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« Mettre en scène les coulisses. Le “secret” comme ressource et comme rhétorique journalistique »

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Nicolas Kaciaf

Doctorant en science politique / Université Paris I – CRPS

Article publié dans WUILLEME Tanguy (dir.), Autour des secrets, Paris, L’Harmattan, 2004, pp.

203-220.

Mettre en scène les coulisses : le “secret” comme ressource et comme rhétorique journalistique.

« Il n’y a pas d’autres postes plus enviables que celui de journaliste politique quand on a le théâtre dans le sang. (…) Je trouve que c’est un acte démocratique que de raconter les coulisses, mais de bien les raconter et en même temps essayer de décrypter la scène. (…) Enfin bon, peut-être c’est vrai que [les hommes politiques] manquent parfois de talent, mais les journalistes aussi. Il faudrait que les journalistes leur donnent un peu de leur talent, qu’on se remette à raconter des histoires. Il y a du romanesque à insuffler sur les personnages. Moi, je suis pour la politique – roman. »

(Nicolas Domenach, chef du service politique de Marianne, entretien n°7, 16/11/2001).

Les journalistes politiques ont souvent ambitionné, à travers différents ouvrages, de divulguer la face cachée de l’activité politique, déplaçant le regard de la scène, institutionnelle, électorale ou médiatique, vers ses coulisses1. Depuis plusieurs décennies, ce genre éditorial a trouvé un nouvel essor. De l’Histoire secrète d’une élection que Pierre Sainderichin et Joseph Poli publient en 1966 à L’Histoire secrète du Front National de Renaud Dély (1999), s’est développée une littérature à travers laquelle peuvent être analysées certaines caractéristiques du journalisme politique, et notamment les conceptions du métier qui se sont imposées depuis les années 1960.

Nous nous interrogeons en effet sur ce qui, dans ces ouvrages, constitue un “secret politique”. Cette recherche envisage donc le secret non pas comme “fait social” ou comme

“forme sociologique” mais comme une catégorie journalistique de construction et de présentation des faits. La réflexion s’orientera autour de trois questions : (1) Quelles dimensions de l’activité politique ces journalistes se sont-ils efforcés de rendre visible ? (2) Quelles pratiques et compétences professionnelles illustre ce souci de divulgation ? (3) Quelles rhétoriques utilisent-ils pour rendre compte de la compétition politique ? A travers le

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dévoilement de ces “secrets”, ce sont ainsi des manières d’écrire le pouvoir qui sont révélées et qui témoignent des rôles que ces journalistes cherchent à investir.

Pour constituer notre corpus d’ouvrages, nous avons recensé près de trois cents journalistes, membres des services politiques de différentes entreprises de presse, écrite et audiovisuelle, entre 1958 et 20002. A partir du recueil de l’ensemble de leurs publications, obtenu grâce au fichier de la B.N.F., nous avons retenus celles dont l’intitulé évoque le secret, et plus largement la thématique du dévoilement (les coulisses, les histoires indiscrètes, l’omertà, etc.), soit un corpus de vingt livres dont treize relèvent du journalisme politique proprement dit. En effet, afin de comparer différentes conceptions du “secret”, nous avons choisi de conserver les ouvrages rédigés alors que leurs auteurs n’étaient plus ou pas encore membres d’un service politique3.

Certes, la perspective de divulguer les “secrets” de l’activité politique est un argument éditorial séduisant, censé susciter la curiosité du lecteur4. Le titre ne préjuge donc pas nécessairement du contenu de ces ouvrages et répond à des logiques commerciales propres au marché de l’édition. Par ailleurs, ce travail pourrait avoir une dimension tautologique dans la mesure où divulguer des informations jusqu’ici inconnues du public est au fondement même de la démarche journalistique. Toutefois l’objectif de cette recherche est justement de déterminer si, à travers les décennies, ces ouvrages constituent un genre aux caractéristiques communes et distinct d’autres modes de traitement journalistique.

1. Le dévoilement des coulisses de la compétition politique

En s’interrogeant sur le contenu des secrets divulgués et sur les justifications apportées à ce dévoilement, il est possible de déterminer comment ces journalistes construisent leur identité professionnelle au regard de spécialités journalistiques voisines.

A la différence de certains confrères, les journalistes politiques contemporains ne prétendent généralement révéler ni les actes déviants, délibérément cachés et dont « la publicisation est susceptible de déclencher la réprobation »5, ni les informations jusqu’ici protégées par le “secret d’Etat”. Ce souci de dévoilement des “scandales politiques” est généralement investi par les journalistes des services Police / Justice ou des services Investigation créés, pour la plupart, dans les années 1980. A travers préfaces ou conclusions, ils n’hésitent généralement pas à emprunter un registre civique pour justifier leurs démarches.

Ainsi Gilles Gaetner et Roland Paringaux introduisent-ils leur ouvrage : « Cela dit, il n’est pas interdit à la presse de contribuer, elle aussi, avec ses moyens et conformément au rôle qui est le

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sien dans une société démocratique, à la manifestation de la vérité. » (Gaetner, Paringaux, 1994, p. 4).

Les journalistes politiques qui figurent dans notre corpus n’ont pas non plus orienté leurs enquêtes sur les politiques menées par les gouvernants. Ce type d’ouvrages qui entraînent le lecteur dans les coulisses des cabinets ministériels, des lobbies ou des élites administratives est ici le fait de rubricards spécialisés autour d’un secteur d’action publique et rattachés le plus souvent aux services Economie ou Société6. Les justifications affichées peuvent d’ailleurs diverger : « autopsie sans pitié de l’exercice du pouvoir » (Quatrepoint, Le Boucher, Mauduit, 1986, quatrième de couverture) qui autorise les auteurs à l’expression de jugements quant à la pertinence des politiques publiques, ou bien souci de dévoiler « la manière dont les décisions engageant l’avenir du pays furent prises par une poignée d’hommes souvent peu connus du grand public », au nom d’un « choix bien trop important pour qu’on laisse nos élites arbitrer à notre place. » (Aeschiman, Riché, 1996, quatrième de couverture).

