qui puise sa création aux sour-

(20) Ibid., p. 264.

(21) lbid., p. 259.

(22) Julien Gracq, Novalis et Henri d'Ofterdingen, Préférences, p. 259.

(23) Novalis, cité par Julien Gracq, ibid.

(24) Aurélia, p. 256. Dans l'interview du Nouvel Observateur (op.

cit.), Gracq cite Nerval parmi ses écrivains préférés.

(25) Cité par Gracq, Novalis et Henri d'Ofterdingen, Préférences, p. 259.

(26) Julien Gracq, ibid., p. 269.

(18)

ces de l'imagination et du rêve ; « pour l'écrivain », déclare Gracq, « quand on a dit que les choses parlent à l'imagi- nation, on a tout dit » (27).

Ainsi Gracq est-il profondément engagé dans un monde pénétré par cette faculté du possible, l'imagination. Inéluc- tablement, il est fasciné par ce romantisme qui ajoute foi aux pouvoirs irrationnels, par la littérature fantastique.

Dans son univers de l'attente, le fantastique réside surtout dans un climat particulier qui a pour effet de troubler la réalité, climat au sein duquel les incidents les plus banals, le décor le plus ordinaire, prennent valeur de signes. De ce climat, le lecteur comme le héros central a une percep- tion trouble : Dans Un balcon en forêt, autour du guetteur Grange, le monde apparaît « douteux et mal sûr » (28). « Le fantastique est fondé essentiellement sur une hésitation du lecteur — un lecteur qui s'identifie au personnage princi- pal » (23), est fondé sur une perplexité, un doute, une inter- rogation face à une situation ambiguë. Le fantastique fait vivre l'attente dans une angoisse croissante : sa fonction est de créer et d'entretenir le « suspens », caractérisé par la perception incertaine d'un univers où l'invisible est pro- fondément inséré dans le quotidien. Par ce climat, Gracq rappelle son maître avoué Poe (30) qui excelle à tenir ses lecteurs dans un « suspens » impressionnant... L'ambiguïté fantastique est surtout rendue, chez Gracq, par l'emploi systématique d'un procédé d'écriture qui illustre bien d'ail- leurs une ambiguïté essentiellement gracquienne : l'itali- que. « Signal avertisseur » (31), selon le terme gracquien, qui nous met en alerte par son écart par rapport à l'usage, l'italique suggère l'indicible, signifie par connotation, en appelle à un niveau second de lecture. Ce vocabulaire con- noté où la présence épaisse des mots masque la présence incertaine de ce qui n'est pas révélé, nourrit le « suspens ».

Proches du fantastique, l'insolite à caractère bizarre et un merveilleux qui se rattache aux réminiscences des con-

(27) Les yeux bien ouverts, Préférences, p. 68.

(28) B.F., p. 41.

(29) Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, p. 165.

(30) Dans ses Lettrines (p. 38), Gracq reconnaît en Poe un de ses

« véritables intercesseurs et éveilleurs », évoque souvent Poe dans son œuvre romanesque (cf. B.T., p. 19, 130 ; B.F., p. 10...) et dans son œuvre critique.

(31) C.A., Avis au Lecteur, p. 10.

(19)

tes ou des légendes du Moyen Age accusent l'envahissement du réel par l'inconnu, entretiennent le « suspens » et nour- rissent l'attente gracquienne.

L'aLmosphère du roman « noir 2, qui favorise également l'intrusion de l'invisible dans le quotidien, baigne souvent l'univers du guetteur. Gracq écrit, dans son « Avis au Lec- teur », au début du Château d'Argol :

Le répertoire toujours prenant des châteaux branlants, des sons, des lumières, des spectres dans la nuit et des rêves, nous enchantant surtout par sa complète familiarité, et donnant au sentiment du malaise sa virulence indis- pensable, en prévenant d'avance que l'on va trembler, n'a pas semblé pouvoir être laissé de côté sans que fût com- mise une faute de goût des plus grossières. (32) Des constantes du roman noir se retrouvent dans le monde gracquien où les guetteurs sont souvent placés dans l'at- mosphère inquiétante de Walpole, d'Anne Radcliffe, de Maturin ou de Lewis. Le château d'Argol dont la « haute tour » offusque « l'œil de sa masse presque informe » et engendre une « gêne presque insupportable » (33) évoque le château « imposant », créé par Lewis, qui suscite une

« respectueuse horreur » par « ses vieilles tours, à demi ruinées, qui s'élevaient dans les nues et semblaient mena- cer les plaines d'alentour » (34). A côté du château à l'ar- chitecture terrifiante, on distingue encore, parmi les thèmes noirs gracquiens, un anthropomorphisme lié à l'attente. Cet animisme développe chez le guetteur « un obscur malai- se » : « Il semblait bizarrement à Albert que cette forêt dût être animée et que, semblable à une forêt de conte ou de rêve, elle n'eût pas dit son premier mot » (35). Ainsi se trouve établi « un contact d'échange (...) une osmose timide entre le monde 'normal' et l'autre (dont) les romans noirs donnent l'image » (36).

