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Des bébés et des hommes

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Des bébés

et des hommes

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Catherine Rollet Marie-France Morel

D e s b é b é s et d e s h o m m e s

Traditions et modernité des soins aux tout-petits

Albin Michel

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Collection « La Cause des bébés »

Les auteurs remercient Virginie De Luca, maître de conférences à l'université de Lyon-II, pour sa collaboration à cet ouvrage.

@ Éditions Albin Michel S.A., 2000 22, rue Huyghens, 75014 Paris

www.albin-michel.fr ISBN : 2-226-12050-5

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Introduction

Pourquoi ce livre sur le petit enfant ? Pour donner à voir et à comprendre autre chose que notre quotidien d'aujourd'hui.

En étudiant, dans l'histoire et dans les pays lointains, de très nombreuses pratiques de prime éducation, nous voulons mon- trer que les manières d'accoucher, d'allaiter, de bercer, d'habiller, de guider les premiers pas ne sont pas universelles, mais infiniment variées, souvent inventives, parfois déconcer- tantes. Et nous pensons que ces pratiques d'autrefois et d'ailleurs peuvent apporter quelque chose aux mères et aux personnels de la petite enfance dans nos pays occidentaux en ce début du xxie siècle. Quelque chose de différent des livres de plus en plus nombreux qui leur sont destinés.

En effet, devant la masse de conseils et d'informations qui leur est dispensée, nombreux sont ceux qui ressentent aujourd'hui le besoin de prendre de la distance par rapport à leurs pratiques quotidiennes. Recul rendu nécessaire du fait que l'habitude de prendre sur tout l'avis du spécialiste renvoie souvent dans l'ombre, voire dans l'illégalité, certaines pratiques anciennes transmises par les familles, ce qui amène à s'interro- ger sur les effets de ce refoulement. Ensuite parce que, depuis

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quelques années, la connaissance des manières « exotiques » d'élever les tout-petits est à la mode, grâce aux médias et aux voyages lointains plus accessibles, et grâce aussi aux familles immigrées, de plus en plus visibles dans nos villes. En témoigne, en 1976, le succès inattendu de l'ouvrage du docteur Frédérick Leboyer, Shantala, qui révèle aux Françaises la valeur des mas- sages pratiqués longuement et tendrement sur les nourrissons par les mères du sud de l'Inde1. Cette pratique des massages quo- tidiens est aujourd'hui mise à l'honneur et transmise dans certai- nes PMI de la région parisienne. Les mères africaines sont sou- vent admirées et imitées dans leur manière de porter leur bébé en permanence contre leur corps : au contact du corps maternel et à portée du spectacle du monde, leurs bébés nous semblent plus heureux et plus éveillés que leurs homologues européens, laissés longtemps seuls au fond de leurs berceaux. D'une manière générale, depuis une vingtaine d'années, les modes d'élevage des pays non européens intéressent les mères des pays occidentaux, qui, fatiguées du tout-médicalisé, souhaitent retrouver une manière plus « naturelle » d'être avec leur bébé.

Cette valorisation des modes d'élevage exotiques est tou- jours quelque peu idéalisée et partielle. Nous voudrions mon- trer ici comment, à l'origine, fonctionnent concrètement ces modes d'élevage lointains, comment ils sont rationnels à leur manière, à quelles significations symboliques ils renvoient.

Malgré les apparences, malgré le poids du biologique, si fort quand il s'agit du petit d'homme, il est clair qu'aucune des pra- tiques quotidiennes de prime éducation n'est totalement du domaine du « naturel » : comme l'a montré Claude Lévi-

1. Frédérick Leboyer, Shantala. Un art traditionnel : le massage des enfants, Paris, Seuil, 1976.

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Strauss', toutes ont été pensées, retenues et transmises par des générations d'hommes et de femmes et sont donc, au sens fort, des objets de culture. Les gestes les plus simples des adultes à l'égard des enfants font toujours partie d'un ensemble qui ren- voie à la répartition des rôles masculin et féminin, aux systèmes de parenté, donc à l'organisation de la société tout entière.

En parallèle avec l'étude des sociétés non européennes, nous voulons aussi, en même temps, rendre compte des recher- ches historiques sur la petite enfance en Occident qui se sont beaucoup développées ces dernières années et retracer les manières d'accueillir et de soigner les tout-petits qui ont été celles de nos ancêtres : l'autrefois est aussi riche d'enseigne- ments, à la fois par certaines ressemblances avec aujourd'hui et par de radicales différences. Savoir d'où nous venons est une manière d'enrichir le présent.

Ce que nous avons tenté dans ce livre n'a encore jamais été fait, à notre connaissance : pour chaque aspect de la vie du tout-petit, suivi dans son développement, de la conception et de la naissance jusqu'à l'autonomie du sevrage, nous avons voulu rendre compte conjointement des apports de l'histoire et de l'anthropologie et les faire entrer en résonance avec nos pratiques contemporaines. Ce livre qui traite de l'ailleurs et de l'autrefois renvoie aussi, à sa manière, à l'aujourd'hui. À l'inté- rieur même de chaque chapitre, nous avons essayé de compa- rer les manières d'élever les petits, en repérant à la fois des pratiques qui ne changent pas d'une culture à l'autre (les inva- riants biologiques ou culturels) et celles qui sont très différen- . tes d'une culture à l'autre.

1. Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.

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Nous n'avons pas voulu écrire un livre de recettes ou de conseils pour mieux vivre la petite enfance au présent ; mais proposer une invitation à entrer dans la culture des autres, pour mieux comprendre le pourquoi de certaines coutumes à première vue déconcertantes. Nous avons voulu montrer que les gestes les plus intimes de la vie quotidienne avec les petits, ceux qui consistent à les faire naître, à les nourrir, à les emmailloter, à les bercer, à les soigner quand ils sont malades, à les sociali-ser, ont été façonnés depuis des millénaires par les sociétés humaines, avec un grand nombre de variantes. Nous avons cherché à montrer l'extraordinaire inventivité des hom- mes dans ces minuscules gestes de la vie quotidienne que sont le bain, la bouillie ou la comptine, et bien d'autres encore.