C’est donc autour d’autres objets et à travers d’autres perspectives que les journalistes politiques ont orienté leurs discours. La majeure partie des treize ouvrages relevant explicitement de cette spécialité relatent la conquête de trophées politiques, compétition au sein des partis (N=2)7 ou, plus fréquemment, compétition sur la scène électorale (N=8)8. “Les secrets”, ce sont alors les alliances nouées à huis-clos, l’élaboration des stratégies d’images, les conflits au sein des équipes partisanes, les moments d’intimité des candidats, leurs motivations

“réelles”, leurs états d’âme, etc., tenus hors de la scène institutionnelle et qui n’ont jusqu’ici pas été médiatisés. Mais divulguer des “secrets” politiques ce peut être aussi restituer les confidences des “Princes” (N=3), sous la forme de carnets secrets qui montrent la « face cachée » des « grands fauves politiques » (Pierre-Brossolette, p. 8)9.

Le contenu de ces ouvrages se présente donc comme le produit et le révélateur de la division du travail journalistique et du rubricage à l’intérieur même des services politiques.

Tandis que certains confrères décrivent les coulisses du pouvoir politique afin de relater les transgressions cachées10 ou les invisibles processus d’élaboration de politiques publiques, les journalistes politiques se posent plutôt en spécialistes de la lutte menées par les professionnels de la politique au niveau national11.

Ces ouvrages témoignent également d’évolutions historiques dans le traitement journalistique de la politique. Ainsi, les deux livres les plus anciens de notre corpus – Les Secrets du ballottage (Kahn, Derogy, 1966), Histoire secrète d’une élection (Sainderichin, Poli,

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1966) – abordent-ils l’élection présidentielle de 1965, en relatant ses « aspects méconnus ou mal connus ». 1965 : le contexte est significatif. La première élection présidentielle au suffrage universel direct, scrutin national, personnalisé, a bipolarisé l’espace politique et révélé une forte opposition à un général de Gaulle suspicieux vis-à-vis de la presse12. Par ailleurs, la Ve République naissante marque le déclin du Parlement comme lieu central des transactions politiques, tandis que se renforce le poids de l’exécutif et des formations partisanes13. Parallèlement la télévision se diffuse dans le pays. Elle élargit la scène politique et transforme la visibilité de l’affrontement. Ces ouvrages ont pu alors rendre public ce que la télévision, ainsi que la plupart des autres médias, ont laissé dans l’ombre. Ils ont adopté des lectures de la campagne encore peu présentes dans la presse quotidienne ou hebdomadaire, même si la transformation de L’Express en newsmagazine, marquant le déclin de son engagement éditorial, a participé à l’apparition de nouvelles postures journalistiques.

Au cours des deux décennies suivantes, l’affrontement idéologique demeure vif et la perspective de l’alternance – mieux : d’une alternative – devient crédible. Cela freine le processus d’autonomisation des entreprises de presse à l’égard du champ politique et continue de favoriser des rhétoriques engagées qui, en tout cas, prennent les oppositions doctrinales au sérieux. Il faut, dès lors, attendre le milieu des années 1980 et surtout les années 1990 pour que se généralisent des ouvrages qui placent le journaliste comme observateur “neutre” des coulisses de l’activité politique et qui témoignent de nouvelles croyances quant aux attentes du public. Figurent ainsi dans notre corpus neuf ouvrages rédigés entre 1995 et 2000, alors que seulement quatre sont issus des décennies 1960, 1970 et 1980.

Mais pourquoi ouvrir les coulisses au public ? Au nom de quelles valeurs justifient-ils cette divulgation des “secrets” politiques ?

Dans la plupart des ouvrages étudiés, ces justifications – à la fois argument commercial et moyen d’investir des rôles sociaux valorisés – sont rarement explicites. Au-delà du plaisir ludique que le récit de ces luttes est censé procurer, l’intention avouée dans les préfaces ou quatrièmes de couverture est essentiellement informative et pédagogique : « Relater les péripéties significatives qui forment la trame de cette grande Histoire » (Sainderichin, Poli, 1966), « Eclairer vingt ans d’histoire, riches en rebondissements. » (Pierre-Brossolette, 1996),

« Comprendre les enjeux et les hommes qui compteront demain. » (Bacqué et Saverot, 1995).

Ces journalistes s’affichent en tout cas rarement en dénonciateurs des pratiques politiques14 et, presque nulle part, ne sont invoquées les éventuelles vertus démocratiques de leurs ouvrages.

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L’introduction de Laurent Joffrin à l’Histoire secrète de la dissolution (service politique de Libération, 1997) fait cependant figure d’exception. Il affirme ainsi : « Contrairement à ce qu’un cliché laisse entendre, à jeter une lumière crue sur les acteurs et leurs intrigues, on n’éclaire pas seulement les combinaisons et les coups bas. On donne la vraie mesure de ce qu’est le combat politique en France. » (p. 46). Pour cela, il fournit trois arguments qui lui permettent de se soustraire aux accusations de “trivialisation” du jeu politique. Tout d’abord, à travers son récit, le journaliste « démystifie » (p. 46), c’est-à-dire qu’il débusque, derrière les explications officielles, les stratégies d’alliances et d’image des acteurs. Ensuite ce compte- rendu des “dessous du jeu” lui permet de dégager les enseignements principaux de l’affrontement : « Très souvent en politique, et même dans l’Histoire, ce sont les petites phrases qui en disent le plus long. “L’Etat, c’est moi”, (…) ou encore “Je fais la guerre”, de Clemenceau, décrivent mieux l’organisation d’un pouvoir que les plus pesants traités de science politique. (…) S’asseoir à la table du Conseil des ministres, au comité directeur d’un parti ou dans un restaurant discret de la rive gauche propice aux confidences, ce n’est pas seulement mettre en scène un récit pour le rendre vivant. C’est pénétrer au cœur du drame pour le comprendre. Vive l’anecdote ! » (p. 48). Enfin, ce récit offre une morale au lecteur : « Et cette histoire d’ambition, avec un peu de Nietzsche et beaucoup de Talleyrand, porte finalement une salutaire leçon. C’est pour avoir trop menti que Chirac s’est pris les pieds dans le tapis. (…) Cette histoire secrète et cynique a donc une morale. C’est le propre des bons romans. » (p. 49)15.