Par contre, nettement défavorable apparaît l'attitude gracquienne par rapport à la démarche symboliste, devant

« la niaise fantasmagorie symbolique 1, (37). Gracq con-

(32) Ibid.

(33) C.A., p. 21.

(34) Le Moine, p. 129.

(35) C.A., pp. 30-31.

(36) Julien Gracq, Lautréamont toujours, Préférences, p. 119.

(37) C.A., Avis au lecteur, p. 10.

(20)

damne une interprétation symbolique de son récit. « Il va sans dire », écrit-il, « qu'il serait trop naïf de considérer sous l'angle symbolique tels objets, actes ou circonstances qui sembleraient dresser à certains carrefours (...) une silhouette toujours malencontreuse de poteau indicateur.

L'explication symbolique étant — en général — un appau- vrissement bouffon de la part envahissante de contingent que recèle toujours la vie réelle ou imaginaire » (38). Le récit gracquien pourrait se lire, comme Gracq lui-même a lu l'ouvrage de Jünger, Sur les falaises de marbre, comme un récit « emblématique », « presque héraldique » (39).

Jünger a réussi à « hanter » l'imagination de Gracq par

« une figure douée à la fois de ce pouvoir de simplification impérieuse et de cette puissante aptitude à représenter élec- tivement qui est celle des images d'un blason » (40). Gracq redécouvre la richesse de l'emblème, son pur langage d'évi- dences visibles distinct du symbole qui s'égare dans le vague de l'à peu près. Le « casque » et la « lance de fer » suspendus en ex-voto, dans la chapelle des Abîmes du bois d'Argol, imposent à Albert leur caractère « exclusivement emblématique » (41) que Gracq reconnaît aux images de Jünger... L'emblématique de Gracq est fondée sur l'analo- gie ; il ne raisonne pas, n'essaye pas de convaincre des lecteurs insensibles à une évidence manifeste, visible, il montre tout simplement « entre l'horloge de fer, la lampe, le tombeau, le casque et la lance » de « dangereux rappro- chements (...) de bizarres rapprochements, et moins ceux de la ressemblance que ceux à tous égards plus singuliers de l'Analogie », ce désordre développant, chez Albert, « une attente impérieuse » (42), celle de la mort.

(38) Ibid., p. 9. Michel Guiomar a relevé cette opinion de Gracq, y a répondu : « il est à peu près certain qu'on ne peut pas com- prendre le roman gracquien (Guiomar avait cité Au Château d'Argol comme une œuvre symbolique) si l'on ne le prend pas aussi sur le plan des symboles. Ce que récuse Gracq, c'est le symbole comme 'poteau indicateur' » (Entretiens sur Le Surréalisme dirigés par F.

Alquié, p. 542). En fait, il y a plusieurs lectures de Gracq dont l'une est symboliste. L'œuvre gracquienne est symbolique surtout par ce qu'elle ne dit pas et par un climat onirique privilégié où le symbo- lisme du songe nocturne est certainement utilisé.

(39) Symbolique d'Ernst Jünger, Préférences, p. 247.

(40) Julien Gracq, Symbolique d'Ernst Jünger, Préférences, pp.

251, 247.

(41) C.A., pp. 107-108.

(42) C.A., pp. 108-109.

(21)

Cette fonction emblématique s'exerce non seulement en- tre les objets et la structure romanesque mais entre lieux, personnages et structure. L'attente de la guerre ou de la mort, thème obsédant des récits gracquiens, l'attente des personnages, se retrouve dans les lieux. « La Route » est le tracé emblématique d'un « chemin d'homme » (43), une

« ligne de vie usée » (44) qui pressent une mort imminente ; la forêt, « debout et immobile comme un homme » (45) est en état d'alerte, guetteur tout autant que Grange ou Aldo.