Cette diversité témoigne des ressources infinies de l'humanité, en même temps qu'elle invite à réfléchir sur ce qui, fondamen- talement permet au nouveau-né de devenir peu à peu homme ou femme. Parfois, l'étrangeté absolue de certaines pratiques d'élevage par rapport à nos normes occidentales actuelles peut choquer : ainsi certains modes de maternage très coercitifs et apparemment dépourvus d'affection, comme chez les Kotokoli du Togo1, les Mundugumor de Nouvelle-Guinée2, ou dans cer- taines campagnes françaises de l'Ancien Régime3. Ces prati- ques incitent à se demander quel type d'adulte est façonné par ce mode d'élevage, car il ne fait aucun doute qu'il existe un lien très fort entre la façon dont les enfants sont nourris, cou-

1. Suzanne Lallemand, « Pratiques de maternage chez les Kotokoli et les Mossi de Haute- Volta », Journal des africanistes. 198 1, tome 5 1, fasc. 1-2, p. 43-69.

2. Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, 1" éd. 1935, trad. fr., Paris, Plon, Terre humaine, 1993.

3. Françoise Loux, Le jeune enfant et son corps dans la médecine traditionnelle, Paris Flamma- rion, 1978.

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chés, disciplinés, choyés, punis et encouragés et la manière dont les adultes se conduisent et conçoivent l'organisation de leur société.

Les soins aux bébés d'aujourd'hui ne sont pas dénués de cette mémoire de l'ailleurs et de l'autrefois. Certaines prati- ques très anciennes ou exotiques ne sont pas si éloignées des pratiques nouvelles que nous croyons avoir inventées au xxe siècle. À l'inverse, certains gestes qui nous paraissent aller de soi comme de couper le cordon ombilical juste après la nais- sance ou faire allaiter le nouveau-né par sa mère ne sont pas universels. On apprendra aussi que beaucoup de croyances anciennes, condamnées en d'autres temps comme des « super- stitions », structurent encore beaucoup de comportements d'aujourd'hui. Ainsi le bercement : pendant des siècles, dans notre pays et ailleurs, il a été considéré comme un moyen pri- vilégié de calmer le nourrisson ; on berçait beaucoup dans les bras ou dans le berceau, toujours équipé de patins. Au xixe siè- cle, nos médecins ont considéré que c'était nocif pour l'enfant ; au XXe siècle, on a dit que cela lui donnait de « mauvaises habi- tudes ». Aujourd'hui, on revient parfois au « naturel », voire aux recettes de « bonne femme » : on berce à nouveau les petits, pas dans le berceau qui ne « berce » plus, mais dans les bras ou dans la poussette qui, faute de se balancer, roule d'un mouvement apaisant.

En ce début du XXIe siècle, où, malgré le triomphe du tout- médical, se dessinent pour les parents et soignants des petits enfants quelques espaces de liberté et d'initiatives, les auteurs de ce livre espèrent donner à réfléchir et à inventer.

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CHAPITRE PREMIER

Grossesse e t accouchement

LA GROSSESSE

Aujourd'hui, dans nos sociétés occidentales, vivre avec quelqu'un qu'on aime, se marier avec lui, n'entraîne pas néces- sairement la conception d'enfants ; ceux-ci peuvent naître bien longtemps après la mise en ménage et certains couples ne sou- haitent même pas en avoir. Il n'en est pas de même dans la France ancienne ou dans de nombreuses sociétés traditionnel- les : la fécondité des femmes est un enjeu vital ; elles doivent engendrer des enfants qui permettront la perpétuation de l'espèce, donc la survie du groupe. On ne se marie pas pour vivre en couple avec la personne aimée, mais pour avoir des enfants : dans la théologie catholique, par exemple, la procréa- tion est la fin principale du mariage. La sagesse populaire y fait écho : « Qui n'a pas d'enfants ne sait pourquoi il vit », dit un proverbe alsacien. Dans un tout autre contexte culturel, à Madagascar, on retrouve cette même priorité, dans la formu- lation rituelle des vœux de bonheur destinés aux nouveaux mariés malgaches : « Engendrez sept garçons et sept filles. »

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D'où vient l'enfant ?

Toutes les sociétés savent que pour procréer un enfant, il faut l'union physique de l'homme et de la femme. Mais ce savoir empirique n'épuise pas la question primordiale du mythe des origines. L'enfant qui naît vient toujours d'ailleurs.

En Europe occidentale, c'est la Terre-mère qui dispense aux hommes toutes productions, aussi bien végétales, anima- les qu'humaines. Elle porte en elle toutes sortes de graines, dont celles des petits enfants, qui, à certains moments, vien- nent se fixer dans le ventre des femmes, sous l'action déclen- chante du sperme paternel. Les endroits souterrains (grottes, rochers, sources, puits), où les graines d'enfants attendent de se fixer, sont aussi les lieux de séjour des morts : « L'enfant avant de naître vient de la terre, des sources, des puits, tout lieu où il séjourne avec les âmes des morts [...]. Si l'enfant naît après la mort de son aïeul et s'il reçoit son nom, on pense généralement que c'est un peu la personne du mort qui revient à travers l'enfant1. » En naissant, le nouveau-né rem- place ou ramène à la vie en quelque sorte un défunt qui vient de partir.

En Afrique, le lien entre la procréation des enfants et le monde des morts est encore plus explicite. Ainsi, dans toutes les sociétés de l'Afrique de l'Ouest, l'enfant qui naît est un

« retour d'ancêtre ». Chez les Diola de basse Casamance (Sénégal), les enfants à naître, kuhuwa, sont les âmes d'ancê- tres qui, du fait d'une mort précoce ou d'une transgression commise pendant leur vie, sont en quête d'un ventre hospita-

1. Agnès Fine, « L'héritage du nom de baptême », Annales ESC, 19X7, IV, p. 862.

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lier pour accomplir un nouveau cycle de vie. En attendant, les kuhuwa « siègent dans un monde de pénombre, aquatique le plus souvent, lieu intermédiaire entre l'espace des vivants et celui des ancêtres ». La place des parents est alors ambiguë :

« L'importance des géniteurs eux-mêmes est pondérée par le fait que les kuhuwa préexistent à toute activité génitale des parents. Ils viennent en bande pour se disperser parmi les fem- mes de tel ou tel quartier [...]. Les femmes [...] sont cependant supposées jouer le rôle le plus actif, mais leur responsabilité en cette matière est collective. [...] L'intervention de l'homme, quoique nécessaire, n'apparaît que comme permissive à l'enfant: il fend, ouvre le chemin pour l'enfant à naître1 »;