Si ces journalistes ne justifient jamais leur désir de dévoilement par une identité de

“contre-pouvoir”, ils n’adoptent pas non plus une conception accusatoire du secret16 ni ne revendiquent une plus grande transparence de la part des acteurs politiques. Ils se satisfont d’autant mieux du “secret” que la capacité à détenir des informations confidentielles leur permet de se distinguer et de témoigner de leur compétence.

2. « Des observateurs politiques éprouvés » : Le “secret” comme ressource professionnelle

Même si ce prestige semble désormais atténué, le journalisme politique fonde une partie de sa noblesse dans la profession par la fréquentation des plus hauts dirigeants politiques. Secteur souvent stratégique pour de nombreuses entreprises de presse, cette

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spécialité rend compte « d’une activité présumée capable de peser sur la vie des sociétés. »17 Ces journalistes se distinguent en outre par la fréquence des interactions avec leurs sources, par la densité des liens qui se nouent, qu’ils soient d’ordre professionnel ou domestique. Le

“bon” journaliste, celui qui est reconnu comme tel par ses pairs à une période et dans un segment de presse donnés, se définit ici par sa capacité à disposer d’informations inédites, de

“scoops” qui permettent de divulguer et d’analyser la justesse des coups échangés par les acteurs politiques.

Un “secret”, est-ce alors ce qui est connu des journalistes, par observation ou par confidences, mais qui n’est pas encore médiatisé18, ou ce qui n’est connu que des acteurs politiques et qui justifie l’enquête journalistique ?

Les auteurs se présentent parfois comme les témoins directs des scènes qu’ils décrivent.

Néanmoins la plupart d’entre eux affirme opérer des reconstructions des réunions à huis clos ou des moments d’intimité des acteurs politiques, à partir des confidences, plus ou moins intéressées, des participants ou des spectateurs de ces scènes : « Nous avons entendu ses proches reconstruire, un peu plus tard, le passé. Plusieurs d’entre eux, amis ou ennemis de Chirac, ont bien voulu nous consacrer de longs entretiens, tout spécialement pour cette enquête. » (Bacquée, Saverot, 1995, remerciements). Ces conversations sont parfois explicitement référencées, à l’aide de notes de bas de page (Cotta, 1995 ; Dely, 1999) ou de remerciements qui citent les principaux interlocuteurs des journalistes (Bacquée, Saverot, 1995 ; Cotta, 1995). En effet, ces ouvrages sont le produit des transactions entre hommes politiques et journalistes, donc d’une certaine forme de rapport de confiance mais également de rapport de force, les uns s’efforçant de recueillir le maximum d’informations, de confidences, les autres s’efforçant d’instrumentaliser les journalistes pour satisfaire leurs stratégies de positionnement19. La divulgation de confidences s’opère lors d’interactions partiellement codifiées, notamment par la règle du off ou la garantie de l’anonymat, règles dont la transgression est susceptible d’entraîner des sanctions ultérieures. Les journalistes fondent une partie de leur crédibilité vis-à-vis de leurs sources par leur capacité à “garder pour eux” certaines informations. Cela explique que ces supposés “secrets” sont divulgués dans ces ouvrages, une fois advenu le dénouement de l’intrigue, électorale ou biographique. Ainsi se justifie Sylvie Pierre-Brosolette : « J’ai estimé que l’on pouvait dévoiler quelques scènes de l’envers du décor, maintenant que, pour la plupart des acteurs, la pièce est finie. » (1996, p. 10).

De la même manière, Renaud Dely, journaliste à Libération, publie son Histoire secrète du Front National (1999), une fois la scission officialisée et surtout une fois qu’il a quitté le suivi

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quotidien du F.N. pour désormais couvrir le Parti socialiste. Il se sert donc du livre pour

« balancer » un certain nombre d’informations qu’il avait gardées (Entretien n°5, 09/11/2001).

Aussi, par ces dévoilements différés, par cet arbitrage autour de l’indicible, ces journalistes participent-ils à la délimitation des frontières du secret.

De la même manière, à travers le processus d’élaboration de ces ouvrages, peut être mis en évidence un espace intermédiaire entre sphères privé et publique, un espace où journalistes et acteurs politiques se trouvent en co-présence : déjeuners, voyages en train ou en avion, discussions dans les “couloirs” des institutions ou des meetings, autant de situations qui deviennent parfois dignes d’être rapportées (newsworthy). Dans les ouvrages de notre corpus, certaines de ces scènes sont rendues publiques non seulement pour référencer le lieu et le moment des “confidences” obtenues mais également pour les inscrire dans la trame du récit des coulisses, qu’il s’agisse d’une anecdote ou d’un épisode significatif20. Il ne s’agit évidemment pas là de situations publiques, codifiées, où les acteurs obéissent à des

« impératifs de distanciation » (C. Lemieux). Au contraire, le “relâchement” partiel de l’homme politique définit ces moments de semi-intimité dont nos ouvrages rendent parfois compte.