Il y a parallélisme, communication, relation d'analogie en- tre lieux et personnages. Ainsi, dans cet univers, images, décor, personnages participent dans un accord fondamental, à l'attente

Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité (...) (46).

Allan le dit, « le mot même de correspondance soudain se dublilne. le sens baudelairien reprend sans effort le des- sus » (47).

Chez Gracq, rien n'est gratuit, tout est signifiant. Son récit est un univers de signes héraldiques qui ne cessent de renvoyer à une réalité d'une profondeur insondable, à une révélation lointaine, à un obscur désastre, et préservent continuellement l'ambiguïté gracquienne. L'italique, signe typographique, est un signifiant qui renvoie à un signifié à découvrir. Tout nous invite à remonter vers un au-delà des signes, car « ces signes n'étaient pas donnés, le monde restait sans promesse et sans réponse » (48). « Aucun signe déchiffrable » (49). Pour Gracq, il ne s'agit pas de désigner mais de suggérer : il oriente notre attention moins vers l'identité des signes ou leur essence que vers leur qualité de conductibilité vers ce qui, à travers ces signes, mène à un Evénement, vers cette réserve de futur où tout appro- che mais où rien n'arrive. L'univers de l'attente, ce « monde remué et obscur » (50) est un réseau électrique, « une limaille fine peignée et renouée sans cesse par le passage

(43) Pr., p. 12.

(44) Pr., p. 11.

(45) B.F., p. 163.

(46) Œuvres complètes de Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Corres- pondances, p. 11. (47) B.T., p. 139.

(48) Pr., p. 170.

(49) B.F., p. 198.

(50) B.F., p. 96.

(22)

d'invisibles aimants » (51). Monde où le banal se revêt d'un charme magique, sans perdre pour autant son caractère de quotidien. « Manière de vivre » gracquienne où les person- nages sont « familiers seulement des signes et des présa- ges, n'ayant plus commerce qu'avec quelques grandes incer- titudes nuageuses et catastrophiques comme dans ces tours de guet anciennes qu'on voit au bord de la mer » (52).

Sensibles aux signes avant-coureurs, les héros gracquiens sont des hommes de pressentiment. Leur aventure est une

« chanson de guetteur » (53), selon le goût de Breton.

Pourtant, à la différence de l'attente, chez Breton, atten- te qui est sa propre fin, le guet gracquien porte la certitude d'un événement, est « attente d'un événement » (54). Quoi- qu'il en soit, dans les deux univers, « c'est l'attente qui est magnifique » (55) et le monde de Breton est également une

« forêt d'indices » où l'attention vigilante reconnaît des signes d'analogie qui ont « le pouvoir d'agrandir l'univers, de le faire revenir partiellement sur son opacité » (56).

Comme la démarche de la pensée symboliste, celle de la pensée surréaliste et gracquienne est analogique et non pas logique. A travers les signes d'analogie, s'expriment les correspondances. Breton, Gracq rejettent le principe de causalité, soulignent la présence du mystère sans décrypter les signes. Ils se contentent de présenter les personnages, les faits, les objets, et laissent au lecteur le soin de les inter- préter, négligent le logos discursif au profit des associations libres. Breton écrit :

Je n'ai jamais éprouvé le plaisir intellectuel que sur le plan analogique (...) j'aime éperdument tout ce qui, rom- pant d'aventure le fil de la pensée discursive, part sou- dain en fusées illuminant une vie de relations autrement féconde (...) (57).

A côté des affinités du surréalisme et du symbolisme, on a souvent souligné la filiation qui unit le surréalisme au romantisme allemand, « la reprise à son propre compte,

(51) R.S., p. 292.

(52) B..F, pp. 146-147.

(53) André Breton, L'Amour fou, cité par Gracq in André Breton, p. 131.

(54) Julien Gracq, « Entretien... », in L'Herne, op. cit., p. 214.

(55) André Breton, op. cit.

(56) André Breton, L'Amour fou, pp. 19, 16.

(57) André Breton, Signe ascendant, La clé des champs, p. 112.

(23)

à plus d'un siècle de distance, par le surréalisme, des visées majeures du romantisme allemand » (58). Quel est donc le cogito surréaliste-gracquien dont le romantisme allemand a signifié à l'avance quelques formules-clés ?

Comme les romantiques allemands, Breton croit à la toute puissance du rêve, attribue au rêve une importance aussi grande, sinon plus grande que la réalité : « Pour- quoi », écrit-il, « n'accorderais-je pas au rêve ce que je refuse parfois à la réalité, soit cette valeur de certitude en elle-même (...) (59). De son côté, Gracq écrit avec une nuance de regret : « Le monde énorme du rêve, du rêve endormi et du rêve éveillé, échappe à cette littérature » (60).