Chez les Mossi du Burkina, les parents d'en-haut, appelés parents « de la cour de Dieu » sont les véritables géniteurs de l'enfant, qui est le produit de la métamorphose d'êtres surna- turels introduits dans la matrice au cours d'un rapport sexuel ; ses origines l'apparentent plus au génie ou à l'animal qu'à l'être humain (au moins jusqu'au sevrage). Il a en fait une double parenté. Sa véritable mère est un génie de sexe féminin : « Les Mossi métaphorisent cette situation en disant que la femme mossi est comparable à la poule sous laquelle on aurait placé les œufs d'une pintade. Autrement dit, elle élève les enfants d'une autre. Ce système de représentations dissocie deux fonc- tions, enfanter et éduquer, soit la parenté biologique et la parenté sociale, respectivement assumées par deux couples de parents2. »

1. Odile Journet, « La quête de l'enfant. Représentations de la maternité et rituels de stérilité

. dans la société Diola de Basse-Casamance », Journal des africanistes, 1981, tome 51, fasc. 1-2, p. 100.

2. Doris Bonnet, « L'éternel retour ou le destin singulier de l'enfant », L'Homme, 131, juill.- sept. 1994, XXXIV (3), p. 95.

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La peur de la stérilité : recours et rites de fécondité L'importance de la procréation dans toutes les sociétés anciennes ou traditionnelles explique pourquoi la stérilité est vécue comme un grand malheur et combattue par tous les moyens. Même si la femme n'est pas considérée comme la véri- table productrice du fœtus, elle est responsable de la fécondité et la stérilité lui est presque toujours imputée. Ainsi, dans la France de l'Ancien Régime : « Puisque la femme est porteuse des espérances du couple et du groupe familial, puisque c'est celle qui recueille la graine, la fait fructifier jusqu'au moment où l'enfant mûr "tombe sur terre", elle seule est habituelle- ment rendue responsable de l'absence de descendance1. » L'incapacité à procréer a deux causes possibles : elle provient soit de la rupture d'un interdit, soit des conséquences d'un mauvais sort. S'il s'agit de conjurer le mauvais sort, il faut être attentif, dès la célébration du mariage à l'église, à ce que per- sonne de malveillant ne « noue l'aiguillette » : en nouant un lacet et en prononçant dans le dos des mariés des paroles magi- ques, quelqu'un de mal intentionné peut frapper de stérilité le nouveau couple. Si l'aiguillette a été nouée, il faut multiplier les pratiques magico-religieuses pour rompre la malédiction.

Plus souvent, la stérilité est la sanction d'une faute. Pour en sortir, les principaux recours sont d'ordre religieux. Pèleri- nages à la Vierge ou à des saints guérisseurs très connus (sainte Marguerite, sainte Anne, sainte Agathe) ou à des saints locaux, dont l'origine est plus obscure, mais qui ont la faveur des popu-

1. Jacques Gélis, L'arbre et le fruit. La naissance dans l'Occident moderne, XV(-Xf)( siècle, Paris, Fayard, 1984, p. 38.

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lations. Certains d'entre eux au nom évocateur, saint Phallier, saint Foutin, ont la double particularité de favoriser la fécon- dité des femmes et de raviver « les hommes nonchalants ».

Dans certains cas, un breuvage fait avec des raclures de la sta- tue représentant l'organe sexuel du saint passe pour assurer la fécondité !

D'autres recours contre la stérilité renvoient à la théorie de la Terre-mère : c'est elle qu'il faut solliciter, à travers les élé- ments naturels, tels l'eau, les pierres, les arbres et leurs fruits, pour obtenir les précieuses graines d'enfants. Un rite assez courant en Europe occidentale consiste à boire l'eau d'une source réputée miraculeuse. Parfois, la femme n'hésite pas à y prendre un bain de siège. Les pierres sont l'occasion pour les femmes de mettre leur corps en contact avec des éléments naturels tenus pour sacrés : elles s'y laissent glisser ou simulent l'acte sexuel auprès des pierres. « Qu'on l'embrasse ou qu'on s'y frotte », l'arbre est également le support de coutumes très répandues, car ses racines, qui plongent dans la terre, véhicu- lent des puissances fécondantes. Certains fruits sont aussi dotés de pouvoirs exceptionnels : « Ils "font penser" au fruit de l'homme et par là deviennent efficaces pour la génération de l'espèce humaine1. » Le coing et le figuier, connus depuis l'Antiquité, ou la grenade aux graines multiples, ont la réputa- tion de rendre les femmes fécondes. Fèves ou pois chiches, par analogie avec les testicules, ont des pouvoirs analogues, ainsi que certaines herbes magiques comme la mandragore.

Dans certaines régions françaises, pour avoir enfin l'enfant attendu, la femme prend un bain dans lequel ont macéré diverses

1. Idem, p. 72-74. A.

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herbes ayant la réputation de réchauffer la matrice. Est-ce pour faire mûrir son ventre ? On retrouve la même logique dans cer- tains rituels de fécondité, à base de bains de vapeur chez les Thonga d'Afrique noire. Pierre Erny note que cette pratique a pour but d'amener le couple (le mari comme la femme) à la maturité sexuelle, en le « cuisant » en quelque sorte. Ainsi mûris, ils pourront « porter des fruits », c'est-à-dire concevoir, par un principe d'analogie entre l'homme et le végétal1.

En basse Casamance, comme ailleurs, la stérilité est vécue comme un drame. Mais, comme bien souvent en Afrique, la femme n'en est pas systématiquement considérée comme l'uni- que responsable : c'est toute la communauté qui vit cette « ano- malie » et se mobilise pour y mettre fin ; mais c'est la femme seule qui supporte les démarches appropriées pour « gagner son enfant ». Le long et coûteux rituel du Kanyaleen est particulière- ment intéressant. La femme diola qui craint de ne pouvoir avoir d'enfant est enlevée à l'improviste à son mari par les doyennes de son quartier et conduite dans un autre quartier, parfois même dans un autre village. Là, prise en charge par la solidarité fémi- nine, et accueillie par des « tuteurs », elle change de nom et d'identité, afin de déjouer les esprits qui s'acharnent contre elle.