Mais il ne s’agit pas pour autant d’interactions privées car les rôles respectifs des acteurs (politiques ou journalistiques) demeurent définis. Des stratégies de “dissimulation” /

“dévoilement partiel et intéressé” sont mises en place et subsiste toujours la possibilité pour les journalistes de rendre ces informations publiques.

Le journaliste politique se trouve donc dans une position charnière, à la fois profane et initié. Il ne peut dévoiler de “secrets” que s’il y a des acteurs qui sont prêts à lui en faire part (y a-t-il là encore secret ?) et que si la divulgation ne risque pas de le “griller” vis-à-vis de ses sources. Il n’en demeure pas moins que cette catégorie du “secret” lui permet de faire la preuve de son excellence professionnelle, soit qu’il ait pu arracher une information, soit qu’il ait témoigné de sa présence dans l’entourage des dirigeants politiques. Pourtant, bien qu’ils n’aient pas eux-mêmes vécu certaines des scènes qu’ils décrivent, les auteurs adoptent presque tous des postures de narrateurs, présents au côté des acteurs politiques. La restitution de ces

“secrets” s’effectue ainsi dans des manières d’écrire le pouvoir répandues chez les journalistes politiques contemporains.

3. « Un roman mais un roman vrai » : le “secret” comme rhétorique

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Les ouvrages de notre corpus proposent deux registres dans l’exposition narrative. Certains fournissent les indices de l’enquête “en train de se faire”, en “sourçant” les informations, en utilisant diverses formulations qui témoignent de la présence du journaliste en tant qu’observateur ou intervieweur. D’autres adoptent une posture de narrateur omniscient qui efface non seulement les

“indices d’énonciation” mais également les indices du recueil d’information. Cette position de narrateur omniscient amène, par exemple, une accumulation de détails pour rendre le récit vraisemblable et attractif21. Cet effet de « vérisme » est particulièrement saillant chez ces deux journalistes de L’Express, Jacques Derogy et Jean-François Kahn. Le décor est chez eux un élément essentiel du récit : « Une longue table ovale trône au milieu du grand salon de M.

Jacques Duhamel, député du Jura. L’appartement situé au 6 de l’avenue Raymond-Poincaré est plus que confortable. Des tonneaux modernes garnissent les murs, de hautes fenêtres donnent sur l’avenue, l’accueil est agréable, un peu compassé. Whisky et viande froide ont été préparés par un traiteur le matin. Mme Duhamel n’est pas là et la bonne a obtenu un congé. On est entre hommes. Deux domestiques fort stylés doivent faire passer des sandwiches-club et les assiettes anglaises. S’il le faut, M. Duhamel donnera très démocratiquement un coup de main. » (Derogy, Kahn, 1996, p. 33). Plus ironiques, les journalistes du service politique de Libération proposent, quant à eux, la description suivante : « Depuis le 20 décembre, Jacques Chirac a pris ses quartiers d’hiver dans l’un des sept appartements du relais château de Michel Guérard, l’inventeur de la cuisine minceur, trois étoiles au Michelin. Salade baroque aux crevettes grillées, turbot au lard, caneton à la broche et au jus d’orange. Lui craque pour la dorade cuite sur un lit de champignons, d’oignons et de tomates, mais, devant sa bière, dans cette salle à manger où il descend prendre ses repas en tête à tête avec Bernadette, son épouse, il rêve au Japon où il aurait voulu s’évader. » (Libération, 1997, p. 51).

Cet extrait illustre une autre caractéristique de ces ouvrages : l’intérêt porté à la personnalité des personnages, leurs caractères, leurs attitudes, leurs émotions. Michèle Cotta brosse ainsi les portraits croisés de Jacques Chirac et Edouard Balladur : « L’un est grand, gauche, parfois pataud ; l’autre est rond, félin, précautionneux. L’un aime les plats cuisinés et la cuisine terrienne. L’autre surveille ses menus, équilibre les calories : un plat, un dessert, c’est l’ordinaire qu’il impose à tous ses convives. L’un rit, s’emporte ; l’autre n’élève jamais la voix et préfère l’humour british à la franche rigolade. » (Cotta, 1995, p. 11) Omniscient, le narrateur peut pénétrer leur intimité et relater leurs sentiments. Ainsi, à propos de Charles de Gaulle :

« Après sa conférence de presse du 9 septembre 1965, le chef de l’Etat est, de nouveau, hanté par les années qui lui restent à vivre. Ses anniversaires – en novembre – ne sont plus motifs à réjouissance, mais occasions de méditations moroses. Le “naufrage de la vieillesse” l’obsède. »

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(Sainderichin, Poli, 1966, p. 23). La psychologie et les passions de l’acteur politique se présentent alors comme les facteurs explicatifs principaux des événements : « Bien entendu, l’Histoire ne se déroule pas au-dessus des hommes et sans eux. Ils en sont à la fois les acteurs et les forgerons. Jacques Chirac est donc l’auteur et le responsable de cet incroyable cataclysme. Sa personnalité est au centre des événements qu’il a lui-même provoqués alors que les Français ne lui demandaient strictement rien. » (Jeambar, 1997, p. 11)22. Or, puisqu’il s’agit de narrer l’affrontement tel un “feuilleton”23, du point de vue de ses “héros”, les intrigues retenues les isolent de leur environnement direct ou indirect. Institutions publiques, groupes sociaux, lobbies, conjoncture économique, etc., ne figurent généralement qu’à la marge de ces histoires24.

Ecrire la politique sous la forme du récit des coulisses, c’est donc la concevoir essentiellement comme un jeu, dans son triple aspect ludique, stratégique et théâtral25. Elle apparaît comme un monde clos, totalement autonome, où le citoyen n’est que le spectateur d’une compétition entre “grands fauves”, dont les enjeux ne sont souvent traduits que sous forme de rivalités individuelles. Il ne s’agit cependant pas de contester la forte autonomie du champ politique, d’exagérer les divergences idéologiques entre les principaux “partis de gouvernement”, de nier que l’intérêt pour le pouvoir est un motif d’engagement fondamental.