Pour Gracq, le roman ne peut se comprendre qu'en tant qu'il est rêve :

Quand il n'est pas songe, et, comme tel, parfaitement éta- bli dans sa vérité, le roman est mensonge (...) et d'autant plus mensonge qu'il cherche à se donner pour image au- thentique de ce qui est. (61)

La pensée de Gracq se refuse à opposer l'imaginaire et le réel. Comme Breton, il croit à « la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de sur- réalité » (62). Ses récits attestent cette coïncidence du réel et du rêve. Un balcon en forêt est commenté ainsi par son auteur :

(Son) climat qui a été la réalité d'une époque, c'est celui où je me plaisais à situer les romans avant, et le trouvant tout fait, je n'ai pas eu besoin de le créer (...). Onirique, il ne l'est que parce que l'époque était une espèce de rêve éveillé. La France de 1939/40 vivait comme si rien n'avait changé (...). Enfin on était en guerre ! et il ne se passait rien. Il y avait un côté tout à fait somnambulique. Tout continuait comme si rien ne s'était passé. C'était une para- lysie, une mise entre parenthèses, qui préludait à on ne savait quoi. C'était vraiment l'attente pure (...). Je crois qu'Un balcon en forêt est très proche de mes autres livres,

(58) Julien Gracq, Novalis et Henri d'Ofterdingen, Préférences, p. 258.

(59) Manifestes du surréalisme, p. 21.

(60) Pourquoi la littérature respire mal, Préférences, p. 100.

(61) Lettrines, p. 80.

(62) Manifestes du surréalisme, p. 21.

(24)

malgré cette apparence réaliste qui est trompeuse, car c'est un roman plus proche du rêve éveillé en fait que du réalisme. (63)

Si, chez Gracq, la balance penche, c'est bien du côté du rêve, de l'irrationnel. Dans ses récits, comme dans l'œuvre de Breton, l'univers réel est doublé d'un monde invisible, est un univers en italique qui, dans une sorte de redon- dance se charge d'un sens complémentaire, qui « évoque », selon le terme gracquien (64) ; italique qui établit une rela- tion entre le perçu et le senti, assume une signification issue d'un possible imaginaire, rend manifeste la « vraie vie absente » ; italique où l'imaginaire enveloppe le réel, dissout son insignifiance opaque, l'imprègne de virtualité, le transcende. Gracq se fait « voyant », « arrive à l'incon- nu ». Sa pensée est une oscillation constante entre le réel et l'imaginaire, entre deux mondes complémentaires. Elle est élimination des antinomies, totalité sans fissure. Breton en donne une définition dans la formule souvent citée :

Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'es- prit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. (65) Dans le domaine de la poésie, c'est de Rimbaud que Gracq et les surréalistes se réclament. Gracq le cite parmi ceux qui l'ont « marqué » : « Il est pour moi le plus extraordi- naire poète », dit-il (66). Dans son ouvrage, André Breton, Gracq écrit :

La marque laissée par l'irruption géniale de Rimbaud dans la poésie française paraît bien consister en effet (...) en ce qu'il a, par rapport à la signification de la poésie, opé- ré un renversement complet de la perspective (...). (67)

« On sait maintenant que la poésie doit mener quelque part », écrit Breton. « C'est sur cette certitude que repose, par exemple, l'intérêt que nous portons à Rimbaud » (68).

(63) « Entretien... », in L'Herne, op. cit., p. 219.

(64) André Breton, p. 149.

(65) Manifestes du surréalisme, p. 76.

(66) « Si on me donnait le Prix Goncourt », in Les Nouvelles Lit- téraires, N° 1265, 29 novembre 1951, p. 1.

(67) p. 116.

(68) Cité par Gracq, in André Breton, p. 119.

(25)

C'est dans le prolongement de Rimbaud, de Breton, que s'insère la conception gracquienne de la poésie. Même si, pour Gracq, la poésie n'est pas « une sollicitation véhé- mente d'avoir à 'changer la vie' (69) même s'il n'a pas l'ambition surréaliste de charger les mots pour les utiliser à changer le monde, son œuvre ayant le caractère d'une magie désintéressée, cependant, comme Rimbaud, Gracq considère « la poésie comme un appel à une manière de vivre » (70), à un mode de sentir, chez les personnages en attente, « invoque » la poésie « comme un pressentiment » et elle devient, chez lui, « le sceau d'une promesse » (71)...