Le plus souvent même, elle se travestit. Cette autre femme peut alors avoir des partenaires sexuels autres que son mari. Si elle devient enceinte, l'enfant à naître sera bien considéré comme l'enfant du mari, même si, en apparence, on peut penser qu'une telle situation met en relief sa stérilité. En réalité, une femme qui accomplit le Kanyaleen et qui a un enfant a simplement réussi à

1. Pierre Erny, Les premiers pas dans III vie de l'enfant d'Afrique noire, Paris, L'Harmattan, 1988.

p. 263.

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conjurer le mauvais sort. Aussi, son enfant, une fois né, est-il l'objet de multiples précautions visant à le protéger, jusque vers l'âge de deux ou trois ans. Alors, seulement, la femme et son enfant peuvent rentrer dans leur quartier d'originel.

Porteur de l'avenir de la communauté, l'enfant est toujours nécessaire. Attendue ou non, son arrivée est dans la plupart des sociétés traditionnelles une bénédiction. Ne dit-on pas au Japon, comme ailleurs, que l'enfant est « un don du ciel » ? Qu'elle soit exprimér en faisant référence au divin, ou par allu- sion au retour d'un ancêtre, la conception d'un enfant reste toujours entourée de mystère et de crainte.

Entre bonheur e t crainte : la grossesse

Les nausées, l'arrêt du cycle menstruel, reconnus comme témoins de la grossesse, mettent la femme dans une position ambiguë. Sa joie, même si elle est grande, doit être modérée. Ne risque-t-elle pas en l'exprimant trop impétueusement de susciter la jalousie d'autres femmes ? Et la grossesse n'est-elle pas consi- dérée comme le temps de tous les dangers ? L'enfant, si fragile en son sein, viendra-t-il à terme ? La prudence et la discrétion sont de règle. En Afrique noire, la femme africaine cache sa grossesse les trois premiers mois. Pour deux raisons : l'enfant qu'elle porte en elle, identifié comme une masse de sang, peut ne pas tenir.

Ensuite pour éviter qu'un esprit malveillant n'avale le fœtus2.

1. Odile Journet, op. cit.. p. 106-114.

2. Élisabeth Ewonbé-Moundo, « La callipédie ou l'art d'avoir de beaux bébés en Afrique noire », in Suzanne Lallemand et Odile Journet (dir. ), Grossesse et petite enfance en Afrique noire et à Madagascar, Paris, L'Harmattan, 1991, p. 43.

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À la joie se mêle donc la crainte. La femme est respon- sable de son fœtus. Chacune de ses actions, de ses pensées même, a des répercussions sur l'enfant à naître. Dans ces conditions, toute grossesse, et toute naissance, qui ne se déroule pas conformément à ce qui est la règle est expliquée par le comportement de la mère. « La faute de la vache, c'est le veau qui la paye », dit un proverbe gascon. Et la faute ici, c'est toujours la rupture d'un interdit, le non-respect de règles établies, le manque de précautions. La prudence doit caractériser le comportement de la future mère, car, dans son état, elle est plus vulnérable que jamais. Ainsi, à Mada- gascar, dès que sa grossesse est connue, la femme tanala est appelée marary, malade, signe de sa faiblesse. Provisoire- ment, elle se trouve dans une situation privilégiée : les tra- vaux les plus fatigants lui sont interdits ; elle risquerait d'avorter1.

L'inquiétude caractérise bien souvent la femme enceinte. Aussi multiplie-t-elle les pratiques visant à la pro- téger, elle et son fruit, et à prédire l'avenir de cet enfant, à la fois proche et lointain. Parfois c'est l'ensemble de la société, les proches parents, le plus souvent son conjoint, qui se joignent à elle pour assumer ces tâches et accompa- gner ainsi sa grossesse dans une plus grande quiétude. Au- delà de leur apparence magico-religieuse, le but de ces recours est de rassurer la future mère, de la soulager de ses craintes.

1. Bodo Ravololomanga, « Pour la santé et la beauté de l'enfant à naître (Tanala-Madagasear) », Grossesse et petite enfance en Afrique noire et à Madagascar, op. cit., p. 62-67.

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Protéger e t rassurer

D e nombreuses pratiques, souvent magiques, ponctuent la grossesse et apaisent la mère en lui promettant, si elle les res- pecte, un bel enfant, de santé robuste. Dans la France ancienne, une des protections les plus recherchées consiste à porter une ceinture dite « de la Vierge ». Rite si profondément enraciné qu'aujourd'hui encore, à l'église de la Dorade à Toulouse, on peut se procurer de telles ceintures. Fréquent dès le Moyen Âge et jusqu'au début du XXe siècle, ce recours assure à la mère la pro- tection symbolique de la Vierge dans l'aventure de la grossesse.

En Bretagne, au siècle dernier, les femmes enceintes se pla- çaient sous la protection de la Vierge en récitant cette prière qui rappelait les dangers de la grossesse et l'antique malédiction biblique sur les filles d'Eve : « Le Seigneur Dieu tout-puissant, en m'accordant la grâce de la fécondité, fait découler jusqu'à moi la bénédiction donnée par sa main divine aux premiers ancêtres de la race humaine. Mais cet honneur et les joies qu'il annonce sont accompagnés pour moi de douleurs et de dangers.

Fille d'Ève prévaricatrice, je dois sentir le poids de la malédic- tion qu'elle attire sur ma tête. Sous le coup de cet anathème, je lève les mains vers vous, ô Marie, la nouvelle Ève, qui avez réparé les fautes de la première. Vous êtes l'honneur de notre sexe et vous l'avez élevé à une dignité plus haute que celle d'où notre première mère l'avait fait déchoir. Venez donc à mon secours, ô Sainte Vierge, mère de Dieu, aidez-moi à supporter les peines que vous n'avez pas connues... Veillez donc, ô vous la plus tendre des mères, sur l'être que je porte dans mon sein'. »

1. Cité dans le catalogue de l'exposition du musée de Saint-Brieuc, La petite enfance dans une province française (XV/lt'-Xf)( siècle) : la Bretagne, Saint-Brieuc, 1984, p. 6.

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La ceinture de grossesse est utilisée dans diverses cultures.