Cette perspective apparaît toutefois restrictive lorsque tous les actes et les événements rapportés sont interprétés sous ce seul “cadre” narratif.

Recueillant leurs informations avant tout par le contact direct avec leurs sources plutôt que par l’étude de “dossiers” spécialisés, plongés dans un univers politique pacifié qui se définit avant tout comme univers de discours, ces journalistes politiques accordent, logiquement, beaucoup d’attention aux jeux d’acteurs dont ils sont les témoins quotidiennement, que ces actions s’expriment publiquement ou dans les coulisses. L’intérêt pour les “dessous du jeu” et leur divulgation sous forme narrative se présentent par ailleurs comme une réponse des journalistes à certaines exigences sociales et professionnelles : désenchantement et désintérêt supposé du public pour la politique, croyance en la perte d’emprise du politique sur la société, développement d’impératifs commerciaux au sein même des services politiques (logique du scoop, styles d’écriture plus “légers”, développement de l’infotainment, etc.), illégitimité des postures de courtisan, de partisan ou de relais des stratégies de communication26. Au contraire, il convient de s’afficher comme un professionnel “honnête” dans son traitement et talentueux dans l’écriture, donnant des gages de sa compétence à décoder les “coups” et à mettre en scène l’affrontement.

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Au-delà de ces ouvrages, le récit s’est diffusé dans la presse comme mode d’écriture de la politique. Issu principalement des newsmagazines, et notamment du nouvel Express de 1964, il s’est progressivement imposé dans la presse quotidienne. En 1981, Libération a ainsi intégré à son service Politique Françoise Berger qui couvrait jusqu’ici les faits divers au Monde :

« J’ai découvert le monde politique comme un monde de comédie à l’époque. Je me suis amusée comme une folle. (…) Parce que j’ai fait de la politique comme j’avais fait des faits divers. C’est une façon de plutôt raconter les choses, raconter des gens. » (Entretien n°11, 30/11/2001)27. De la même manière, Pascale Robert-Diard, du Monde, explique l’apparition et le développement de ce style d’écriture dans les pages “politique” de son quotidien au cours des années 1990 : « Je pense qu’on a été aussi une génération qui était d’abord beaucoup moins engagée, enfin qui n’avait peut-être pas le même passé politique que ses prédécesseurs, qui était moins respectueuse de la politique. Et donc on ne respectait pas les hommes politiques.

Quand je dis : “je les adore” parce que j’aime bien les observer comme j’observe un zoo, je ne me sens pas respectueuse. (…) Et je crois qu’il y a eu une relation du coup aussi beaucoup plus distanciée au meilleur sens du mot. Parce que je pense qu’à un moment donné, la politique, c’était aussi un univers extraordinairement protégé, extraordinairement puissant, très peu contesté. Et que, moi, quand je suis arrivé dans cette matière, je l’ai trouvée totalement contestée, dévoyée, etc. Et ça nous a forcé à prendre une distance. » (Entretien n°8, 19/11/2001).

Au-delà de la presse écrite, différentes innovations dans les mises en scène télévisuelles de l’affrontement politique traduit aussi le souci d’entrevoir les acteurs politiques hors de leurs rôles institutionnels, pour les saisir en stratège et espérer révéler différentes facettes de leur personnalité28. Si cet intérêt pour les coulisses ne concerne pas seulement l’univers politique, il permet néanmoins de constater l’ambivalence entre recherche de l’authentique et lectures romanesques.

Présentation du corpus d’ouvrages.

- Le corpus est ici divisé en deux parties. Le premier tableau recense les ouvrages dont les auteurs sont présentés comme journalistes politiques. Le second répertorie les livres dont les auteurs ne sont plus ou pas encore membre d’un service politique.

- Figurent en gras les journalistes rencontrés dans le cadre d’entretiens semi-directifs.

- Sont suivis d’une astérisque les ouvrages qui ont fait l’objet d’une réédition, de la part de l’éditeur initial ou d’une entreprise spécialisée (Grand Livre du mois, France-Loisirs, etc.)

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TABLEAU N°1.

Date Auteur(s) Poste Titre

1966 KAHN Jean-François DEROGY Jacques

L’Express L’Express

Les Secrets du ballottage. Le récit, heure par heure, de la course à l’Elysée

1966 SAINDERICHIN Pierre POLI Joseph

Sud Ouest ORTF

Histoire secrète d’une élection

1975 TOURNOUX J.-R. Le Figaro Journal secret : une année pas comme les autres 1986 KERN Nicole

PELLISSIER Pierre SEGUIN Daniel

Le Figaro Le Figaro Le Figaro

Une Couronne pour deux : les secrets des grandes manœuvres

1995 COTTA Michèle RTL Les Secrets d’une victoire

1995 BACQUE Raphaëlle Parisien Chirac président, les coulisses d’une victoire * 1996 PIERRE-BROSSOLETTE

Sylvie

L’Express Paroles de présidents : carnets secrets

1997 THENARD J-M. (dir.) Libératio n

Histoire secrète de la dissolution

1997 JEAMBAR Denis L’Express Un Secret d’Etat * 1997 MANO Jean-Luc

BIRENBAUM Guy

VSD France 2

La Défaite impossible : enquête sur les secrets d’une élection

1998 ROSSO Romain L’Express L’Après Le Pen. Enquête dans les coulisses du F.N.

1998 BRIGOULEIX Bernard ? Les Carnets secrets de Lionel Jospin *

1999 DELY Renaud Libératio

n

Histoire secrète du FN *

TABLEAU N°2.