Ainsi Gracq a-t-il retrouvé les lignes de force du sur- réalisme. Pour lui, à vingt-trois ans, le surréalisme a été

« une vraie révélation » (72). Avec admiration, il parle de Breton, un de ses « véritables intercesseurs et éveilleurs » (73), s'attarde sur le pouvoir de « fascination » sur le

« magnétisme » de Breton « surtout en tant qu'écrivain » (74). Cette admiration est d'ailleurs réciproque ; dans un discours sur la « Situation du surréalisme entre les deux guerres », Breton parle de Gracq en termes élogieux, con- sidère Gracq comme l'épanouissement romanesque le plus complet du surréalisme :

(...) pour la première fois, le surréalisme se retourne li- brement sur lui-même pour se confronter avec les grandes expériences sensibles du passé et évaluer tant sous l'an- gle de l'émotion que sous celui de la" clairvoyance, ce qu'a été l'étendue de sa conquête. (75)

Cependant, au surréalisme, si la fidélité de Gracq est fer- vente, elle n'est pas totale. Son style ne rappelle guère

« l'automatisme » surréaliste. Rien moins qu'automatique, rien de plus subtilement concerté que « cette longue phrase ouvragée et scintillante (...) l'une des plus sûres, des plus efficaces, des plus authentiquement signées du moment >

(76).

(69) Ibid., p. 116.

(70) Ibid., p. 118.

(71) Ibid., p. 116.

(72) « Si on me donnait le Prix Goncourt », op. cit.

(73) Lettrines, p. 38.

(74) André Breton, pp. 52, 56.

(75) Discours aux étudiants français de l'Université de Yale, 10 décembre 1942, in La clé des champs, p. 61.

(76) Gaëtan Picon, Panorama de la Nouvelle Littérature Française, p. 140.

(26)

Par le caractère éminemment particulier de son œuvre, Julien Gracq est en dehors, marque une distance par rap- port à la production actuelle. Pour Gracq, « la littérature respire mal » aujourd'hui parce que dans « ces romans étouffants d'où l'air libre et le monde extérieur sont exclus », il n'y a pas ce « mariage (...) indissoluble qui se scelle chaque jour et à chaque minute entre l'homme et le monde qui le porte, et qui fonde (...) la plante humaine.

Il n'y a pas de place pour cette plante humaine dans la littérature de notre temps » (77). Gracq dénonce la « séces- sion (...) par rapport au monde qui l'entoure » de « l'hom- me des romans de Sartre » (78). Dans le nouveau roman, chez Robbe-Grillet où le monde extérieur, fermé à l'homme, est « opacité indérangeable, impénétrable » (79), il con- damne la séparation de l'homme et du monde. S'il est vrai que les récits gracquiens se rattachent au roman moderne où l'histoire racontée a moins d'importance que la création d'un univers, d'une atmosphère, par la primauté d'un cli- mat, par la toute puissance de leur décor, cependant le paysage gracquien est, non pas rendu d'une manière neu- tre, impersonnelle, mais dans une étroite communication avec le guetteur... D'autre part, Gracq demeure quelque peu en marge des nouvelles, des principales tendances du ro- man : problèmes de langage, de technique. A « une enquête sur le roman contemporain », il répond :

Ce que le roman a le devoir d'être ou de ne pas être, les éléments où le romancier a le droit de puiser et les points de vue qu'il doit s'interdire, les sens dont l'usage sera licite pour l'écrivain, le contingentement des adjectifs (...) ce sont des questions qui ne m'obsèdent pas (...). Je m'en tiens modestement, pour ma part, à la revendication de la liberté illmitée (...). (80)

Telle est la « revendication » essentielle à laquelle il de- meure attaché. Liberté d'imaginer, d'écrire, selon son goût et non selon les besoins de l'opportunité. « J'écris », dit- il, « ce que j'ai envie d'écrire, quand j'en ai envie. Je ne me sens porteur d'aucun message à délivrer. Qu'est-ce qu'un écrivain peut souhaiter de mieux que de se sentir

(77) Pourquoi la littérature respire mal, Préférences, p. 101.

(78) Ibid., p. 98.

(79) Ibid., p. 99.

(80) Lettrines, pp. 76-77.

(27)

un peu marginal ? » (81). Quelle que soit la diversité des courants littéraires auxquels il se rattache, il n'en est pas moins demeuré en marge de tous les mouvements.