On la retrouve comme protection au Japon, mais avec une autre rationalité : c'est pour maintenir leur ventre au chaud que les femmes japonaises ceignent aussi leur ventre dès le cinquième mois de grossesse. Autre pratique japonaise : un petit chien en papier mâché, offert à la femme enceinte, lui annoncera un accouchement facile. Keiko Funabashi, jeune femme japonaise moderne, reconnaît la valeur apaisante de ce porte-bonheur : « Bien qu'actuellement nous n'ayons aucune croyance en la magie, ce type de comportement calme nos angoisses1. » Aujourd'hui, dans nos pays développés, la préven- tion des accidents de la grossesse et l'apaisement des craintes de la future mère sont assurés par les visites médicales préna- tales.

Un corps transparent et qui transmet : la peur de l'enfant anormal

L'enfant vit à travers le corps maternel. Il en reçoit sa nour- riture, mais aussi toutes les émotions qui touchent sa mère. Par son corps transparent, ce qu'elle fait, ce qu'elle voit, ce qu'elle imagine façonne son enfant au physique et au moral. Il faut donc que la femme enceinte contrôle tous ses actes et ses pen- sées pour ne point engendrer de fruit anormal ou monstrueux.

Nombre d'histoires racontées fréquemment aux veillées accré- ditent l'idée d'une relation intime entre les actions et pensées

1. Keiko Funabashi, «Accoucher en France: journal d'une Japonaise. Comparaison entre cultures et observation participante », Cahiers de sociologie économique et culturelle, juin 1989, n* 11, p. 83.

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de la mère et l'aspect physique du bébé. Un auteur français du XVIIIe siècle nous apprend ainsi que, dans la région de Fougè- res, une femme a mis au monde un enfant au visage noir. Cela s'explique aisément, dit-il, lorsqu'on sait que la mère « avait trop regardé une enseigne représentant un nègre1. »

La vue est en effet le vecteur essentiel des sensations trans- mises de la mère à l'enfant. Ce qu'elle voit, son enfant le voit et en est intimement marqué. Il est donc recommandé à la mère de ne voir que de beaux objets, de belles personnes pour que son enfant aussi soit beau. En Afrique, comme en Europe, cette prescription est fréquente. Au Cameroun, la femme sawa cherche le contact de personnes réputées belles et élégantes.

À l'inverse, elle évite les gens au caractère et au physique peu agréables. Dans les régions canadiennes du Saguenay et du Charlevoix, dans les années 1930-1950 encore, les femmes enceintes sont prévenues que la fréquentation du cinéma et la lecture de certains journaux peuvent être la cause de malfor- mations fœtales2. Les émotions fortes doivent également être évitées, car elles pourraient marquer le bébé d'une manière ou d'une autre. La plupart du temps c'est a posteriori, au moment de la naissance, qu'on recherche les traces du spectacle ou de l'émotion qui a marqué le bébé durant la grossesse.

L'enfant hérite aussi des propriétés et de l'aspect physique des aliments ingérés par sa mère. Des règles de conduite ali- mentaire sont donc imposées à la femme : si elle les trans- gresse, elle fait courir à son enfant des risques qui vont de la

1. Cité par Arnold Van Gennep, Manuel du folklore français contemporain, tome I, « Du ber- ceau à la tombe », Paris, Picard, 1943, rééd. Paris, Laffont, Bouquins, 1998, p. 116.

2. Josée Gauthier, « La naissance au Saguenay et dans le Charlevoix (1900-1950). Continuités et ruptures culturelles », Revue historique de l'Amérique française, vol. 48, n° 3. 1995, p. 357.

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malformation physique à la maladie, en passant par le simple défaut de caractère. Les exemples d'interdits alimentaires pen- dant la grossesse sont nombreux dans toutes les cultures. Ces prescriptions fonctionnent principalement dans le registre du symbolique : ainsi dans la Birmanie de la première moitié du XXe siècle, selon les médecins coloniaux anglais, les femmes enceintes sont particulièrement sous-alimentées parce qu'elles respectent encore la tradition qui les oblige à ne se nourrir que de riz, de poisson séché et de sel, à l'exclusion de tous fruits, légumes, œufs, poissons ou viandes, aliments considérés comme impurs, trop forts pour le fœtus et dangereux pour la santé de la mère. Le riz, dans toute l'Asie du Sud-Est, est aussi recommandé aux femmes et aux bébés, parce que sur le plan symbolique c'est un aliment particulièrement pur et nourris- sant. Les médecins occidentaux, préoccupés par les très petits poids de naissance des bébés et peu enclins à comprendre les motivations d'un tel régime, ont eu beaucoup de mal à lutter contre ces traditions séculaires1. On se trouve ici en présence de deux types de rationalités, l'une fondée sur le symbolique et les traditions, l'autre sur la médecine scientifique. D'autres interdits alimentaires fonctionnent selon le principe de l'ana- logie, de la sympathie ou de la contagion. À certains aliments ingérés par la mère sont associées une ou plusieurs caractéris- tiques physiques qui pourraient marquer le fœtus. Par exem- ple, la femme africaine doit éviter de manger des œufs, son enfant risquerait de naître chauve. Même conséquence pour la

1. Judith Richell, « Ephemeral Lives : the Unremitting Infant Mortality of Colonial Burma, 1891-1941 », in Valerie Fildes, Lara Marks et Hilary Marland (dir.), Women and Children First.

International Maternai and Infant Welfare 1870-1945. The Wellcon/e Series in the Historv of Medi- cine, Londres et New York, Routledge, 1992, p. 136-137.

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femme du Moyen Âge qui mangerait un aliment trop amer ou trop salé. La femme chinoise ne doit pas manger de gingem- bre : son enfant aurait les doigts déformés, comme l'est cette racine. La femme tanala doit s'abstenir de pattes de crabe ou d'écrevisse, sinon l'enfant aura les jambes malformées. Dans certaines sociétés africaines, la femme enceinte qui mange de l'ananas risque d'avoir un bébé à la peau recouverte de plaies.

Certaines prescriptions alimentaires sont cependant plus proches du régime de santé que des principes symboliques évo- qués jusqu'ici. C'est le cas aujourd'hui, en Occident, où les con- seils en matière de régime alimentaire sont prodigués par le médecin qui surveille la grossesse. Parfois, la lecture de livres et de journaux aide aussi la femme à régler son alimentation.