Date Auteur(s) Poste Titre

1986 DEROGY Jacques PONTAUT Jean-Marie

Express (invest.)

Le Point

(invest.)

Enquête sur trois secrets d’Etat *

1986 QUATREPOINT J.M.

LE BOUCHER Eric MAUDUIT Laurent

Expansion (éco)

Le Monde (éco) Libération (éco)

Histoire secrète des dossiers noirs de la gauche

1986 PFISTER Thierry Revue politique et parl.

Dans les coulisses du pouvoir. La comédie de la cohabitation *

1994 GAETNER Gilles PARINGAUX Roland

Express (invest.)

Le Monde

(soc.)

Un Juge face au pouvoir. De la gauche à la droite, les secrets de Renaud Van Ruymbeke

1995 BRIGOULEIX Bernard Conseiller de presse

Histoire indiscrète des années Balladur *

1996 AESCHIMAN Eric RICHE Pascal

Libération (éco)

Histoire secrète du franc fort

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Libération (éco) 1997 GUICHARD M.-T.

COIGNARD Sophie

Le Point (soc.) Le Point (soc.)

Les Bonnes fréquentations. Histoire secrète des réseaux d’influence *

1999 COIGNARD Sophie WICKHAM Alexandre

Le Point (soc.)

?

L’Omertà française *

Soc. = service société Eco = service Economie Invest. = service Investigation

Bibliographie.

 BAILEY Frederick, Les Règles du jeu politique, trad., Paris : PUF, 1971.

 CHARON Jean-Marie, FURET, Un Secret si bien violé. La loi, le juge et le journaliste, Paris : Le Seuil, 2001.

 CHARRON Jean, La Production de l’actualité. Une analyse stratégique des relations entre la presse parlementaire et les autorités politiques, Montréal : Boréal, 1994.

 NEVEU Erik, « Les quatre générations du journalisme politique », papier présenté aux “28th Joint Session of Workshop”, ECPR, Copenhague, 2000, non paginé.

 RICOEUR Paul, Temps et récit. 2, la configuration dans le récit de fiction, Paris : Le Seuil, 1984.

 THOMPSON John B., « Transformation de la visibilité », Réseaux, n°100, 2000, pp. 189-213.

Notes.

1 Par journalistes politiques, on entend ici non les éditorialistes ou les chroniqueurs, situés au sommet de la hiérarchie journalistique, mais les “rubricards” qui occupent un poste dans le service “Politique intérieure” de leur rédaction et sont désignés comme tel par la profession. La confusion entre ces deux catégories d’acteurs est régulière dans la mesure où de nombreux éditorialistes sont issus des services politiques, sont autorisés à exprimer des prises de position politiques et sont eux aussi fréquemment appelés “journalistes politiques” par leurs pairs.

2 Ces journalistes sont issus des services politiques des rédactions suivantes : Le Monde, Libération, Le Figaro, L’Humanité, France-Soir, L’Express, Le Nouvel Observateur, Le Point, Le Figaro Magazine, L’Evénement du Jeudi, Marianne, France Inter, TF1.

3 Deux auteurs (E. Aeschimann, L. Mauduit) n’étaient pas encore membres d’un service politique au moment de la rédaction de leurs ouvrages. Cinq livres ont été publiés par d’anciens journalistes politiques. Trois d’entre eux avaient intégré d’autres services (J. Derogy, M.T. Guichard, S. Coignard), tandis que Thierry Pfister en 1986 et Bernard Brigouleix en 1995 se trouvaient dans une position charnière, entre champ politique et champ journalistique. Ex-membres des cabinets de Pierre Mauroy

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pour l’un, d’Edouard Balladur pour l’autre, ils légitiment tous deux leur dévoilement des coulisses de l’activité gouvernementale au nom de cette proximité avec le pouvoir politique. Dans la présentation de leurs ouvrages, ils affichent cependant leur identité passée de journalistes politiques et ainsi leur capacité de distanciation. Si, à des fins de comparaison, nous avons choisi de conserver dans notre corpus ces publications, nous avons cependant éliminé les livres qui ne portent pas sur la France ou qui étudient une période relativement éloignée dans le temps. Dans ce dernier cas, les auteurs valorisent davantage une compétence littéraire ou historienne qu’une compétence journalistique.

4 Ainsi, selon le catalogue de la B.N.F., pas moins de trois cent treize ouvrages (roman ou essais) publiés entre 1998 et 2000 contiennent le mot “secret” dans leur titre.

5 C’est ainsi que John B. THOMPSON définit le scandale (« Transformation de la visibilité », Réseaux, n°100, 2000, p. 201). Certaines formes de “scandales” peuvent toutefois être révélées par les journalistes politiques. On pense ici aux alliances illégitimes au regard des normes démocratiques. Par exemple, Eric Zemmour, grand reporter au service politique du Figaro, divulgue une entrevue entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen lors de l’élection présidentielle de 1986 (L’Homme qui ne s’aimait pas, 2001).

6 Toutefois des évolutions sont apparues dans les années 1990 puisque, et Le Monde et Libération ont placé leurs rubriques “Budget” et “Affaires sociales” au sein des services politiques, tandis que, pour traiter les sujets dit “sociétaux”, les frontières entre Politique et Société sont régulièrement transgressées, à travers l’usage de pages “Evénement” à vocation transversale (Libération, Le Parisien, France-Soir, L’Humanité) ou l’utilisation d’un label “France – Société” (Le Monde). Aussi ne faut-il pas perdre de vue que les frontières entre services, souvent floues, sont évidemment le produit et l’enjeu de rapports de force au sein des rédactions.