Libre, Gracq l'est encore dans sa création romanesque de l'attente. Il se refuse à contraindre sa pensée par la démarche traditionnelle de l'analyse. Son personnage-guet- teur atteste son refus de cette notion de caractère totale- ment expliqué selon les règles d'un déterminisme simpliste.

Gracq s'oppose à « l'intraitable manie qui consiste à rame- ner l'inconnu au connu, au classable » (82), s'oppose à la psychologie analytique qui réduit les énigmes au nom de la logique rationnelle. De ses personnages, il défend les zones profondes et s'attache non à parler de leur « conduite », mais de leur « trajectoire » (83). Ils vivent simplement de- vant nous, jamais expliqués, mais seulement présentés.

L'auteur préserve ainsi leur authenticité, leur épargne la

« vivisection peu ragoûtante > de l'analyse psychologique (84). « Un personnage entièrement explicable s'évanouit », écrit Jean-Yves Tadiê (85)... Gracq n'est pas cependant ce que Todorov appelle un narrateur à la vision « du de- hors » qui « en sait moins que n'importe lequel des person- nages » (86). « Non, je ne veux pas dire, comme disent les romanciers, que mes personnages commandent et que je leur obéis », dit-il lui-même à Jean Duché (87). La vision gracquienne est une « vision avec » où le « narrateur en sait autant que les personnages » (88). Au Château d'A rgol est une vision successive ou simultanée avec Albert et Her- minien, les deux personnages principaux, ou encore — mais rarement — avec Heide. Le Rivage des Syrtes et « Le Roi Cophetua » sont menés à la première personne, c'est le personnage principal qui parle, et « La Route » à la première personne du singulier ou du pluriel ; ainsi le pro- cédé est justifié. Un balcon en forêt, « La Presqu'île » (89)

(81) Interview, Le Nouvel Observateur, 5 avril 1967, p. 33.

(82) André Breton, Manifestes du surréalisme, p. 17.

(83) B.T., p. 165.

(84) Julien Gracq, André Breton, p. 11.

(85) Proust et le roman, p. 111.

(86) « Les catégories du récit littéraire », in Communications, n° 8, 1966, pp. 141-142.

(87) Le Figaro littéraire, 1er décembre 1951.

(88) Todorov, op. cit.

(89) Il s'agit ici de la nouvelle de « La Presqu'île » et non du recueil qui a le même titre.

(28)

sont menés à la troisième personne mais toujours suivant la vision d'un même personnage, le personnage principal.

Dans Un Beau Ténébreux, le procédé est plus complexe.

C'est une composition par relais : Gérard, personnage se- condaire, médiateur de Gracq, commence et continue assez longtemps à écrire ; Gregory le relaye, un moment ; Gérard prend ensuite la relève pour être enfin remplacé par un narrateur anonyme. Mais le récit est toujours mené dans l'aspect narrateur = personnage, dans l'aspect de la « vi- sion avec ».

Rien n'est plus éloigné des préoccupations de Gracq que le souci de composition ou de technique. Son récit de l'at- tente est « tout jalonné d'impasses inattendues », soumis à « l'influx de champs magnétiques à mesure déchargés » (90). Gracq échappe à la main artificielle de la critique qui vise à l'unité. Ainsi notre critique ne peut être que partielle, hypothétique. Pour retrouver l'organisation de l'attente, il a fallu en épouser le déploiement des perspectives, suivre le mouvement d'une forme « déferlante » (91). Cette cri- tique est plutôt de l'ordre d'un parcours, d'un contact im- médiat avec le récit... On ne peut qu'être frappé par l'am- pleur du Vide qui caractérise, dès le début du récit grac- quien, l'atmosphère où le guetteur est situé. Vacuité désa- grégeante de l'être, en communication avec un manque dans le temps et un vide spatial, telle est la situation ini- tiale du guetteur gracquien. Son attente procèdera de

« rien » à « quelque chose » et il aura pour objectif de

« broder 'quelque chose' sur le canevas du 'rien' », comme dit Bergson (92), de combler un vide, cadre et tapisserie dé son aventure. Les relations du Vide et de l'Attente évo- quent inéluctablement le monde de Dino Buzzati qu'on a si souvent rapproché de l'univers de Julien Gracq. Pour- tant si Le désert des Tartares et le récit gracquien s'appa- rentent par les thèmes du vide et du guet, ils divergent essentiellement dans leur optique. Ayant reconnu une même vacuité, les héros principaux des deux écrivains réagissent différemment. Alors que, chez Buzzati, Drogo se fige dans une attente anesthésique, une paralysie définitive, et accuse une existence vaine, absurde, chez Gracq, le personnage

(90) Julien Gracq, Lettrines, p. 29.