Mais c'est souvent la tradition qui l'emporte. On connaît le

« manger pour deux » combattu par les médecins, qui est, sem- ble-t-il, en perte de vitesse actuellement en France. Au début des années 1980, une enquête dans la région de Dakar a mon- tré l'importance de l'idée selon laquelle certains aliments doi- vent être déconseillés aux femmes enceintes. Au premier rang de ces aliments interdits : le sel et le sucre qui, faisant grossir l'enfant, promettent à la mère un accouchement difficile.

Solange Kamara-Ajavon note que cette croyance tradition- nelle encore vivace a été renforcée par la médecine moderne1.

La crainte de faire « démesurément » grossir l'enfant est aussi très forte à Madagascar : les femmes enceintes sont invitées à réduire leur consommation de patates douces et autres condi- ments sucrés.

1. Solange Kamara-Ajavon, « Attitudes des Sénégalais à l'égard des aliments interdits aux jeu- nes filles et aux femmes », Bulletin de l'Institut fondamental d'Afrique noire, 1981, tome 43, n° 3-4, p. 376.

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Les envies

L'enfant vit à travers le corps de sa mère et perçoit à travers elle le monde extérieur ; tout ce qui arrive à l'une marque iné- vitablement l'autre. Cette représentation de la symbiose des deux corps explique les croyances concernant les envies de la femme enceinte. Dans l'Occident moderne, Jacques Gélis remarque que « toute envie non satisfaite trouve un écho par- fois amorti, parfois simplifié sur le corps du fœtus. Ainsi le corps de la mère joue-t-il un double rôle. Corps-écran, corps- filtre, il protège l'enfant du froid ou de la trop grande chaleur ; corps conducteur, il transmet à l'enfant diverses influences dont certaines sont loin d'être bénéfiques1. » On conseille donc à la femme, au moment où elle ressent une envie, de ne pas se toucher le corps. Là où elle le ferait, l'enfant porterait une mar- que. La main de la mère transmet son désir. Les naevus, mar- ques de naissance, tâches de vin ou de café, fraises, sont ainsi expliqués comme les témoins d'envies insatisfaites.

En 1601, la reine Marie de Médicis donne naissance à son premier fils, le futur Louis XIII : comme le bébé a une mar- que rouge sur la nuque, elle se souvient d'avoir eu envie de betteraves pendant sa grossesse et n'avoir pas voulu en demander. Au xxe siècle, encore, dans le Saguenay canadien, une mère explique la tache grise sur la cuisse de sa fille par le fait que, pendant sa grossesse, elle a touché machinale- ment son ventre en apercevant une souris.

1. Jacques Gélis. op. cit., p. 122.

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Pour éviter ces marques peu esthétiques, il est d'usage, jusqu'au xixe siècle, de satisfaire coûte que coûte les envies des femmes enceintes, même si les médecins les dénoncent souvent comme des caprices. Cette conception n'est pas l'apanage exclu- sif de l'Occident. À Madagascar, une cérémonie rituelle origi- nale, « le choix des mets », fidihanina, a pour objet de satisfaire les envies de la femme enceinte pour la première fois. À cette occasion, un bœuf ou un poulet est sacrifié et la jeune femme est invitée à prendre les morceaux de son choix. Cet exemple montre que la femme n'est pas la seule à attendre un enfant.

Toute la communauté suit le déroulement de la grossesse1.

L'état de grossesse s'accompagne donc d'un certain nom- bre d'interdits et de prescriptions dont les objectifs, pour être divers, peuvent se résumer en deux mots : santé et beauté de l'enfant à naître. Comme le dit Élisabeth Ewonbé-Moundo :

« La finalité des interdits et prescriptions s'inscrit dans un enfant qui aura toutes les qualités physiques et morales ; le

"produit", conforme à un modèle porté et véhiculé par la com- munauté, est réécrit par la mère. [...] Il y a un code sanitaire, éthique et esthétique, préventif et tératologique, auquel parti-

c i p e l ' e n s e m b l e d u r é s e a u c o m m u n a u t a i r e 2 . »

Les prédictions : fille ou garçon ?

D a n s les pays industrialisés aujourd'hui, connaître le sexe de l'enfant que l'on porte est chose aisée et sûre grâce aux

1. Bodo Ravololomanga, loc. cit., p. 69-70.

2. Elisabeth Ewonbé-Moundo. loc. cit., p. 57-58.

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échographies. La plupart des parents sont heureux de faire ainsi connaissance avec leur bébé, en découvrant son visage et son corps et en lui donnant déjà son prénom. Pourtant, certai- nes femmes ne veulent pas connaître le sexe de leur enfant.

Pour garder entier le mystère de la vie qui les habite ? Par indifférence à l'égard du sexe de l'enfant à naître ? Ou par volonté de prolonger la tradition séculaire qui entretenait jusqu'à la naissance le secret du sexe ?

Autrefois, comme aujourd'hui encore dans de nombreuses sociétés, la plupart des parents ont une préférence plus mar- quée pour les garçons que les filles, parce que les hommes ont des rôles sociaux plus valorisés. Ce choix s'explique aisément en Chine, car seuls les hommes sont autorisés à célébrer le culte des ancêtres, nécessaire à la survie de la lignée. Au con- traire, les Bonerate d'Indonésie n'affirment aucune préférence pour l'un ou l'autre sexe. Avoir garçons et filles : tel est l'idéal.

Dans l'Europe ancienne, les garçons sont certainement valorisés comme aînés. Si seules des filles viennent à naître, on s'interroge : comment les doter toutes ? Mais en milieu paysan, le contraire ne vaut rien : des garçons en grand nombre ris- quent de morceler les terres et de les rendre trop exiguës pour assurer l'existence d'une famille ; et il faut bien avoir des filles pour s'allier aux autres familles. La famille idéale doit compter des enfants des deux sexes, comme le sens commun le recon- naît, en qualifiant de « choix du roi », la naissance successive d'un garçon, puis d'une fille. Pour les mères, en particulier, il est important d'avoir des filles parmi les aînés pour aider au ménage ; c'est bien ce qu'indique un proverbe du Béarn : « La bonne ménagère enfante fille la première. »

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Dans la France d'autrefois, comme dans une bonne partie de l'Europe, les présages visant à déterminer le sexe de l'enfant à naître s'appuient principalement sur deux observations : celle des phases de la lune et celle du corps et des gestes de la mère.