7 Les deux ouvrages en question portent sur les “coulisses” du Front National. Tout comme le P.C.F.

avant les années 1980, les craintes qu’éveille ce parti, son organisation hiérarchisée et peu ouverte sur l’extérieur semblent s’accorder à l’imaginaire de la société secrète.

8 Dans une majorité des cas (6 sur 8), ces ouvrages ont été réalisés par au moins deux journalistes.

Relater une campagne suppose de mobiliser un maximum de sources et ainsi se positionner auprès des différentes équipes partisanes. Les deux auteurs “solitaires”, Michèle Cotta et Denis Jeambar, par leur position élevée dans la hiérarchie journalistique, disposent sans doute d’un accès favorisé aux acteurs principaux du jeu politique. Michèle Cotta adresse ainsi ses remerciements à RTL, « qui [lui] a permis, cadeau inestimable, d’accueillir un invité politique par jour, c’est-à-dire de disposer d’une source quotidienne d’information. » (Cotta, 1995, remerciements).

9 Le Journal secret de Jean-Raymond Tournoux qui figure dans cette sommaire typologie est cependant difficilement réductible à cette dimension. En effet, il s’agit davantage de chroniques sur les événements de l’année 1974, à partir desdites confidences des principaux responsables politiques de la majorité et de l’opposition, mais à partir également de documents jugés “confidentiels” (rapports internes aux partis, archives administratives…), de jugements personnels, d’analyses, etc. D’autre part, si l’actualité politique constitue l’essentiel de son propos, il n’hésite pas à évoquer les principaux événements internationaux.

Ceci reflète assez bien la position originale qu’occupait Jean-Raymond Tournoux dans le champ journalistique. A travers lui, c’est une conception du journaliste politique comme “spécialiste de la généralité” qui est mise en avant. Sur cette question de la tension entre un statut de généraliste et un statut de spécialiste, voir CHARRON Jean, La Production de l’actualité. Une analyse stratégique des relations entre la presse parlementaire et les autorités politiques, Montréal : Boréal, 1994, pp. 263-273.

10 Cette division du travail journalistique, entre journalistes d’investigation et journalistes politiques, entraîne par ailleurs un certain nombre de conflits au sein des rédactions, les premiers accusant les seconds de protéger leurs sources, les journalistes politiques reprochant aux investigateurs de décrédibiliser le politique et de nuire aux relations qu’ils entretiennent avec leurs interlocuteurs. Ces querelles témoignent également d’une remise en cause du monopole des journalistes politiques à aborder les questions politiques. (cf. CHARON Jean-Marie, FURET, Un Secret si bien violé. La loi, le juge et le journaliste, Paris : Le Seuil, 2001 pp. 55-63). Certains journalistes politiques, rencontrés au cours d’entretiens sociologiques, confirment également ces mésententes (entretien n°5, journaliste à Libération, 09/11/2001 ; entretien n°7, rédacteur en chef à Marianne, 16/11/2001 ; entretien n°8, journaliste au Monde, 19/11/2001).

11 Pierre Rouanet qui fut chef du service politique du Nouvel Observateur à la fin des années 1960, résume en termes critiques cette division entre Politique et Société : « Je crois qu’une des grandes évolutions de la rubrique, c’est le jour où les journaux, les hebdomadaires d’abord, ont crée, ce qui m’a toujours paru absolument artificiel, une rubrique Politique et une rubrique Société. Alors je ne sais pas si vous avez

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fait du latin et du grec, mais quelle est la différence entre Politique et Société ? La politique, c’est, disons, l’art de conduire les sociétés. Et alors maintenant, (…) la rubrique politique est devenue une espèce de rubrique échotière sur les coulisses des partis. » (Entretien n°20, 04/03/2002).

12 Jean Ferniot, chef du service politique de France-Soir en 1958, explique l’ambivalence des rapports entre de Gaulle et la presse, entre ce souci du secret et cette volonté de savoir : « Mais je crois surtout qu’un Conseil des ministres présidé par le général de Gaulle intéressait beaucoup plus les journaliste et l’opinion qu’un conseil présidé par M. Chirac. Le personnage était mythique. Il éveillait des sentiments divers d’attachement, de haine, que sais-je ? (…) Vous savez, les débuts du gaullisme ont été difficiles pour la presse. L’Elysée était une maison fermée. Et, personnellement, bien que, comme je vous le disais, j’ai joui de relations personnelles nombreuses, j’avais beaucoup de mal à pénétrer le château. » (Entretien n°32, 30/05/2002).

13 Jean Ferniot expose ainsi les bouleversements institutionnels entraînés par la naissance de la Ve République et ses conséquences sur le travail journalistique : « Mai 58 marque pour moi la fin de ma vie de journaliste parlementaire. Je comprends très vite que le pouvoir passe du Palais-Bourbon à l’hôtel Matignon (où réside pour sept mois le général de Gaulle) puis sera bientôt à l’Elysée. Un informateur, s’il veut être informé, doit suivre le mouvement. (…) Je ne mettrais plus les pieds dans ces couloirs où j’ai jusqu’ici vécus plus qu’ailleurs. » (Je Recommencerais bien. Mémoires, Paris : Grasset, 1991, p. 264).

14 Ainsi, lorsqu’ils investissent un registre davantage normatif, ils adoptent principalement une rhétorique d’« expertise critique » (J.G. Padioleau). En effet, ces journalistes politiques évaluent avant tout la justesse ou l’efficacité des stratégies et se prononcent au nom de « règles pragmatiques » et non de « règles normatives », pour emprunter la distinction de Frederick Bailey (Les Règles du jeu politique, trad., Paris : PUF, 1971, p. 18.)

15 Cette dimension moralisatrice traverse également l’ouvrage de Denis Jeambar (Un Secret d’Etat, 1997) et celui de Jean-Luc Mano et Guy Birenbaum (La Défaite impossible. Enquête sur les secrets d’une élection, 1997).