(91) Terme gracquien, cf. André Breton, p. 157.

(92) L'existence et le néant, L'Evolution créatrice, p. 297.

(29)

principal tendra passionnément à remplir le vide par une attente revitalisante, dans un accord exaltant avec le Temps et l'Espace.

Surgie dans le vide, l'Attente gracquienne s'y déploie largement. Thème capital du récit gracquien. La trame, l'affabulation romanesques sont des moyens pour souligner cette attente démesurée. Du point de vue de la réalité con- ventionnelle, au cours du récit : « Il n'arrive pas de choses singulières. Il n'arrive rien » (93). Rêve presque réalisé du

« roman sur rien ». Le récit est soutenu par une atmos- phère, nourri presque exclusivement par le « climat » de l'attente... « Attente interminable » (94), qui ne finit que pour recommencer, dans une phrase fertile en « rebondis- sements », jamais « calculée en vue de (...) sa résolution finale » (95) qui évoque la démarche kantienne évoquée par Gracq (96), « une finalité sans représentation de fin ». Dans cet univers, l'orage qui se prépare compte plus que son déchaînement (97) ; ainsi « Le Rivage des Syrtes », jus- qu'au dernier chapitre, marchait au canon vers une bataille navale qui ne fut jamais livrée » (98). Le critère de l'atten- te gracquienne n'est pas l'achèvement mais son développe- ment à travers le récit. Dans sa démarche créatrice, Gracq, et il le dit lui-même, avance « sans guère de plan, à l'aven- ture (...) vers quelque chose » (99). Comprendre l'attente gracquienne, c'est déployer ses perspectives, ses multiples valences : c'est voir comment elle s'étire, tantôt dans l'ex- tase ou la plénitude, tantôt dans l'inquiétude ou l'angoisse, tantôt dans l'espoir ou le désir. Ces constituants multiples, contradictoires, ces « grandes lignes de force » (100) de l'attente se distribuent, à travers le récit, sans aucune hié- rarchie ou rapport de causalité, dans une juxtaposition d'éléments qui affirment dans leur contiguïté leur rapport intime. Cependant, leur itinéraire hasardeux dont le but constamment se dérobe, est sans cesse tendu vers un Evé- nement : « un magnétisme secret m'orientait par rapport

(93) R.S., p. 46.

(94) C.A., p. 137.

(95) Julien Gracq, André Breton, pp. 147, 158.

(9fi) C.A., p. 103.

(97) Cf, C.A., p. 123.

(98) Julien Gracq, Lettrines, pp. 28-29.

(99) Interview. « Si on me donnait le Prix Goncourt », Les Nou- velles Littéraires, n° 1265, 29 novembre 1951, p. I.

(100) R.S., p. 292.

(30)

à la bonne direction », dit Aldo (101). Structure en spirale, cercles qui cheminent à travers la trame du récit « en s'élargissant sans cesse » (102) pour aboutir à l'orbe gran- diose de l'Evénement.

On peut « ressentir » ce « monde » gracquien « comme ce carré d'hiéroglyphes d'un problème d'échecs où un mé- canisme secret est enseveli » (103), où le problème est une position présentant une énigme à résoudre ; le jeu des pos- sibles se restreint au fur et à mesure que le jeu d'échecs avance, « dans une progression lente, une attente indéfi- niment prolongée » (104), vers « un but qui se précise à mesure que j'en approche », écrit Gracq (105), où le pro- blème ne peut avoir qu'une solution, où « l'échec et mat » met fin à la partie. Dans les récits gracquiens, c'est l'im- pression continue d'une énigme dont on « brûle » (106) de déchiffrer la révélation. Avec un art consommé, Gracq applique le procédé du retardement, avec une phrase « faite pour tenir à travers ses méandres l'attention en suspens et en incertitude » (107), avec la participation des mots en italique, points de repère dans la quête de la révélation.

« Il s'agit d'un monde suspendu, aux apparences brouillées, dont l'existence même, l'armature, à y regarder de près, ne tient qu'à la révélation qui s'y embusque » (108). Dans cet univers, Gracq crée un « suspens », « un climat (...) de l'attente » :

Pour moi, le climat dans le livre, c'est beaucoup plus im- portant que les détails matériels. S'il peut avoir une unité je pense que c'est au climat que nous le devons. (109)

(101) R.S., p. 69.