Les prédictions faisant intervenir la lune disent que, si l'enfant a été conçu en période de lune croissante, il sera un garçon. Le sexe de l'aîné, combiné avec les phases de la lune, détermine aussi le sexe du cadet ; en haute Bretagne on affirme que

« quand la lune ne change pas dans les huit jours qui suivent la naissance d'un enfant, l'enfant à venir sera du même sexe que celui qui vient de naître1. »

Mais, plus généralement, on pense que le sexe de l'enfant est inscrit sur le corps de la mère, particulièrement sur son ven- tre. Ainsi, au Canada français, les garçons, dit-on, sont portés bas, tandis que le ventre d'une femme enceinte d'une fille est plus petit. Un ventre pointu annonce la naissance d'un garçon, un ventre rond indique une fille. Même certitude, mais inver- sée, dans le Languedoc, comme le montre ce proverbe : « Ven- tre pointu, Enfant fendu ; Ventre rond, Garçon. » Le visage de la future mère est aussi observé. A-t-elle un masque de gros- sesse ? À coup sûr, elle aura un garçon.

Souvent, ce sont les gestes machinaux de la femme qui révè- lent le sexe de son enfant. Tout se passe comme si son corps et celui de son enfant ne faisaient plus qu'un. L'enfant se mani- feste à travers elle. Si elle se sert davantage de son côté droit, plutôt que du gauche, on pronostique un garçon. On retrouve ici, comme dans de nombreuses autres pratiques, la symbolique

1. Françoise Loux, Le jeune enfant et son corps dans la médecine traditionnelle, Paris, Flamma- rion, 1978, p. 49.

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droite/gauche : si la mère a conçu avec l'ovaire gauche, elle aura une fille, avec le droit, un garçon. Mireille Laget, à propos de ce symbolisme, rappelle l'origine étymologique de « gauche » en latin : sinister, ce qui est mauvais1. Un autre procédé de divi- nation, maintes fois observé dans les régions françaises, consiste pour la femme à faire glisser, sous sa chemise et entre ses seins, une pièce de monnaie. Si elle tombe à droite, elle mettra au monde un garçon ; à gauche, ce sera une fille. On peut aussi observer à son insu, avec quel pied elle pénètre dans la maison ; si c'est le droit, elle porte un garçon.

Toutes les sociétés ont recours à des techniques divinatoi- res plus ou moins semblables pour identifier le sexe de l'enfant à naître. Dans l'ancien Viêt-nam, « le sexe du fœtus était déduit du côté vers lequel [la mère] se retournait si on l'appelait brus- quement par-derrière : droit pour une fille, gauche pour un garçon2 ». La position de l'enfant dans le ventre maternel indi- que son sexe : à gauche il sera un garçon, à droite une fille.

Remarquons ici une spécification opposée à celle des Occiden- taux qui découle de l'opposition, issue de la médecine chinoise, entre la gauche masculine qui est yang et la droite féminine qui est yin. Chez les Bambara d'Afrique occidentale, des modes plus complexes de divination sont utilisés « à travers la mani- pulation de 266 objets, les 16 cases de la géomancie, etc., car on tourne toujours autour de nombres dont la multiplication aboutit au chiffre sacré de 266, qui est la durée de gestation de

1. Mireille Laget. Naissances. L'accouchcment av(itit l'âge de 1(1 clinique, Paris, SeLiii, 1982, p. 87-88.

2. Chi Lan Do-Lam, La mère et l'enfant dans le Viêt-nam tf'autrefois, Paris, L'Harmattan, 1991-1, p. 83-84.

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l'être humain1 ». Chaque société propose ainsi des réponses différenciées à un même désir de percer le secret du sexe.

Deux corps fragiles

Les sociétés traditionnelles ont une conscience aiguë de la fragilité de la mère et du fœtus. Ni elle ni lui ne sont assurés de survivre à la grossesse ; l'enfant ne verra peut-être jamais le jour : les avortements spontanés, les accouchements difficiles, la naissance de mort-nés, autant d'événements tragiques assez fréquents qui frappent les esprits de la communauté ; tout comme les tragiques décès des femmes en couches. Les crain- tes de tous, et en premier lieu de la mère, se concentrent donc sur trois risques majeurs : l'avortement, l'accouchement long et difficile, l'étranglement du nouveau-né par le cordon. Inter- dits et prescriptions qui ont pour objectifs de les éviter sont, d'une société à l'autre, étonnants de ressemblance, malgré quelques changements de formes.

Pour prévenir les avortements spontanés, il est recom- mandé de ne pas mettre la femme enceinte en contact avec la mort. Le spectacle de la mort est en effet fatal aux enfants in utero. Ainsi, en cas de fausse couche chez une femme tanala, on pense qu'elle est entrée dans la maison des morts malgré l'interdit. La prescription visant à éloigner la femme enceinte de tout contact avec la mort est commune à l'ensemble des sociétés africaines : on ne doit pas évoquer devant la mère des

1. Youssouf Tata, « De la conception à la dation du nom chez les Bambara », Dialogue, n* 4, 1992, p. 55.

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décès ou des cas de grossesse difficile ou de mort in utero. La mère pourrait en être impressionnée et accoucher avant terme.

D'autres prescriptions sont de nature plus symbolique : dans certaines cultures, il est interdit à la femme enceinte de cueillir des fruits sur les arbres. Détacher le fruit de l'arbre et de la sève qui le nourrit équivaut à détacher l'enfant du ventre de sa mère. Autre recommandation fréquente en Occident : ne pas préparer la layette et le berceau trop longtemps à l'avance, car cela signifierait qu'on est sûr de l'issue heureuse de la gros- sesse ; le mauvais sort risquerait de démentir cet optimisme.

Pour éviter un accouchement difficile, la femme doit se pré- parer durant sa grossesse en respectant, autant que faire se peut, certains interdits comportementaux. Généralement, en Afrique, il est interdit à la femme enceinte de boire au goulot d'une bou- teille, l'enfant risque de s'étouffer à la sortie. Répandue aussi, l'interdiction de se tenir les jambes croisées, ce qui promet un accouchement difficile : ainsi pour les femmes nzébi au Gabon1.