16 Une telle perspective pourrait se traduire par une rhétorique du soupçon et l’évocation du complot, de l’omertà, de pratiques délibérément cachées, etc. que l’on retrouve davantage dans certains ouvrages d’investigation orientés autour des “sociétés secrètes”, des “réseaux d’influence”, et qui sont principalement le produit de journalistes de newsmagazines (GUICHARD Marie-Thérèse, COIGNARD Sophie, Histoire secrète des réseaux d’influence, 1997 ; COIGNARD Sophie, WICKHAM Alexandre, L’Omertà française, 1999, etc.)

17 NEVEU Erik, « Les quatre générations du journalisme politique », papier présenté aux “28th Joint Session of Workshop”, ECPR, Copenhague, 2000, non paginé.

18 La fille “cachée” de François Mitterrand dont Philippe Alexandre rendra public l’existence en novembre 1994 (Plaidoyer impossible, Paris : Albin Michel, 1994) constitue l’exemple manifeste d’un secret partagé à la fois par certains acteurs politiques et par certains journalistes.

19 Le journaliste peut ainsi profiter des divisions au sein d’une équipe politique, en sachant qu’il constitue lui-même une ressource pour les acteurs en présence : « Parfois je savais que, quand les mégrétistes me faisaient passer une information sur Le Pen pour dézinguer Le Pen, c’est parce que eux pensaient que ça allait servir en interne. Et tant mieux ! Et moi, ça me servait de raconter : “c’est le bordel…” Donc ça m’amusait de toute façon. Donc, à partir du moment où le bunker s’est fendillé, c’était plus facile d’aller chercher de l’info, elle sortait toute seule. Je jouais d’un camp contre l’autre. (…) » (Entretien n°5, journaliste politique à Libération, 09/11/2001)

20 Ces scènes ne figurent pas seulement comme décor des récits politiques. Elles peuvent même parfois être érigée en “événements” et obliger les acteurs politiques à réagir. On pense notamment à l’attitude, jugée agressive et déplacée, de Lionel Jospin envers une journaliste de l’AFP au cours d’un déplacement en Amérique latine. Cette colère a donné lieu à de nombreux “papiers” dans la presse écrite et audiovisuelle (source : Libération, 10/04/2001).

21 Ce souci du détail est également recherché par les directions des newsmagazines. Noël-Jean Bergeroux, chef du service Politique de L’Express en 1981, explique par exemple que les stagiaires de son journal étaient envoyés dans les restaurants parisiens pour recueillir les menus des hommes politiques et ainsi « faire vivre l’information centrale, la rendre vraie en s’attachant à tous les détails. » (Entretien n°25, 02/03/2002).

22 Les ouvrages se distinguent cependant selon « la puissance d’action du héros » ( Cf. RICOEUR Paul, Temps et récit. 2, la configuration dans le récit de fiction, Paris : Le Seuil, 1984, p. 33 et suiv.). De l’ « animal politique supérieur », « machine à fabriquer l’Histoire », qui n’est « pas fait comme le

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commun des mortels » qu’évoque Sylvie Pierre-Brossolette (1996, pp. 9-10), au « personnage de roman » (Libération, 1997, p. 19), du héros animé d’une morale féodale (Jeambar, 1997, p. 32) à la figure de l’homme ordinaire (« La politique, c’est tout simplement la vie, avec ses petitesses, ses absurdités et ses grandeurs », Derogy, Kahn, 1966, p. 9), toute une gamme de qualificatifs définissent le statut des personnages et la variété des formes de respect que leur accordent les journalistes.

23 « Aucun scénariste, aucun dialoguiste, fût-ce le plus imaginatif, n’auraient sans doute pu en découper les épisodes, ni en prévoir les rebondissements. Un feuilleton politique au rythme de bout en bout haletant, auquel rien n’a manqué. Déchirements, trahisons, réconciliations, retournements, suspense : l’action, de bout en bout, a été menée tambour battant. Jusqu’au dénouement final. » (Cotta, 1995, p. 9).

24 Rares sont également les extraits qui objectivent la position des journalistes en les envisageant comme acteurs à part entière de ce jeu.

25 « L’élection présidentielle de décembre 1965 fut une extraordinaire pièce à grand spectacle, avec ses héros, ses seconds rôles, sa foule de figurants, ses rebondissements, sa mise en scène éclatante et ses millions de spectateurs fascinés. » (Sainderichin, Poli, 1965, quatrième de couverture).

26 En 1986, Nicole Kern et ses collègues du Figaro proposent encore d’« expliquer la genèse d’un programme d’action, d’une plate-forme d’idées » et, par endroit, en discutent la pertinence idéologique (1986, p. 12). Dans les ouvrages des années 1990, idées et discours politiques seront entrevus avant tout comme des instruments manipulés en vue de la conquête du pouvoir.

27 Il n’est pas innocent que ce soit Libération qui initie ce mode de traitement de la politique dans la presse quotidienne française si l’on tient compte de son scepticisme historique à l’égard des formations engagées sur la scène électorale et du souci de Serge July de façonner un « France-Soir de gauche » qui se démarquerait de l’austérité du Monde.

28 Les documentaires « Paris à tout prix » (Canal +, 2001) sur les élections municipales à Paris, « Coups de tonnerre » (France 2, 20/06/2002) autour de la campagne de Lionel Jospin aux présidentielles de 2002, ceux réalisés par Serge Moati sur France 3 lors des dernières échéances électorales, l’intérêt suscité par la diffusion par Arte du film de Raymond Depardon sur la campagne de Valéry Giscard d’Estaing en 1974 sont significatifs d’une volonté de filmer la politique dans un registre narratif, centré sur les personnages, leurs ambitions, leurs craintes, leurs oppositions, loin des comptes-rendus quotidiens des journaux télévisés.

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