(102) B.T., p. 65.

(103) B.T., p. 68.

(104) « (...) il y a toujours, en effet, dans chacun de mes livres, une progression lente, une attente indéfiniment prolongée » : Julien Gracq. Interview, Les Nouvelles Littéraires, n° 1265, 29 novembre 1951, p. I.

(105) Réponse à une question sur le travail de son récit. Inter- view in Robert Poulet, Aveux spontanés, p. 116.

(106) B.T., p. 70.

(107) André Breton, p. 147. Dans son admirable essai sur Breton, les mots que Gracq utilise pour décrire l'art de son ami pourraient bien définir sa propre écriture, ce qui n'implique pas une identité mais une ressemblance.

(108) B.T., p. 69.

(109) Entretien..., L'Herne, op. cit., pp. 214, 218.

(31)

Maintenant, pour la clarté de notre propos, il est néces- saire de dire brièvement comment nous nous proposons d'étudier l'Attente dans l'œuvre romanesque de Julien Gracq. Ce projet considère l'attente, dans une interaction du plan formel et du plan sémantique, comme une totalité forme-sens, car, comme l'écrit Jean Rousset, « l'art réside dans cette solidarité d'un univers mental et d'une construc- tion sensible, d'une vision et d'une forme » (110). Le pre- mier chapitre se consacre à une attente motivée par un manque, développée dans une intercommunication des guetteurs, et qui polarise une série de thèmes, de motifs mineurs qui viennent l'amplifier. Le deuxième chapitre analyse cette attente dans ses rapports avec le Temps et le troisième chapitre l'étudié dans ses relations avec l'Espace.

(110) Forme et Signification, p. I.

(32)

PREMIER CHAPITRE

LE PERSONNAGE ET SON ATTENTE

Il ne faudrait qu'attendre (u.) Seulement attendre.

La Presqu'île, p. 171.

(33)

ACHEVÉ D'IMPRIMER SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE COMMERCIALE DE

L'ÉVEIL DE LA HAUTE-LOIRE AU PUY-EN. VELAY - 43 DÉPÔT LÉGAL : 4' TRIMESTRE 1979

(34)

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

Couverture :

Conception graphique ‒ Manon Lemaux Typographie ‒ Linux Libertine & Biolinum, Licence OFL

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la Sofia

‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.

Références

Documents relatifs

Il allongea le bras pour atteindre sur la tablette de bord la carte routière, l’arrêta un moment désorienté, explorant machinalement du bout des doigts, au

which can be used in order to solve a given problem but whose existence owes nothing to the context in which it arises. This second case corresponds to the identification of

La composante cinétique et ses variables seront mises en relation avec deux pratiques formelles récurrentes : l’emploi de l’italique mais aussi du double tiret, aptes à satisfaire

6 Cet ailleurs omniprésent mais inaccessible est constamment illustré dans des récits comme Au château d’Argol, Le rivage des Syrtes ou Les eaux étroites (plus

If this is the case, the robots create a new pattern ˜ F from F where they remove the multiplicity, and add around each point p of multiplicity m, m − 1 points really close to p,

À d’autres moments, la référence latente nous paraît encore hanter l’imaginaire de la forêt gracquienne, comme dans ce passage évoquant la marche matinale de Grange pour

Rien n’a bougé ici ; les siècles y glissent sans trace et sans signification comme l’ombre des nuages : bien plus que la marque d’une haute légende, ce qui envoûte

ﻯﺭﻴ " ﻥﺍﺭﻫﺯ ﺩﻤﺎﺤ " ﻭﻫ ﺎﻤﻜ ﻥﺎﺴﻨﻹﺍ ﺔﻴﻤﻭﻨﻭﻴﺯﻴﻓ ﻊﻤ ﻕﻓﺍﻭﺘﺘ ﻻ ﻲﺘﻟﺍ ﺔﻴﻤﻴﻅﻨﺘﻟﺍ لﻤﺍﻭﻌﻟﺍ ﻥﺃ ﻕﻓﺍﻭﺘﻟﺍ ﻰﻠﻋ ﺓﺭﺩﻘﻟﺍ ﻡﺩﻋ ﻲﻓ لﺜﻤﺘﺘ ﺔﻴﺴﻔﻨ ﺕﺎﺴﺎﻜﻌﻨﺍ ﺎﻬﻨﻋ