En France, au XVIIe siècle déjà, le chirurgien J. Duval conseillait à la femme enceinte de « se garder de s'asseoir les pieds pen- dants ou situés en croix une jambe sur l'autre, car cela renà les enfants difformes et les travaux laborieux2. »

Pour empêcher l'étranglement fréquent de l'enfant par le cordon, difficile à prévoir hier comme aujourd'hui, les recom- mandations se fondent sur la symbolique du cordon ombilical.

Tout ce qui le figure sous forme de lien est condamné : colliers, chaînes, cordons, ceintures (sauf celle de la Vierge). C'est ainsi qu'une femme enceinte dans la Vendée du xixe siècle retire les

1. Annie Dupuis, « Quelques représentations relatives à l'enfant de la conception au sevrage chez les Nzébi du Gabon », Journal des africanistes, tome 51, 1981, 1-2, p. 118-120.

2. Jacques Gélis, op. cit., p. 134.

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chaînes d'or qu'elle porte autour du cou. Dans le Canada fran- çais des débuts du XXe siècle, on déconseille aux mères de porter des colliers ou d'étendre du linge en passant les bras par-dessus la corde. Si elles transgressent ces interdits, leur enfant risque d'être étranglé au moment de sa venue au monde. En Afrique, de la même manière, on déconseille à la femme africaine de nouer son pagne autour du cou, ou même de ficeler un colis.

Tout ce qui peut symboliser le lien, ce qui emprisonne le cou ou le corps de la femme, aura des conséquences sur l'enfant.

Les v ê t e m e n t s de la f e m m e enceinte

Ils sont toujours spécifiques, à cause de la croissance du ventre maternel qui impose de dénouer tous les liens (enceinte signifie étymologiquement « sans ceinture ») et de renoncer aux vêtements ordinaires, habituellement ajustés à la taille.

Dans la France ancienne, jusque dans les années 1950, la femme enceinte se met à l'aise sans ostentation, en portant des vêtements amples, de couleur sombre, souvent retaillés dans des tissus usagés ; il importe, avant tout, de ne pas se faire remarquer, de ne pas attirer l'attention sur soi ; on évite de sor- tir en public. La grossesse, période de précautions et d'angois- ses diffuses, se vit chez soi, en prenant un maximum de pré- cautions ; on n'est jamais certain d'une issue heureuse.

Quel contraste avec l'évolution récente de l'image de la femme enceinte dans les sociétés occidentales ! Aujourd'hui, la plupart des femmes maîtrisent le moment de la procréation (selon le slogan : « un enfant si je veux, quand je veux ») : on ne devient pas enceinte par hasard, mais par suite d'une

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décision longuement mûrie ; c'est souvent un grand bonheur qu'on s'accorde après l'avoir longtemps désiré. D'où le côté voyant, voire provocateur des vêtements portés et vendus dans les boutiques spécialisées : mise en valeur des seins gonflés et du ventre, souligné parfois par un ruban qui le fait ressembler à un œuf de Pâques ; couleurs voyantes et vives, décolletés audacieux, maillots de bain qui incitent à la natation. La femme enceinte ne se cache plus, mais s'affiche, avec la certitude qu'elle mènera à terme cette grossesse désirée.

Les pratiques étudiées ici montrent que l'attention de tou- tes les sociétés à l'égard des petits commence très tôt, dès la gestation dans le ventre maternel. Le temps de la grossesse est celui des craintes et des angoisses pour la femme, mais aussi pour son entourage. Toutes les représentations anciennes de la grossesse insistent sur l'intimité, la force, mais aussi la fragi- lité du lien entre le corps de la mère et celui de son enfant. Les interdits et prescriptions qui ponctuent la grossesse sont vécus collectivement, dans le but d'arriver dans les meilleures condi- tions au grand moment de passage qu'est la naissance.

Dans nos pays développés, les conditions de la grossesse ont changé récemment. Les femmes, désormais mieux informées de leur anatomie et de la physiologie du fœtus, mieux suivies par les médecins, se sentent rassurées et sûres d'elles-mêmes. Très tôt, elles peuvent faire connaissance avec leur bébé, grâce à l'échographie, et créer un lien précoce avec lui, même si pour certains cela réduit beaucoup trop le mystère du ventre mater- nel. Cependant, malgré l'importance de la médicalisation actuelle de la grossesse, on est parfois étonné de constater la sur- vivance d'anciennes croyances (aux envies, par exemple) et la crainte toujours diffuse de donner le jour à un enfant anormal.

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LA NAISSANCE

Dans toutes les sociétés humaines, c'est toujours un moment vécu d'une manière très intense au niveau physique, comme au niveau symbolique : pour la mère et pour l'enfant, d'abord, à cause des risques de mort si forts au moment de la naissance ; et pour la société tout entière, car cela met en jeu les mécanismes d'entrée dans la filiation et de survie de la lignée.

C'est un des grands « rites de passage », identifiés par l'anthro- pologue Arnold Van Gennep auquel fait écho la belle expres- sion cambodgienne qui assimile l'accouchement à « la traversée du fleuve ». Comme tel, il est toujours extrêmement ritualisé.

Les rites d'accouchement ont une portée à la fois indivi- duelle et sociale. Rite de passage majeur pour l'enfant, dont c'est la venue au monde à la fois biologique et sociale. Mais aussi, en cas de première naissance dans un couple, rite de pas- sage secondaire pour le père et la mère dans leur nouvelle fonction de parents. Pour la femme particulièrement, le fait d'avoir enfanté lui confère une place supérieure dans la com- munauté. Dans le monde précolombien, elle accède à de nou- veaux droits et privilèges ; si elle meurt en couches, elle est honorée au même titre que les soldats morts au combat. On retrouve dans de nombreuses cultures cette idée que l'accou- chement est la « guerre » des femmes : chez les Diola par exemple, la femme qui a accouché de nombreuses fois a le même statut qu'un guerrier émérite : elle revêt un pagne bleu sombre, symbole de sa vaillance.

Selon Arnold Van Gennep, les rites peuvent se résumer à trois séquences chronologiques qui sont des invariants biologi-

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Références

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